HISTOIRE DU DROIT DES GENS ET DES RELATIONS INTERNATIONALES TOME VI LA PAPAUTE ET L'EMPIRE Brux. - Imprimerie de CH. LELONG, rue Royale, 138 ETUDES SUR L'HISTOIRE DE L'HUMANITE LA PAPAUTE ET L'EMPIRE Par FRANCOIS LAURENT PROFESSEUR A L'UNIVERSITE DE GAND. PARIS E. DENTU Palais-Royal, galerie d'Orleans, 13 BRUXELLES ET LEIPZIG AUG. SCHNEE, EDITEUR Rue Royale, 2, impasse du Pare BALE ET GENEVE HENRI GEORG Pour la Suisse 1860 TOUS DROITS RESERVES. ---------------------------------------------------------------- TABLE DES MATIERES. INTRODUCTION. L'Ultramontanisme et le Christianisme v LIVRE I. LA PAPAUTE ET L'EMPIRE. CHAP. I. L'unite du Moyen Age 25 1 . Le Pape et l'Empereur 25 2. Appreciation de l'unite Chretienne .... 27 N 1. L'Empereur 29 N 2. Le Pape 52 N 5. Pourquoi l'unite chretienne ne s'est pas realisee 54 CHAP. II. La Papaute SECT. I. Mission de la Papaute 40 1. Appreciation de la Papaute 40 2. Necessite de la Papaute 45 5. Mission de la Papaute 46 SECT. II. Le pouvoir spiritual ........ 1. L'idee du pouvoir spirituel 56 2. Le pouvoir spiritual au onzieme siecle. . . 64 N 1 . Dependance de l'Eglise 65 N 2. Corruption de l'Eglise 71 5. Le pouvoir spirituel fonde par Gregoire VII. N 1. Gregoire VII 77 N 2. Reforme de l'Eglise 83 N 3. L'independance de l'Eglise .... 93 SECT. III. Pouvoir temporel 1. Theorie romaine du pouvoir temporel des Papes 100 2. Les fails 110 3. Appreciation et mission du pouvoir temporel . 120 CHAP. III. L'Empire SECT. I. L'idee de l'Empire 1. Theorie des Germanistes 130 2. L'element Romain. 134 3. L'element Chretien 139 SECT. II. L'Empire d'Allemagne 144 1. L'Empire et les Etats feudataires .... 146 2. L'Empire du monde 151 SECT. III. Mission de l'Empire 160 LIVRE II. LUTTE DE LA PAPAUTE ET DE L'EMPIRE. CHAP. I. Henri IV SECT. I. L'objet de la lutte 167 SECT. II. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel d'apres Gregoire VII 169 SECT. III. Monarchie Papale de Gregoire VII. . . . 175 SECT. IV. Lutte d'Henri IV contre Gregoire VII . . . 1. Henri IV 181 2. La lutte , ... 185 3. Appreciation de la lutte 192 CHAP. II. Les Hohenstaufen SECT. I. Frederic Barberousse et Alexandre III. . . 1. Objet de la lutte 199 2. Frederic et la ligue Lombarde N 1. Allemagne et Italie 205 N 2. La ligue Lombarde et Frederic . . . 206 5. Frederic et la Papaute 211 SECT. II. Innocent III 1. Monarchie Papale 220 2. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel . 225 5. Domination d'Innocent N 1 . Innocent et les rois 226 N 2. Innocent et l'Empire 252 4. Influence politique et morale d'Innocent . . 240 N 1 . Innocent et la liberte Anglaise . . . 242 N 2. La Papaute et la paix 247 N 5. Influence morale d'Innocent. . . . 251 SECT. III. Frederic II 1. Les derniers Hohenstaufen et la Papaute . . 258 2. Frederic II N 1. Frederic II et Gregoire IX .... 266 N 2. Frederic II et Innocent IV .... 280 5. Les derniers Hohenstaufen 290 4. Qui est vainqueur? 502 LIVRE II. DISSOLUTION DE L'UNITE DU MOYEN AGE. CHAP. I. Decadence de l'Empire d'Allemagne 506 CHAP. II. Decadence de la Papaute 518 SECT. I. Vices de la Monarchie Papale 518 SECT. II. La Papaute et les nationalites 1. Le Schisme Grec N 1. Les causes du Schisme 551 N 2. Le Schisme 554 N 5. Tentatives d'union 545 2. Attaques contre le pouvoir temporel des Papes. 555 5. La Papaute et l'Eglise Gallicane 567 N 1. La France et la Papaute. Saint Louis . 567 N 2. Philippe le Bel et Boniface .... 578 4. La Papaute et l'Allemagne 594 5. La Papaute et l'Angleterre 410 SECT. III. La Papaute et la liberte de la pensee . . . 1 . Les Heresies 424 2. L'Eglise et les sectes. Theorie de la persecution 428 5. Guerre contre les sectes N 1 . Accusations contre les sectes. Persecutions 459 N 2. Croisade contre les Albigeois . . . 449 N 5. L'Inquisition 458 4. Qui est vainqueur? Decadence de la Papaute. 465 SECT. IV. Decadence de la Papaute 1. Le pouvoir spirituel N 1. La Papaute et le Schisme. .... 467 N 2. La Papaute et les Conciles .... 480 2. Le Pouvoir Temporel 485 5. Les Papes des quatorzieme et quinzieme siecles. 494 4. Conclusion 505 ------------------------------------------------------------ LA PAPAUTE ET L'EMPIRE INTRODUCTION. L'ULTRAMONTANISME ET LE CHRISTIANISME. Le Catholicisme se pretend un par excellence et du haul de cette unite il condamne comme fausse toute doctrine qui s'en ecarte. Cependant il y a toujours eu dans son sein deux mou- vements sinon contraires, du moins si differents que l'un est fletri du nom de schisme par les defenseurs zeles de l'orthodoxie, tandis que l'autre est presque devenu une injure aux yeux de nations entieres : ce sont le Gallicanisme et l'ultramontanisme. Le gallicanisme n'est pas, comme on le pourrait croire, une doctrine particuliere a la France; les opinions qu'il professe sur la puissance des Papes, sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat, ont ete longtemps partagees par toute la chretiente de ce cote-ci des Alpes : de la le nom d'ultramontanisme pour designer les doctrines romaines. L'on sait quels sont les points qui divisent les deux ecoles : c'est un debat sur la souverainete, souverainete spirituelle et souverainete temporelle. Les ultramontains sou- tiennent que le Pape a la plenitude du pouvoir spirituel et ils lui reconnaissent aussi, soit directement, soit indirectement, le pouvoir temporel. Les Gallicans au contraire disent que la puis- sance spirituelle reside dans l'Eglise, representee par les conciles generaux; ils ajoutent que l'Eglise n'a pas et ne peut pas avoir de puissance temporelle, parce que Jesus-Christ de qui elle tient sa mission, a declare que son royaume n'est pas de ce monde. Le gallicanisme et l'ultramontanisme sont d'accord sur les dogmes; cependant l'on a toujours remarque dans les docteurs gallicans un esprit plus large, plus libre que dans les docteurs ultramontains. Cette liberte d'esprit est bien plus prononcee encore dans le sein des populations chretiennes. La religion de l'Italie et de l'Espagne est une religion exterieure, c'est presque du paganisme ; la religion de la France et surtout de l'Allemagne a quelque chose de plus intime et par cela meme de plus inde- pendant. L'immutabilite dont le Catholicisme se glorifie est avant tout le partage des ultramontains; le Gallicanisme s'ouvre da van- tage aux idees nouvelles. Ces deux tendances ont divise l'Eglise pendant des siecles. De nos jours, a s'en tenir aux apparences, c'est l'ultramontanisme qui l'emporte. La reaction ultramontaine s'identifie avec la reac- tion politique qui a suivi la revolution de 89. Tous les interets du passe, politiques et religieux, se sont coalises contre un mou- vement qui menacait de detruire les vieux cultes aussi bien que les vieilles monarchies. Les rois et les aristocraties ont cru trouver dans le catholicisme remain un element de resistance contre l'esprit revolutionnaire et un principe de conservation pour les institutions existanles. Nous ne dirons pas sur quelle L'ULTRAMONTANISME ET LE CHRISTIANISME. singuliere illusion repose cet espoir, nous nous bornons a con- stater le fait de la coalition. Apres la revolution de 1848 a l'alliance a apparu au grand jour; l'on a vu une vieille monarchie qui a toujours resiste avec energie, parfois meme avec passion, aux empietements de l'ultramontanisme , lui faire des concessions telles que l'independance de l'Etat en est compromise. En meme temps les doctrines gallicanes perdaient faveur dans le pays ou elles avaient pris naissance. Qui aurait cru que la patrie de Bossuet abdiquerait son independance religieuse aux pieds des eveques de Rome? Deux ecrivains de genie ont prepare cette revolution inattendue; de Maistre et Lamennais ont attaque avec les armes d'une logique impitoyable les inconsequences et les contradictions du gallicanisme. Sur ce terrain la victoire devait leur rester. L'inconsequence des theories gallicanes est evidente : admettre la puissance spirituelle de l'Eglise et lui refuser toute action sur le temporel, reconnaitre que la Papaute est d'institution divine, qu'elle est le lien de l'unite chretienne, et lui refuser les droits qui seuls peuvent maintenir l'unite, Voila certes des contradictions que l'on serait el'onne de rencontrer chez des Gerson et des Bossuet, si l'on ne savait que la logique est une mauvaise conseillere dans la vie reelle. L'ultramontanisme est consequent; mais il effraie les princes et les nations, parce qu'il ne leur laisse qu'une souverainete nominale; il est incom- patible avec la liberte de la pensee, cependant cette liberte est inscrite dans nos constitutions, et elle est encore plus profonde- ment gravee dans nos sentiments et nos idees. A ce titre l'ultra- montanisme est inalliable avec l'esprit des societes modernes, et par suite il est un danger pour la religion elle-meme. Le Galli- canisme est inconsequent, mais il respecte l'independance des princes et des nations, il accepte les conquetes de la liberte, il cherche ales concilier avec les enseignements de l'Evangile; le gallicanisme est une garantie, nous dirions volontiers, une con- dition de salut pour le Christianisme. Mais telle est la force des principes, que le Gallicanisme ceda aux rudes attaques de Lamennais : par cela seul que les galli- cans restaient attaches au christianisme traditionnel, ils etaient pousses par la logique a en accepter les consequences, c'est-a- dire r ultramontanisme. Cependant il fallut le tremblement de terre de 48, pour convertir la chretiente de ce cote-ci des Alpes a la souverainete spirituelle des eveques de Rome. La conversion est consommee. Il a plu au Pape de promulguer un dogme nou- veau; les gallicans ont toujours soutenu que l'Eglise seule par l'organe des conciles generaux avait ce droit. Cependant l'Im- maculee Conception a ete recAie dans le monde Catholique sans protestation; a peine quelques voix isolees ont-elles reclame, mais elles ont ete etouffees par les acclamations et les feux de joie. Voila donc le Pape souverain unique de la Chretiente. Mais s'il est souverain dans le domaine spirituel, il doit aussi avoir une action, disons mieux, un pouvoir dans le domaine temporel. Les ultramontains n'ont jamais varie sur ce point; les Jesuites ont a la verite fait des concessions apparentes aux exigences des princes et des nations, mais ces concessions, repoussees par la Papaute, n'etaient qu'une ruse de guerre : le pouvoir indi- rect que Bellarmin reconnait au Pape a absolument la meme etendue que le pouvoir direct reclame par les ultramontains purs; dans l'une et l'autre doctrine, comme le dit Bossuet, l'eveque de Rome est le roi des rois (1). En abdiquant le pouvoir spiri- _________________ (1) Bossuct, Defensio Declarations cleri gallicani, Pars. I, lib. I, sect. 2, c. 2. L'ULTRAMONTANISME ET LE CHRISTIANISME. tuel de l'Eglise en faveur du Saint-Siege, les gallicans ont par cela meme proclame le Pape souverain dans l'ordre temporel. C'est la logique qui les a conduits a subordonner l'Eglise aux successeurs de saint Pierre; la logique les forcera egalement a subordonner l'Etat a l'Eglise, les rois et les nations aux sou- verains Pontifes. Il y a cependant des catholiques sinceres qui sentent l'impos- sibilite de ces pretentious et le danger qu'elles recelent pour la religion; ils voudraient sauver le Catholicisme malgre les Papes; mais leurs sentiments sont en contradiction avec les faits, en contradiction avec la logique des idees. C'est ainsi qu'Ozanam suppose bien gratuitement que l'Eglise s'est demise volontaire- ment de sa domination politique, apres avoir combattu contre Frederic II et Philippe-le-Bel pour la defense des libertes gene- rales ; il suppose tout aussi gratuitement que la Papaute, jugeant que d'autres temps etaient venus, se demit de la tutelle poli- tique qu'elle avait exercee sur les peuples enfants, devenus desor- mais assez forts pour defendre eux-memes leur cause (1). Ce sont la des reves d'un honnete homme qui ferme les yeux a la realite pour se creer des illusions a plaisir. Lamennais a aussi laisse echapper un aveu remarquable; il ecrivit en 1818 : La doc- trine des Papes sur le pouvoir temporel des rois n'a plus de partisans- meme au dela des monts. Contraindre le clerge a le desavouer, c'est laisser croire qu'il y peut tenir, c'est lui faire une injure gratuite. (2) Comment le grand logicien n'a-t-il pas remarque qu'il tombait dans la meme inconsequence qu'il reprochait si amerement aux gallicans! Lamennais est bien ________________ (1) Ozanam, Dante et la philosophie catholique, p. 18. (2) Lamennais, Observations sur la promesse d'enseigner les quatre articles. INTRODUCTION. vile revenu sur sa concession; pour mieux dire, un ultramontain ne peut jamais reconnaitre franchement l'independance et la sou- verainete de l'Etat, car ce serait avouer que l'Eglise lui est sub- ordonnee. Il n'y a pas de milieu : ou l'Etat est souverain, ou c'est l'Eglise ; la souverainete de l'un exclut celle de l'autre : c'est ce que disait Boniface VIII dans son fier langage, et Lamen- nais reproduit les memes idees. Il admet deux puissances, mais la definition qu'il en donne, la mission qu'il leur attribue, im- plique l'inferiorite, la subordination de la puissance temporelle. La puissance spirituelle represente la loi immuable de justice et de verite, fondement et regie des devoirs et des droits; la puissance temporelle est la force qui contraint les volontes rebelles a se soumettre a cette loi. La force est necessairement subordonnee a la loi, l'Etat a l'Eglise, autrement il faudrait ad- mettre deux puissances independantes, l'une conservative de la justice et de la verite, l'autre aveugle et des lors destructive, par sa nature, de la verite et de la justice. Or qu'est-ce que cela, sinon livrer le monde a l'Empire de deux principes, l'un bon, l'autre mauvais, et constituer un veritable manicheisme social? Quiconque, dit l'Eglise, homme ou peuple, adopte cette erreur monstrueuse, sort par cela meme des voies du salut. La con- clusion est claire : la doctrine de l'independance de l'Etat est une heresie aux yeux de l'Eglise (1). Qu'on ne nous objecte pas que nous attachons trop d'impor- tance aux opinions de quelques ecrivains, que les sentiments de quelques hommes ne constituent pas la doctrine de l'Eglise. Nous repondrons que les ecrivains ultramontains ne sont que les _________________ (1) Lamennais, Des progres de la revolution et de la guerre contre l'Eglise (OEuvres, t. VI, p. 49 et 158). L'ULTRAMONTANISME ET LE CHRISTIAMSME. xi echos des Papes, et puisque les Papes sont les chefs de la Chre- tiente, il faut bien que leurs pretentions soient celles de l'Eglise. Nous dirons dans le cours de ce volume quelle fut la doctrine des Papes du moyen age sur les rapports des deux puissances; on peut la resumer dans la parole superbe de Gregoire VIl : La Papaute seule a un nom dans le monde. Les Papes n'ont plus varie depuis Gregoire, et ils ne peuvent pas varier. Nous en avons eu de nos jours une preuve vivante. La chretiente el'onnee a vu sur le trone de saint Pierre un Pape liberal, porte en triomphe par les republicans de Rome. Les Italiens igno- raient encore qu'un Pape liberal est la plus impossible des impossibility. La Papaute se dit immuable, et elle est immuable an moins dans son insatiable ambition. Pie IX, le Pape liberal, n'a pas d'autres sentiments que Gregoire VIl, le Pape ultramon- tain par excellence. Dira-t-on que ces pretentions sont tres- innocentes et qu'elles n'offrent pas plus de danger pour la sou- verainete des peuples que le titre de roi de France porte par les rois d'Angleterre n'en presente pour l'independance de la nation franchise? Les rapports de Pie IX avec le Piemont repon- dront a cette nouvelle illusion. Il est bien vrai que le Pape du dix-neuvieme siecle ne se mele plus d'excommunier et de depo- ser les rois, mais c'est pour une excellente raison; s'il est encore an Vatican, c'est grace a l'appui des rois; l'excommunication et la deposition d'un prince serait accueillie par les sifflets de l'Eu- rope. Mais Pie IX s'est donne pour mission de maintenir et de restaurer la liberte de l'Eglise. Dans un siecle de liberte, pour- quoi l'Eglise ne serait-elle pas libre? Le mot de liberte ne peut tromper que ceux qui ignorent le passe de l'Eglise. Les Papes qui au moyen age excommuniaient et deposaient les empereurs, invoquaient aussi la liberte de l'Eglise; c'est encore au nom de la liberte que l'Eglise se mettait en dehors et au-dessus de l'Etat, par ses immunites, sa juridiction et l'impot qu'elle levait sur les fideles sous le nom de dimes. Ces pretentious sont-elles de l'histoire ancienne? Pie IX va nous le dire. Dans son allo- cution du 22 juin 1855, le Pape declare nulles, de son autorite pontificate, toutes les lois portees dans le royaume de Sardaigne qui sont contraires a la religion, a l'Eglise ou au saint-siege; il menace des peines canoniques ceux qui y obeiront (1). Or qui jugera si une loi est contraire a l'Eglise? Naturellement le Pape. Mais si le Pape peut defaire ce que le pouvoir legislatif fait, qui sera souverain, le Pape ou les nations? Si les pretentious de Pie IX l'emportent, il faut effacer de nos constitutions la souve- rainete du peuple et y inscrire la souverainete du Pape et de l'Eglise. Nous n'exagerons pas. Une loi abolit les dimes dans le royaume de Sardaigne : que fait le Pape? Il declare que la loi est nulle et que les fideles restent obliges de payer les dimes; l'archeveque de Cagliari se dit contraint (style episcopal) de prononcer l'excommunication contre ceux qui desobeiront a l'Eglise. Une loi sarde abolit la juridiction ecclesiastique : que fait le Pape? L'archeveque de Turin refuse obeissance a la loi Siccardi, il est emprisonne ; le Pape prend parti pour le cou- pable, et soutient que les lois civiles ne peuvent pas deroger aux lois de l'Eglise. Toutes ces lois touchent au spirituel , dit Pie IX, et le spirituel est du domaine exclusif de la Papaute. Ainsi l'impot et la juridiction sont des choses spirituelles Le Pape a raison, mais il faut aller plus loin : il n'y a rien qui ne soit spirituel dans la vie et dans ies lois, puisque l'homme est _________________ (1) Allocuzione della santita di nostro signore Pio Papa IX del 22 gennaio 1855, seguita da una Esposizione, corredata di Document!. Torino, 1855. L'ULTRAMONTANISME ET LE CHRISTIANISME. un etre spirituel, et apres tout le temporel n'est qu'une vole pour conduire au spirituel. donc le Pape est seul souverain. L'on voit que la doctrine a son importance et que ce sont bien les idees qui gouvernent le monde. Voyons donc quelles sont les opinions qui regnent dans le catholicisme au dix-neu- vieme siecle. Que la doctrine de la toute-puissance pontificale domine a Rome, et en Italie, rien de plus naturel, il en a tou- jours ete ainsi; les ultramontains peuvent se vanter de n'avoir jamais varie dans leurs absurdes et folles theories. Nous avons sous les yeux un traite de droit canonique, resume d'un cours professe a Rome, et recommande par le Pape comme un livre classique (1) : l'ultramontanisme y apparait dans toute sa naivete. Les lois emanees des Papes forment le droit divin, aucune loi humaine n'y peut deroger; l'Eglise subit parfois les lois qui sont contraires a son autorite, mais elle ne les accepte pas ; les con- cordats memes ne lient pas le Pape qui les signe, car il y a une reserve qui est sous-entendue dans tous ces actes : l'interet de l'Eglise est la loi supreme. Voila ce que l'on enseigne a Rome avec l'approbation du saint-siege. Ces incroyables pretentious ne se trouvent pas seulement chez les hommes qui sont aux gages du Pape; elles sont partagees par des savants d'un esprit distin- gue et d'un caractere independant. Le benedictin Tosti, dans son histoire de Boniface VIII (2), enseigne une doctrine identique avec celle de son heros, et telle que nous venous de la repro- duire d'apres Lamennais : deux puissances, chacune etablie par Dieu, mais le glaive temporel subordonne au glaive spirituel, l'Etat a l'Eglise, les princes soumis au souverain Pontife. Il n'y a _________________ (1) Tractatus de principus juris canonici, auctore D. Bouix, inAcademia ecclesiastica romana jussu summi pontificis classicus, MonasterIl, 1853. (2) Tosti, Storia di Bonifazio VIlI e de suoi tempi. 1846. INTRODUCTION. pas d'autre doctrine possible pour un catholique; la rejeter, ce serait dire que les Papes se sont trompes pendant treize siecles sur l'etendue 'de la puissance qne Jesus-Christ leur a confiee, ou qu'ils ont trompe sciemment l'univers Chretien : que devient dans l'une et l'autre hypothese l'autorite des successeurs infail- libles de saint Pierre?* Quit n'est l'ltalie, cette terre promise de l'ultramontanisme, et voyons ce qui se passe en France. Nous lisons dans urie histoire de la Papaute au quatorzieme siecle par l' abbe Christophe : Ce furent les malheurs de la societe qui developperent au moyen age la preponderance du pouvoir spirituel sur le pouvoir tempo- rel. Esperons que les calamites toujours croissantes de notre societe moderne rameneront tot ou tard cette preponderance salu- taire (1). Ces voeux ont regu l'approbation du cardinal de Bonald; ils ne partent pas d'une voix isolee, on pourrait dire plutot qu'ils sont l'expression des sentiments generaux du haut clerge. Nous ne citerons pas les temoignages de la presse ultra- montaine, tout le monde connait ses emportements; mais on aurait tort de croire que les journaux exagerent et faussent la pensee du parti, nous trouvons les memes idees dans des livres serieux. Un chanoine de Reims,l'abbe Peltier, a publie en 1857 un Traite de la puissance ecclesiastique dans ses rapports avec la puissance tem,porelle, dedie au prince des apotres (2). C'est une longue et indigeste refutation de la doctrine gallicane de Bossuet, digne pour la forme et le fond du moyen age que l'auteur vou- drait ressusciter. On n'en croit pas ses yeux quand on lit que c'est une heresie, que dis-je? que c'est del'atheisme de soutenir ________________ (1) Histoire de la Papaute au quatorzieme siecle, par l'abbe Christophe, T. I, p. 56(1853). (2) L'ouvrage est traduit du pere Bianchi, religieux observantin. que l'Eglise ne peut deposer les rois, ni delier les sujets de leurs serments de fidelite. Le lien de fidelite des sujets, dit notre docteur, est dissous de lui-meme, du moment ou le prince abuse de son pouvoir pour la ruine de la religion; l'Eglise ne fait que declarer quand un prince est coupable, et dechu, pour cause de religion, de ses droits au trone. Apres cela le chanoine de Reims affirme tres-serieusement que l'Eglise, en deposant les rois, n'exerce pas un pouvoir temporel, mais un pouvoir spirituel! Cette etrange doctrine a la meme certitude que les dogmes de la religion, elle se fonde sur l'autorite des Papes, des conciles et des plus grands penseurs du Catholicisme. La puissance que les Papes exercent sur les rois, l'Eglise l'exerce journellement sur l'Etat, car l'Etat ne peut rien faire qui deroge au droit de l'Eglise; ainsi notre code qui consacre le divorce est mil de plein droit, parce que l'Eglise n'admet pas le divorce. Voila ce que l'on ecrit et ce que l'on enseigne dans la patrie de Bossuet! Il y a encore quelques rares gallicans en France, mais ils avouent leur isole- ment : Non-seulement la plupart de nos docteurs, dit M. Huet, la plupart de nos eveques, archeveques et cardinaux professent ouvertement l'infaillibilite du Pape, mais ils en avouent les plus menacantes consequences. On ne trouvera.it pas dans les semi- naires un scul traite de theologie et de droit canon ou la reelle independence du pouvoir civil sou franchement reconnue. Recem- ment, dans un acte publie, un archeveque traitait de concubinage legal le manage civil. Cette meme doctrine est professee en Espagne par des catho- liques quise disent amis de la liberte; ecoun'est Donoso Cortes : La Papaute est au-dessus de la royaute; il y a devoir pour l'inferieur (le roi) d'obeir au superieur ; il y a devoir pour le superieur (le Pape) de deposer les souverains qui abusent, et de condamner les sujets qui resistent; enfin, il faut restaurer ce droit public de l'Europe Chretienne, aboli par l'ambition des souverains ou l'insubordination des peuples. L'ultramonta- nisme envahit la patrie meme de la reforme et de la libre pensee, l'Allemagne qui a livre des combats seculaires a l'am- bition romaine sous la banniere de ses empereurs. Pour tromper les Allemands, l'on a bon soin de leur dire que l'Eglise ne de- mande que sa liberte. La ruse est vieille et grossiere, cependant les Papes trouvent des dupes jusque sur le trone ! Le concordat avec l'Autriche abolit le placet; en permettant au Pape de parler comme puissance independante et sans controle, il abdique la souverainete de l'Etat aux pieds du souverain Pontife. Le concordat met l'education sous la surveillance du clerge ; il lui abandonne par la la direction des generations naissantes et Pave- nir de la societe. Le concordat confie a l'Eglise la censure des livres; le premier acte d'autorite des censeurs a ete de mettre Schiller a l'index! Enfin, le concordat retablit la juridiction ecclesiastique; un corps qui exerce la juridiction ne parti- cipe-t-il pas au pouvoir souverain? Le Pape a bien voulu se contenter de ces concessions, mais il ne faut desesperer de rien, le reste viendra. Nous ne parlons pas de la Belgique, ce paradis de la liberte ecclesiastique; elle a appris, par une experience cherement payee, que la liberte de l'Eglise est la servitude de l'Etat. Ainsi l'ultramontanisme regne partout, meme la ou il y a un demi-siecle, le gallicanisme etait l'opinion dominante.il est bien vrai que dans tous les pays, il existe une opposition plus ou moins prononcee contre les tendances ultramontaines; mais les opposants sont timides, tandis que leurs adversaires ont le verbe haut, et quand il y a lutte, elle se decide toujours en fa- L ULTRAMONTANISME ET LE CHRISTIAMSME. XVIl veur des partisans de Rome. Cette recrudescence de Pultra- montanisme se manifeste dans la presse avec un fanatisme digne du moyen age que l'on veut ressusciter en plein dix-neuvieme siecle; elle se manifeste dans des attaques furieuses contre les doctrines dissidentes des sectes chretiennes et des ecoles philo- sophiques. Les Protestants s'emeuvent et s'effraient presque de cette violente reaction vers le passe; un desmeilleurs historiens de la reforme ecrit : C'est a l'opinion ultramontaine qu'ap- partiennent de nos jours dans le catholicisme romain le zele et l'enthousiasme, et il faut le reconnaitre, elle est consequente avec les principes de la Papaute. Aussi, on ne peut douter que ce parti ne triomphe, si on ne lui oppose toutes les forces de Intelligence humaine, de la liberte religieuse et politique et surtout de la parole de Dieu (1). L'ultramontanisme triomphera-t-il de la libre pensee? Croire au triomphe de la tyrannie intellectuelle, apres la reforme, apres la philosophie, ce serait douter de la Providence. Ce n'est pas la notre crainte, et a notre avis, ce n'est pas la l'objet du debat. Le vrai danger est pour le christianisme : si l'ultramontanisme l'emportait definitivement dans le sein de l'Eglise, s'il arrivait que le christianisme se confondit avec le catholicisme ultramon- tain, sa chute serait certaine. La pretention hautement avouee des ultramontains est de res- taurer le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel des Papes. Laissons de cote la doctrine; les catholiques pourraient nous repondre ce qu'ils repondent toujours quand un de lenrs doc- teurs les gene momentanement, que nous impun'est a l'Eglise des opinions qui ne sont que des sentiments individuels. Attachons- ________________ (1) Merle d'Aubigne, Histoire de la Reforme, T. V, Avant-Propos, p. 12. nous donc a l'Eglise. L'ultramontanisme simplifie singulierement le debat. Tant que les gallicans tenaient les ultramontains en echec, il etait difficile de dire quelle etait la doctrine orthodoxe : etait-ce celle de Gregoire VIL ou celle de Bossuet? Aujourd'hui les gallicans se soumettent ou se taisent, il faut donc dire avec Gregoire VII que la Papaute seule a un nom dans le monde. On ne peut pas douter da vantage des sentiments des Papes, ni invo- quer la Papaute moderne contre la Papaute du moyen age : les Papes etant infaillibles et leur doctrine immuable, ceux du dix- neuvieme siecle n'ont et ne peuvent avoir d'autre opinion que ceux du douzieme. Ils prennent soin d'ailleurs de rafraichir leurs pre- tentions, quand l'occasion s'en presente. Nous venons de rap- peler les maximes mises en avant par Pie IX dans ses demeles avec le Piemont : la liberte de l'Eglise est de droit divin, toute loi contraire a cette liberte est nulle; cette seule maxime suffit pour aneantir completement la souverainete des nations. Restera-t-il encore quelque ombre de la libre pensee? Ecoun'est la voix d'un Pape du dix-neuvieme siecle : Gregoire XVI, dans sa fameuse encyclique,fletrit l'indifferentisme,' c'est-a-dire "l'opinion perverse d'apres laquelle on peut acquerir le salut eternel par quelque profession de foi que ce soit, pourvu que les moeurs soient droites et honnetes... De cette source infecte decoule cette maxime absurde et erronee, ou plutot ce delire, qu'il faut assu- rer et garantir a qui que ce soit la liberte de conscience." Si la liberte de la pensee en matiere religieuse est un delire, il y a une autre liberte qui est tout aussi l'uneste, et pour laquelle on ne saurail avoir assez d'horreur, c'est la liberte de la presse. Il en est de meme de toute liberte civile et politique. Si l'Eglise semble tolerer cette liberte maudite, c'est comme un moindre mal> ainsi que le dit le cardinal Pacca, et parce qu'elle y est forcee par les circonstances; mais le Pape declare Unites ces conquetes de l'esprit humain, contraires a la tradition des apotres et des Peres; il declare qu'il a ecrit son Encyclique, aide du secours d'en haul, et particulierement sous les auspices de la Ires-sainte Vierge. L'Encyclique n'est donc pas une de ces plaintes vagues et ampouiees, telles que les successeurs de Saint Pierre aiment a en faire sur la detestable corruption du siecie, c'est une decision dogmatique, et par suite immuable comme emanee d'une autorite infaillible. Il n'y a pas de distinction, pas de sub- tilite qui tienne : la doctrine de l'Encyclique est la doctrine de l'Eglise, ou la Papaute n'est pas infaillible. C'est donc un article de foi pour les catholiques, de repousser la liberte de conscience comme un delire, et la liberte de la presse comme une chose l'uneste, horrible. Cependant ces libertes se trouvent inscrites dans nos constitutions, comme les plus precieuses de nos garan- ties, et il n'y a pas d' autorite, quelque infaillible qu'elle se dise, qui nous y fera renoncer. Nous avons donc raison de dire que la Papaute est inalliable avec la souverainete des nations et avec la liberte de la pensee. C'est dire qu'il y a opposition entre la Papaute et les croyances fondamentales de l'humanite. Les peuples consentiront-ils a abdiquer leur souverainete aux pieds des Papes? la raison con- sentira-t-elle a accepter les chaines de l'Inquisition? La question seule est un blaspheme. Il y aura bien ici ou la un prince qui par crainte de la revolution fera le sacrifice d'une partie de son pouvoir pour sauver le reste; il y aura bien ici ou la un renegat de la libre pensee qui fera le sacrifice interesse de son indepen- ________________ (1) Encyclique de Gregoire XVI; Lettre du cardinal Pacca a l'abbe de Laraennais; Lettre de Gregoire XVI a l'eveque de Rennes ; Lettre de Gregoire XVI a l'archeveque de Toulouse (Lamennais, Affaires de Rome). dance: mais derriere les princes, il y a les nations, derriere les apostats, il y a la raison, et les nations ne peuvent pas plus abdi- quer une souverainete qui est de leur essence que la raison ne peut renoncer a la liberte sans laquelle elle n'existe plus. Les nations repousseront plutot le eatholicisme au nom duquel on veut les asservir; la raison a fait depuis longtemps ce divorce avec une religion qui est un defi permanent au bon sens. Voila la destinee certaine qui attend le Christianisme ultra- montain. Mais il y a toujours eu un autre christianisme qui refuse d'abdiquer les conquetes de l'humanite entre les mains de l'Eglise, qui pretend au contraire concilier l'Evangile et les principes de liberte , de souverainete qui constituent la vie des societes modernes. Ces Chretiens separent dans la religion ce qu'il y a d'essentiel, de fondamental et ce qu'il y a d'exterieur, de transitoire. Ils ne veulent pas eterniser une forme, produit de circonstances historiques, comme une emanation de la volonte divine; les besoins, les idees, les sentiments se modifiant, ils pensent que les formes de la religion doivent egalement se modi- fier. Tandis que le Christianisme ultramontain se glorifie d'etre immuable, le christianisme que nous appellerons philosophique, accepte la condition du progres comme une loi de tout ce qui vit. Les ultramontains nous demanderonl ou est ce Christianisme que nous opposons a l'orthodoxie romaine? Il existe a l'Etat de culte chez les protestants, il existe a l'Etat d'aspiration chez des milliers de catholiques qui n'ont rien de commun avec le Catho- licisme traditionnel que le nom. Faut-il rappeler rimmense mouvement de defection qui s'est manifesto dans l'Eglise alle- mande avant la revolution de 48? Le mouvement s'est dissipe sous le souffle revolutionnaire, mais les milliers de catholiques qui avaient deserte les autels du Catholicisme Romain, ne sont pas retournes a une croyance qu'ils ne peuvent plus partager : si en apparence ils sont rentres dans le sein de l'Eglise, ils par- tagent le sort de catholiques innombrables qui tout en reprou- vant les tendances ultramontaines, ne veulent pas se detacher de l'unite et qui esperent que l'ultramontanisme se brisera contre l'esprit moderne. Mais l'union n'est qu'exterieure , la division est au fond des idees et des sentiments. Il faudra bien que la division eclate, que la separation se fasse : ce n'est qu'a cette condition que le christianisme peut etre sauve. Ceux qui connaissent le genie du Catholicisme ultramontain, n'attendront pas qu'il revienne jamais a des idees plus saines , il est encore plus incorrigible qu'immuable, il continuera fatalement a mar- cher dans la voie qui conduit a l'abime. C'est aux hommes qui prennent a coeur les destinees du Christianisme et les destinees de l'humanite, a entrer dans une autre voie, la seule qui puisse sauver la religion menacee et en meme temps l'humanite qui ne saurait vivre sans religion. Nous avons la conviction que l'ultramontanisme succombera, et dans sa lutte avec la libre pensee, et dans sa lutte avec le christianisme que nous avons appele philosophique. Nous l'avons dit ailleurs : la mission de notre temps et de l'avenir est de degager du christianisme ce qu'il a de temporaire et de peris- sable, en maintenant ce qu'il contient d'elements progressifs. Nos Etudes, dans leur partie religieuse, n'ont d'autre but que de montrer ce qui doit etre rejete, ce qui peut etre conserve. A ce point de vue nous ne sommes pas ennemi du christianisme, nous sommes plus Chretien que les catholiques ultramontains : leur doctrine emportera le christianisme avec l'Eglise, la notre tend a sauver dans le grand naufrage du passe quelques debris qui puissent aider l'humanite a se construire de nouveaux edi- fices. C'est en ce sens que des hommes sincerement Chretiens ont pris notre defense en Allemagne contre les attaques des ultramontains beiges. Mais les ultramontains sont tellement etroits et aveugles qu'ils ne comprennent meme pas qu'il y ait un christianisme en dehors de leur Eglise; ils accusent d'hypo- crisie tous ceux qui ne partagent pas leurs croyances et se disent cependant Chretiens. Non, les hommes qui veulent sauver le christianisme, en le transformant , ne sont pas des hypocrites; ils ont un sentiment plus juste de la realite que les ultramon- tains ; ils sentent par leur propre experience qu'il est impossible de maintenir au dix-neuvieme siecle des croyances et des doctrines que le moyen age meme n'a pas acceptees sans pro- testation. Vouloir conserver la doctrine du passe au milieu d'une societe qui a d'autres idees, d'autres sentiments, d'autres besoins , c'est vouloir une chose absurde, c'est par consequent se briser. L'ultramontanisme conduit le christianisme a une perte inevitable. Les hommes qui partagent nos opinions ou nos desirs, veulent sauver du christianisme ce qui en peut etre sauve. La lutte est donc entre un christianisme immobile et un Christia- nisme progressif. Pour nous Tissue n'est pas douteuse. -------------------------------------------------------------------- LIVRE I. LA PAPAUTE ET L'EMPIRE CHAPITRE I. L'UNITE DU MOYEN AGE. I. Le Pape et l'Empereur. Au dixieme siecle, le monde parait se dissoudre; il s'attend a mourir. Les trois grandes monarchies qui avaient aspire a la domina- tion de la terre sont en decadence : l'unite carlovingienne se demembre en un nombre infmi de petites souverainetes locales : le califat est en proie a une horrible anarclIle , les Barbares accourent pour s'en par- tager les lambeaux : l'empire de Constantinople , tout en conservant ses superbes pretentious, a de la peine a se defendre contre les hordes asiatiques unies sous le croissant. Les hommes, a la vue de cette dissolution universelle, se croient a la veille de la consommation finale. Mais l'an mille, tant redoute, passe et le monde ne perit pas. Ce qui semblait etre la mort, n'etait que le passage d'un ancien ordre de choses a un ordre nouveau. Le moyen age s'ouvre. En apparence, il est livre a la division; mais l'unite reparait, et plus profonde qu'on ne l'avait encore imaginee. C'est le plus fort des liens, la religion qui en forme la base, religion revelee par Dieu et qui doit s'etendre a l'humanite entiere. Cependant l'unite chretienne, bien qu'elle sou un progres sur l'antiquite , n'est pas la forme definitive sous laquelle le genre humain doit s'organiser; elle Il'a qu'une mission temporaire; celle-la remplie, les peuples se detachent de la Papaute et de l'empire, L'UNITE DU MOYEN AGE. pour s'elancer, sous la main de Dieu, vers une unite plus parfaite. L'unite est le but vers lequel les hommes tendent, depuis les pre- mieres origines des societes liumaines. Dans l'antiquite, le besoin instinctif de l'unite pousse les peuples a s'agrandir par les armes ; il n'y a pas de conquerant qui nereve l'empire du monde. Les derniers venus dans cette sanglante carriere semblent realiser l'ambition de la monarchie universelle. Les empereurs romains se disent les maitres de l'univers : ce n'est pas sans raison qu'on les divinise, car ils pre- tendent exercer une puissance qui n'appartient qu'a Dieu , la sotive- rainete. Ils reunissent dans leurs mains le pouvoir civil et le pouvoir religieux, ils sont grands Pontifes et Cesars. Mais ces usurpateurs de la toute-puissance divine sont si liaut places que le vertige les prend : ils voulaient etre dieux, ils devierment des monstres. L'humanite aurait peri sous le despotisme imperial : Dieu envoie pour le briser Jesus-Christ et les Barbares. Le cliristianisme revendique pour lui le pouvoir que les empereurs exergaient an nom de faux dieux. Constantin. en placant la croix sur les etendards des legions, abdique la plus haute de ses prerogatives. L'Eglise qui etait confondue dans l'Etat, s'en separe. Depositaire de la verite revelee par le Fils de Dieu, c'est a elle qu'appartient l'empire des ames. Cette Eglise invisible prend un corps; elle se concentre dans une unite de plus en plus forte. L'eveque de Rome se met a la tete de la chretiente, comme successeur de saint Pierre, a qui Jesus- Christ lui-meme a confie ses pouvoirs. Le Pape est place a cote de l'empereur; a l'un le glaive spirituel, a l'autre le glaive temporel, a eux deux l'empire de la terre (1). Procedant l'un et l'autre de Dieu, ils sont appeles a gouverner de concert le monde Chretien (2) . Tel est le premier germe de l'unite du moyen age. L'unite antique ________________ (1) Le Pape Gelase ecrit a l'empereur Anastase (c. 10, Distinct. XCVI) : Duo sunt quibus principaliter hie mundus regitur, auctoritas sacra pontificum et regalis potestas. Fulgentius, De veritate pra3destinationis et gratia? : Quantum pertinetad hujus temporis vitam, in Ecclesia nemo pontifice potior, et in sasculo christiano imperatore nemo celsior invenitur. (2) Justinian. Nov. VI, pr. : Maxima quidem in hominibus sunt dona Dei a superna collata dementia, sacerdotium et imperium, et illucl quidem divinis ministrans, hoc autem humanis pra3sidens..., ex uno eodemque principio utraque procedentia... LE PAPE ET L'EMPEREUR. est brisee. L'empereur s'est dedouble pour ainsi dire, il reconnait a cote de lui un autre lui-meme, partageant avec lui a litre egal le gou- vernement du monde. L'harmonie des deux pouvoirs est l'ideal : mais comment la concorde se maintiendra-t-elle? Il y a deux souverainetes en presence, et rien n'est envahissant comme un pouvoir souverain. On voit deja que la lutte est en germe dans l'unite chretienne. Tant que l'antiquite dure, c'est l'empereur qui l'emporte. La Papaute n'est pas encore constitute; ce n'est pas elle, c'est l'aristocratie episcopate qui represente l'Eglise, et ce corps a mille tetes subit l'influence ine- vitable du pouvoir qui distribue les graces et donne la puissance. Puis l'empereur a beau se faire Chretien, il est pa'ien de sa nature; le paganisme inspire toujours le nouveau converti ; le chef de l'Empire conserve des velleites de souverain Pontife et empiete sans cesse sur le pouvoir spirituel de l'Eglise. Le Pape menace de devenir un instru- ment de l'empereur; l'Eglise, loin de dominer, perd son independance. Cependant l'Eglise a en elle un principe de superiority qui doit finir par lui assurer la preeminence sur le pouvoir rival de l'Etat : elle tient ses droits de Dieu meme. Jesus-Christ s'est incarne dans son Eglise ; ceux qui la represented ont un eclat divin devant lequel palit la magnificence de ce monde. Organe du Christ, gouvernant les ames, comment ne l'emporterait-elle pas sur un pouvoir qui apres tout n'a pour domaine que le corps, c'est- a-dire ce qu'il y a de plus vil dans l'homme? Quand ces idees auront pris racine, le Pape dominera l'empereur. Il faut pour cela que l'antiquite s'ecroule, car les Cesars romains ne plieront jamais devant l'eveque de Rome. Mais void les Barbares qui arrivent. C'est pour eux plus que pour les Grecs et les Romains que Jesus-Christ a preche la bonne nouvelle; leur destinee et celle de l'Eglise sont unies par un lien intime. L'Eglise est appelee a moraliser les conquerants de l'Empire, a les initier a la vie de l'intel- ligence; pour remplir cette haute mission, elle doit dominer les peuples a demi sauvages sortis des forets de la Germanic. Les Bar- bares concourent aux desseins de Dieu; ils elevent le pouvoir qui doit les regir. Leurs conquetes fondent et propagent le catholicisme ; le plus grand de leurs rois met sa puissance au service de l'Eglise. Charlemagne prepare la Papaute. L'idee de l'unite reparait et sous une forme plus chretienne que celle de l'Empire romain. C'est le Pape qui retablit l'Empire d'occident. L'empire a donc dans son principe 26 L'UNITE DU MOYEN AGE. un caractere religieux; il rie precede pas de la conquete, mais de l'onction du souverain Pontife ; sa vocation, c'est de defendre l'Eglise. L'Eglise est une, elle a pour organes le Pape et l'empereur (1). Ceperidant l'unite carlovingienne n'est encore qu'une ebauche de l'unite chretienne. C'est toujours l'Etat qui domine l'Eglise. Le Pape est dans la dependance de l'empereur; l'aristocratie episcopate lui dispute la souverainete religieuse. Le monde ne sent pas encore le besoin de la Papaute. Mais l'unite carlovingienne se dissout; l'epis- copat se montre impuissant a remplir la mission que Dieu a donnee a l'Eglise. Au lieu de commander aux Barbares, c'est lui qui subit la loi du pouvoir temporel, et le pouvoir temporel a cette epoque, c'est la force brutale. Toute idee d'ordre, d'unite, d'harmonie disparait. L'anarchie et la corruption de la societe civile gagnent l'Eglise ; son existence meme est menacee, et si l'Eglise est engloutie dans le chaos universel , que deviendra la civilisation dont elle seule est le repre- sentant? Dans ce danger supreme, paraitla Papaute. Les Papes sauvent l'Eglise, et avec elle l'avenir de l'humanite. L'unite chretienne sefonde. La Papaute tient ses pouvoirs de Jesus-Christ. Comme successeurs de saint Pierre , 'les chefs de l'Eglise sont charges du soin des ames dans toute la chretiente; par cela meme qu'ils ont empire sur les ames, ils regnent aussi sur les corps. Leur puissance, essentiellement spirituelle, ne pretend pas absorber la puissance temporelle, mais elle a le droit de lui commander , des que l'interet de l'Eglise est en jeu. Le Pape reconnait l'empereur comme chef temporel de la chre- tiente; le Pape estl'ame, l'empereur le corps de l'Eglise. L'harmonie des deux pouvoirs forme l'unite chretienne, comme l'harmonie de l'ame et du corps constitue la vie de l'homme. Le sacerdoce et la royaute etaient unis dans la personne de Jesus-Christ; le Pape et l'empereur, par leur affection et leur Concorde, sont l'image de cette unite mysterieuse , de maniere que l'on trouve le roi dans le Pontife et le Pontife dans le roi. L'union du Pape et de l'empereur assure ra la justice, l'liarmonie et la paix (2). ________________ (1) Capitular. V, 319 : Principaliter itaque totius sanctae Ecclesise corpus in duas eximias personas, in sacerdotalem scilicet et regalem, divisum esse novimus. (2) Ce sont les paroles du cardinal Damiani, l'ami de Gregoire VIl LE PAPE ET L'EMPEREUR. 27 Cet ideal de l'unite Chretienne est reconnu par l'empereur aussi bien que par le Pape. Les Papes aimaient a comparer les deux puis- sances a deux luminaires, la Papaute au soleil et l'empire a la lune. Les empereurs acceptent ce symbole , bien qu'il implique une immense inferiorite pour les organes du pouvoir temporel. L'empe- reur Frederic II dit dans son manifeste aux peuples Chretiens : Dieu, en creant le monde , a place deux luminaires au ciel , le soleil pour eclairer le jour, la lune pour eclairer la nuit. Quel que sou le mou- vement de ces deux corps, bien que parfois ils semblent se regarder de travers, ils ne se touclient jamais; loin de se blesser, le plus grand communique sa lumiere au plus petit. De meme la Providence a mis sur la terre deux pouvoirs, le sacerdoce et l'Empire, l'un pour le soin des ames, l'autre pour la protection exterieure, afm que l'homme, entraine et seduit par ses passions, sou retenu par ce double frein : ainsi le desordre disparaitra, et la paix regnera dans le monde (1). Cependant la dissension peut naitre entre les deux puissances : le Pape et l'empereur sont des hommes, et les homines ne suivent pas un orbite invariable comme les corps celestes. Dans l'ideal de l'unite chretienne, le disaccord doit se vider par la voix du Pape, qui a le droit de commander a l'empereur, comme l'ame commande au corps. L'empire n'est en definitive que le bras arme de l'Eglise (2) . II. Appreciation de l'unite Chretienne. Telle est l'unite chretienne : un Dieu, un Pape, un empereur (5). Les partisans de la Papaute et du moyen age ont vu dans cette unite _______________ (Opuscul. IV, T. III, p. 30): Utraque dignitas, regalis scilicet et sacerdotalis, sicut principaliter in Christo sibimet invicem singulars sacramenti veritate connectitur, sic in Christiano populo mutuo quodam sibi foedere copulatur. Cf. Epist. VIl, 3 (T. I, p. 111). (1) Petr.de Vineis. Epist. I, 31. (2) S. Bernard. De Consider. IV, 3 : Uterque ergo Ecclesias et spiritualis scilicet gladius et materialis; sed is quidem pro Ecclesia, ille vero et ab Ecclesia exerenclus ; ille sacerdotis, is militis manu, sed sane ad nutum mcerdotis et jussum Imperatoris. (3) Ce sont les paroles de Frederic Barberousse (Radevicus, Il, 56, dans Muratori, Scriptor. T. VI, 833). L'UNITE DU MOYEN AGE. un ideal qu'ils regrettent et qu'ils voudraient ressusciter. L'ecole theocratique represente l'Empire Chretien comme la reunion de toutes les souverainetes en une sorte de republique universelle, sous la suprematie mesuree du pouvoir spirituel supreme (1). Elle admire dans les annales du Moyen Age un des plus beaux spectacles qu'aient offert les societes humaines, celui d'un monde ne reconnaissant qu'une religion, n'obeissant qu'a une seule loi, ne formant en quelque sorte qu'uri seul empire, gouverne par un meme chef, qui parlait au nom de Dieu, et dont la mission etait de faire regner l'Evangile sur la terre (2). Elle exalte le saint-empire remain comme un systeme admirable d'unite et qui offrait dans son ensemble la plus belle et la plus profonde application que le monde eut encore vue des principes du droit a la constitution politique de la societe (5). Des ames poetiques, entrainees par la grande idee de la Papaute, ont celebre le trone Pontifical comme une magnifique institution (4). L'illusion a gagne jusqu'aux ennemis du Catholicisme ; des esprits mystiques, se trouvant mal a l'aise dans le dechirement du monde actuel , se sont pris a regretter tristement l'unite rompue par Luther ; ils croient que l'humanite s'est ecartee des voies divines et que l'unique condition de salut est de la ramener a la foi du moyen age , au Pape et a l'empe- reur (5). Nous ne pouvons accepter le retour au passe comme condition de perfection ; nous l'avons dit souvent, nous le redirons encore : l'ideal n'est pas derriere nous, il est devant nous. Mais comment s'expliquer que des ames elevees, de nobles intelligences s'obstinent a vouloir ressusciter des formes mortes? Nous comprenons que le present les satisfasse mediocrement ; epoque de transition, la societe actuelle offre toutes les apparences de l'anarchie et de la dissolution ; c'est un spec- tacle qui a peu d'attrait pour les esprits qui eprouvent le besoin de ______________ (1) DeMaistre, Du Pape, liv. Il. ch. 10. (2) Midland, Histoire des Croisades, livre XIlI. (3) Lamennais, Questions politiques et philosophiques. (4) Chateaubriand, Genie du Christianisme. (5) Tel est l'ideal religieux et politique du romantisme allemancl. Novalis l'a chante, F. Schlegel l'a formule dans ses lemons sur la philosophie de l'histoire (douzieme led'on). LE PAPE ET L'EMPEREUR. l'unite et de l'harmonie ; le degout de cet etat social les pousse a exalter et a regretter le passe. Mais quand on examine de pres cet ideal, on le trouve imaginaire. Il y a plus : l'ideal serait realisable, qu'il faudrait le repousser comme un attentat a la liberte des indi- vidus et a l'independance des nations. Laissons les reves de cote, et voyons ce qu'etait en fait l'unite du moyen age. Qu'est-ce que l'em- pire? Qu'est-ce que la Papaute? Comment un corps a deux tetes, etre contre nature, a-t-il pu former l'unite? No.1. L'EMPIRE. L'idee de l'empire est tin legs de l'antiquite paienne (1). Rome se croyait la maitresse du monde. Le premier spectacle qui frappa les Barbares fut la magnificence de l'unite romaine ; l'empire etait pour eux un vrai ideal qu'ils chercherent a realiser a leur profit. Cependant tine idee Chretienne vint se joindre a l'idee antique. C'est la Papaute qui retablit l'empire, en posant la couronne imperiale stir la tete de Charlemagne. L'empire n'est plus tin fait brutal, produit de la force, ne regnant que par la force , n'ayant d'autre but que la satisfaction de passions egoistes; le Pape donne pour mission a Charlemagne de proteger le saint-siege et l'Eglise. Mais le Christianisme, tout en ennoblissant le systeme antique, ne peut pas effacer ce qu'il y a de violent dans son origine : en devenant Chretien , l'empire n'abdique pas sa nature guerriere, conquerante. C'est le melange de ces deux idees contraires qui forme l'empire d'occident; il s'appelle a la fois romain et saint, mais la saintete n'est qu'tin manteau qui recouvre un corps paien : l'element romain l'emporte stir l'element Chretien. L'Empire d'occident, a peine retabli, se disloque apres la mort de Charlemagne ; l'unite carlovingienne fait place a une epouvantable _________________ (1) Le Moyen Age, bien qu'il considerat l'empereur comme vicaire du Christ, avait conscience de l'origine paienne de l'empire. Le 'Miroir de Saxe' dit que l'empire commenca a Babylone; puis il passa aux Perses. - Alexandre vainquit Darius et donna l'empire aux Grecs qui le conserverent jusqu'a ce que Rome s'en emparat. Rome a garde le glaive temporel, et par Saint Pierre elle a recu le glaive spirituel : Voila pourquoi Rome s'appelle la capitale du monde (Sachsenspiegel, 111, 44, 4). L'UNITE DU MOYEN AGE. confusion. L'Allemagne se separe de la Gaule franke. Le Pape donne la cotironne imperiale a des princes italiens, mais ces ombres d'empe- reurs n'ont de force que pour tyranniser l'Eglise; les eveques de Rome sont obliges de chercher un appui au dela des monts. La race saxonne occupe le trone d'Allemagne, race forte et envahissante ; Othon passe les Alpes et attache la couronne imperiale a la royaute germanique. L'Empire est reconstitue , c'est l'empire d'Allemagne. Il repose sur la possession de l'Italie ; c'est cette belle conquete qui fait le prestige de la couronne d'or. Voila ce qu'est dans son principe le nouvel empire : c'est toujours une idee de grandeur et de domina- tion. Un vague sentiment de superiorite se mele a l'ambition des rois d'Allemagne. Maitres de l'Italie, maitres de Rome, ils se croient heri- tiers de l'Empire dont la ville eternelle etait le siege. Les legistes don- nent a ces pretentions l'autorite du droit ; ils proclament l'Empereur maitre du monde. L'orgueil des empereurs Romains devient un titre juridique : en apparence c'est la monarchie universelle, telle que les conquerants l'ont revee. Mais voyons ces monarques du monde a l'oeuvre. Le siege de leur puissance est en Allemagne et en Italie. L'Allemagne, une par la race, est divisee en tribus hostiles; les usurpations de la feodalite trouvent un terrain favorable dans ces rivalites. Les ducs aspirent a l'independance et font de la royaute une monarchie elective; le roi n'a de puissance que par leur concours, et ils le lui refusent au gre des passions mobiles qui agitent ces temps de violence. En Italic, l'em- pereur a moins de pouvoir encore. L'union de l'Italie avec l' Allemagne est une union contre nature ; la difference des races est un obstacle plus grand que les montagnes qui separent les deux pays. Les Italiens detestent les Allemands comme barbares, chaque couronnement est une nouvelle conquete : c'est l'epee a la main que les rois rec.oivent la couronne imperiale. A peine ont-ils repasse les Alpes que l'Italie oublie qu'elle a un empereur; de fait elle est independante, l'empire n'est qu'une prevention. Les plus puissants des rois d'Allemagne, les heroiques Hohenstaufen , veulent faire de la royaute italienne une realite; mais l'esprit de domination succombe sous le genie de la liberte. Sans pouvoir en Allemagne, ne jouissant en Italic que de droits contestes, comment l'empereur aurait-il une suprematie sur le reste de la Chretiente? Les rois, domines par l'ascendant de la majeste 51 imperiale, lui reconnaissent la preseance ; mais ils n'ont aucun souci des pretendus litres de l'empereur a la domination du monde. L'au- toritie des Cesars que les legistes ont voulu relever est une these qu'on soutient dans l'ecole, mais qui n'a aucune influence en dehors des classes lettrees. Le monde ignore qu'il a un empereur. L'empire ne se revele pas par ses bienfaits, il ne pese pas par son oppression ; c'est un mot. Veut-on savoir a quoi aboutit l'autorite imperiale? Que l'on suive l'empereur Charles IV a Rome. Il est couronne par le Pape, mais a condition qu'il ne restera que vingt-quatre heures dans la ville eternelle. Le monarque du monde est dans l'impuissance de payer les dettes qu'il contracte pour sa nourriture ; il se fait arreter par un bou- cher. Qu'apres cela la chancellerie allemande maintienne ses superbes pretentions, elle ne fera qu'ajouter un chapitre de plus au grand livre des vanites humaines. L'element romain de l'empire d'Allemagne etait un legs du passe, un titre a la monarchie universelle , mais la force manquait aux empe- reurs pour soutenir cette haute ambition; ceux qui furent puissants l'ont ete par leur genie. A l'element romain se mele des le retablis- sement de l'empire une idee chretienne. Charlemagne est couronne par le Pape pour etre le defenseur du saint-siege ; il se dit lui-meme appele a defendre l'Eglise, il est presque Pape. Ce pouvoir diminue dans les mains de ses faibles successeurs, mais il reste toujours l'idee que l'empereur est un des deux chefs de l'Eglise : le Pape a le glaive spirituel, l'empereur le glaive temporel. Si cette idee avait pris racine, l'empereur aurait eu un element de puissance bien plus fort que celui qu'il tenait de Rome antique. Comme chef temporel de l'Eglise , son autorite s'etend sur toute la chretiente. Tous les peuples Chretiens, bien que divises en etats separes, ne forment qu'un corps. La paix, l'ordre, la justice doivent regner dans cette grande famille, aussi bien que dans les etats particuliers. C'est l'empereur qui sera le lien des peuples, le gardien de la paix, la source de la justice : ainsi se realisera dans le sein de la societe chretienne l'idee du droit. Tel est l'element Chretien de l'Empire d'Allemagne, Voila pourquoi il se qualifie de Saint empire (1). Mais qui ne voit que cet ideal est une ______________ (1) L'empire d'Allemagne est appele sacrum imperium, et l'Empereur Sacra Majestas. (Piltteri Jus publicum mediiaevi, p. 92, 93.) L'UNITE DU MOYEN AGE. chimere? Le Pape est intervenu au moyen age pour maintenir la paix entre les rois ; mais quand l'empereur a-t-il use du pouvoir modera- teur qu'on lui reconnait comme chef de la Chretiente? Ce pouvoir etait un mot vide de sens. Le Saint-Empire n'est qu'une doctrine, ime hypothese chretienne; elle ne penetra pas dans la conscience gene- rale, parce qu'elle n'etait pas realisable. L'empereur est la loi vivante sur la terre; mais la loi a besoin de sanction, et la sanction, quand la loi trouve de la resistance, ne saurait etre que la force. Ou l'em- pereur puisera-t-il la force pour imposer le respect du droit aux peuples Chretiens, pour separer les combattants, pour maintenir Pordre et la paix? Cette force aurait du etre immense, a raison de Petendue de la chretiente. Pour que l'idee de l'empire Chretien eut quelque realite, il aurait du embrasser le monde entier. Nous retom- bons ainsi dans la monarchie universelle; mais la monarchie univer- selle, loin d'etre une garantie du droit et de la paix, serait le tombeau de l'humanite. N 2. LE Pape. La Papaute possedait en apparence les elements d'une domination universelle. Le Pape est l'organe de l'Eglise, le representant de Dieu sur la terre ; son autorite s'etend aussi loin que celle du Christ, et cette autorite est reconnue, elle se fonde sur la foi chretienne universelle- ment admise : peuples et rois courbent la tete devant le successeur de Saint Pierre. Mais la Papaute a en elle un germe irremediable de faiblesse. Son pouvoir n'est que spirituel; comment fera-t-elle accepter son empire a des hommes de violence dans un age ou regne le droit du plus fort? Elle enseigne aux rois qu'ils doivent etre le bras arme de l'Eglise; parmi ces rois, elle se choisit un protecteur a qui elle donne la couronne imperiale pour qu'il soit le defenseur du saint- siege. Mais cette force sur laquelle la Papaute prend appui est une force en dehors d'elle, etrangere et qui tend necessairement a devenir hostile. Empereurs et rois, tout en reconnaissant le droit divin des Papes, sentent instinctivement que ce pouvoir les absorbera, s'ils ne lui resistent. Ils lui resistent donc. Que devient alors l'unite Chre- tienne? Elle n'est qu'une longue lutte. Jamais, a aucune epoque du Moyen Age, l'unite par le Pape et l'empereur n'a ete une realite; LE PAPE ET L'EMPEREUR. 33 jamais les Papes, meme les plus grands, n'ont eu une puissance incontestee. La Papaute, telle que l'ont concue les Gregoire et les Innocent n'est qu'une utopie. Gregoire a un empereur a ses pieds : est-il pour cela maitre du monde Chretien? Une moitie de la chretiente lui echappe ; l'Eglise grecque consomme sa separation au onzieme siecle. Voila deja l'unite catholique brisee et brisee pour toujours. Dans l'Occident, le pouvoir du Pape est-il aussi considerable qu'on le pourrait croire en voyant Henri IV a Canosse? Gregoire depose Henri IV, les princes allemands obeissent et elisent un nouveau roi. Mais est-ce bien a l'ascendant de la Papaute qu'ils cedent, ou n'est-ce pas plutot une vieille haine qu'ils assouvissent , en se faisant de l'excommunication une arme contre leur ennemi? Si l'excommunication embrase l'Alle- magne, c'est que la foudre tombe sur des matieres combustibles. Le Pape qui parait tout-puissant en Allemagne, est oblige de se contenir, de se moderer, quand il rencontre sur le trone un liomme de force et de genie : en Angleterre , Guillaume le Batard est chef de l'Eglise plutot que Gregoire VII. Le Pape qui voit des vassaux dans tous les rois, n'est pas sur de sa vie a Rome; l'Italie presque tout entiere prend parti contre lui (1) ; il meurt loin de la ville eternelle, dans l'exil. La grande querelle de l'investiture qu'il a soulevee finit par une transaction, dans laquelle la Papaute abandonne les preventions de Gregoire VIl. La guerre recommence avec la maison de Souabe. La Papaute l'emporte, mais apres des chances diverses, et sa victoire est le principe de sa decadence. Malgre la source divine de son pouvoir, la Monar- chie Papale n'a pas la fixite qui caracterise les royautes temporelles ; dela toute-puissance , elle passe subitement a une faiblesse extreme. Alexandre III sort vainqueur de la lutte contre Frederic Barberousse et Henri II d'Angleterre ; ses successeurs immediats sont obliges a fuir de Rome. Sous Henri VI, la Papaute est presque annulee, l'empe- reur est plus puissant a Rome que le Pape. Innocent III eleve la domination Papale a son apogee. Mais deja le fondement de cette domination est ebranle ; les esprits ne sont plus exclusivement Chre- ________________ (1) Gregoire lui-meme dit en parlant de Henri IV : Cui ferme omnes Italic! favent. (Epist., IX, 3.) L'UNITE DU MOYEN AGE. tiens, de nouveaux interests surgissent et l'emportent sur les preoccu- pations religieuses. Innocent preche une croisade; les croises, au lieu d'aller delivrer le tombeau du Christ, vont a Constantinople ; ce n'est pas la religion qui les inspire , c'est le commerce. Un autre element de l'humanite se tourne contre la Papaute, les nationalites. Gregoire IX excommunie Frederic II, mais la foudre a perdu de sa force; les princes allemands, meme les princes de l'Eglise, se rangent autour de leur empereur. L'opinion publique devient de plus en plus hostile a la Papaute. La veneration pour le successeur de Saint Pierre s'evanouit; des voix sorties de l'Eglise le comparent a un loup ravisseur, a l'ante- christ. Qu'importe apres cela que le dernier des Hohenstaufen meure sur l'echafaud? La Papaute s'est vengee, mais elle a perdu la base de son pouvoir; l'opinion publique se prononce contre elle. C'est le sen- timent national qui donne la victoire a Philippe-le-Bel sur son fier adversaire. Boniface VIII pousse a ses dernieres consequences la doc- trine de la monarchie Papale ; il veut reunir les deux glaives , etre a la fois empereur et Pape. Mais l'excommunication tombe devant Top- position unanime de la France, reclamant pour son roi l'independance et la souverainete. La monarchie Papale est aux abois; elle ne trouve qu'un moyen de se maintenir, c'est de rechercher l'appui des rois qu'elle avait pretendu dominer. N 5. POURQUOI L'UNITE CHRETIENNE NE S'EST PAS REALISES. L'empire n'est qu'un pouvoir imaginaire. La Papaute, puissance plus reelle, regne moralement au Moyen Age, elle met parfois le pied sur la tete des rois; cependant la monarchie Papale n'a jamais ete qu'une pretention, une lutte. Pourquoi l'unite chretienne ne s'est- elle pas realisee? C'est que l'ideal, tant regrette par les aveugles par- tisans du Moyen Age, est faux. L'unite Chretienne est un dualisme qui implique la division et la guerre (1). On congoit l'unite sous la forme qu'elle avait dans le monde ancien. La souverainete est une de sa _______________ (1) Les docteurs du Moyen Age ont prevu l'objection, ils disent comme nous, qu'il ne peut y avoir deux souverains, mais ils echappent au dualisme en subordonnant la puissance seculiere a la puissance de l'Eglise : c'est ainsi que l'eveque Bertrand dit dans son traite de la puissance spirituelle et LE PAPE ET L'EMPEREUR. nature, indivisible; les Cesars, expression de cette souverainete, reu- nissaient dans leurs mains la puissance religietise et la puissance civile. L'unite chretienne au contraire partage la souverainete; le glaive spirituel appartienl au Pape, le glaive temporel a l'empereur. L'unite est un corps a deux tetes , et dorit chacune veut absorber l'autre (1). Ce sont deux monarchies universelles en presence; le Pape tend a devenir empereur, et l'empereur tend a devenir Pape. Cela est si vrai que de fait il y a eu des empereurs qui dominaient sur l'Eglise, et il y a eu des Papes qui commandaient aux rois. La tendance a l'en- vahissement etait dans la force des choses. Le partage de la souve- rainete entre le Pape et l'empereur divisait ce qui est indivisible, l'ame et le corps, le spirituel et le temporel. L'homme est tout ensemble corps et ame, tous ses actes sont a la fois spirituels et temporels; un acte exclusivement materiel serait le fait d'un etre denue de raison ; un acte exclusivement spirituel serait le fait d'un esprit pur, d'un etre sans corps. Le spirituel et le temporel etant indivisibles, celui qui aura empire sur le spirituel , sera conduit for- cement a gouvemer le temporel, et celui qui aura en main le pouvoir temporel empietera inevitablement sur le spirituel. De la la necessite de la lutte entre le Pape et l'empereur. Qu'est-ce qu'une unite qui a en elle le germe de la division et qui tend a la domination exclusive de l'un ou de l'autre des elements qui la constituent? Nous dirons ailleurs quel a ete le but providentiel de la guerre du sacerdoce et de l'empire. C'etait une lutte pour la toute-puissance, pour la monarchie universelle. Par cela meme, aucun des deux pretendants n'a pu l'emporter definitivement ; car la monarchie universelle est en opposition avec les desseins de Dieu. Qui a donne a l'empereur le droit sur la terre qu'il reclame? L'a-t-il comme heritier de Rome? Alors c'est un droit fonde sur la conquete, sur la force; c'est la tyrannie, la mort de l'humanite. L'empereur tient-il son droit de la Papaute? Mais qui a donne aux Papes le droit de conferer les empires? Quel est leur litre a ce pouvoir spirituel, en vertu duquel ils pretendent ______________ temporelle : Pluralitas principatuum quorum unus non subest alteri, non est bona; sedinter omnes Christianos potestas principatus secularis subest aliquo modo potestati juridictionis spiritualis. (Bibliotheca Maxima Patrum, T. XXVI, p. 129 et s.) L'UNITE DU MOYEN AGE. dominer le monde? Le droit divin des Papes n'est qu'une immense usurpation, fondee sur la superstition et l'ignorance. Non, le Pape n'est pas le representant de Dieu sur la terre; s'il retail, la Papaute conduirait au despotisme le plus epouvantable, a une monarchie uni- verselle, telle que les plus hardis conquerants n'ont ose la rever. Poursuivons un instant la theorie du Moyen Age dans ses dernieres consequences. Les Papes sont les vicaires de Dieu, ils sont les chefs de l'Eglise; l'Eglise est universelle, elle s'etend sur le monde entier; le pouvoir de la Papaute embrasse donc toute la terre. Ce pouvoir est illimite, car il repose sur une revelation divine. L'Eglise est en possession de la verite absolue, c'est comme organe de la verite que le Pape a empire sur les ames ; qui domine l'ame, domine necessairement le corps : empereurs et rois ne sont que des instruments dociles dans les mains de la Papaute. L'obeissance due au chef de la societe uni- verselle est une obeissance sans examen, sans discussion, sans bornes : Supposez un instant cette idee realisee, et dites si le mot meme de liberte, depourvu de sens, n'eut pas disparu des langues humaines (1) . Voila les dernieres consequences de l'ideal catholique, tel qu'on le concevait au moyen age : c'est la theocratie dans toute son horreur. La theocratie a eu une mission temporaire au berceau des societes humaines ; elle a ete un pouvoir educateur pour l'enfance de l'huma- nite; mais concue comme ideal, c'est une conception fausse, presque sacrilege. Elle implique un pouvoir illimite , infini ; mais comment l'homme, etre faible, limite, fini, pourrait-il exercer une puissance sans bornes? n'est-ce pas usurper la place de l'Etre unique, universel, infini? n'est-ce pas detruire l'organisation du monde, tel qu'il est sorti des mains du Createur? Dieu a donne la liberte a l'homme, et la theo- cratie est le despotisme par essence. L'Occident n'a jamais voulu se soumettre a un pouvoir theocratique. Meme au Moyen Age, lorsque les esprits etaient nourris de la doctrine Chretienne, lorsque la conscience generate voyait dans le Pape le vicaire de Dieu , un etre presque surnaturel , on a recule devant les consequences du droit divin qu'on reconnaissait a la Papaute. A peine __________________ (1) Lamennais, Du Catholicisme dans ses rapports avec la societe poli- tique (OEuvres, T. VIl, p. 33). LE PAPE ET L'EMPEREUR. 37 la Papaute est-elle constitute, qu'elle est attaquee. Elle a pour enne- mis le genie des nationalites et l'independance de la raison. La doctrine Chretienne est peu favorable an developpement des nationalites. Cosmopolite par essence, elle enseigne aux hommes qu'ils n'ont d'autre patrie qne le ciel; le Chretien veritable prend un mediocre interet a ce qni louche les dies terrestres; son ambition, le but de son existence sur cette terre, c'est de devenir membre de la cite de Dieu. Tout en n'atlaquant pas direclemenlla constitution des elats, le christianisme la mine pour ainsi dire, en detachant les fideles de la societe politique. Le cosmopolitisme Chretien est un dissolvant pour les nationalites. Le Catholicisme, en imposant une regie absolue, independante des climats el de ces mille circonstanccs individuelles qui constilucnl les nalions, blesse egalement l'esprit des nationalites, dont il ne lient aucun compte. Cela esl si vrai que la re forme reli- gieuse du seizieme siecle est a certains egards une emancipation des nations comprimees par la Papaute. Au Moyen Age, le sentiment national n'avait pas assez de puissance pour reagir directement contre le catholicisme ; la revoke fut instinctive. Ce furent les abus insepa- rables d'une monarchie universelle qui souleverent les peuples contre la domination Romaine. L'esprit fiscal de Rome paienne ruina les provinces ; Rome Chretienne herita de ce l'unesle genie , mais les peuples refuserent de se laisser exploiter jusqu'a epuisement. Un roi qui merita d'etre canonise prit l'initiative : en mettant son royaumc a l'abri des exactions romaines , Saint Louis declara en meme temps qu'il ne relevait que de Dieu seul. Ce mouvement de reaction et d'emancipation acquit une force irresistible a la fin du moyen age; les nalions proclamerent l'une apres l'autre leur independance a l'cgard de la Papaute. La revoke des nations fut secondee par une revolution plus fonda- mentale qui s'opcrait dans les esprits. La Papaute menagait la liberte dela raison plus encore que l'independence des nations; elle le prouva en declarant une guerre a mort a toutes les opinions dissidentes. Les sectes sont une reaction de la liberte de l'esprit humain contre la tyrannie spirituelle de l'Eglise orthodoxe. Le Pape livre les heretiques an bucher ; il appelle la chretiente aux armes pour les extirper. Le sang des martyrs de la liberte ne coule pas en vain; les heretiques perissent, mais les heresies s'etendenl. Les Vaudois et les Albigeois L'UNITE CHRETIENNE. donnent la main aux precurseurs de la Reforme; Wiclef et Hus annoncent Luther. L'unite catholique se brise, le Pape n'est plus que le serviteur des rois. L'unite, dans la forme qu'elle a au Moyen Age, est donc urie utopie et une fausse utopie. Cependant l'unite Chretienne est un grand progres sur l'antiquite et un grand pas vers l'unite future. L'antiquite ne con- cd'it l'unite que sous la forme d'une monarchie universelle, produit de la conquete ; les peuples ne sont pas unis , ils sont enchaines , leur existence individuelle est detruite au profit d'une cite dominante qui fmit par se concentrer en une seule tete. L'unite antique aboutit au despotisme de l'Empire, qui tue toute vie; les provinces epuisees s'eteignent, le monde mourant n'a de salut que dans l'invasion des Barbares. Voila ou conduit l'unite, basee sur la force. L'unite chre- tienne a pour fondement la communaute des croyances ; le pouvoir qui aspire a la domination est un pouvoir spirituel. L'Eglise est le lien des peuples ; ils sont membres d'un grand tout, non par la force des armes, mais par la force d'une verite que tous reconnaissent. C'est sous l'inspiration de la foi que les peuples de l'Europe se precipitent sur l'Asie, comme s'ils ne formaient qu'une nation. L'Empire, cet autre element de l'unite chretienne, tout en pretendant a la domi- nation du monde, ne fonde pas ses pretentious sur la conquete. Le pouvoir de l'empereur tient aussi du spirituel ; il est Vicaire de Jesus- Christ, il est un lien entre les etats Chretiens, une loi d'harmonie ; les peuples conservent leur individuality, leur independance sous ce chef, symbole de l'unite et de la paix qui doivent regner dans le sein de la chretiente. L'unite Chretienne est une unite morale qui survit a la dissolution de la Papaute et de l'empire. Les peuples modernes, tout en se detachant du Pape et de l'empereur, conservent un esprit com- mun; ils continuent, meme separes, a se considerer comme un seul corps. L'imite chretienne a mis dans les intelligences, le sentiment et le besoin d'une unite qui domine les existences individuelles. La fra- ternite des peuples, l'idee de l'harmonie et de la paix, ces grandes conceptions qui illustrent la philosophie du dix-huitieme siecle, out leur principe dans l'unite du Moyen Age. Le cosmopolitisme philosophique procede de la fraternite chretienne, mais il est superieur a l'unite du Moyen Age, parce qu'il rejette toute idee de domination universelle , parce qu'il reconnait comme ema- LE PAPE ET L'EMPEREUR. nant de Dieu l'existence independante des nations, de meme que la liberte des individus. L'element de l'individualite a aussi son germe dans ce moyen age que les historiens ont tant calomnie. La feodalite repose sur des forces individuellesetleur association. Dans l'antiquite, l'individu n'etait rien, le citoyen etait tout. Sous le regime feodal, l'individti domine : tout devient individuel, local, particulier; sans le Christian isme il u'y aurait aucun principe de generalite. Cette pre- dominance de l'individu a conduit a tous les exces de la force bru- tale, mais elle a developpe aussi toutes les facultes de l'liomme, elle a jete les bases de l'independance, de la liberte des individus et des peuples. Dieu a veille a ce que le developpement exclusif de ce qu'il y a d'individuel dans la nature humaine n'aboutit pas a la dissolution et a la mort : tel est le role de l'unite chretienne. Si le genie germa- nique tel qu'il se manifeste dans la feodalite, n'avait eu aucun contre- poids, l'Europe se serait dissoute, elle aurait succombe dans les convulsions de l'anarchie. Le Christianisme est le lien du Moyen Age, il tient unis des elements qui tendent sans cesse a se dissoudre. Ainsi la mission du Moyen Age est une mission d'unite tout en- semble et de diversite. Il est appele a developper les elements des futures nationalites que les conquetes successives ont deposes en Europe. Pour remplir cette mission, la Providence envoie les Germains nourris de l'esprit d'independance et d'individualisme. Mais l'unite est un besoin de la nature humaine aussi bien que la liberte : ce besom trouve sa satisfaction dans le lien d'une croyance commune. Sous l'influence du ehristianisme se forment des sentiments generaux, une civilisation generate, base d'une veritable unite. Ce sont ces liens qui font aujourd'hui des peuples de l'Europe comme une grande repu- blique, bien qu'ils aient cesse de reconnaitre le Pape pour chef et que l'Empire ait disparu avec la feodalite. CHAPITRE II. SECTION I. - MISSION DE LA PAPAUTE. 1 . Appreciation de la Papaute. Au Moyen Age le Pape est revere comme le successeur de Saint Pierre, comme le Vicaire de Jesus-Christ; son pouvoir spirituel est universellement reconnu. Il se trouve aux dixieme et onzieme siecles des Papes, rebut de l'espece Immaine : cependant les pelerins affluent sur les tombeaux des apotres. Gregoire VII et ses succes- seurs soutiennent une lutte violente avec l'Empire : cependant les empereurs ne songent pas a contester le pouvoir divin du Saint-Siege. L'ennemi le plus redoutable de la Papaute, Frederic II, incredule dans un age de foi aveugle, n'ose pas braver l'opinion generale ; il courbe la tete devant le Pape, il lui reconnait la superiorite dans la hierar- chie etablie par Dieu meme. Le Moyen Age etait Catholique, il devait revere r la Papaute. Les destinees de la Papaute sont intimement liees a celles du christianisme traditionnel. La societe chretienne est une, elle est basee sur la possession de la verite qui est la meme partout et sera la meme dans tous les ages. Comment maintenir cette unite d'esprit et de dogme? La Papaute est l'organe tout ensemble et la garantie de l'unite chretienne. Jesus-Christ lui-meme l'a fondee en la personne de saint Pierre ; le Verbe de Dieu s'est incarne dans l'Eglise dont le Pape est le chef. Tel est le fondement du pouvoir de la Papaute, fondement inebranlable aussi longtemps que le Christianisme historique est la croyance dominante de l'humanite. Mais celte conviction de la divinite du christianisme et de la divi- nite de la Papaute ne saurait rester la croyance de l'humanite , car elle repose sur une erreur, la revelation miraculeuse du verbe de Dieu. L'esprit humain proteste de bonne heure contre le droit divin des Papes, sans se douter qu'attaquer la Papaute, c'est attaqner le christianisme traditionnel. La guerre contre Rome aboutit a la reforme; le Pape est fletri par une moitie de la chretiente comme l'antechrist. Mais avec la Papaute, le christianisme lui-meme s'en va; les protestants croient operer une reforme dans l'Eglise, revenir a l'ideal de l'Evangile et il se trouve qu'ils inaugurent une revolution religieuse. Le Protestantisme conduit a la negation des dogmes fon- damentaux du christianisme historique ; un jour arrivera ou des pen- seurs sortis de la reforme donneront la main aux libres penseurs qui nient toute religion. Tel est le lien intime qui unit la Papaute et le christianisme traditionnel : le Christianisme, tel qu'il s'est developpe sous l'Empire et au Moyen Age , domine avec la Papaute et il tombe avec elle. Le dix-huitieme siecle avait la conscience instinctive de l'union du Christianisme historique et de la Papaute. Sa mission etait de detruire la foi qui avait guide le moyen age, mais qui ne satisfaisait plus l'humanite moderne ; de la cet acharnement contre la Papaute chez l'organe le plus avance du dernier siecle : Condorcet montre Rome essayant sur l'univers les chaines d'une nouvelle tyrannie ; ses pon- tifes subjuguant l'ignorante credulite par des actes grossierement forges ; melant la religion a toutes les transactions de la vie civile, pour s'en jouer an gre de leur avarice ou de leur orgueil, punissant d'un anatheme terrible par l'horreur dont it frappait l'esprit des peuples, la moindre opposition a leurs lois, la moindre resistance a leurs pretentious insensees, ayant dans tous les etats une armee de moines toujours prets a exalter par leurs impostures les terreurs superstitieuses, afin dc soulever plus puissamment le fanatisme ; pri- vant les nations de leur culte et des ceremonies sur lesquelles s'ap- puyaient leurs esperances religieuses, pour les exciter a la guerre civile ; troublant tout pour tout dominer ; ordonnant au nom de Dieu la trahison et le parjure, l'assassinat et le parricide (1). ______________ (1) Condorcet, Tableau des progres de l'esprit humain, p. 150, s. -- Le langage de Smith, le cclebre economiste, est aussi violent que celui de LA PAPAUTE. Ce langage est celui d'un ennemi , il ne saurait etre celui de l'his- toire : l'historien ne doit pas hair, il doit aimer. N'est-ce pas l'huma- nile qui est en cause dans la philosophie de l'histoire? Tout le passe, malgre ses miseres et ses erreurs, a ete un pas dans la marche labo- rieuse vers le but que Dieu a assigne a nos efforts. Maudire une phase du developpement de l'humanite, c'est maudire l'humanite, c'est maudire Dieu. Ces maledictions sont l'effet d'une passion qui aveugle, qui empeche de penetrer le sens des choses et l'esprit des hommes. Nous haissons, parce que nous ignorons, parce que nous connais- sons imparfaitement. Dieu qui voit tout, ne hait pas. Penetrons-nous d'un rayon de l'amour divin, pour nous rendre dignes d'apprecier la vie de l'humanite. Le dix-neuvieme siecle est revenu sur la condamnation que nos peres avaient prononcee contre la Papaute; il reconnait ce qu'il y a de grand dans le Christianisme et par cela meme il est dispose a juger la Papaute avec une equite impartiale. Mais il y a des ecueils dans cette reaction : l'illusion gagne facilement celui qui juge avec amour. Des ecrivains nourris du genie moderne ont cru trouver dans les Papes du moyen age des defenseurs de la liberte et de l'egalite : Tribuns dictateurs, dit Chateaubriand, la plupart du temps choisis parmi les classes les plus obscures du peuple, les Papes tiennent leur puissance temporelle de l'ordre democratique... Ils eurent pour mis- sion de venger et de maintenir les droits de l'homme (1). Cette rehabilitation de la Papaute est presque aussi fausse que la malediction dont la frappait le dix-huitieme siecle. Non, les Papes ne sont pas les patriarches du liberalisme europeen (2) ; leur mission n'etait pas une mission de liberte, mais de domination ; ils ne venaient pas affranchir les hommes, mais leur imposer un joug de fer; leur pouvoir a ses racines, non dans la souverainete du peuple, mais dans les profondeurs de la doctrine catholique et dans les necessites du _______________ Condorcet : On peut regarder la constitution de l'Eglise romaine pendant les x e , xi e , xn e et xm e siecles, comme la conspiration la plus terrible qui ait jamais ete formee contre le gouvernement civil , aussi bien que contre la liberte, contre la raison et contre le bonheur du genre humain. (1) Chateaubriand, Memoires d'outre-tombe. (2) C'est ainsi que Lamennais appelle Gregoire VII dans l'Avenir. MISSION DE LA PAPAUTE. Moyen Age. Il faut penetrer dans le Moyen Age, si l'on veut apprecier le role de la Papaute. C'est ce qu'ont fait a l'envi les l'historiens allemands; mais ils ont rencontre un autre ecueil dans leur haute impartialite. A force d'etudier des temps de foi, ils ont confondu les ages , ils ont cm que la foi du quinzieme siecle pouvait encore sirs celle du dix-neuvieme. Le Catholicisme et la Papaute sont devenus un ideal. Mais idealiser le passe, c'est calomnier le present et fausser l'avenir. Si le Catholicisms est l'ideal , il faut repudier les sentiments , les besoins et les croyances que nous avons puises dans le developpement progressif de l'liumanite, il faut defaire ce qui s'est fait depuis la reforme, et retourner quatre ou cinq siecles en arriere. Qui ne voit l'impossibilite de ce retour, et par suite l'erreur de l'appreciation historique qui y conduit? C'est l'oeil fixe sur l'avenir que nous devons juger le passe; il faut l'apprecier avec impartialite, avec amour meme, mais loin de l'idealiser, il n'y faut voir qu'un moment dans le developpement infini du genre hti- main. 2. Necessite de la Papaute. Les destinees du Christianisme sont liees a celles de la race germa- nique. La doctrine Chretienne est un produit de la civilisation de l'antiquite , mais elle n'etait pas appelee a regenerer le monde use dans lequel elle est nee et s'est developpee. La corruption universelle gagna le Christianisme lui-meme; il allait perir, lorsque Dieu envoya les Barbares. La religion chretienne et la race germanique sont les deux elements dont l'union intime produira la civilisation moderne. Mais les conquerants de l'Empire, jetes subitement au milieu du luxe et de la decrepitude de Rome, se corrompirent au contact d'une societe pourrie. Du melange de la barbarie germanique et de la decadence romaine resulta une demoralisation monstrueuse qui menac.ait d'une prompts dissolution les etats nouveaux a peine formes. L'Eglise etait destinee a sauver la civilisation moderne a son berceau, en moralisant les Barbares : c'est cette position de l'Eglise en face des peuples germains qui determine la mission de la Papaute et tout le developpement de l'humanite au Moyen Age. LA Papaute. L'Eglise est essentiellement un pouvoir educateur; mais elle ne peut l'etre qu'a la condition de domincr les hommes rudes qu'elle est appelee a elever. Elle puise son droit a la domination dans le pouvoir spirituel que la conscience generate lui reconnait. La doctrine Chre- tienrie divisc l'ame et le corps, les choses spirituelles et les choses temporelles, le monde fulur qui est la veritable vie et le monde actuel qui n'est que la preparation a la vie ; elle donne la preeminence a l'ame, an spirituel, a la vie a venir. Qui peut conduire a cette existence spirituelle? qui a pouvoir sur l'ame? l'Eglise. Dieu a donne aux apotres et a leurs successeurs le pouvoir de lier et de delier. Si l'Eglise a pouvoir sur l'ame, elle doit aussi avoir pouvoir sur le corps en tout ce qui louche l'ame ; le pouvoir spirituel donne necessaire- ment action sur le pouvoir temporal, dans ce qui interesse le spirituel. Reconnaitre a l'Eglise le pouvoir spirituel, c'est donc lui donner une action incessante et illimitee sur le temporal. Qui exercera ce pouvoir spirituel? Il y a lutte dans le seiri de l'Eglise entre l'episcopat et la Papaute. Tous les eveques sont suc- cesseurs des apotres, tous ont donc part au pouvoir spirituel ; mais l'eveque de Rome pretend que la suprematie lui appartient de droit divin, comme successeur de Saint Pierre, comme Vicaire de Jesus- Christ. Jusqu'au dixieme siecle, c'est l'aristocratie episcopale qui l'emporte. Nous avons dit ailleurs (1) quelle a ete la mission de l'episcopat : il fonde le dogme dans les grands conciles des qua- trieme et cinquieme siecles, et lorsque les Barbares arrivent, il sert d'appui a l'Eglise. Mais l'aristocratie episcopale n'a pas les conditions necessaires pour remplir la mission du catholicisme. Les eveques, par la force des choses, dependent de l'Etat, et leur de- pendance va croissant du cinquieme au dixieme siecle : l'Etat nomme les eveques, il administre l'Eglise, il regie meme le dogme. An milieu de l'anarchie qui suivit l'invasion , l'intervention de l'Etat etait un bien pour l'Eglise; le bras puissant de Charlemagne l'a sauvee de la dissolution. Mais cette subordination ne pouvait devenir la condition normale de l'Eglise; elle etait contraire a l'esprit Chretien, elle etait en opposition avec la mission du Christianisme en face des Barbares : comment le pouvoir spirituel aurait-il appartenu _______________ (4) Voyez le Tome Ve de mes Etudes. MISSION DE LA PAPAUTE. a ceux qui, representants du pouvoir temporal, devaient plier devant l'Eglise, organe du spirituel? La subordination de l'episcopat compromettait l'existence memo du pouvoir spirituel. L'Etat, dont dependent les eveques, est un Etat barbare; la societe tout entiere est en proie a la barbarie. Les eveques se confondent avec l'aristocratie guerriere; ils en prennent les gouts et les passions; ils se font barbares de moeurs et de vices, eux qui devraient dominer la barbarie. Comment l'Eglise ainsi avilie pourrait-elle pretendre an pouvoir spirituel? Comment des eveques concubinaires, guerriers, souilles de crimes, auraient-ils la prevention de representer le pouvoir de l'ame sur le corps? Comment moralise- raient-ils les Barbares , ceux qui sont infectes des memes vices que la societe barbare? Mais si le pouvoir spirituel est vicie dans son essence, que devient l'Eglise? Si l'Eglise perd son influence, que devient la civilisation? L'Eglise et la civilisation auraient peri dans l'anarchie feodale, si par une violente reaction , la Papaute ne s'etait emparee de ce pouvoir spirituel que l'episcopat etait incapable de maintenir. L'Eglise a une haute mission, elle est la lumiere spirituelle du moyen age; mais pour guider l'humaIlite vers l'ideal Chretien, elle doit avant tout realiser cet ideal dans son sein. Elle represente la puissance de Tame : coranie l'ame dompte le corps pour marcher libre a la conquete du ciel, de meme l'Eglise doit se separer de la societe laique, ou dominent les passions brutales, la force et la violence. Elle ne peut pas meme partager les sentiments legitimes de la societe la'ique; si elle s'enchainait par les liens du mariage, si elle ambition- nait la possession des biens de la terre, ne cesserait-elle pas d'etre un pouvoir spirituel? A la societe laique le mariage, la propriete, les jouissances de ce monde; a l'Eglise, le celibat, la communaute des biens, le sacrifice. Telles sont les conditions rigoureuses du pouvoir spirituel ; la Papaute les impose an clerge. Une fois le pouvoir spirituel constitue, l'Eglise est sauvee, et elle peut remplir la mission que Dieu lui a confiee. Telle est la raison profonde de l'avenement de la Papaute. Il n'y a jamais eu de pouvoir plus legitime, car il est fonde sur la necessite. Ce n'est pas l'ambition , ce ne sont pas les circonstances favorables ou se trouverent les eveques de Rome qui ont fait la Papaute , c'est 46 LA PAPAUTE. la force des choses. Les Barbares oni besoin d'un pouvoir moral , educateur; Dieu prepare ce pouvoir dans le christianisme. Les Bar- bares reconnaissent a l'Eglise le pouvoir spiritual, mais il faut que l'Eglise se montre digne de cette haute mission; elle doit etre un vrai pouvoir spirituel, en s'organisant suivant l'esprit de l'Evangile. Cependant l'episcopat, corrompu par le contact de la societe laique dont il depend, s'abaisse au niveau de la berbarie qu'il devait mora- liser. L'existence de l'Eglise est en danger ; la Papaute la sauve , et avec elle la civilisation. 3. Mission de la Papaute. La Papaute organise le pouvoir spirituel, et le concentre en ses mains; des lors elle a un droit incontestable a dominer sur le pou- voir temporel. Cette domination a souleve les plus violentes attaques contre l'ambition et la tyrannie des successeurs de saint Pierre. Nous comprenons ces invectives ; elles sont inspirees par la reaction de la liberte contre les pretentions d'un despotisme qui survit aux circon- stances dans lesquelles il est ne. Mais il n'y a rien d'absolu dans le developpement du genre humain ; l'empire du sacerdoce qui au dix- neuvieme siecle serait un non-sens, a eu sa legitimite au moyen age. La societe n'etait pas au onzieme siecle ce qu'elle est au dix-neuvieme. L'anarchie regnait ; il n'y avail plus d'autre droit que la force ; l'Occi- dent menacait de devenir un antre de brigands. L'etat social a telle- ment change, qu'il est difficile aujourd'hui de se faire une idee de ce qu'etait l'Europe au Moyen Age. C'est cependant la un point essen- tiel; pour apprecier la Papaute, il faut connaitre le milieu dans lequel elle s'est produite. Ceux qui la maudissent dans le passe, transportent, sans s'en douter, notre etat social au moyen age ; ils ne s'apercoivent pas qtl'ils commettent un immense anachronisme. Partisans de la doctrine du progres, ils devraient comprendre que chaque age a ses besoins, que si la Papaute est un hors-d'oauvre dans un temps ou regne la liberte de la pensee et ou l'empire du droit est assure, il n'en etait pas de meme a une epoque ou les plus nobles intelligences pliaient sous la foi, et ou la societe etait livree a l'empire MISSION DE LA PAPAUTE. de la force. Il faut donc avant tout nous placer au milieu de ces siecles de tenebres et d'anarchie. Ecoun'est la voix des contemporains. Le cardinal Damien, ami de Gregoire VII, ecrit au Pape : Les hommes du siecle envahissent les biens de l'Eglise ; ils se parent de la substance du pauvre, comme si c'etait la depouille de l'ennemi. Apres cela, ils se ruent les uns sur les autres. Les crimes debordent. Qui craint le parjure? qui a honte de l'impudicite? qui redoute le sacrilege? qui recule devant les plus horribles forfaits? Le mauvais esprit precipite avec fureur le genre humain dans un abime de maux inou'is. On ne voit que guerres, invasions et ruines. L'epee fait perir plus d'hommes que les infirmites attachees a la nature humaine. Le monde entier est comme une mer agitee par la tempete ; les dissen- sions et les discordes, semblables aux flots irrites, agitent toutes les ames. L'affreux homicide parcourt la terre, il la fletrit de son souffle empeste. Les desordres se multiplient a mesure que l'on approche de la fin du monde (1). La dissolution de la societe et la corruption de l'Eglise firent croire aux esprits contemplatifs que le monde courait a sa mine (2). En verite, le monde aurait peri si l'Eglise ne s'etait retrempee sous la main puissante de Gregoire VII. Le grand Pape, au lieu de s'abandonner a de steriles gemissements sur la fin du monde, se mit hardiment a l'oeuvre pour ramener les hommes de violence a la loi chretienne. La lettre qu'il ecrivit aux eveques de France, nous revele le role que la Papaute osa prendre au milieu du debordement de la force : Le royaume de France, autrefois si glorieux et si puissant, est dechu de sa splendeur; les lois sont meprisees, la justice foulee aux pieds; tout ce qu'il y a de crimes honteux, cruels, intolerables, se com- mettent avec impunite, la licence est passee en droit... C'est votre roi qui est la premiere cause de ces maux, lui qui ne merite pas le nom de roi, mais de tyran ; lui qui , entraine par le demon, passe sa vie dans le crime etl'infamie; lui qui portant inutile- ment le sceptre, non-seulement donne occasion aux crimes de ses sujets par la faiblesse de son gouvernement, mais les y excite par son _______________ (1) Damiani, Ep. I, 15 (T. I, p. 12); IV, 9, p. 51; Il, 1, p. 24. Id. Apolo- getic, de contemtu mundi. Opusc. XIl, 13 (T. Ill, p. 111). (2) Glaber. Chronic., Il, 6. 48 LA PAPAUTE. exemple... Vous, mes freres, votre faute est grande aussi, puisque c'est fomenter le crime que de n'y pas resister avec la vigueur epis- copate. Nous le disons malgre nous et en gemissarit, votre conduite n'est pas celle de pasteurs, mais de mercenaires; vous voyez le loup dechirer le troupeau du Seigneur, et vous fuyez , vous vous cachez dans le silence, comme des chiens qui ne savent pas aboyer. Je crains d'autant plus pour vous que vous etes sans excuse aucune ... C'est pourquoi nous vous prions et admonesn'est par l'autorite apos- tolique, de vous reunir pour veiller aux interets de votre patrie et a votre salut. Parlez au roi par deliberation commune, avertissez-le du desordre et du peril de son royaume, montrez-lui en face combien ses actions sont criminelles, efforcez-vous de le flechir par vos exhor- tations... S'il demeure endurci, s'il n'est touche ni de sa propre gloire, ni du salut de son peuple, declarez-lui de notre part, qu'il ne peut eviter plus longtemps le glaive de l'animadversion apostolique. Alors imitez l'Eglise Romaine, votre mere; separez-vous entierement de la communion de ce prince, interdisez par toute la France la celebration publique de l'office divin. Que si cette censure ne le fait pas rentrer en lui-meme, nous voulons que personne n'ignore, qu'avec l'aide de Dieu nous ferons tous nos efforts pour delivrer le royaume de France de son oppression. Et si vous vous montrez faibles en ces graves circonstances, nous vous priverons de toute fonction episcopate, comme complices de ses crimes. Dieu nous est temoin, que nous ne nous sommes porte a cette resolution que par la vive douleur de voir perir par la faute d'un homme un si noble royaume et un si grand peuple (1). On a appele le onzieme siecle un siecle de fer (2) ; a vrai dire, tout le Moyen Age a ete une epoque de fer, depuis l'invasion des Barbares jusqu'a la chute du regime feodal. Les violences etaient universelles et incessantes. Ajoutez a cela la corruption romaine, la barbarie des conquerants et une ignorance generate. La nuit regnait dans les esprits et dans les consciences, toutes les passions etaient dechainees. ________________ (1) Gregor. Epist. I, 9 (Mansi, XX, 66). Fleury, Histoire ecclesiastique, LXIl, 16. (2) Le cardinal Damien qui vivait dans ce malheureux temps, lui a deja donne ce nom. (De fuga dignitatum, init. Opusc. XXI. T. Ill, p. 200.) MISSION DE LA PAPAUTE. D'ou viendra la lumiere? Qui aura la force d'enchainer la violence? Il fallait un pouvoir plus qu'humain, un pouvoir qui fut revere et craint comme l'organe de Dieu. Ce n'etait pas un temps de develop- pement libre des facultes de l'homme ; avant de supporter la liberte, les Barbares avaient besom d'etre brides, domptes, moralises. Les lois qui suffisent dans un etat regulier, ou n'existaient pas, ou etaient impuissantes. Les chefs memes de la societe, rois et eveques, etaient entraines par le torrent. La Papaute, armee de son droit divin, etait seule capable de hitter pour l'etablissement d'un ordre moral; elle tenta cette oeuvre heroique et elle l'accomplit dans la inesure de la faiblesse humairie. La Papaute exerce un pouvoir absolu ; elle domine sur l'Eglise, elle domine sur les peuples et les rois. Nous joindrons-nous aux philosophes du dix-huiteme siecle pour protester contre cette tyrannie? La tyrannie suppose l'oppression et la violence, tandis que la puissance du Pape etait fondee sur la foi et etait acceptee par la conscience generate. An onzieme siecle, l'Occident tout entier est Chretien; pas un homme n'ose depasser les limites de rorthodoxie,pas un libre penseur ne doute de la revelation. Or la Papaute est l'organe de la foi qui regne sur les esprits; comment son autorite ne serait-elle pas reconnue? Elle est reconnue meme par ses ennemis. Henri IV s'humilie devant Gre- goire VII; cette humiliation qui a arrache des cris de rage aux adversaires de la Papaute, est l'acte d'un Chretien ; le fier empereur, tout en luttant contre le Pape, recommit que les rois peuvent etre deposes par lui, quand ils abandonnent la foi (1). C'etait reconnaitre la toute-puissance papale qu'il combattait; en effet, il ne peut etre roi, s'il n'est Chretien ; comme Chretien, il est soumis au Pape, il est donc sujet de l'Eglise, sujet du Pape. Nous touchons aux racines les plus profondes de la puissance pon- tificale. An dix-neuvieme siecle, l'on essaye de ressusciter la Papaute ; l'on se flatte que, la crainte de la liberte aidant, l'Eglise pourra res- saisir le pouvoir qui lui a echappe. Vaines pretentions ! La domination de l'Eglise est essentiellement spirituelle; c'est dire que, pour dominer, elle doit posseder les esprits ; or elle a perdu l'empire des esprits et _______________ (1) Me ... nec pro aliquo crimine, nisi a fide, quod absit, exorbitaverim, deponendum ... (Mansi, XX, 472). 50 LA Papaute. elle ne le regagnera plus, car il y a opposition complete entre les tendances de l'Eglise et les tendances de la societe moderne. Mais ce qui aujourd'hui est impossible, existait au Moyen Age : voila ce que les ennemis passionnes du Catholicisme ne devraient pas oublier. Les douzieme et treizieme siecles sont un premier reveil de la pensee humaiae, ils ont vu naitre de nobles intelligences ; quel est le senti- ment de ces grands penseurs sur l'Eglise et la Papaute? Nourris des doctrines chretiennes , ils reconnaissent l'empire du chef de la chre- tiente. Ecoun'est Saint Bernard, s'adressant au Pape Eugene : Qu'etes-vous , quelle fonction remplissez-vous dans l'Eglise de Dieu? Vous etes le grand pretre, le souverain Pontife; vous etes le prince des eveques, l'heritier des apotres. Vous avez la primatie d'Abel , le gouvernemeut de Noe, le patriarchal d'Abraham, l'ordre de Melchisedech, la dignite d'Aaron, l'autorite de Moise, la judica- ture de Samuel, le pouvoir de Pierre, l'onction du Christ. Personne n'echappe a cette souverainete : Vous etes le chef de toutes les brebis et de tous les pasteurs. Qui nous l'enseigne? Celui qui a dit : Faites paitre mes brebis; et de quelles brebis a-t-il voulu parler? Des brebis de telle cite, de tel pays, de tel empire? Il dit : Mes brebis, c'est-a-dire non-seulement quelques-unes, mais toutes ensemble. La puissance des Papes s'etend sur les princes comme sur les sujets : Les deux glaives, le glaive spirituel et le glaive temporel sont au service de l'Eglise. Mais l'un doit etre mis hors du fourreau par l'Eglise, l'autre pour l'Eglise; celui-la par la main du pretre, celui-ci par la main du guerrier, mais a la discretion du pretre (1) . Saint Bernard est l'organe des sentiments de son temps. Les temoi- gnages abondent. Le Dominicain Raymond de Penafort, celebre juris- cousulte (2), reconnait au Pape le droit d'excommunier et de deposer les princes, quand ils sont hors de la foi. Le mystique Hugues de Saint Victor n'a pas d'autre opinion : C'est a la puissance spirituelle a instituer la puissance temporelle, c'est a elle a juger les represen- tants de cette puissance (5) . Henri de Gand attribue les deux glaives _________________ (1) S. Bernard. De consider. IV, 3. (2) Raymundi Lib. I, tit. de haereticis, 7. (3) Hug. S. Victor. De Sacram. Lib. II, p. II, c. 4. (T. III, p. 607) : Quanto MISSION DE LA Papaute. au Pape: Saint Pierre etait apres le Christ, le premier chef de l'Eglise universelle, et le Christ lui donna deux clefs, lui confia deux glaives, de telle sorte qu'il lui remit le gouvernement de toute l'Eglise, tant pour le spirituel que pour le temporel (1). Les theologiens anglais sont tout aussi explicites : Dieu lui-meme, disent-ils, a voulu l'unite du gouvernement, et c'est au Pape qu'il a delegue le pouvoir sou- verain (2). Le Pape est le roi des rois (3) ; il est l'arbitre supreme dans toutes les contestations qui s'elevent entre les princes, il juge de la paix et de la guerre, il peut deposer les rois pour cause d'in- justice ou d'inutilite (4). Les theologiens d'ltalie, saint Bonaventure, saint Thomas d'Aquin, Saint Anl'onin, archeveque de Florence, Isidore de Milan, s'accordent a dire que les deux glaives sont la propriete des successeurs de Saint Pierre et que les rois doivent obeir aux decrets de leur volonte (5). Philosophes et theologiens sont entraines par les ________________ vita spiritualis dignior est quam terrena, tanto spiritualis potestas terrenam, sive secularem potestatem honore ac clignitate psecedit. Nam spiritualis potestas terrenam potestatem et instituere habet, ut sit, et judicare habet, si bona non fuerit. Ipsa vero a Deo primum instituta est, et cum deviat, a solo Deo judicari potest. (1) Henr. Gandav. Quodlib. VI, Qu. 33. Comparez//d', Henri de Gand, p. 186. (2) Alex, de Hales. Part. IV, quajst. 10 : Voluit Deus quosdam in alios plures habere potestatem, et deinde in illos alios pauciores, et sic semper, donce deveniretur ad unum scilicet Papam, qui sub Deo immediate est. (3) Robert. Holcot, Liber SapientiaB, sect. 200 : Hie est rex regum, cui omnes subsunt nationes et populi. (4) Ratione iniquitatis vel inutilitatis suse persona;. (J. Baconthorp. in Prolegom. IV Sent. Qu. 11.) (5) S. Bonaventur. De EcclesiaD hierarch. Pars Il, c. 1 (T. VIl, p. 256). Les preHres et les Pontifes peuvent, pour des motifs sufflsants, deposer les rois et les empereurs. Quels sont ces motifs suffisants? Principum malitia, reipublica3 necessitas. S. Thorn. d'Aquin (Secunda secundas, Qu. 60, art. 6): Potestas sasculaIls subditur spirituali, sicut corpus animae. S. Anl'onin. InSumma, P. Ill, tit. 22, c. 3, 7 : Potest ipsos reges ex causa rationabili deponere. Isidore de Milan (De imperio milit. Eccl., T. VIlI, concl. 3) : Papa potest, eorum demeritis exigentibus, imperatorem et regem deponere. Nous emprunn'est ces temoignages a Bellarmin, De potestate summi pon- tificis in temporalibus. LA Papaute. croyances generates; its expriment sous une forme scientifique les sentiments instinctifs des peuples. Le droit est plus encore que la philosophie ou la theologie sous l'influence des opinions dominantes, il en est pour ainsi dire l'expression. Ouvrez le Miroir de Souabe; vous y verrez que Jesus-Christ laissa en montant au ciel deux glaives sur la terre pour la defense de la chreliente; et il les donna a saint Pierre, l'un pour le jugement seculier, l'autre pour le jugement ecclesiastique ; le Pape concede le premier a l'empereur, l'autre esl confere au Pape lui-meme, afin qu'il juge comme il le doit (1). Le Pape tient donc ses pouvoirs de Jesus-Christ, il est presque un etre surnaturel, sa parole csl la voix de Dieu (2). Voila pourquoi la Papaute cut une si grande puissance sur les esprits. Dans la lutte decisive que Gregoire engagea avec l'episcopat, il prit appui sur le peuple ; ce fut avec son aide qu'il imposa le celibat au clerge et de- truisit la simonie. C'est comme chef de l'opinion publique que les Papes delronaienl les rois el les empereurs; leurs sentences n'avaient d'eftkaeile que par le concours volontaire des fideles. Faut-il donc voir dans les Papes les defenseurs des franchises populaires? Il y avail un element democratique dans la Papaule, en ce sens que la monarchie chretienne etait elective ; des homines sortis des derniers rangs de la societe arrivaient a la premiere dignite de la terre; Gre- goire VIl etait fils d'un charpentier. L'on peul dire encore que les sympathies des Papes comme Chretiens devaient etre pour les classes foulees par les rois et les nobles, car la Papaute et les peuples avaient en quelque sorte les memes ennemis. Cependant ce serait travestir l'histoire que de transformer les Papes en democrates. Leur inter- vention fut generalement favorable aux interets populaires, mais ce n'est pas au nom de la liberte et de l'egalite qu'ils intervenaient; leur _______________ (1) Schwabespiegel, Vorwort, 11. Le Miroir de Saxe dit aussi que le Pape peut excommunier l'cmpereur pour trois causes : 1 s'il est heretique ; 2 s'il abandonne sa femme;3s'il delimit les eglises (Sachsenspiegel, Il, 57, 1). (2) Godefroi de Viterbe, dans un dialogue enlre le Pape et Tempereur, represente le Pape comme un etre d'une nature superieure : Spiritus est Papa, carnis velamine clausus, llunc quasi terivmnn describe! e quis fore I ausns? > (Mtiratorf, Script. Rcr. Italic., T. VIl, p. 457). MISSION DE LA PAPAUTE. mission etait une mission de domination et non de liberte. Ils prirent le parti du peuple aussi longtemps que les nations n'etaient que des masses croyantes, sans conscience d'elles-memes, obeissant aveugle- ment aux paroles du Saint-Siege ; mais des que les premieres lueurs de la liberte eclairerent l'Europe feodale, les Papes se rangerent du cote des rois contre les peuples. La grande charte imposee au treizieme siecle au roi d'Angleterre par ses barons, est le principe du regime qui tend a devenir le droit commun de l'Europe. La Papaute favorisa-t-elle ces premiers pas vers la liberte? Elle proscrivit la grande charte comme une ceuvre impie ; si nous jouissons aujourd'hui des bienfaits du gouvernement representatif, c'est malgre les ana- themes de l'Eglise : il n'a pas tenu a elle que la liberte ne fut etouffee dans son berceau. On a aussi exalte les Papes comme les defenseurs des droits sacres de l'intelligence contre la force brutale (1). Il est vrai que les Papes lutterent au moyen age avec les representants de la force. La feoda- lite etait un temps de violence ; rendons graces a Dieu de ce que, a cote des hommes qui ne connaissaient d'autre droit que celui du plus fort, il a place l'Eglise, dont l'existence etait toute spirituelle. La victoire de la Papaute a ete la victoire de l'esprit sur la matiere. Si les rois l'avaient emporte a une epoque ou les princes n'etaient que les chefs de l'aristocratie feodale, een etait fait de l'humanite; l'on aurait vu l'espece humaine transformed en betes de proie et en betes de somme. Le triomphe des Papes sauva l'avenir de l'Europe. Mais leur victoire etait due, non a la force de la raison, mais a la puis- sance de la foi. La Papaute n'avait pas pour mission de favoriser la liberte de l'intelligence. Son pouvoir etait un pouvoir educateur, qui suppose des peuples dans l'enfance intellectuelle et morale ; l'educa- tion, en emancipant les peuples, devait par cela meme mettre fin a la domination de l'Eglise. La Papaute le pressentit; aussi la liberte intellectuelle n'a-t-elle pas eu d'ennemi plus acharne. Ce pretendu organe de l'intelligence dressa des buchers pour la pensee, il orga- nisa l'Inquisition pour detruire toute dissidence sur le dogme, il excita les guerres les plus sanglantes pour ramener dans le sein de l'Eglise ________________ (1) Lamennais, Du catholicisme dans ses rapports avec la societe poli- tique. LA Papaute. les peuples qui s'en etaient detaches. Ce n'est pas a dire que la pa- paute n'ait ete au Moyen Age un principe civilisateur ; n'etait-elle pas l'organe de l'Eglise qui seule avail le depot des richesses litteraires de l'antiquite, le gout des etudes et le loisir pour les cultiver? Mais la Papaute ne pouvait etre un element de civilisation que dans les limites du christianisme, avec les sentiments et les prejuges Chretiens. La foi dominait la science et l'absorbait. Du jour ou la science aban- donna la l'oi, il y eut guerre a mort entre la Papaute et tous ceux dont la pensee libre depassait un dogme immuable ; la guerre ne cessera que lorsque la Papaute aura cesse d'exister. La mission de la Papaute comme celle du Catholicisme n'etait que transitoire. L'Eglise occupe un degre dans rechelle infinie du deve- loppement de l'humanite. Son existence se lie intimement a la desti- nee des peuples barbares qui detruisirent l'empire romain ; elle etait appelee a les elever, par la foi, a la moralite et a l'intelligence. L'Eglise etait digne de cette mission, car dans un age de barbarie, d'immora- lite et d'ignorance, elle seule ouvrait un asile a la science, seule elle offrait des modeles de la perfection chretienne ; pouvoir spirituel dans la plus haute expression du mot, elle dominait par la superiorite de raison et de sagesse. Mais cette domination par sa nature meme etait passagere. Le monde n'est plus celui du moyen age ; il n'est plus en proie a la force brutale , il n'exige plus un pouvoir educateur qui le domine et le guide, comme un enfant, par la foi aveugle. Les facultes dontDieu a doue rIlumanitesesontdeveloppeesdans une richevariete. La moralite s'est elevee a l'idee du droit et du devoir. Des elements de civilisation que l'Eglise reprouvait ont acquis une force immense, irresistible. Le christianisme maudit la matiere, et Voila que la matiere reagit contre le spiritualisme et menace a son tour de s'em- parer de la domination, si une doctrine plus large que celle de l'Eglise ne lui fait une place legitime dans l'ordre social. Quel sera le terme de ce mouvement qui emporte les peuples? Une civilisation qui depassera le christianisme. Deja aujourd'hui le progres des arts, des sciences, des lettres s'accomplit en dehors de l'Eglise. L'Eglise a cesse depuis des siecles d'etre le pouvoir spirituel. Ou sont les artistes qui s'inspirent de la doctrine chretienne? Ou sont les poetes qui chantent les mysteres du christianisme? Nous attendons toujours la science catholique qui devait consacrer l'alliance de la foi et MISSION DE LA Papaute. de la pensee. Science et Catholicisme sont devenus tellement anti- pathiques, que l'on defend aux futurs ministres de l'Eglise l'abord de la science, comme un ecueil contre lequel la foi doit necessaire- ment echouer. Le pouvoir qui s'appelle toujours pouvoir spirituel, ne peut se soutenir que par l'ignorance; il ne domine que la ou regne l'ignorance, et pour perpetuer sa domination, il est pousse fatale- ment a perpetuer l'ignorance. Tout ce qu'il y a d'elements intellectuels dans la societe se developpent en dehors de l'Eglise et sont hostiles a l'Eglise. La mission de la Papaute est remplie ; il n'y en a pas de plus glo- rieuse dans l'histoire de l'humanite. Mais il arrive a l'Eglise ce qui arrive a tous les pouvoirs du passe; elle se survit a elle-meme, elle conserve ses vieilles pretentions, sans s'apercevoir que tout autour d'elle a change, pendant qu'elle restait immobile. La Papaute au dix- neuvieme siecle serait un immense anachronisme. Le fondement de sa puissance s'est ecroule. Elle dominait par l'opinion publique, elle avait pour elle la conscience generale; or l'opinion publique non-seule- ment lui est echappee, elle s'est tournee contre elle. Voila quatre siecles que la moitie de l'Europe a fait un divorce eclatant avec l'Eglise ortlio- doxe, et le scandale de la separation se perpetue. Dans le sein meme de la societe Catholique, la Papaute n'a plus qu'une existence nomi- nale : c'est une ombre du passe. Il s'est trouveau dix-neuvieme siecle un homme de genie qui, pleinde foi dans la puissance dela doctrine Catholique, croyait que la Papaute avait encore devant elle un brillant avenir. Lamennais appela le souve- rain Pontife aretablirrequilibrerompude la nature humaine et de ses indestructibles lois, enoperant de rechefl'union intime dela foi etde la science, de la force et du droit, du pouvoir et de la liberte. Pour remplir cette haute mission, le hardi penseur provoquait la Papaute a rompre les chaines qui l'attachent aux rois et a embrasser la cause des peuples auxquels appartient l'avenir (1). L'appel ne fut pasentendu; le cele- ________________ (1) Lamennais, dans l'avenir. L'illustre ecrivain donnait a la Papaute la mission de consommer l'unite : De Rome, maftresse d'elle-meme et clegagee des liens dont l'enlacaient depuis des siecles les souverainetes temporelles, emanera tout ensemble et le mouvement regulier qui portera les nations chretiennes vers les magnifiques destinees qu'elles ne font LA PAPAUTE. bre ecrivain fut averti solennellement qu'il s'etait trompe en voulant l'alliance dn catholicisme et de la liberte. Le role que Lamennais demandait pour les Papes est line grande illusion ; la Papaute, dans l'interet de son existence, a eu raison de le repousser; elle ne peut plus vivrc, elle ne peut plus que vegeter a l'ombre et sous l'appui des puissances de ce monde que jadis elle dominait. A ceux qui revent encore le maintien de la Papaute nous dirons : Voyez ce qui se passe a Rome. Lorsque la Papaute vivait, lorsqu'elle exerc.ait ce pouvoir spirituel que vous revendiquez pour elle, le Pape etait revere comme le representant de Dieu sur la terre ; il se pretend toujours le vicaire du Christ, mais une indifference dedaigneuse a remplace l'antique veneration (1). Au moyen age, le Pape etait le veritable souverain de la chretiente; aujourd'hui il ne se maintient au Vatican que par la pro- tection d'un peuple incredule par excellence. Voila les signes des temps. Que ceux qui out des yeux les ouvrent et voient. SECTION II. LE POUVOIR SPIRITUAL. 1. L'idee du pouvoir spirituel. La Papaute domine au Moyen Age comme pouvoir spirituel. Qu'est- ce que le pouvoir spirituel? L'idee de ce pouvoir date du christia- nisme; elle implique la separation du spirituel et du temporel, elle entraine la separation de l'Eglise et de l'Etat, le partage de la souve- rainete entre le Pape et l'empereur, et en realite la suprematie de la Papaute. La notion du pouvoir spirituel est donc fondamentale pour l'appreciation de l'unite chretienne et pour l'intelligence de la civi- lisation qui precede du Christianisme. Dans l'antiquite, la separation de l'Eglise et de l'Etat etait incon- _______________ qu'entrevoir encore, et la vivifiante energie qui, penetrant les peuples jus- qu'ici rebelles au christianisme, constituera dans l'unite, selon les pro- messes divines, l'humanite entiere. (1) Chateaubriand assistait en 1829, comme ambassadeur, aux petites intrigues qui s'agitent dans la capitale du monde Chretien, lors de l'election d'un Pape. Il dit dans ses Memoires : Le monde tel qu'il est fait aujour- d'hui, ne donne pas deux sous de la nomination d'un Pape, des rivalites des couronnes et des intrigues de l'interieur d'un conclave. LE POUVOIR SPIRITUEL. 57 nue; l'empereur etait en meme temps souverain Pontife. Est-ce a dire que l'Etat ait exerce le pouvoir spirituel qui dans le systeme Chretien appartient a l'Eglise? Les anciens n'avaient aucune idee d'un pouvoir spirituel tel que le christianisme le conceit. Un pouvoir spirituel, place a cote ou au-dessus du pouvoir temporel, suppose la separation des interets spirituals et des interets temporels, la separation de ce qui touche l'ame et de ce qui louche le corps. Or les anciens ne son- geaient pas a separer l'ame du corps; pour eux l'homme etait un tout harmonique, indivisible. Le polytheisme donnait satisfaction aux exigences du corps aussi bien qu'aux besoins de l'ame; pour mieux dire, l'antiquite etait une epoque d'expansion des forces physiques, materielles; la matiere, le corps etaient choses sacrees, comme tenant a la vie, a sa production et a sa conservation. De la le culte de la matiere que les Chretiens ont si vivement reproche ati paganisme ; c'etait plutot le culte de ce qu'il y a de divin dans la nature. Cependant il est certain que les religions materielles de l'antiquite conduisaient a materialiser les moeurs : elles furent une des causes de la corruption qui miriait les peuples, lorsque Jesus-Christ vint precher la bonne nouvelle. Qu'etait-ce que la bonne nouvelle que le Christ annoneait aux hommes? Il annongait un royaume des cieux qui allait s'ouvrirpour ceux qui feraient penitence de leurs peches. La predication evange- lique etait toute une revolution dans les sentiments et dans les idees; elle detournait les hommes des interets et des passions tie ce monde, pour ne leur laisser qu'une seule preoccupation , celle de leur salut dans la consommation finale que l'on croyait instante. Qui n'aurait meprise les richesses, avec la conviction que la fin du monde englou- tirait bientot tous les biens de la terre? qui aurait songe an mariage, lorsque l'humanite approchait de son dernier moment? pouvait-on concevoir une pensee d'ambition et de gloire, lorsque le neant de tout ce qui est humain et perissable, allait paraitre an grand jour du jugement dernier? Cependant la consommation finale reculait toujours; ce que les Chretiens avaient pris pour l'annonce de la fin du monde, etait l'inau- guration d'un nouvel age de la civilisation. Mais les sentiments que la croyance a la consommation finale avait developpes subsisterent ; ils forment le fondement de la conception que le Christianisme se fait LA Papaute. de la vie : le mepris du corps et de l'existence presente, l'exaltation de l'ame et de l'existence future. Le corps n'est pas pour les Chretiens l'instrument necessaire de l'ame, il est l'ennemi de l'ame : ils ne cherchent pas seulement a le dompter, a le reduire, ils l'aneantiraient volontiers, s'ils le pouvaient. L'ideal auquel ils aspirent est une vie purement spirituelle; s'ils maintiennent le corps dans leur ciel, ils ne lui laissent aucune fonction. L'ame seule existe veritablement, et le bonlieur qui l'attend n'est pas l'exercice de ses facultes, c'est la vision de Dieu. Ainsi dans la doctrine chretienne, il y a separation complete entre le monde actuel et le monde futur; ce monde futur, l'ideal des Chre- tiens, le terme de leurs esperances, est un autre monde. La vie dans ce monde- ci est fondamentalement differente de la vie a venir; celle-ci est une existence spirituelle, l'autre est enchainee dans les liens du corps, soumise aux influences des mauvais esprits. Le Chre- tien, le vrai Chretien la meprise souverainemenl; il aspire a la quitter; tant qu'il y est, il cherche, non a vivre de l'existence humaine dans les conditions que Dieu lui a faites, mais a la detruire, autant que cela depend de lui, pour realiser deja sur la terre le spiritualisme qui doit etre son partage dans le paradis. Quelles sont les conditions de cette vie spirituelle? c'est toujours la vie telle que les premiers chre- tiens la pratiquaient dans l'attente de la fin du monde : le mepris des richesses et des honneurs, la virginite, l'eloignement de la societe. Tel est le principe de la separation du spirituel et du temporel. Cette separation est donc essentiellement le mepris du corps, le mepris de la societe, le mepris de toutes les institutions sociales, propriete, mariage, honneurs; l'exaltation exclusive de l'ame, la preoccupation de la vie future, vie autre, differente de la vie actuelle. De la separation du spirituel et du temporel, va naitre l'idee du pou- voir spirituel, oppose au pouvoir temporel. Les premieres communautes chretiennes se formerent au sein de l'Empire pa'ien. Jesus-Christ avait dit : Donnez a Cesar ce qui est a Cesar. Les Chretiens n'envierent pas a Cesar la domination du monde, les richesses, la gloire; ils ne revendiquerent pour eux que leur foi. A Cesar le pouvoir sur tout ce qui tient a la terre ; les Chretiens ne placaient pas leur bonheur dans les biens terrestres, mais dans le ciel. Voila dans son premier germe la separation des deux societes ou des LE POUVOIR SPIRITUEL. deux pouvoirs : la societe spirituelle se compose exclusivement de croyants, la societe temporelle est ledomaine du paganisme. L'oppo- sition est radicale. Les fideles forment une cite a part, dispersed au milieu des empires, la cite de Dieu; quant aux empires qui sont en dehors de la cite de Dieu, qu'est-ce sinon le royaume du demon? Ces relations changerent, dans la forme et a certains egards au fond, lorsque l'empire se fit Chretien. Du sein du Christianisme surgit une Eglise qui represente le pouvoir spirituel; l'Etat, devenu Chretien, reste l'organe du pouvoir temporel. Dans les premiers siecles, l'Eglise etait une societe d'egaux, comprenant tous les fideles ; elle va se concentrer dans une hierarchic de plus en plus arislocratique et monarchique. Les eveques se pretendent les succes- seurs des apotres, ils exercent le pouvoir de lier et de delier ; l'Eglise est la porte par laquelle on entre dans le royaume des cieux, et c'est l'episcopat qui en tient les clefs. Voila le pouvoir spirituel constitue; ce pouvoir spirituel n'est plus le partage de tous les croyants, il est le privilege de l'Eglise. Mais a quelle condition l'Eglise sera-t-elle pouvoir spirituel? A condition de realiser dans son sein Pideal de la vie chretienne, le renoncement au monde, a la propriete, au manage. Pour etre pouvoir spirituel , il faut vivre de la vie spirituelle. Get ideal ne peut etre la loi de toute la societe chretienne ; il est le par- tage des elus, de ceux que Dieu a choisis pour ses organes (1). Ainsi l'idee de la vie spirituelle conduit a maintenir, dans le sein meme de la chretiente, la separation entre le spirituel et le temporel, entre les clercs et les laiques. Les laiques continueront a vivre de la vie ancienne; a eux le gouvernement des choses humaines, le mariage, la propriete. Mais par cela meme que les laiques n'aspirent pas a la perfection de la vie chretienne, ils sorit inferieurs aux clercs; les clercs seuls vivent de la vie spirituelle, eux seuls forment l'Eglise , a eux seuls le pouvoir spirituel. Ce pouvoir spirituel est exeree par les eveques, comme successeurs des apotres. Parmi les eveques, il en est un qui pretend a la suprematie ; le pouvoir spirituel appartient a tout l'episcopat, mais a saint Pierre plus specialement ont ete remises les clefs du royaume des cieux; l'Eglise se concentre en lui, il est l'organe du pouvoir spirituel. ________________ (1) Les clercs, le clerge. Voyez le Tome V e de mes Etudes. LA Papaute. Le pouvoir spirituel, en se concentrant dans la Papaute, a atteini tout son developpement. Qu'on se represente le point de depart de cette conception chretienne, et l'on aura une idee de la puissance immense qui en decoule pour l'Eglise. Il y a dans l'homme deux ele- ments distincts, hostiles, Tame et le corps; le corps est une entrave, une prison pour l'ame; l'homme est appele a une existence spirituelle, mais dans ce monde-ci, sa vie est une lutte constante contre les passions du corps; pour arriver au ciel, il faut que l'ame dompte le corps, que le corps soit l'esclave de l'ame. Or, qui represente l'ame dans l'organisation de la societe chretienne? qui represente le corps? C'est l'Eglise qui est l'ame, la societe la'ique et ses chefs sont les organes du corps. La vie de la societe la'ique n'est pas la vie veritable; elle ne peut faire son salut, qu'en se soumettant entierement a la direction de l'Eglise, de meme que le corps doit se soumettre a l'empire de l'ame. L'ame domine le corps au point de l'asservir; l'Eglise doit dominer l'Etat au point qu'il n'ait plus d'autre volonte que la sienne. Les chefs de la societe la'ique, rois et empereurs, n'ont qu'une autorite apparente; ils sont les organes d'une face de la vie qui est reprouvee, du corps, de la matiere ; ils sont nes pa'iens, et ce vice originel les infecte loujours : bien qu'ils soient Chretiens , peu s'en faut qu'ils ne soient les organes du demon. Leur puissance materielle s'efface devant l'Eglise qui a seule droit de commander, de meme que la lune disparait du ciel quand parait l'astre vivifiant qui dissipe les tenebres de la nuit. Nous ne faisons qu'indiquer les consequences que recele l'idee du pouvoir spirituel : admettez la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, reconnaissez le pouvoir spirituel a l'Eglise, et vous aboutirez necessairement a lui donner la domination sur le pouvoir temporel. Tel est le fondement de la puissance de la Papaute au moyen age, de la les longues luttes entre le sacerdoce et l'empire ; le sacer- doce essayant d'organiser la chretiente sur l'idee du pouvoir spirituel appartenant a l'Eglise; l'empire reconnaissant ce pouvoir spirituel a l'Eglise, mais refusant d'en accepter les consequences, parce que les pretentions de l'Eglise l'annuleraient. La lutte de la Papaute et de l'empire fait place aux guerres de la reforme contre la suprematie papale. Le pouvoir spirituel, attaque dans son chef, succombe apres des luttes sanglantes, furieuses; mais l'idee du pouvoir spirituel LE POUVOIR SPIRITUEL. survit, elle s'identifie avec le christianisme historique et elle ne dispa- raitra qu'avec lui. L'Eglise ne pretend plus dominer les rois au nom du pouvoir spirituel, mais elle essaye de maintenir son influence sur la societe, en s'emparant de l'education des generations naissantes; elle seule a capacite d'enseigner, d'elever, parce qu'elle seule est pouvoir spirituel. Tel est le long retentissement qu'a eu l'idee du pouvoir spirituel. Cette conception a-t-elle un fondement rationnel, independent de la revelation ? L'idee du pouvoir spirituel est fausse. Elle repose sur la separation 9 l'hostilite de l'ame et du corps ; or, dans les desseins de Dieu , le corps n'est pas la prison de l'ame, il est la condition necessaire de sa manifestation. L'ideal de la vie chretienne, vie exclusivement spiri- tuelle, est donc faux. La vie est une vie du corps aussi bien qu'une vie de l'ame, et elle sera toujours materielle et spirituelle tout ensemble, puisqu'il ne saurait y avoir d'existence finie sans corps. Par suite l'opposition radicale entre ce monde-ci et ce que l'on appelle l'autre inonde est fausse. Il n'y a qu'un monde; il n'y a qu'une vie, vie infinie dont les conditions changent a mesure que l'homme s'eleve, mais vie identique, en ce sens qu'elle n'est qu'une evolution progressive de nos facultes. Mais si l'ame se confond avec ie corps, si la vie future se confond avec la. vie presente, l'autre monde avec ce monde, que devient l'idee du pouvoir spirituel? Comment peut-il y avoir une dis- tinction des deux pouvoirs, spirituel et temporel, lorsqu'il n'y a qu'une seule existence qui tient a la fois de l'esprit et du corps? Puisque l'ame et le corps forment un tout harmonique, il en doit etre de meme des pouvoirs qui les representent ; il ne saurait y avoir deux souverains, l'un commandant au nom de l'ame, l'autre commandant au nom du corps; la societe est une, la souverainete est une, il n'y a donc qu'un seul pouvoir, organe des droits sociaux. Quelle est la mission de ce pouvoir? Il repond au but de la societe, de l'humanite. Ce but est le developpernent des facultes morales, intellectuelles et physiques de l'homme; l'barmonie de ces facultes constitue l'ideal de la vie. Cette vie est sainte, car elle est un moment de la vie infmie; cette terre est sainte, car elle est une partie du monde infini; il n'y a pas de vie a venir qui doive nous faire mepriser la vie actuelle : le ciel et la terre ne font qu'un. Ainsi s'ecroulent n'est les fondements du pouvoir spirituel. A quoi bon un pouvoir spirituel, quand le terme 62 LA Papaute. vers lequel ce pouvoir veut nous conduire est une chimere? Il ne nous faut pas un pouvoir qui nous prepare a un ciel qui n'existe pas , il nous faut un pouvoir qui nous guide dans la vie actuelle, vie qui n'est qu'un moment d'tine existence infinie. Ce pouvoir d'ou procederait-il, sinon de la societe meme? Le pouvoir souverain n'est que la societe organisee. L'idee du pouvoir spirituel , considere comme distinct du pouvoir temporel et comme lui etant superieur, cette idee qui a regne au Moyen Age et qui regne encore aujourd'lmi, n'aurait-elle donc ete qu'une longue erreur, ou renferme-t-elle une part de verite? a-t-elle u une mission a remplir, et quelle est cette mission? Le pouvoir spirituel dans son principe est une reaction contre le materialisme antique. Les anciens ne s'etaient pas homes a adorer ce qu'il y a de divin dans la matiere, ils avaient divinise la matiere; de la la corruption et la mort. Le christianisme reagit avec violence contre ce debordernent de vices. Il meprisa, il fletrit ce que les paiens adoraient; l'homme etait devenu tout corps, le christianisme voulut le transformer en esprit pur. La reaction depassa le but, mais elle fut salutaire : les rigueurs de l'ascetisme retremperent l'huma- nite. Cette premiere phase du christianisme etait une preparation a de plus rudes travaux, a de plus glorieuses destinees. Lorsque la doctrine chretienne est arretee, lorsque l'Eglise est constitute, les Barbares arrivent. C'est en vue des Barbares que Dieu avait envoye Jesus-Christ. Ici se revele la mission du pouvoir spirituel, la neces- site de sa separation du pouvoir temporel et de sa domination. Les Barbares etaient appeles a regenerer le monde, mais a raison meme de leur vocation, la force dominait chez eux; elle domina pendant tout le Moyen Age. Que serait devenue l'humanite, si la violence seule avait regne? elle aurait peri dans les convulsions de l'anarchie, dans les exces de la brutalite. Il fallait donc que l'intelligence domptat la force; mais pour cela, l'esprit devait avoir une existence a part, dont la superiorite fut reconnue par les hommes de violence : de la la necessite providentielle de l'Eglise et du pouvoir spirituel. On ne concoit meme pas qu'au moyen age, le spirituel et le temporel fussent reunis dans les mains d'un pouvoir unique, organe de la societe. La societe n'etait-elle pas le domaine de la barbarie? et la berbarie pouvait-elle exercer l'empire de l'intelligence? La barbarie LE POUVOIR SPIRITUEL. avail besoin d'un pouvoir educateur, elle le trouva dans l'Eglise, depositaire de tout ce qu'il y avail de moralite et d'intelligence dans la societe. La tache fut rude pour l'Eglise; la domination qu'on lui a tant reprochee n'a ete qu'une longue lutte conlre la force brutale. C'est a cette lutte de l'esprit contre la matiere que nous devons notre culture morale et intellectuelle. Telle a ete la haute mission du pouvoir spirituel au moyen age. Cette mission a ete temporaire; elle n'avait plus de raison d'etre du jour ou les peuples moralises et eclaires, pouvaient eux-memes conti- nuer leur education. Est-ce a dire que la distinction du spirituel et du temporel ait perdu toute valeur pour l'avenir? Elle ne se produira plus sous la forme qu'elle a eue au Moyen Age ; il n'y aura plus de Papaute, plus d'Eglise qui domine les peuples et les rois au nom de la foi et en vertu de sa superiorite intellectuelle. Mais la sociele a venir et le monde present ont un grand enseignement a puiser dans la distinction du spirituel et du temporel. Elle implique l'empire de l'esprit sur la matiere; cet empire est legitime en ce sens que le developpe- ment moral et intellectuel est le but supreme de l'humanite; le deve- loppement materiel n'est que le moyen, l'instrument. Malheur aux nations qui prennent le moyen pour le but! leur sort sera celui des peuples antiques, morts dans la pourriture. L'idee du pouvoir spirituel, considere comme distinct du pouvoir temporel, renferme encore un autre element qui s'est developpe dans les temps modernes et a pris place parmi les verites qui tendent a devenir la croyance commune du genre humain. Dans l'antiquite, l'Etat concentrait en lui tous les pouvoirs, il dominait meme sur l'intelli- gence et l'ame du citoyen. Le christianisme vint enlever ce domaine a Cesar; il revendiqua l'empire des ames pour un pouvoir qui tenait sa mission de Dieu meme. L'ideal antique conduit a l'oppression, au despotisme, et le despotisme, c'est la mort. L'ideal chretien a egale- ment abouti a la tyrannie des intelligences , mais il avail en lui un germe d'affranchtssement , de liberte. La tyrannie de l'Eglise n'etait plus celle d'un pouvoir humain, c'etait la loi de Dieu ; il etait donc reconnu qu'aucun pouvoir humain ne peut enchainer les ames. Quant au droit divin en vertu duquel l'Eglise pretendait dominer les inlelligences, l'humanite l'a rejete comme une usurpation, du jour ou sortant de l'enfance, elle a atteinl l'age de raison ; mais elle maintient comme LA PAPAUTE. un droit sacre l'idee qui est au fond du pouvoir spirituel reclame par l'Eglise. Oui, Dieu seul a action sur nos ames ; c'est affirm er en d'au- tres termes notre liberte a regard des hommes et de la societe. Il y a une partie de nous, et la plus precieuse, qui echappe a l'action de l'Etat : nos rapports avec Dieu doivent etre libres. La liberte dans le developpement intellectuel et moral, telle est la formule future de la separation du spirituel et du temporel, de l'Eglise et de l'Etat. 2. Le pouvoir spirituel au onzieme siecle. La mission de l'Eglise et sa domination sont fondees sur son pou- voir spirituel. Pour qu'elle puisse remplir sa mission, pour qu'elle ait un titre a l'empire, il faut qu'elle realise l'idee sur laquelle repose sa puissance; il faut qu'elle vive de la vie spirituelle qui est l'ideal du christianisme ; il faut, pour parler le langage moderne, qu'elle legitime sa domination par une moralite et une capacite superieures. L'Eglise au onzieme siecle est en tout l'oppose de l'ideal Chretien ; elle est souillee de tous les vices qui infectent le monde barbare. Les representants du pouvoir spirituel, les cveques sont des liommes sortis de l'aristocratie guerriere ; ils vivent dans le concubinage, la guerre est leur occupation habituelle. Par sa moralite, l'Eglise est au niveau de la societe barbare (1) ; son ignorance va de pair avec sa corruption. Comment ainsi avilie, abrutie, pourrait-elle s'appeler pou- voir spirituel ! Si l'Eglise continue a marcher dans cette voie, een est fait du christianisme et de la civilisation. Pour nous en convaincre, penetrons dans l'Eglise du onzieme siecle ; nous verrons le pouvoir spirituel en pleine dissolution. Le tableau de cette decadence nous revelera la mission de Gregoire VII. Il trouva l'Eglise en ruines, il la ramena avec violence a l'ideal Chretien, et par la il assura l'empire a la Papaute ; en sauvant l'Eglise, en consolidant sa puissance, il sauva le christianisme et la civilisation. ____________________ (1) Chronic. Affligemense , c. 1. (Pertz, IX, 407) : Tunc presbyterorum conjugatorum irreverentia adeo in orbe praevaluerat, ut inter vitam laico- rum et clericorum pene nulla foret distantia. LE POUVOIR SPIRITUEL. 65 No 1. DEPENDANCE DE L'EGLISE. L'Eglise a etc dans la dependance de l'Etat depuis l'invasion des Barbares jusqu'au onzieme siecle. C'etait une epoque de dissolution et de violence ; l'Eglise avail besoin d'un appui exterieur, elle recher- cha la protection des rois. Mais comme celui qui protege domine, il arriva que l'Etat exerca le pouvoir spirituel : Charlemagne etait Pape et empereur. La decadence de l'Empire Carlovingien ne profita pas a l'Eglise; dans l'anarchie qui preceda la feodalite, elle fut en proie a la force. Sous le regime fcodal, elle entra dans la dependance hierar- chique qui etait la condition de n'est les possesseurs du sol. La nomination des eveques se faisait par les rois, an mepris des canons qui consacraient la libre election par le peuple et le clerge. Un chroniqueur raconte qu'Othon le Grand, en apprenant la vacature d'un eveche, eut un songe qui lui dit de nommer eveque le premier qu'il rencontrerait a son lever; l'empereur montra plus de foi dans cette inspiration que dans une election canonique; il eut cependant le bon esprit de diriger ses pas vers une abbaye, pour avoir la chance de rencontrer un clerc (1). Le pieux Henri II cassa plus d'une fois les elections faites par les chapilres, pour imposer aux eglises des eVeques de son choix (2). Henri IlI faisait et defaisait les Papes; il dis- posait des eveches comme des comtes (5). En France et en Angleterre, il y avail un semblant d'election, mais les plaintes des ecrivains eccle- siastiques nous apprennent que la, comme en Allemagne, les eveques arrivaient a l'episcopal par des voies irregulieres (4). Le mal etait general, parce que la cause d'ou il derivait existait parlout : les eve- hes etaient consideres comme des fiefs donl les rois et les grands vassaux croyaient pouvoir legitimement disposer (5). ________________ (1) Thietmari, Chronic. II, 17 (Pertz, III, 751, s.). (2) Plank, Geschichte der christlichen Gesellschaftsverfassung, T. Ill, p. 407, note. Doenniges, das deutsche Staatsrecht, p. 510, note. (3) Herimann. August. Chron. ad a. 1047 (Pertz, V, 126). (4) Servat. Lup. Ep. 81 : Non esse novicium aut temerarium quod ex palatio honorabilioribus maxime EcclesIls (rex) procurat antistites. (5) Sur le droit des grands vassaux de conferer l'investiture, voyez De Marca, "De concordia sacerdotIl et imperIl, Lib. VIlI, c. 25, et les notes LA Papaute. La confusion des dignites ecclesiastiques et seculieres nous expli- que l'etrange usage qui s'etablit an dixieme siecle de dormer les eveches a des enfants. Un enfant pouvait etre comte, pourquoi pas eveque? En 926, Hebert, comte de Vermandois, fit nommer son fils age de cinq ans a l'archeveche de Rheims; l'election fut con- firmee par le roi et le Pape (1). Atton de Verceil nous apprend com- ment on procedait a l'ordination de ces singuliers prelats : l'on inter- rogeait les pauvres petits sur quelques articles qu'ils avaient appris par coeur ou qu'ils lisaient en tremblant, plus dans la crainte d'avoir le fouet de leur maitre que de perdre l'episcopat (2). Le scandale monta jusqu'au siege de Saint Pierre; on vit un enfant vicaire de Jesus-Christ (5) ! Voila a quoi aboutit l'intervention de l'Etat, a une epoque ou regnait la force brutale. Ces abus temoignent quel cut ete le sort de l'Eglise, si elle etait restee enchainee dans les liens de la feodalite. Il y avait un danger plus grave dans la subordination de l'Eglise. ________________ de Baluze. Thietmar dit du royaume de Bourgogne : Rex nomen tan- turn et coronam habet, et episcopatus hiis det qui a principibus hIls eligim- tur... Unde hii (episcopi) manibus complicatis cunctis primatibus velut regi suo serviunt. (Chronic. VII, 21, dans Pertz, III, 845, s.). (1) Flodoardi, Hist. Ecclesiae Rhemensis, IV, 20. Le siege de Narbonne fut achete pour un enfant de dix ans (Vaissette, Histoire du Languedoc, T. II, p. 252). (2) Atton. Episc. Vercellens. De pressuris ecclesiasticis, dans d'Achery, Spicileg. T. I, p. 423 : Quidam autem adeo mente et corpore obcaacantur, ut ipsos etiarn parvulos ad pastoralem promovere curam non dubiteat... Et qui adhuc nee ipsa rudimenta humanaa naturse sufTecerint discere, hos ad magisterium elevare non formidant, judicesque constituunt animarum, qui adhuc, quid anima sit, intelligere penitus nequeant... All'on rapporte ensuite comment se faisait l'ordinalion de ces pauvres petits, puis il s'ecrie avec indignation : Quid enim dicere possumus, cum talis in Ecclesia praeponitur, nisi quod Idolum statuatur? S. Bernard. De officio episcoporum, c. VII, n 25 : Scholares pueri et impuberes adolescenluli ob sanguinis dignitatem promoventur ad eccle- siasticas dignitates, et de sub ferula transferuntur ad principandum pres- by teris ; laetiores interim quod virgas evaserint , quam quod meruerint prin- cipalum. (3) Baron. Anna), ad a. 1033, T. XI, p. -109 : Puer in sacrosanctam Petri sedem intruditur, monstrum erigitur, statuiturque portentum. LE POUVOIR SPIRITUEL. 67 Le caractere meme de l'episcopat menac,ait de s'effacer; le spirituel se confondait avec le temporel , mais par un singulier renversement d'idees, le spirituel avail son principe dans le temporel, l'ame proce- dait du corps. Au dixieme siecle, les rapports entre les deux pouvoirs prirent une forme qui legalisait en quelque sorte la dependance du pouvoir spirituel. Les eveques, avant d'etre consacres, recevaient l'investiture des mains du roi; le roi leur remettait la crosse, sym- bole du gouvernement pastoral, et l'anneau, marque du lien intime qui unit le pasteur a son troupeau (1). Rien de plus legitime en apparence que l'investiture. Les eveques et les abbes etaient membres de l'aristocratie feodale; ils avaient les memes droits que les comtes, ils devaient avoir les memes obligations; les uns et les autres etant vassaux du roi, devaient lui preter bommage comme tels (2). Mais l'obligation de recevoir l'investiture avant la consecration, la remise de l'anneau et de la crosse, symboles religieux, par des mains laiques, faisaient presque un acte religieux de cette ceremonie feodale (3). L'Eglise emanait de l'Etat, le pouvoir temporel dominait le pouvoir spirituel. Nous avoris dit ailleurs (4) les inevitables maux qui resultaient d'un pouvoir barbare, de la confusion de l'episcopat et de l'aristo- cratie guerriere. Ces abus prirent des proportions monstrueuses au dixieme et au onzieme siecle. Recueillons quelques temoignages sur l'etat des eglises en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre; l'enormite du mal nous expliquera la necessite d'une reaction violente pour sauver le christianisme. _______________ (1) L'anneau marquait la qualite d'epoux qui convient aux eveques a l'egard des Eglises. (Thomassin, Disci. Eccl., P. I, L. Il, c. 58, 1-3.) (2) Les eveques pretaient le serment de vassal. Hincmar, le fier arche- veque de Rheims, s'indignait de ce que des mains ointes du saint chreme fussent placees dans les mains d'un laique pour preter un serment a un autre qu'a Dieu. (Epist. ad Ludovie. Regem Germaniae, a. 858, c. 15, dans Baluze, Capit. II, 119). Cependant l'orgueilleux prelat fut oblige de preter plus d'une fois le serment de vassal (Baluze, II, 150). (3) Le cardinal Damien observe que lors de l'investiture on ne disait pas au futur eveque : Recois les biens de cette Eglise; on lui disait : Recois cette Eglise (Epist. I, 13. T. I, p. 8). (4) Voyez le Tome Ve de mes Etudes. LA Papaute. Le moine Glaber (lit des eglises de France : Nos rois qui devraient choisir pour le service de notre sainte religion les per- sonnes les plus propres a ce ministere, regardent comme le plus digne de presider a la direction des ames celui dont ils esperent les plus riches presents ... Une fois eveques, ces hommes cupides don- nent un libre essor a leur avarice, ils n'ont d'autre ambition que de la satisfaire, ils s'en font une idole (1). Les ecrivains Protestants ont parfois regrette le pouvoir excesstf de la Papaute au Moyen Age; ils auraient prefere le libre developpement des eglises nationales , mais les eglises nationales etaient en proie a la violence des grands et des rois. A la fin du onzieme siecle, Gregoire VIl ecrit aux eveques de France : Parmi n'est les princes de notre temps qui ont perdu l'Eglise de Dieu par la vente des dignites ecclesiastiques et qui au lieu de l'honorer comme une mere l'ont traitee comme une servante, c'est le roi de France, Philippe I, qui est le plus coupable, au point qu'il parait avoir comble la mesure de ce crime l'uneste (2). En Allemagne , la longue minorite de Henri IV livra l'Eglise a ceux qui dominaient le jeune prince. L'ambition et la cupidite per- dirent toute pudeur; la vente des dignites ecclesiastiques se faisait publiquement (5). Les monasteres surtout, plus faibles, etaient vendus ou donnes comme les fermes du fisc (4). Les dignites eccle- siastiques n'etant plus le partage de la saintete, mais de la richesse, les moines s'abandonnerent sans frein a l'usure et a la rapine pour amasser de Tor. Lorsqu'une abbaye devenait vacante , on la mettait _________________ (1) Glaber. Histor. II, 6, cf. Abbonis Abbat. Floriacens. Apologetic., 9 (Galland, Bibliotheca Patrum, T. XIV, p. 139) : Nihil pure ad ecclesiam pertinere videtur quod ad pretium non largiatur, scilicet episcopatus, pres- byteratus, diaconatus et reliqui minores gradus, archidiaconatus quoque, decania, praepositura, thesauri custodia, baptisterium, sepultura, et si qua) sunt similia. (2) Gregor. Epist. I, 35. (8) Bertholdi, Annal. ad a. 1069 (Pertz, V, 274) : Ea tempestate, simo- niaca haaresis, non ut olim clandestina, quin potius publica. (4) Lamberti, Annal. ad a. 1063 (Pertz, V, 167) : Nihil minus regem juris ac potestatis in abbates habere quam in villicos suos, vel in alios quoslibet regalis fisci dispensatores. LE POUVOIR SPIRITUEL. en hausse au palais du prince ; puis arrivaient les moines, renoberis- sant l'un sur l'autre (1) : Ils promettaient des montagnes d'or; le vendeur n'osait pas demander ce que l'aclieteur etait pret a payer. Le monde se demandait avec el'onnement, d'ou sortait le fleuve de ces richesses, comment les tresors de Cresus etaient venus entre les mains d'hommes, a qui il n'etait pas permis de posseder un habit en propre (2). Il faut lire dans les Annales de Lambert , a qui nous emprunn'est ces details, le honteux spectacle qui s'offrit aux princes et au roi assembles pour l'election d'un abbe de Fulde. L'annaliste lettre s'ecrie avec Ciceron: O temps! O moeurs! Il s'ecrie avec Daniel : abomination de la desolation (5) ! La simonie semblait avoir atteint ses dernieres limites dans les Gaules et en Allemagne ; cependant, a entendre les plaintes des con- temporains, l'abus etait plus revoltant encore en Italie. Toutes les fonctions ecclesiastiques y etaient venales, comme des marchandises dans une foire (4) ; c'est a peine si l'on trouvait un clerc qui ne se flit pas souille de ce honteux trafic (5). Leon IX voulut eloigner les simoniaques ; on lui representaqueles eglisesseraient sans pretres(G). Le saint-siege lui-meme fut mis en rente. Benoit IX offrit publique- ment de ceder la Papaute et il trouva un clerc qui l'acheta ; le vendeur consacra l'acheteur et lui abandonna le Latran. Mais une fois en pos- session de l'or, Benoit s'en servit pour se maintenir a Rome. Il y avait encore un troisieme Pape, nomine par la faction hostile a Benoit. La ne s'arreta pas le scandale ; aucun des trois Papes n'ayant assez ________________ (1) Lambert i, Annal. ad a. 1071 (Pertz, V, 184) : Abbatire publice venales prostituuntur in palatio, nee quisqtiam tanti venales proponere queal, quin protinus emptorem inveniat... (2) Lamberti, Annal. ad a. 1071 (Pertz, V, 189). (3) Lamberti, Annal. ad a. 1075 (Pertz, V, 236). (4) Glabcr. Histor. V, 5 : Non solum in Gallicanis episcopis hroc pessima pullulaverat nequitia, verum etiam multo amplius totam occupaverat Italian! : omnia quippe ministeria ecclesiastica ita eo tempore habebantur venalia, quasi in foro ssecularia mercimonia. (5) DesiderIl, de miraculis S. Beneclicti, dialog, lib. Ill, in. (Blbl. Max. Patrum Lugdun., T. XVIlI, p. 853) : Ita ut vix aliquanti invenirentur qui non hujus simoniaca3 pestis contagione foeclati existerent. (6) Damiani, Opusc. VI, 35 (T. Ill, p. 58). 70 LA PAPAUTE. de pouvoir pour l'emporter sur les deux autres, Benoit eut l'heureuse idee de proposer un accord : pourquoi se disputer la possession exclusive d'un siege dont les revenus suffisaient amplement pour les trois concurrents? L'an 1045 vit donc trois Papes se partageant la chaire de saint Pierre par le plus infame des marches (1). La simonie souillait l'Eglise depuis le sous-diacre jusqu'au souve- rain Pontife ; l'Eglise etait venale comme une vile marchandise (2) . C'en etait fait du christianisme , si cette heresie (3) n'avait ete extirpee. Comment des pretres qui achetaient les dons du Saint- Esprit pouvaient-ils se presenter au peuple comme les intermediaires entre Dieu et les hommes? Comment un sacerdoce qui dans le minis- tere ecclesiastique ne voyait qu'une mine a exploiter, pouvait-il remplir la haute mission d'un pouvoir educateur? L'exces du mal provoqua une violente reaction. Les empereurs d'Allemagne, fideles a leur devoir de defenseurs de l'Eglise, prirent l'initiative de la reforme ; ils sentaientque la societe ne pouvait subsistersans ordre moral, et l'ordre moral reposait sur l'Eglise (4). Henri III mit fin au scandalequi souillait le siege de Rome. Des eveques animes de l'esprit du Christ, furent places sur le trone Pontifical; ils tinrent concile sur concile pour detruire la plus dangereuse des heresies. Cependant a l'avenement de Gregoire, la simonie sevissait toujours. Les efforts de Clement et de Leon n'aboutirent qu'a reformer quelques abus partiels , mais la racine du mal subsistait : c'etaient les liens de l'episcopat avec la feodalite. Tant que la nomination des eveques dependait des rois ou ________________ (1) Plank, Geschichte der christlichen Gesellschaftsverfassung, T. Ill, p. 382-386. Neander, Geschichte der christlichen Religion, T. IV, p. 214, s. (2) Ce sont les paroles du Pape Alexandre II (Epist. ad Clerum et populum Lucens., dansMawsi, XIX, 985, ss.). Gregoire VII appelle la simonie : commune malum pene totius terra9. (Epist. IV, 22). (3) C'est ainsi que les homines religieux appelaient le honteux trafic des choses saintes. (4) Henri III assembla les eveques de la Gaule et de la Germanie : il leur rappela les paroles de Jesus-Christ aux apotres : Donnez gratuitement ce que vous avez reou gratuitement. Comment observaient-ils ces pre- ceptes divins? Omnes gradus ecclesiastic! a maximo Pontifice usque ad ostiarium opprimuntur per vestrae damnationis prasmium, et in cunctos spirituale grassatur latrocinium. (Glaber. Histor. V, 5; Mansi, XIX, 627, s.) LE POUVOIR SPIRITLEL. des grands vassaux, la simonie ne pouvait etre cxtirpee. En vain les Papes frappaient-ils les acheteurs des dignites ecclesiastiques , les eveques subissaient la loi du plus fort; ils achetaient l'episcopat, parce qu'on ne leur donnait l'investiture qu'a prix d'argent. Il fallait un remede plus heroique : Gregoire VII le tenta en defendant aux princes d'accorder l'investiture. N 2. CORRUPTION DE L'EGLISE. La dependance de l'Eglise viciait le pouvoir spirituel dans son essence : il n'avait de spirituel que le nom, en realite il se confondait avec le pouvoir temporel. Les eveques et les abbes du onzieme siecle suivaient le roi a la guerre comme les barons feodaux. En vain la conscience chretienne s'etait soulevee contre des eveques converts de sang : les capitulaires de Charlemagne qui les dispensaient de scrvir en personne, tomberent devant la force des choses. Au onzieme siecle, le service militaire est une obligation incontestee (1); les Papes eux- memes appellent les eveques dans les camps, comme ils les appellent aux conciles (2). Les prelats figurent dans les batailles (5), ils com- mandent des expeditions comme des generaux (4), ils se rendent celebres par leurs exploits ; c'est pour eux une aussi grande gloire d'etre bons guerriers que d'etre bons pasteurs (5) . L'Eglise, guerriere par devoir et par honneur, fut envahie par les __________________ (1) Il faut une dispense aux eveques pour se faire representer a l'armee par un delegue (Gerard. Vita Udalrici Episc. Aug. c. 3, dans Mabillon. Act. Ordin. Benedict. Saac. V, p. 41o : Concessum est S. Udalrico Episcopo, ut Adalbero in ejus via itinera hostilia cum militia episcopal! in voluntatem Imperatoris perageret). (2) Tancmar. Vita Bernwardi Episc. c. 28 : Imperator (Otto IlI) et Pon- tifex jubent universes theodiscos episcopos ad illorum praesentiam festinare cum omni suo vassalatico ita instructos ut ad bellum quocumque Impe- rator prjecipiat possent procedere. (3) Thietmar. Chronic. IV, 20 (Pertz, 111, 776). (4) Thietmar. V, 23 (Pertz, IlI, 801) : Misit (Rex) ... Episcopum et ... Abbatem ut Suinvordi castellum incenderent atque diruerent. (5) Bonus miles in clero et optimus pastor in populo. Thietmar. Il, 17, dans Pertz, IlI, 752. 72 LA PAPAUTK. passions violentes qui agitaient la societe laique. Les eveques et les abbes ne se contentaient pas de repondre a l'appel feodal de leur suze- rain; ils prenaient les armes pour leur compte, guerroyant pour venger une injure, pour etendre leurs domaines et meme pour soutenir leurs droits spirituels (1) : Ce ne sont pas des eveques, s'ecrie un con- temporain, ce sont des tyrans toujours entoures de soldats (2) ; ils vont, les mains encore souillees dti sang ermemi, celebrer les saints mysteres (5). L'an 1063, il se passa dans l'Eglise de Goslar une scene qui caracterise le clerge du onzieme siecle. Le roi Henri, encore enfant, assistait aux fetes de Noel. Une querelle s'eleva entre les gens de l'eveque de Hildesheim et ceux de l'abbe de Fulde, pour la pre- seance de leurs maitres; les premiers dignitaires de l'Eglise d'Alle- magne en vinrent aux mains pour decider si le siege de l'eveque on celui de l'abbe serait le plus proche de l'archeveque de Mayence. Et c'ctait an moment ou l'on celebrait la naissance de celui qui avail voulu naitre dans une creche, que l'orgueil de ses ministres ensan- glantait le temple du Seigneur ! La querelle fut apaisee par l'inter- vention du due de Baviere qui prit le parti de l'abbe de Fulde ; mais elle eclata avec plus de violence a la fete de Pentecote. L'eveque de Hildesheim, furieux d'une preference qu'il regardait comme une insulte, placa une bande de guerriers derriere l'autel. Au moment ou l'on mettait les sieges, la troupe s'elance de son embuscade et tombe sur les gens de l'abbe de Fulde. Ceux-ci, mis en mite, crient aux armes; ils reviennent en force et une lutte s'engage au milieu du choeur. L'eveque de Hildesheim encourage les siens au combat comme un general, il les exhorte a n'etre point retenus par le respect du lieu, puisqu'ils agissent par ses ordres : Par toute l'Eglise, dit le chro- niqueur, au lieu d'hymnes et de cantiques, on entend les cris des __________________ (1) Rainald, eveque de Langres, pretendant la juridiction episcopale sur l'abbaye de Poultieres, assemble des troupes, assiege, force et met a feu et a sang le bourg et l'abbaye (Bouquet, T. XI, p. 482, note c). (12) Fulberti, Epist. 74 (D. Bouquet, X, 479) : Sed nequaquam audeo illos episcopos nominare, ne religioso nomini injuriam faciam. Tyrannos potius appellabo, qui bellicis occupati negotiis, solidarios pretio conducunt, ut nullos noverim sa3culi reges aut principes adeo instructos bellorum legibus. (3) Ib. Adhuc illotis recens facta casde manibus , non solum Ecclesiain intrare, sed ad ipsa Christ! sacramenta nefario ausu praesumunt accedere. LE POUVOIR SP1RITUEL. 75 combattants et les gemissements des mourants. On immole sur les autels de Dieu de tristes victimes, le sang coule a flots (1). Voila ce qu'etaient devenus les ministres de celui qui se disait le prince de la paix. Les moeurs du clerge repondaient a la vie seculiere des eveques. C'etait en tout le contre-pied de l'ideal evangelique, line impudence, une crapule, telles qu'on les trouve a peine aujour- d'lmi dans les classes les plus malheureuses de la societe : Les pretres, dit Rathier de Verone, passent. leur vie dans les tavernes. On les voit se presenter a l'autel ivres de l'ivresse de la veille, souil- ler de leurs vomissements le corps et le sang de l'agneau divin (2). Occupes sans cesse de proces, la cupidite les consume, la haine et l'envie les sechent; ceux qui devraient aimer les liommes, ne cessent de leur tendre des embuches pour les tromper. Ils exercent l'usure , ils vendent les choses sacrees, et jusqu'a la remission des peches. L'Eglise etait appelee a dominer la societe laique; ses titres au pouvoir etaient une capacite et une moralite superieures. Or, en quoi les clercs du onzieme siecle l'emportaient-ils sur les laiques? Ils ne different d'eux, dit Rathier, que parce qu'ils ont la barbe rasee (5). L'archeveque de Verone ayant reuni son clerge, trouva que plusieurs des assistants ne connaissaient pas le Credo (4). Le cardinal Damien assure que les pretres ne comprenaient pas ce qu'ils lisaient; c'est a peine s'ils savaient epeler (5). L'ignorance etait trop souvent la meme dans l'episcopat. L'eveque de Bamberg fut depose par le Pape pour crime de simonie ; un jeune clerc lui presenta le psautier, en disant : Si tu es capable d'expliquer ces lignes, je ne dis pas dans le sens mystique ou allegorique , mais de traduire mot a mot, moi je te ________________ (1) Lambert!, Annales, ad a. 1063 (Pertz, V, 163). (2) Hesternam ebrietatem vel crapulam ante altare Domini super ipsam carnern vel sanguinem ructant agni. (Rather. Synodic, ad Presbyteros, dans d'Achery, Spicilegium, I, 377). (3) Rather. De contemtu canon., dans d'Achery, Spicil. T. I, p. 354. - Cf. Damiani, Epist. I, 15 (T. I, p. 12) : Ecclesiarum rectores tanto mundange vertiginis quotidie rotantur impulsu, ut eos a saecularibus barbirasium quidem dividat, sed actio non discernat. (4) Rather. Itinerar. dans CCAchery, I, 381. (5) Damiani, Opuscul. XXVI (T. Ill, p. 220). LA Papaute. declare decharge de n'est les crimes dorit on t'accuse et je te proclame digne de l'episcopat. Le defi ne fut pas accepte (1). Les partisans aveugles du passe regrcttent les siecles d'ignorance ; ils s'imaginent que la purete des moeurs etait l'apanage de ces heureux temps, comme s'il pouvait y avoir une veritable moralite la ou la raison est dans les tenebres. Au onzieme siecle, l'ignorancc etait excessive et la corruption etait telle qu'on ne peut, sans blesser la pudeur, rapporter les honteux exces de ceux qui devaient presenter le modele d'une vie pure, comme elus du Seigneur (2). Le Pape Benoit VIII reprocha en plein concile aux ministres de Dieu qu'ils se jetaient sur les femmes comme les chevaux sur les cavales et qu'ils placaient le supreme bien dans la volupte comme les pourceaux d'Epi- cure (3). Tout le peuple, dit Damien, connait les lieux de debauche des clercs , les noms des concubines ; on voit passer les messages et les presents, on entend les eclats de rire ; il est impossible de cacher les grossesses des femmes et les cris des enfants (4). Le mal etait universe! Il sevissait avec la meme violence dans le froid climat d'Angleterre et sous le soleil brulant d'ltalie. A la fin du dixieme siecle, Dunstan, le severe archeveque, convoqua un concile de tout le royaume ; dans un discours sur le dereglement des clercs, le roi dit : Ils s'abandonnent tellement aux debauches de toute sorte que l'on regarde les demeures du clerge comme des lieux de prostitution et le rendex-vous de ce qu'il y a de plus infame (5). Faut-il s'etonner apres cela, s'ecrie Rathier, que les laiques meprisent nos excommu- _______________ (1) Lamberti, Annal. ad a. 1075 (Pertz, V, 221). (2) Fleury dit tres-bien : L'ignorance n'est bonne a rien, et je nc sais ou se trouve cette pretendue simplicite qui conserve la vertu. Ce que je sais, c'est que dans les siecles les plus tenebreux et cliez les nations les plus grossieres, on voyait regner les vices les plus abominables. (Discours sur l'histoire ecclesiastique depuis Tan 602 jusqu'a l'an 1100.) (3) Benedict. in Concil Ticinensi (1020), dans Mansi, XIX, 345 : Sacerdotes Dei, ut equi emissarii, in foeminas insaniunt : to to vitae sua3 tempore sum- mum bonum, ut Epicurus philosophorum porcus, voluptatem adjudicant. Neque id caute faciunt incauti, cum publice et pompatice lascivientes, obstinatius etiam quam excursores laici meretricari non erubescant. (4) Damiani, Opusc. XVII (T. Ill, p. 165). (5) Oratio Edgari Regis, dans Maim, XVIlI, 527. LE POUVOIR SPIRITUEL. nications? Ils voient que nous-memes nous sommes excommunies par nos crimes (1). L'oubli des devoirs alia au point qu'au mepris des canons les pretres contracterent des manages publics. On voit dans les actes du onzieme siecle figurer les femmes des clercs sous le nom honnete de pre- tresses (2). Les eveques donnaient l'exemple; a Rome meme, il y en avail qui etaient maries publiquement ; dans les provinces, Tabus etait commun. L'arcbeveque de Rouen avail une nombreuse famille; il tint son siege pendant quarante-huit ans, dit Fleury (3), et fit penitence a la fin de ses jours. Les eveques de Toul et de Lausanne avaient des femmes legitimes (4), s'il peut etre question de legitimite pour les clercs dans des liens reprouves par l'Eglise. Les moines suivaient l'exemple du clerge seculier (5). Le mariage est un principe de moralite, mais a une condition : il faut qu'il soit legitimement contracte. Pour les clercs, le mariage elait un plus grand crime encore que le concubinage; car c'etait afficher le mepris pour les lois de l'Eglise, c'etait rimmoralite poussee jusqu'a l'impudence. Ainsi s'explique la corruption excessive du clerge au onzieme siecle; elle etait plus grande peut-etre que chez les lal'ques : vivrc dans les liens du mariage ou du concubinage, c'etait violer le premier devoir que l'Eglise imposait a ses ministres ; une fois ce pas fait dans la voie du crime, il n'y avail plus aucune bar- riere qui arrelat le debordement des mauvaises passions. Le cardinal Damien adressa au Pape Leon IX un tableau des moeurs du clerge : __________________ (1) Ratherii, de contemtu canonum, dans cVAchery, Spicileg. I, 353. (9) Aventinus , Annal. Bajor. V, 13 : Honesto nomine presbyter issce vo- cantur. (3) Fleury, Histoire ecclesiastique, Livre LVIII, 18. (4) De destructione monastem Farfensis, auctore Hwjone abbate (Muratori, Antiquit., T. VI, p. 279). L'auteur raconte qu'un abbe de ce riche monastere avail sept filles et trois fils, qu'il dota n'est des biens de l'Eglise. C'etait un fail commun. (5) Liber de diversis usibus coenobii Derrensis, dans D. Bouquet, IX, p. 7 : Coenobitae publice intra claustra Monasterii utebantur conjugibus, nuptiarum solemnia celebrantes, unclique generos ac soceros adsciscebanl, distri- buentes generis ornamenta vel pnedia, etc. Cf. Hugo, de destructione monasterii Farfensis, dans Muratori, Antiquitat. Hal. VI, 279. 76 LA Papaute. Les turpitudes qu'il va reveler, dit-il, sont si enormes, qu'il a honte de les porter aux oreilles du Saint-Pere , il s'arme du courage du medecin ; si le medecin recule devant le degout de la plaie, qui la guerira? Le vice contre nature est comme un chancre qui sevit dans les membres de l'Eglise. Mais, o crime inoui! quel supplice inventer pour le pretre qui se livre a ce commerce infame avec ses enfants spirituels? D'un penitent il fait un instrument de debauche ! celui qu'il devait regenerer par le sacrement de la penitence, il le fait l'esclave du demon (1). L'eveque de Langres fut accuse en plein con- cile de sodomie, et il n'osa pas se defendre (2). Nulle part peut-etre la corruption ne fut plus hideuse que sur le siege de Saint-Pierre. Les courtisanes disposaient de la Papaute en faveur de leurs amants ou des enfants, fruit de leur libertinage (5). Ecoun'est les plaintes portees par le peuple remain devant l'empereur Othon contre le Pape Jean XII : Ce que nous disons, tout le monde le sait. Temoin la veuve de Renier, son vassal ; aveugle par sa passion, il lui a donne le gouvernement de plusieurs villes, des croix et des calices d'or de l'Eglise de Saint-Pierre. Temoin Etiennette, sa tante, qui vient de mourir en se delivrant de l'enfant qu'elle a eu de lui. Si tout se taisait, le palais de Latran parlerait; l'habitation des saints est devenue un lieu de prostitution... Il n'y a plus de femmes etran- geres qui osent visiter les eglises des Apotres , sachant qu'il a abuse de plusieurs mariees, veuves et merges (4) ... Le cardinal Baronius, en rapportant ces scenes horribles, s'ecrie (5) : Jesus-Christ dormait du plus profond sommeil dans sa barque au _________________ (1) Damiani, Liber Gomorrhian. Praef. (T. Ill, p. 64). Ib. c. 6, p. 66. - On peut lire clans le chapitre I er le detail des infamies que Damien impute aux clercs de son temps. Elles sont telles que nous avons honte de les rap- porter, meme en latin. (2) Concile de 4049 de Rheims, clans Mansi, T. XIX, p. 739. (3) Liutprand. Antapodosis IlI, 43 (Pertz, IlI, 112) : Tpsius Maroziae filium, Johannern nomine quern ex Sergio Papa meretrix ipsa genuerat, papam constituunt. (4) Liutprand. Histor. Othon. c. 4 (Pertz, IlI, 340, s). (5) Baronius, Annal. ad a. 912, 14 : Dormiebat tunc plane alto (ut appa- ret) sopore Christus in navi, cum hisce flantibus validis ventis, navis ipsa fiuctibus operiretur. LE POUVOIR SPIRITUEL. milieu de cette tempete. Nous ne nous joindrons pas aux ennemis du catholicisme pour imputer a la Papaute les crimes de quelques Papes, opprobre de l'huinanite. L'Eglise etait victime; les coupables etaient ceux qui lui faisaient violence. Les barons romains disposaient de la Papaute comme les barons francais des eveches. Des femmes adroitcs userent de leur influence pour servir leurs passions. De la, les desordres qui souillerent le Saint-Siege. La source du mal etait dans la servitude de l'Eglise. Il fallait l'affranchir des liens qui l'atta- chaient a la societe laique; le salut de l'Eglise etait a ce prix. Le liberateur approche : c'est Gregoire VII. 3. Le pouvoir spirituel fonde par Gregoire VII. N 1. GREGOIRE VII. On a dit que sans Gregoire VII, il n'y aurait pas en de Papaute. C'est en effet Gregoire VII qui a fonde le pouvoir spirituel, et c'est le pouvoir spirituel qui est le fondement de la domination que la Papaute a exercee au Moyen Age. Il est vrai que ce pouvoir etait prepare depuis des siecles. Il y a un homme qui partage avec Hildebrand la gloire d'avoir cree la puissance de l'Eglise. Athanase lutta contre les empereurs et contre la plus grand e partie de la chretiente pour la divinite du Christ; or, le dogme de Nicee consacrait la divinite de l'Eglise en meme temps que celle de son fondateur : l'Eglise parlant au nom du Fils de Dieu , qui pouvait lui contester la suprematie ? L'oeuvre des huit siecles qui separent Athanase de Gregoire, fut de concentrer l'autorite religieuse dans les mains des souverains Pontifes. La Papaute etait constitute, lorsque le moine Hildebrand fut appele au trone pontifical. Les eveques de Rome avaient vaincu la resistance des Eglises particulieres, ils etaient reconnus par la chretiente, comme successeurs de Saint Pierre, comme vicaires du Christ. Quelle etait donc la cause de la faiblesse des Papes au onzieme siecle? Leur pouvoir menacait de s'ecrouler sur sa base. L'Eglise etait l'or- gane du pouvoir spirituel ; pour etre pouvoir spirituel, elle devait realiser dans son sein l'ideal de la vie chretienne; mais la confusion de l'Eglise avec la societe la'ique l'avait materialisee ; elle ne diffe- rait en rien du pouvoir la'ique, des lors elle abdiquait, de maitresse LA Papaute. elle devenait esclave. Gregoire eut pour mission de constituer le pou- voir spiritual (1). Jamais mission plus haute et plus difficile ne fut confiee a un liomme. Athanase n'avait eu a lutter que contre des opinions theolo- giques ou philosophiques. Gregoire eut a combattre les passions les plus violentes unies aux interets les plus tenaces. Pour fonder le pouvoir spirituel, il fallait reformer l'Eglise et la rendre independante de l'Etat. La reforme de l'Eglise mit le Pape en opposition avec l'episcopat et le clerge. L'independance de l'Eglise devait etre arra- chee an pouvoir temporel. L'entreprise de Gregoire etait la lutte d'un homme contre le monde entier. Il ne se faisait pas illusion sur l'immensite de sa tache; il connaissait la situation de la chre- tiente, il la voyait opprimee, ruinee, penssant par les desordres de ceux-la memes qui auraient du lui servir d'appui. Ecoun'est le grand Pape : Les princes et les maitres de ce monde ont perdu tout respect pour l'Eglise; ils la traitent comme une vile esclave. Ceux-la memes qui ont recu le gouvernement de l'Eglise, oublient presque enliere- ment la loi divine, ne songeant ni a leurs devoirs envers Dieu, ni a leurs devoirs envers le troupeau qui leur est con fie. Que devient le peuple abandonne de ses pasteurs? Il n'y a plus de frein qui le dirige dans les voies de la justice ; que dis-je? ceux qui devraient le guider, lui donnent l'exemple de tous les desordres; aussi voit-on les hommes se jeter avec fureur dans l'impurete et dans le crime ; ils n'ont plus de Chretien que le nom (2).,. Lorsque dans ma pensee je parcours les pays de l'Occident, du midi au nord, je trouve a peine un eveque qui soit arrive legalement a l'episcopat , qui mene une vie chretienne , t gouverne le peuple par l'amour du Christ. Je cherche en vain parmi tous les rois un seul prince qui prefere l'honneur de Dieu au sien, la justice au lucre... Pour ceux au milieu desquels je vis, les Romains, les Lombards, les Normands, je leur dis tous les jours _______________ (1) Bemoldi, Chronic, acl a. 1085 (Pertz, V, 4-44) : Gregorius erat catholicae religionis ferventissimus institutor, et ecclesiastics libertatis strenuissimus defensor. Noluit sane ut ecclesiasticus ordo manibus laicorum subjaceret, .sed eisdem et morum sancIltato et ordinis dignitate praemineret. (2) Gregor. Epist. I, 42 (Mansi, XX, 94). LE POUVOIR SPIRITUEL. 79 qu'ils sont pires que les juifset les pa'iens (1) ... L'Eglise ressemble a un vaisseau battu par la tempete; les flots l'elevent jusqu'aux nues et menacent de la briser contre les ecueils (2) ... << La religion chretienne s'en va (3). Le prophete dit : Crie et ne cesse de crier. Je laisse de cote la crainte, la honte et toute aifection terrestre; je eric, et je crie encore; et je vous annonce que la religion chretienne, que la foi prechee par le Fils de Dieu est aneantie (4). >> Gregoire est le chef de la chretiente, appele par Dieu a gouverner son Eglise. L'Eglise menace de perir. Quelle est la mission du Pape dans ce peril extreme? Son devoir imperieux est de ramener les rois et les peuples dans la voie du saint : Notre position nous com- mande, ecrit Gregoire, que nous le voulions ou non, d'annoncer la verite et la justice a n'est les peuples. Le Seigneur ne dit-il pas ? Crie et ne cesse de crier, eleve ta voix comme line trompette, et annonce a mon peuple ses crimes. Si tu n'annonces pas l'iniquite a l'injuste, je reclamerai son ame de ta main. Le prophete ajoute : Maudit soit celui qui retient son glaive, c'est-a-dire celui qui retient les paroles qui doivent confondre les hommes du siecle (5). Gregoire ne retient pas le glaive : il crie la justice et la verite aux hommes du siecle; sa seule ambition est de les reconcilier avec Dieu, pour qu'ils aient part a la vie eternelle : Nous ne voulons qu'une chose, dit-il, c'est que les impies rentrent en eux-memes et reviennent a leur Createur. Nous n'avons qu'un seul desir, c'est que l'Eglise, opprimee et bouleversee par toute la terre, dechiree par les divisions de ses membres, revienne a son ancienne splendeur, a l'unite. Nous n'avons qu'un seul but, c'est que Dieu soit glorifie en nous, que nous et nos freres, meme ceux qui nous persectitent, nous mentions deparvenir a la vie eternelle (6). La vie eternelle, Voila la voie du salut dans laquelle Gregoire veut ramener les hommes. Gregoire avait ete moine avant d'etre mele aux __________________ (1) Gregor. Epist. Il, 49 (Mansi, XX, 162). (2) Gregor. Epist. 1, 70 (Mansi-, XX, 114). (3) Christiana religio (lieu proh dolor) pene deperut. Epist. VI, 15 (Mansi, p. 269). (4) Epistola ad omnes fideles, in Append. XV (Mansi, XX, 629). (5) Gregor. Epist. I, 15 (Mansi., XX, 71). (6) Gregor. Epist. IX, 21 (Mami, XX, 356). LA Papaute. affaires de ce monde ; il puisa dans la solitude du monastere l'ideal de la vie, telle que les disciples du Christ la concevaient : l'oubli, le mepris des choses de cette terre, la preoccupation exclusive du ciel et de la vie future. Le Pape ecrit aux rois et aux grands : La cite que nous habin'est ici n'est pas notre demeure ; la cite veritable est la vie future que nous devons chercher en Dieu. Ne voyez-vous pas vous- meme n'est les jours, combien la vie des mortels est fragile et ephe- mere , combien l'esperance des choses presentes est trompeuse et vaine... Reflechissez donc qu'en sortant de ce monde, vous ne serez que pourriture et poussiere; pensez qu'il vous faudra rendre un compte severe de vos actions, et premunissez-vous des maintenant contre les perils futurs. Employez vos armes, vos richesses, votre puissance a l'honneur et au service du roi eternel; gouvernez de maniere que votre amour de la justice et de la verite soit un sacri- fice agreable au Tout-Puissant. Alors il vous sauvera des mains de la mort, il changera les honneurs perissables dont vous jouissez main- tenant en une gloire eternelle dans un royaume ou la beatitude est sans fin, l'honneur sans revers, la dignite sans comparaison (1). Que l'on mette ce spiritualisme Chretien en regard de la vie reelle du onzieme siecle, que l'on songe aux devoirs du Pape comme chef de la chretiente, et l'on verra que la lutte de Gregoire avec son temps etait inevitable. Pour lutter avec un siecle de fer, il fallait un homme de fer. Gregoire est admirable de force et d'energie. Il est impitoyable comme le glaive de la loi, mais c'est dans l'interet des pecheurs qu'il veut arracher au peche (2). Il est fort comme la parole de Dieu dont il est l'organe; aucune passion humaine, ni la crainte ni l'affection ne le detournent de la voie de la justice (5). ________________ (1) Epist. IV, 28, ad flispanos. (Mansi, XX, 235). Cf. Epist. VI, 13, ad Olaum regem Norwegian : Sit iter vestrum mundi gloriam assidue meclitari esse caclucam, et ideo cum amaritudine potius quam delectatione tenendam. Epist. VIl, 5, ad Aconum regem Danorum : Summopere curare oportet ut ad ilia quae transire nesciunt, gressus tuos constanter dirigas et affectum mentis intendas. Cf. Epist. VII, 6, ad Alphonsum regem Castillae; VII, 21, ad Aconum regem Danorum; Il, 73, ad Boleslaum, Polonorum ducem. (2) Gregor. Epist. I, 17. (3) Greg. Epist. VIl, 3 : Sciatis indubitanter quoniam , Deo gubernante, LE POUVOIR SPIRITUEL. Cependant les angoisses n'ont pas manque a cet homme , qui etait si fort, si dur, que Damien son ami l'appelait saint Satan (1). A peine eleve sur le siege de saint Pierre, il s'ecrie avec le prophete : Je suis venu dans la haute mer, et la tempete m'a englouti... La crainte et la terreur s'cmparent de mon ame, les lenebres obscur- cissent mon esprit (2). Deja avant son Pontifical, il etait Tame du saint-siege, il avail ses desseins arretes sur les reformes de l'Eglise, il voyait la necessite de l'arracher a la dependance de l'Etat. Il allait lutter, lui seul, contre l'episcopat el contre l'empire (5). Qui n'aurait tremble a la veille de cette lutte terrible? qui n'aurait prefere avec Gregoire le repos de la mort a la vie au milieu de tant de perils (4)? La realite depassa peut-etre ses apprehensions. Il combat comme un heros, mais il ne cesse d'aspirer a la mort (5). Le Pape ecrit a l'abbe de Clugny, son ami de predilection : Sou- vent j'ai demande a Jesus-Christ, de m'enlever de ce monde, ou de permettre que ma vie ful ulile a notre mere commune ; cependant il ne m'a pas encore arrache de mes tribulations, et ma vie n'a pas ete utile comme je l'esperais (6). Quelques annees apres, Gregoire ecrit dans les memes sentiments : La vie est souvent pour moi un ennui, et la mort un desir. Quand le bon Jesus, ce doux consolateur, vrai Dieu et vrai homme, me tend la main, je suis soulage dans mon affliction et plein de joie, mais quand il me laisse a moi-meme, je retombe dans le trouble, je meurs... Je lui dis en gemissant : Si vous imposiez un pareil fardeau a Moise on a Pierre, ils en seraient ________________ nemo hominum, sive amore, sive timore, aut per aliquam cupiditatem potuit me unquam, aut amodo polerit a recta semita justitise aycrtere. (1) Damiani, Epist. I, 16 (T. 1, p. 15). (2) Grcgor. Epist. 1, 1 et 3. (3) Epist. I, 62 : Portamus enim quamquam infirmi, quamquam extra vires ingenIl et corporis, soli tamen portamus in hoc gravissimo tempore non solum spiritualium, sed et saecularium ingens pondus negotiorum. (4) Epist. 1,9: Anima nostra potius in Christo dissolutionis requiem, quam in tantis periculis vitam cupit. (5) Dans la seconde annee de son pontifical, il fit une maiadie mortelle; apres sa guerison, il ecrit a la comtesse Beatrice el a sa fille Malhilde, qu'il s'atlrisle de son relablissemenl, plutot que de s'en rejouir (Epist. Il, 9). (6) Epist. II, 49. LA PAPAUTE. accables (i). Il fallait la conviction inebranlable d'une mission divine pour ne pas succomber. Gregoire ne faiblit pas. Il etait con- vaincu que la puissance des rois et des empereurs, que les efforts du genre humain tout entier ne l'emporteraient pas sur les droits du siege apostolique qui se confondaient a ses yeux avec la toute-puis- sance de Dieu (2). Lorsqu'il mourut, Rome etait au pouvoir des ennemis de l'Eglise, la cause pour laquelle il avait combattu toute sa vie semblait succomber; cependant Gregoire mourut plein de foi et d'esperance. Ses dernieres paroles furent : J'ai aime la justice et hai riniqtIlte, Voila pourquoi je meurs dans l'exil (5). Gregoire meurt martyr de sa foi. Heureux ceux qui souffrent pour la verite! Dieu reserve ces souffrances glorieuses aux grands hommes. Leurs douleurs sont fertiles pour l'humanite. Gregoire n'a pas tra- vaille en vain pour l'Eglise, comme il le disait dans ses moments d'amertume; sa main puissante a arrete la decadence du Catholicisme et lance la chretiente dans la voie que la Providence lui avait tracee. Cependant les angoisses des grands hommes du moyen age, de Gre- goire surtout qui fut grand parmi les grands , inspirent un profond sentiment de tristesse. Gregoire s'est trompe, les points fondamen- taIlx de sa croyance etaient des erreurs. Jesus-Christ qui le conso- lait, qui le fortifiait, n'etait pas le Verbe de Dieu; le Pape n'etait pas l'organe de Dieu; le pouvoir spirituel qu'il voulait organiser, pour lequel il alutte toute sa vie, n'etait pas destitution divine. Qu'est-ce donc que l'homme, si les plus grands genies marchent dans les tenebres, si l'inspiration de leur vie est fausse, si le but qu'ils pour- suivent est une chimere! Ne serions-nous que des instruments aveugles dans les mains de l'aveugle hasard? Non, l'homme n'est pas le jouet de la fatalite. Il se trompe sans doute; il y a toujours une part d'erreur dans ses convictions et dans ses croyances; mais si la foi qui l'inspire, bien qu'erronee dans son principe, le guide dans la voie _________________ (1) Epist. V, 21. (2) Epist. III, 8 : Hoc in animo gerens quod regum et imperatorum virtus,, et universa mortalium eonamina, contra apostolica jura et omnipotentiam sum mi Dei quasi favilla computentur et palea. (3) Paul. Bernrieder. Vita Gregor. c. 110 (Muratort, Scriptor. Rep. Ital. T. Ill, p. 348). LE POUVOIR SPIRITUEL. de la justice et du progres, cette foi est sainte. Gregoire n'etait pas le vicaire de Dieu ; il s'est trompe avec tout le Moyen Age, sur le Christ, sur la vie, sur l'avenir de l'humanite, et cependant il a ete un de ces homines predestines qui conduisent le genre humain vers l'accom- plissement de ses destins. Il y a un sentiment en lui qui domine ses erreurs; c'est la conscience du droit et du devoir, la volonte ferme de ramener les hommes dans la voie qui etait reellement celle de Dieu , parce que c'etait la voie de la justice et de la moralite. Ne nous laissons donc pas aller au decouragement , au desespoir en voyant les erreurs qui out obscurci l'intelligence des grands homines du passe; elles n'empechent pas leur grandeur. Ayons devant nous l'ideal de l'avenir, et gardens-nous d'en devier volontairement : Voila la seule erreur que la posterite ne pardonnera pas. N 2. REFORMS DE L'EGLISE. Les conciles, les Papes et les rois n'avaient cesse depuis des siecles de combattre la simonie et le concubinage des clercs ; cepen- dant lorsque parurent les decrets de Gregoire (1), ils furent consi- deres comme une innovation revolutionnaire (2). Le clerge sentait qu'il avait a sa tete un homme d'une volonte de fer, qui ne s'en tien- drait pas a des paroles, a des menaces, que ce qu'il ordonnait, il l'executerait. Qu'on reflechisse un instant a la portee de ces decrets. Les rois et les grands vassaux disposaient des abbayes et des eveches ; ils les vendaient on ils les donnaient. Le Pape met fin a ce honteux commerce, il retablit la distinction de la vie laique et de la vie reli- _______________ (1) Nous n'avons pas l'original des decrets de Gregoire, mais il les rap- pcllc dans sa leltre a Othon, eveque de Constance (Bernold. Apologetic, pro decretis Gregorii, dans Mami, XX, 443) : Ut hie qui per simoniacara haeresim, h. e. interventu pretii ad aliquem sacrorum ordinum gradum, vei officium promoti sunt, nullum in sancta Ecclesia alterius ministrandi locum habeant... Sed nee illi qui in crimine fornicationisjacent, missas celebrare, aut secundum inferiores ordines ministrare allari clebeant. (2) Sigebert. Gemblac. ad a. 1074 (Pcrtz, VI, 362) : Gregorius papa simo- niacos anathematisavit, et uxoratos sacerdotes a divino officio removit, et laicis missas eorum audire interdixit, novo exemplo, et, ut multis visum, est, inconsiderate prasjudicio. LA PAPAUTE. gieuse ; les clercs seuls parviendront aux dignites de l'Eglise et ce ne sera plus par des considerations de famille, de richesse on d'influence, mais par une vie sainte. Il faut qu'ils renoncent meme aux affections legitimes du mariage : leur existence doit etre une existence d'abne- gation et de devouement. Et ces exigences, le Pape les adresse a un clerge barbare, vivant dans le desordre, lie par mille liens a la societe la'ique a laquelle on veut l'arracher. L'entreprise etait inouie ; autant valait preclier une vie d'ange dans l'empire de Satan. A peine le decret sur le celibat fut-il connu, qu'il provoqua des eclats de fureur; ecoun'est le recit d'un des meilleurs historiens du Moyen Age, contemporain et partisan de Gregoire : Tout le clerge s'eleva contre le decret, criant que c'etait une heresie manifesto, une doctrine insensee, contraire a la parole de Notre-Seigneur (1), con- traire a la parole de l'apotre (2). Gregoire, disaient les clercs, veut contraindre les hommes a vivre a la facon des anges ; mais en arretant le cours de la nature, il lache la bride a la debauche et a l'impurete. Ils ajoutaient que si le Pape s'obstinait dans sa reso- lution, ils aimaient mieux renoncer a la pretrise que d'abandon- ner leurs femmes; qu'alors il verrait ou il trouverait des anges pour gouverner les eglises, lui qui dedaignait les hommes pour ce minis- tere (5). Cependant le Pape presse les eveques; il les accuse de faiblesse et de negligence, il les menace de censure, s'ils n'executent prompte- ment ses ordres. L'archeveque de Mayence assemble un concile (1074) ; il engage son clerge a renoncer au mariage ou a l'autel. Les clercs desertent l'assemblee; quelques-uns veulent arracber le metropolitain de sa chaire et le mettre a mort; il ne parvient a les apaiser qu'en pro- mettant de s'adresser au souverain Pontife pour le flechir. Au mois d'oc- tobre 1075, l'archeveque reunit de nouveau son clerge, en presence du legat du Pape, mais les clercs s'insurgent et s'emportent tenement ________________ (1) Tous ne comprennent pas cette parole. Qui peut la comprendre, la comprenne. (2) Qui ne peut se contenir. qu'il se marie ; parce qu'il vaut mieux se marier que de bruler. (3) Lambert. Annal. ad a. 1074 (Pertz, V, 218). LE POUVOIR SPIRITUEL. qu'il desespere de sortir vivant du concile; il cede, laissant a Gregoire le soin d'executer lui-meme sa reforme (1). La meme scene se reproduisit a Passau; l'eveque aurait ete mis en pieces, si les seigneurs n'avaient arrete l'emportement du clerge (2). A Constance, l'eveque prit le parti des concubinaires. Gregoire lui- meme ne s'attendait pas a cet exces d'impudence : Un eveque (5), s'ecrie-t-il, meprise les decrets du Saint-Siege! il foule aux pieds les preceptes des saints peres! dans la chaire de verite il enseigne a ses subordonnes des maximes contraires a la foi chretienne! Ce fut bien pis en France, tout un concile se prononca contre le Pape : les eveques et les abbes, assembles a Paris, declarent d'une voix presque unanime qu'il ne faut pas obeir aux ordres de Gregoire, que ses decrets sont contraires a la raison , parce qu'ils sont contraires a la nature humaine. Un seul homme ose soutenir le Saint-Siege, Gauthier, abbe de Pontoise; mais tous s'elevent contre le malbeureux moine; on l'arrache du concile, on le traine par la ville; frappe, soufflete, conspue, il ne doit la vie qu'a l'intervention de quelques seigneurs laiques (4). Le Pontificat de Gregoire fut une longue lutle contre le clerge. Tres-peu d'eveques (5) obeirent aux decrets du Pape sur la simonie et le celibat, presque tous opposerent la resistance de l'inertie; pousses a bout, ils n'hesiterent pas a se mettre en revolte ouverte contre le Saint-Siege. Gregoire, fort de l'appui du Christ, ne recula pas devant la lutte avec ces geants revoltes contre l'autorite divine (6). On va voir si c'etait chose facile. L'eveque de Poitiers, interdit par les legats du Pape, n'en continue pas moins son ministere. Un concile se reunit sous la presidence d'un legat. Les soldats de l'eveque envahissent Tassemblee; ils outragent le legat, et emploient les menaces, les insultes et les coups pour dis- ______________ (1) Ut ille (Gregorius) per semetipsum causam, quando vellet, et quomodo vellet, peroraret. "Lambert., ad a. 1075 (Pertz, V, 230). (2) Mansi, XX, 442. (3) O impudentiam ! o audaciam singularem ! Epist. ad Otl'on. Constant. Episc. in Append. XIII (Mansi, XX, 627). (4) Vita Galterii, dans Mansi, XX, 437. (5) Exceptis perpaucis. Gregor. Epist. Il, 45. (6) Gregor. Epist. II, 54. LA PAPAUTE. perser les autres membres. Le Pape s'etonne de cette audace dans le mal : de meme que les fideles cherchent a avancer leur salut par leur zele et leurs bonnes oeuvres, ainsi lui aspire a mettre le comble a ses forfaits. Gregoire mande l'eveque recalcitrant a Rome ; il finit par l'excommunier (1). Manasses acheta l'archeveche de Reims; il se dedommagea en depouillant l'Eglise. C'etait un homme de race noble, plein de faste, violent et emporte ; il meprisait le clerge et ses devoirs au point de dire que son archeveche serait un beau benefice s'il n'obligeait a chanter la messe. Le legat du Pape assemble un concile a Autun. Le clerge de Reims accuse Manasses de simonie et d'usurpation des biens ecclesiastiques. Appele a se justifier, il ne comparait point : le concile le suspend. Le violent prelat ne tient aucun compte de la sus- pension ; il maltraite les chanoines qui l'ont accuse, pille leurs biens etvend leurs prebendes. Cela se passait en 1077. En 1080, nouveau concile a Lyon. L'archeveque y est appele; il essaye de corrompre le legat; il lui offre trois cents livres d'or et des presents considerables pour ses domestiques, s'il lui permet de se purger par serment avec six de ses suffragants a son choix; il offre de plus grandes sommes, si on lui permet de se purger seul. Ainsi un des princes de l'Eglise, le metropolitain des Gaules, ne trouvait d'autre moyen de se justifier que la corruption et le parjure! Le legat, Hugues, eveque de Die, etait un homme de moeurs aussi severes que Gregoire lui-meme. Manasses fut depose; le Pape confirma sa deposition au concile de Rome; cependant il lui permit de se purger sous certaines conditions. Mais le hautain prelat ne se soumit a rien; alors Gregoire le deposa defmitivement. Manasses essaya de se maintenir sur son siege par la force des armes; il fallut que le clerge, les seigneurs et les bourgeois s'unissent pour l'en chasser (2). L'excommunication etait devenue une peine insuffisante, meme pour les eveques; peu leur importait de ne pas pouvoir chanter la messe, tant qu'ils restaient en possession des biens de l'Eglise. L'eveque d'Orleans, simoniaque, averti par le Pape, dedaigna de lui _______________ (1) Gregor. Epist. II, 2 et 23. (2) Gregor. Epist. VII, 17-20. Fleury , Histoire ecclesiastique, LX1I, 46-47 ; LXIlI, 2. LE POUVOIR SPIRITUEL. repondre. Gregoire l'excommunia ; l'eveque fit emprisonner le porteur des lettres Pontificales (1). Le Pape fut force de recourir a la mesure extretae de la deposition. Ses legats parcoururent la France et l'Allemagne, deposant ou suspendant les simoniaques et les concubi- naires; les conciles les destituerent en masse (2). Les eveques, heureux de trouver un appui dans le pouvoir tempo- rel, prirent avec ardeur le parti de Henri IV contre l'odieux Hilde- brancl (5). Gregoire eut des ennemis plus acharnes dans le sein de l'Eglise que sur les trones (4) ; leur haine alia jusqu'a la fureur. L'orage eclata dans les conciliabules de Worms et de Brixen. Jamais l'impudence ne s'est produite avec tant d'audace (5). Dix-neuf eveques allemands et trente prelats italiens deposerent leur Pape. Eux qui tous avaient achete leurs sieges, eux qui tous etaient souilles d'adultores et de crimes, ils oserent accuser Gregoire de n'etre moine que par son habit , de s'amuser a des jeux obscenes , de se livrer publiquement a l'usure, d'etre arrive au Saint-Siege par la fraude, la violence et la corruption ; des concubinaires oserent reprocher a Gregoire une trop grande familiarite avec les femmes (6) ! L'Eglise esten insurrection contre son chef; elle repousse la reforme que Gregoire veut lui imposer. Comment le Pape triomphera-t-il de cette furieuse opposition? En faisant appel a la conscience chretienne. Les decrets qui prescrivaient le celibat et condamnaient la simonie, _______________ (1) Gregor. Epist. V, 8. (2) Conciles de Rome de 1075 et de 1076 (Mansi, XX, 443. 467). Voigt, Histoire de Gregoire VIl, Livre X. (3) Othon. Frisingens. de Gestis Friderici, I, 1 : Episcopi , consilio cleri- corum suorum, quibus recenter connubia a Pontifice inhibita fuerant, inflammati, voluntati Principis accedebant. (4) Gregoire ecrit a un eveque (Ep. Ill, 14) : Mirari ac nimium te dolere dixisli, quod Longobardi et nonnulli Teutonicorum episcopi in nos insa- niendo tarn vehementi odio inardescunt. (o) Ibid. : Scimus ob nihil aliucl eos illo conamine niti nisi quod ex pra3- cepto Dei, illorum perversitatibus obviamus, eosque ad rectum tramitem justitire reducere, si possibile esset, ex debito solicitudinis divina dispensa- tione nobis superimposit procuramus. (6) Concilium Wormatiense (Pertz, Leg. Il, 45). Condi. Brixiense (Pertz, ib. 51, s.). Au concile de Brixen, un des eveques souscrivit en ces termes : Rolandus, Dei gratia Episcopus Tarvisianus, libeIltissime subscripsit. LA PAPAUTE. defendirent aux fideles d'entendre les messes celebrees par des clercs concubinaires ou simoniaques : leur benediction se tourne en male- diction, leur priere en peche, comme Dieu le dit par la bouclie du prophete : Je maudirai vos benedictions. Gregoire s'attendait a la desobeissance; il voulait forcer ceux qui etaient sourds a la voix du devoir, de ceder a la voix du peuple (I). Cet appel aux laiques contre les clercs etait chose inouie ; c'etait armer des mains profanes contre les oints du Seigneur, c'etait soumettre les pasteurs au troupeau. Mais il s'agissait pour l'Eglise d'etre ou de n'etre pas : mieux vaut, disait Gregoire, ramener la justice de Dieu par des moyens nouveatix que de laisser perir les ames (2). Gregoire ne se trompa pas en cherchant un appui dans le peuple contre le clerge. Il etait l'organe de la verite chretienne, sa reforme tendait a ramener l'Eglise au spiritualisme evangelique ; il devait trouver de l'echo dans un age proforidement Chretien. Il y eut un soulevement dans toute la chretiente contre les clercs qui, au mepris du saint-siege, au mepris de Dieu, achetaient et vendaient les choses sacrees, et se souillaient de liens charnels, adulterins. Le peuple les chassait des eglises, il les poursuivait d'outrages et de coups. Les exces etaient inevitables dans un temps de berbarie ; il y eut des pretres mutiles, il y en eut qui perirent dans de longs tourments (3). Les eveques reprocherent amerement a Gregoire cet appel aux passions populaires (4). Il faut l'avouer : le Pape, en s'adressant aux masses, ________________ (1) Gregor. Epist. ad Othon. Constant. (Mansi, XX, 627) : Ut qui pro amore Dei, et officIl dignitate non corriguntur, verecundia sasculi et objurgatione populi resipiscent. (2) Gregor. Epist. ad Rudolphum Sueviffi, et Bertulplium Carentanum duces (Il, 45) : Multo melius nobis videtur, justitiam Dei vel novis reredificare consilIls, quam animas hominum una cum legibus deperire neglectis. (3) Annales Augustani, ad a. 1076 (Pcrtz, III, 129). Lettre d'un anonyme contemporain , dans Martene et Durand, Thesaurus novus Anecdot. T. I, p. 231. Langebeck. Scriptor. Rer. Danic. I, 380. (4) Condi. Wormatiense, dans Pertz, Leg., II, 45 : Omni rerum eccle- siasticarum administratione plebejo furori per te attributa. Epist. Theodorici, Episcopi Virdunensis ad Gregor. (Martene et Durand, I, 218) : Legem de clericorum incontinentia per laicorum insanias cohibenda, legem ad scandalum in ecclesia mittendum tartaro vomente prolatam. LE POUVOIR SPIRITUEL. eveillait un genie peri favorable a l'Eglise, l'esprit democratique. Les passions une fois mises en jeu ne s'arretent pas dans les limites que leur veut poser celui qui les excite. Du mepris des clercs au mepris de l'Eglise, il n'y avail qu'un pas. N'etaient-ce pas les pretres qui jusqu'alors avaient ete les representants de l'Eglise, les interme- diaires entre l'homme et Dieu ? On vit des la'iques repousser le bap- teme, la confession, tous les sacrements; d'autres, usurpant les fonc- tions sacerdotales, conferaient eux-memes le bapteme et l'extreme- onction (1). L'opposition contre le clerge fit naitre des sectes qui rejeterent l'autorite de l'Eglise. Pendant plusieurs siecles, la Papaute retrempee par les reformes de Gregoire, eut assez de force pour reduire les sectaires an silence ; mais le moment arriva ou le genie de la liberte l'emporta sur l'autorite traditionnelle. Une autre reforme inaugura une nouvelle ere de l'humanite, et la premiere ceuvre des reformateurs fut d'abolir la loi du celibat pour laquelle Gregoire avait lutte toute sa vie. A entendre les protestants, Gregoire n'etait pas inspire par la sain- tete du celibat; son but etait de rendre l'Eglise independante de l'Etat; c'est pour cela, disent-ils, que le Pape brisa les liens qui attachaient les pretres a la societe civile : celibataires, ils ne vivaient plus que pour l'Eglise, leur ambition se confondait avec celle de l'Eglise, ils devenaient des instruments dans les mains de la Papaute pour domi- ner le monde (2). Il nous repugne de croire a cette politique de calcul; il y aurait quelque chose d'odieux a sacrifier les droits legitimes de la nature, a mutiler l'homme pour ainsi dire, dans le but d'assurer l'in- dependance et la domination a l'Eglise. Quelque saint que fut le but de Gregoire, il ne justifierait pas le moyen ; il faut que le moyen trouve en lui-meme sa justification. Pour mieux dire, le celibat n'etait pas un moyen pour Gregoire, c'etait plutot le but, en ce sens que la virginite etait l'element essentiel de l'ideal evangelique. Cependant il se trouva des pretres qui protesterent contre le celibat au nom des livres sacres : Dieu, disaient-ils, a permis le ________________ (1) Lettre de l'anonyme precite. Compar. Sigebert. GembL, ad a. 1074 (Pertz, VI, 363). (2) Plank, Geschichte der christlichen Gesellschaftsverfassung, T. IV, p. 154, ss. Henbe, Geschichte der christlichen Kirche, T. Il, p. 166. LA PAPAUTE. mariage aux levites dans la loi ancienne et il ne l'a pas defendu dans l'Evangile. Jesus-Christ recommande la virginite, il ne l'impose pas; saint Paul donne des conseils, mais non des lois. L'apotre dit qu'il vaut mieux se marier que de bruler; c'est dire que le mariage est le seulfreinarimmoralite(l) ! Les protestants applaudissent a cette doc- trine; ils voient dans la resistance opposee aux decrets de Gregoire line manifestation du veritable esprit du cliristianisme : Nos ancetres deja, disent-ils, sentaient que la loi du celibat n'etait pas celle de l'Evangile : ils opposent Jesus-Christ et les apotres a l'arbitraire du Pape (2). Les sentiments favorables au mariage que les protestants croient trouver dans la doctrine evangelique, sont plutot des senti- ments de l'humanite moderne qu'ils transportent au berceau du chris- tianisme ; reconnaissant l'Ecriture comme loi invariable de la chre- liente, ils cherchent dans les livres saints line autorite pour des idees qui se sont developpees malgre les livres saints (3). Dans la resistance que Gregoire eprouva, l'on ne peut voir que l'opposition instinctive de la nature contre le cliristianisme. Mais tous ceux qui etaient animes du veritable esprit Chretien, les hommes les plus consi- derables du onzieme siecle aussi bien que les masses, prirent parti pour le Pape. L'archeveque Lanfranc, eminent par sa science, le cardinal Damien, ce heros de l'ascetisme, l'historien Lambert qui unissait line haute raison a une profonde piete, tous celebrent Gre- goire comme le defenseur de la foi chretienne (4). Le monde ne connaissait pas encore d'autre ideal que l'Evangile : quelque altere qu'il fut par la berbarie, il faisait le fond des croyances. La virginite semblait commandee par l'autorite de Jesus-Christ, vierge ne d'une ________________ (1) Epist. Udalrid Episc. Augustani, ad Nicolaum Pap. pro conjugio cleri- corum (Martene, Collect. Amplissima, T. I, p. 449). Des extraits dans Gie- seler, Kirchengeschichte, T. Il, P. 1, 34, note h. (tyNeander, Geschichte der christlichen Religion, T. IV, p. 227, 259; T. V, p. 184. (3) Voyez mes Etudes sur le Christianisme. (4) Othon de Frismfjen, petit-fils de Henri IV, dit de Gregoire (Chronic. VI, 34, dans Urstisius, Scriptor.) : Clericorum connubia in toto orbe romano cohibuit, formaque gregis factus, quod verbo docuit, exemplo demonstravit, ac fortis per omnia athleta, murum se pro domo Domini ponere non timuit. LE POUVOIR SPIRITUEL. vierge (1). Gregoire etait donc dans la vraie tradition, en ecrivant au roi Henri IV : Le decret sur le celibat n'est pas line invention nou- velle, c'est la regie premiere de la discipline de l'Eglise : c'est la doc- trine des peres, c'est la voie des saints... Ceux qui crient que le celibat est une charge depassant les forces de la nature, preferent les clioses humaines aux honneurs divins (2). Ce n'est pas dans des calculs d'ambition, c'est dans les profondeurs de la doctrine chretienne que Gregoire a puise son decret sur le celibat et la force pour l'imposer au clerge. L'Eglise a l'ambition d'etre le pouvoir spirituel. Qu'est-ce que ce pouvoir spirituel? Il a son principe dans la reprobation de la chair, dans la condamnation du monde. Pour devenir pouvoir spirituel, l'Eglise doit donc se separer du monde, elle doit bannir le mariage de son sein. C'est a cette condition que les clercs seront veritablement les elus, le partage du Seigneur. Dans ce sens, et c'est le sens Chretien, il n'y a pas de pretre sans celibat. Cela est si vrai que les pretres protestants, en rejetant le celibat, ont abdique par cela meme toute superiorite, toute domination sur la societe civile. Aussi leur ideal est-il l'egalite, la saintete de la vie laique. Tel n'etait pas, tel ne pouvait pas etre l'ideal du moyen age. La vie la'ique etait une vie barbare ; l'esprit devait se concentrer dans l'Eglise pour clever et transformer la berbarie. Le pretre devait domi- ner; mais quel etait son seul titre a la souverainete? C'est qu'il fut l'organe de l'intelligence et de la moralite, qu'il fut pouvoir spirituel. Ce pouvoir spirituel, cet empire de l'Eglise etait une necessite pro- videntielle. Gregoire, en l'organisant, a donc marche dans la voie de Dieu, c'est un des heros de l'humanite; au point de vue du christianisme, il a merite plus que tout autre le titre de saint que les rois etles parlements lui ont dispute au nom des droits de l'Etat (3). Les protestants, au lieu d'applaudir a l'opposition que Gregoire __________________ (1) Damiani, Contra intemperant. cleric. Dissert. I, c. \. Opusc. XVIlI TieptuvTO? ;a.cpaTvov TOUTO ea*ci. Xeyouat yd'p)d' 1 ' '-* 8i&tjflljc<$f*evoi J v|8iaXed'Or]- t, TOC ivcauOa xaTd'Xapov, aXhy, OWOCd'OVTS?, [xaXXov xal xstaovTei; xpareTv 56y;j.a7a'couTiov. xal Tauta [JLET' ed'oua'taijxal dvatad'uvTiad'uTreppaXXoucjyi?. Cf. Kirchengeschichte, T. Il, 1, 42, noiesi,k;Fleury, Histoire Ecclesiastique, livre, LX, 10, 12. (2) Il y eut une sedition a Constantinople contre l'empereur, que le DISSOLUTION DE L'UNITE CHRETIEXNE. (Mere fondamentalement de la foi romaine ; quand on examine les points de doctrine qui divisent les Latins et les Grecs, l'on est el'onne que de pareilles miseres aient occasionne d'aussi grands troubles : on dirait que l'Eglise orientale est a la recherche de futilites qui, sans compromettre son orthodoxie, l'autorisent a se separer de l'Eglise dominante. Les causes theologiques du schisme sont dignes de l'ironie de Voltaire : Le plus grand reproche que Photius faisait aux Latins roule sur la procession du Saint-Esprit ; dire que le Saint- Esprit ne precede pas du Pere seulement, mais encore du l'ils, c'est renoncer au christianisme. Les autres sujets d'anatheme etaient que les Latins se servaient de pain non leve pour l'eucharistie, mangeaient des oeufs et du fromage en careme, et que leurs pretres se faisaient raser la barbe. Etrange raison pour brouiller l'Orient avec l'Occi- dent (1) ! Ces niaiseries theologiques produisirent une haine qui resista a l'action des siecles. Il n'y a pas d'antipathie plus invincible que celle qui a son principe dans les croyances religieuses ; chose horrible a dire, ha'ir devient presque un devoir ; en effet ceux que l'on hait, ne sont-ils pas les ennemis de Dieu ! Les Papes ne cessaient de repro- cher aux Grecs leurs innombrables heresies : Quand les Grecs ont- ils ete sans l'une ou l'autre erreur , tan tot sous l'inspiration du pa- triarche, tantot par une lubie de l'empereur, le plus souvent par la complicite des deux? Les Grecs repondaient en accusant l'Eglise latine de berbarie et d'ignorance (2). Ils raillaient le pretendu pou- _______________ peuple croyait domine par les legats du Pape. Constantin fut oblige de ceder. (Baron. Annal., 1059, 49.) (4) Essai sur les Moeurs, ch. 34. (2) Au dixieme siecle, Luitprand, ambassadeur d'Othon, vint a Con- stantinople. Les Grecs lui demanderent quels conciles on reconnaissait dans l'Occident; l'eveque latin repondit en citant les conciles generaux recus dans toute la Chretiente. Vous oubliez, lui dirent les Grecs en riant aux eclats, le concile saxon; nous ne l'avons pas dans nos recueils, parce qu'il est barbare et ne nous est pas encore parvenu. Luitprand repondit : Notre foi est rude mais simple ; la votre est savante, mais entachee d'he- resie. Chez les Saxons on ne connait pas d'heresie; on ne s'y bat pas a coups de plumes, mais de glaives; on y prefere la mort a la lachete. (Luitprandi Legatio, ap. Muratori, Scriptor. T. Il, p. 482.) LE SCHISME GREC. voir divin de la Papaute; on n'en peut donIler d'autre raison, disaient- ils, sinon que Jesus-Christ a ete crucifie par des soldats romains (1). Ils linirent par trailer les Latins d'heretiques et d'excommunies (2). Il faut se rappeler l'horreur que les damnes inspirent aux elus pour se faire une idee de la liaine que ces accusations reciproques d'he- resie mirent entre les Grecs et les Latins. On dit que des patriarches oserent precher qu'en tuant les Latins, on obtenait la remission de ses peches; il est certain qu'au douzieme siecle, les passions politiques aidant, la haine des Grecs s'egara jusqu'a l'assassinat des vieillards, des enfants et des malades (5) . Comment, arrives a ce point de delire, les Grecs et les Latins purent-ils concevoir des projets d'union? Rome avait le genie et l'ambition de l'unite; convaincue qu'elle tenait de Jesus-Christ la suprematie sur la chretiente, elle crut suivre la voix de Dieu, en rappelant dans le sein de l'Eglise universelle les malheureux qu'ega- raient des croyances heretiques. Les Grecs n'ont jamais senti ce besoin de l'unite ; s'ils se rapprocherent parfois des Latins, ce ne fut jamais par conviction sincere; ce furent les invasions incessantes des Barbares de l'Orient qui les forcerent a chercher un appui chez les peuples belliqueux de l'Europe. Mais l'antipathie des races et des croyances avait tant de force, qu'elle l'emporta et sur le genie de Rome et sur l'interet politique des Grecs. A la fin du onzieme siecle, les Grecs se sentant impuissants a repousser le flot barbare qui menacait de les engloutir, implorerent le secours des Latins. Les croisades sauverent Constantinople. Alors commencerent des tentatives d'union qui se prolongerent jusqu'a la chute de l'empire d'Orient. En 1097, un concile s'occupa de la re- union des deux eglises. Un theologien philosophe y assista : Anselme, au temoignage de Guillaume de Malmesbury (4) , refuta la doctrine ________________ (1) Halberstadt, Chronic., a. 1202, dans Leibnitz, Scriptor, T. IT, p. 144. (2) Voyez les temoignages dans Thomassin, Discipl. Eccl., Part. Il, Liv. I, ch. 15, 8 et 13. (3) A l'avenement d'Andronic, en 1182, le quartier des Latins a Constan- tinople fut recluit en cendres; les Grecs voulaient les exterminer; ils n'epargnerent pas meme les eglises; elles furent brulees avec ceux qui s'y etaient refugies. (Guill. de Tyr, XXIl, 10.) (4) W. Malmesburiens., De Gestis Pontificum, lib. I, p. 223 : Ita per- DISSOLUTION DE L'UNITE CHRETIENNE. des Grecs sur la procession du Saint-Esprit avec taut de puissance que les Latins etaient dans rexaltation de la joie (1). Il faut croire que l'argumentation de l'illustre philosophe ne parut pas aussi evi- dente aux Grecs, car ils n'eurent pas la moindre envie d'abandonner leurs croyances. L'an 1116, nous trouvons encore a la cour de l'em- pereur Alexis un theologien de l'eglise latine, l'archeveque de Milan; il fit un discours a l'empereur sur la procession du Saint-Esprit (2). L'annaliste romain ne manque pas de dire que cette lecon de theo- logie fit une profonde impression sur les Grecs, mais il arriva ce qui arrive toujours dans les debats de religion : les deux partis se con- firmerent da vantage dans ce que chacun considerait comme la verite. Vers le milieu du onzieme siecle, l'empereur Lothaire envoya un ambassadeur a la cour de Constantinople. L'eveque de Haselberg mil l'occasion a profit pour entrer en discussion avec les Grecs. C'etait un liomme pieux pour qui le schisme etait un grand scandale; il ne savait comment concilier la verite de la doctrine chretienne avec les dissentiments de l'Eglise orientale. Il y eut des conferences solennelles dans l'Eglise de la Sainte-Paix (3). L'eveque latin dit qu'il ne venait pas disputer, mais s'enquerir de la croyance des Grecs et s'entretenir de celle des Latins (4). Les Grecs se louerent beaucoup de cette humilite ; ils se plaignirent amerement de Forgueil et de la morgue des theologiens latins qui, fiers de leur mince science, pretendaient obscurcir la haute sagesse de la Grece par les nuages de leurs so- phismes (5). Ainsi pergaient j usque dans d'amicales discussions les causes profondes et irremediables du schisme : la vanite grecque etait inalliable avec l'orgueil romain. L'eveque latin, quelle que fut sa ________________ tractavit quaestionis latera, ut Latini clamore testarentur gaudium, Graeci de se praaberi dolerent ridiculum. (1) Mansi, XX, 948. (2) Baron. Ann., a. 1116, 14, ss. (3) Ces conferences, sous forme de dialogues, se trouvent dans 6,'Achery, Spicileg., T. I. (4) Dialog. I, 1 (cYAchenj, p. 163). (5) Qui in supercilio suo ad nos venientes, scientiolam suam voluerunt ostendere, et conati simt fastu superbiaa magnam GraBcorum sapientiam sophisticis nebulis obfuscare, vel etiam, si possent opprimere. Dialog. Il, 21 (VAchery, p. 186). LE SCHISME GREC. douceur, blessa ses adversaries au vif, en exaltant l'Eglise romaine, qui seule avail recu de Dieu le privilege de rester pure de toute erreur, tandis que l'Eglise grecque etait comme le receptacle de toutes les ordures heretiques (1). A ce reproche si souvent repete, l'interlocuteur d'Anselme repondit, non sans ironie et avec une pro- fonde raison, que l'Eglise romaine devait la purete de sa foi a son igno- rance et a son incapacite : Manquant du genie philosophique de la Grece, preoccupee du soin des affaires politiques, elle etait restee etrangere au mouvement de la pensee, se contentant de croire ce que d'autres avaient enseigne... Comment les Grecs se soumettraient-ils a Rome? C'est comme si un maitre illustre devait reconnaitre les lois d'un mediocre eleve (2). La pretendue suprematie du Pape n'etait a leurs yeux que tyrannie ; ils ne pouvaient pas se resigner a accepter comme des oracles ce qu'un eveque voulait bien leur ordonner du haut de sa grandeur et suivant son bon plaisir : A quoi nous servi- rait notre science des Ecritures? a quoi bon nos etudes litteraires et les genies qui ont illustre la Grece? Il n'y aurait plus qu'une autorite, celle du siege de Rome; il n'y aurait plus qu'un maitre, le Pape; l'Eglise entiere serait l'esclave d'un homme (3). Les conferences theologiquesne pouvaient aboutir ; les deux eglises se seraient entendues sur le dogme, que le schisme n'en aurait pas moins divise les deux peuples. Il y avait des obstacles invincibles a l'union, la suprematie divine du Pape qui tendait a la monarcbie uni- verselle, et la vanite de la race grecque qui reclamait pour elle et l'empire teinporel et la domination de l'intelligence (4). L'opposition eclata dans les negotiations qui au commencement du treizieme siecle rapprocherent Fempereur de Constantinople et Innocent IlI. Le Pape avait la conviction de sa mission divine : chef spirituel de la clire- tiente, il dominait les rois et les empereurs , comme l'ame domine __________________ (1) Omnes sordes haereticse pravitatis semper hie domicilium et quasi proprium nidum habuerunt. Dialog. Ill, 6 (d'Achery, p. 195). (2) Dialog. Ill, 11 (d'Achery, I, 198). (3) Dialog. Ill, 8 (tfAchery, I, 196). (4) Les Grecs ne voulaient reconnaftre ni Pape, ni empereur dans l'Occi- dent. Voyez le temoignage de Jean Cinnamus, historien du douzieme siecle, rapporte par Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 2, 93, note e. DISSOLUTION DE L'UNITE CHRETIENNE. le corps; sa grandeur effacait la royaute, comme l'eclat du soleil obscurcit la faible lumiere de la lime. L'empereur se refusa a accepter une suprematie qui aurait fait de lui, vrai successetir des maitres du monde, le vassal d'un eveque (1). La prise de Constantinople paries Latins parut a Innocent le jugement de Dieu sur une race obstinee dans sa desobeissance (2) : Celui qui distribue les royaumes a trans- fere l'empire d'Orient d'un peuple orgueilleux etsclIlsmatiqueaun peu- ple humble et devoue a l'Eglise. Admirons ce que le Seigneur a fait (5) ! Le grand Pape croyait que la chute de l'empire grec mettrait fin au schisme. Innocent se trompait : la division etait dans les esprits, la force ne pouvait etablir la concorde. Les croisades, en mettant les deux races en contact, ne firent qu'augmenter leur antipathic. Les Grecs se croyaient souilles par le commerce des Latins ; ils lavaient les autels ou les pretres romains avaient celebre, ils rebaptisaient ceux qu'ils avaient baptises (4). L'empereur Baudouin ecrit a Innocent IlI : Les Grecs traitent les Latins de chiens; ils comptent presque parmi les actions louables l'effusion de notre. sang (5). Les Grecs ne se plaignaient pas moins de la cruaute et de l'intolerance de leurs vainqueurs : Les Sarrasins ont traite Jerusalem avec plus d'huma- nite ; ils n'ont pas viole les femmes, ils n'ont pas jonche de cadavres le tombeau du Christ; ils n'ont pas exerce leur rage par l'epee, l'in- cendie, le pillage et la famine, comme vous qui vous appelez des Chretiens (6). L'intolerance catholique sevit contre le schisme comme contre les heresies : l'eglise grecque eut ses martyrs (7). ________________ (1) Gesta Innocent II, c. 60, 62, 63. (2) Divinum videtur fuisse jucIlcium ut qui tamdiu misericorditer tole- rati, noluerunt redire ad Ecclesia? unitatem, amitterent locum et gentem. Gesta Innoc., c. 93. (3) Innocent. Epist. VIl, 154 : Haac estprofecto dextera3 Excels! mutatio, in qua dextera Domini fecit virtutem, ut sacrosanctam romanam Ecclesiam exaltant, dum filiam reducit ad matrem, partem ad totum, et membrum ad caput. (4) Condi. Lateran. IV, a. 1215, c. 4. (Mansi, XXI11, 989.) (5) Gesta InnocentIl, c. 92. (6) Nicetas, c. 6, p. 369. (7) Voyez le recit d'un anonyme dans Allatius, de Ecclesia? occidentalis LE SCHISME GREG. Faut-il s'el'onner si la haine des Grecs ne fit que s'aceroitre par la domination des Latins (1) ? Un empire rival s'eleva a cote de l'empire latin de Constantinople. Les Cesars grecs chercherent a se concilier les sympathies de l'Occi- dent, en faisant des ouvertures au Pape pour l'union des deux eglises (2) ; mais l'union etait raoins possible que jamais. La Papaute avait atteint le faite de sa puissance; la domination de Rome chre- tienne menacait l'Occident de la meme oppression qui avait ruine les peuples sous l'empire de Rome paienne. Les Grecs, tout en etant forces de recourir a l'appui du Saint-Siege, protestaient d'avance contre les abus de la domination Pontificale. Le patriarche avoue que les Grecs redoutent les injustes oppressions, les cruelles extorsioris d'argent et les servitudes immentees que les Papes imposaient aux fideles : L'eglise romaine de mere est devenue maratre ; elle a eloigne d'elle ses enfants a la maniere de l'oiseau de proie qui chasse ses petits. Plus ses enfants lui temoignent d'obeissance et d'humilite, plus elle les foule... Elle amasse de l'or et de Targent partout ou elle peut en extorquer; elle impose des tributs aux royaumes, oubliant les preceptes du Christ qui dit : Celui qui s'abaisse sera eleve... L'or et V argent ne sontpas avec moi. Que repond le Pape a ces accusations? Il revendique hardiment les deux glaives (3) ; le glaive spirituel est employe par l'Eglise elle-meme, Fautre doit etre tire pour l'Eglise par les rois sur un geste du pretre (4). En presence des preventions de Rome et des repugnances de Con- stantinople, a quoi pouvaient conduire les negociations? Des confe- ________________ atque orientalis perpetua consensione, Il, 13, p. 694. Allatius, schismatique convert!, loin tie maudire les cruautes commises par les Latins, y applau- dit : Opus erat, effraenes propriaeque ficlei rebelles et veritatis oppugna- tores non exilio, sed ferro et igni in saniorem mentem reducere. Hseretici proscribendi sunt, exterminandi sunt, puniendi sunt et pertinaces occi- dendi, cremandi. (1) Innocent lui-meme avoue que la conduite des Latins excuse la haine des Grecs et leur aversion pour l'Eglise romaine. (Gesta InnocentIl c. 93\) (2) En 1232. Voyez les lettres du patriarche grec 911 Pape et aux carcli- naux, dans Malth. Paris., a. 1237, p. 386, ss. (3) Uterque gladius Ecclesia3 traditur. (4) Ad nutum sacerdotis. M. Paris., a. 1237, p. 327. DISSOLUTION DE L'tJNITE CHRETIEME. rences s'ouvrirent a Nicee entre les envoyes du Pape et les theologiens grecs. Rien de plus insipide, rien de plus niais qtie la discussion des differends qui divisaient les deux eglises (1). Les Grecs, au rapport des Romains, ne clierchaient qu'a trainer les debats en longueur; ils usaient de chicanes, et mettaient toute leur finesse a faire des conces- sions qui ne concedaient rien (2). Cependant l'empereur desirait un accord ; croyant que les theologiens pouvaient transiger comme les politiques, il proposa aux deux eglises d'abandonner diacune tine partie de leurs preventions : Sachez, repondirent les nonces, que l'Eglise romaine ne retranchera jamais un iota de sa foi ; ceux qui veulent l'union doivent croire ce qu'elle croit. Les deux partis se quitterent, en se traitant d'heretiques et d'excommunies. La chute de l'Empire latin de Constantinople parut d'abord favo- riser l'union. Le trone des Paleologues, a peine retabli, etait serieuse- ment menace par l'ambition de Charles d'Anjou, fort de son genie de conquerant et de l'appui de la Papaute. L'empereur n'avait qu'un moyen de detourner l'orage; il recormut la suprematie de Rome (3). Le Pape, de son cote, voyant l'Orient lui echapper, fut heureux de s'attacher a cette derniere planche de salut. Voila le Pape et l'empe- reur d'accord. Mais comment obtenir l'assentiment de l'Eglise grecque? Les eveques obeissaient servilement aux ordres de l'empereur, mais il y avait une limite a cette obeissance, c'etait que le chef de l'Etat ne souillat pas l'orthodoxie grecque, en reconnaissant la suprematie Romaine. Le clerge temoigna une vive repugnance pour les projets de Michel Paleologue ; il lui representa qu'en voulant ecarter le danger d'une guerre etrangere, il risquait d'allumer une guerre civile. L'empe- reur chercha d'abord a prouver que les articles de l'union etaient insi- gnifiants, que l'Eglise grecque conserverait de fait son independance; _______________ (1) Raynaldi Annal. Eccl, a. 1233, 5-15. (2) Les nonces demanderent aux Grecs s'ils croyaient que le Saint-Esprit ne procedait pas du Fils. Ils repondirent : nous ne croyons pas qu'il pro- cede du Fils. Ce n'est pas la, repliquaient les nonces, ce que nous deman- dons; mais si vous croyez qu'il ne procede pas du Fils. Les Grecs echap- perent a un aveu formel, en faisanl a leur tour une question aux Romains. Quel galimatias ! (3) Raynald. Annal. Eccl, a. 1263, 58-60. Epistola MichaDlis Paleologi ad Papam. LE SCHISME GREC. puis il menac.a de poursuivre les opposants comme coupables de lese- majeste. Les eveques cederent en apparence (1). Le concile general de Lyon de 1274 cousacra l'union des Latins et des Grecs. Le Pape versa des larines de joie (2), en voyant le monde Chretien ramene a l'unite ; il ne se doutait pas que l'union n'etait qu'une intrigue poli- tique, reprouvee par la masse de la nation : les orthodoxes fuyaient les unionistes comme des etres irnpurs, jusqu'a ne vouloir ni boire ni manger avec eux, ni leur parler (3). Le Pape lui-meme perdit toute illusion ; il excommunia l'empereur, en lui reprochant de favoriser le scbisme (4). On a accuse Martin d'avoir prononce cette sentence pour rendre service a Charles d'Anjou, malgre que Michel Paleologue eut satisfait a toutes ses obligations (5). Si le Pape fut coupable, c'est de s'ctre trop hate. L'empereur seul tenait a l'union; a sa mort, le schisme reparut ou pour mieux dire il n'avait jamais cesse d'exister. Andronic revoqua formellement l'union. L'eglise grecque se purifia comme si elle avail ete souillee par sa communion apparente avec les Latins. Andronic refusa les honneurs de la sepulture a son pere : l'on aspergea d'eau benite les temples et les saintes images, et l'on soumit a des penitences ceux qui avaient accepte l'union (6). Les victoires des Turcs jettent de nouveau les empereurs aux pieds des Papes. Les Barbares sont aux portes de Constantinople; l'empe- reur abjure solennellement le schisme (7), dans l'espoir que l'Occident prendra les armes pour sauver les derniers debris de l'Empire Grec. Mais l'abjuration n'a aucune suite; les temps ne sont plus ou l'Europe se souleve a la voix du vicaire de Dieu. Pour tout secours le Pape ne peut donner a l'empereur que des lettres aux princes latins. Cepen- dant les dangers de Constantinople vont croissant ; l'on recourt a un dernier moyen pour reunir les deux eglises et identifier par la les _________________ (1) Pachymer. Histor. Michaelis Paleologi, V, 18, 19. (2) Raynald. Annal. EccL, a. 1274, 19; Mansi, XXIV, 37, ss. (3) Pachymer. Hist. M. Paleol., V, 23. (4) Raynald. Annal. EccL, a. 1281, 25. (5) Maimbourg, Hist, du schisme des Grecs, Livre IV (T. 2, p. 123-130). L'accusation se trouve deja dans un ecrivain contemporain (Raynald. Annal., a. 1281, 26). (6) Pachymer. Hist. Andronici, I, 2, 5, 6. (7) Raynald. Ann., a. 1355, 34; 1369, 2. DISSOLUTION DE L'UNITE CHRETIENNE. interets des Grecs avec ceux de l'Occident. Un concile general s'assemble a Florence ; le patriarche y siege avec ses eveques. L'union est prononcee en 1439 (1). Pour la premiere fois les deux eglises paraissent d'accord ; mais c'est quand l'union est consommee que l'on s'aperc.oit qu'elle est impossible. Les Grecs avaient consenti sous la pression de la plus forte des necessites : l'union etait le seul espoir de leur salut. Malgre cela la nation se souleva contre les con- cessions faites par le clerge. Des injures et des outrages accueillirent les Peres du concile; le peuple les appelait traitres a la religion, infames apostats, renegats ; il traita le concile de Florence d'execrable; les patriarches de Jerusalem, d'Antioche et d'Alexandrie protesterent contre l'union (2). Les Grecs oublierent les dangers de leur empire, pour ne songer qu'au peril que courait leur salut eternel; ils prefe- rerent le joug des Turcs a la domination des Papes (3) . Les historiens catholiques qualifient la conduite des Grecs d'obsti- nee et d'insolente (4) ; ils voient dans la servitude qui s'appesantit sur les malheureux descendants des Hellenes, une punition de leur schisme (5). Pourquoi jeter l'insulte a une grande nation qui meurt? Il y a encore de la grandeur dans ce genereux mouvement qui eleve les Grecs au-dessus de leur interet : preferer la mort a l'abandon de sa foi, n'est pas une action qui me rite le dedain. Sans doute, il y a un jugement de Dieu dans la chute de Constantinople ; c'est le dernier terme d'une longue decrepitude. Mais l'histoire du schisme offre encore d'autres enseignements que ceux que les historiens catholiques ________________ (1) Labbe, Concil. XIlI, 510, ss. (2) Allatius, De Ecclesise Occident, et oriental, perpetua consens. Ill, 4, p. 939, ss. (3) Un moine dit qu'il valait beaucoup mieux voir le turban doininer a Constantinople que le chapeau d'un cardinal (Ducas, c. 37 ; Maimbourg, Histoire du schisme, livre VI). Gerson, dans son discours sur l'union des Grecs dit : Etiam potius se verlerent ad Turcas quam ad Latinos. (Op., T. Il, p. 143.) (4) Maimbourg, livre IV, T. Il, p. 295. (5) Maimbourg, livre VI, T. Il, p. 307 : C'est ainsi que les Grecs armaient contre eux, par leur impiete, la justice divine qui se servait de Mahomet et de ses soldats, comme elle fait de Lucifer et des demons en l'autre monde, pour executer ses arrets contre les impies. LE SCHISME GREC. y veulent puiser. Les Grecs et les Latins avaient au fond la raerae foi ; ils ne differaient que sur quelques usages et sur des subtilites theologiques. Pourquoi Rome ne leur laissa-t-elle pas une existence separee qui ne portait pas obstacle a l'unite chretienne? Rome refusa parce qu'elle ne souffrait aucune diversite de croyance (1). La Papaute etait forcee par son dogme immuable, a maintenir une unite de fer; mais par cela meme, elle mecontentait les nations et les poussait en quelque sorte a secouer le joug et a conquerir leur independance. La Grece prit l'initiative dans ce soulevement, parce qu'elle seule etait une nation et formait un Etat. Les peuples de l'Occident suivront son exemple aussitot qu'ils auront conscience d'eux-memes. 2. Attaques contre le pouvoir temporel de la Papaute. L'Orient echappe a l'Eglise de Rome; le schisme grec est une revolte contre la Papaute tout autant qu'une opposition de races et de civilisations, une protestation contre les pretentions absorbantes de l'unite absolue. Dans le monde occidental, il n'y a pas de nations fortement constituees; la base manque pour construire des eglises nationales. Mais l'unite rencontre d'autres obstacles, l'esprit d'indivi- dtialisme des peuples germains et l'ambition de l'aristocratie episco- pale. Pour resister a ce double danger, l'Eglise se concentre dans une puissante unite. A la force brutale qui divise, elle oppose le droit divin qui unit; les eveques plient sous le vicaire de Jesus- Christ, parce qu'ils sentent que la subordination est une condition de salut pour le pouvoir ecclesiastique. La Papaute, armee de son autorite divine, fonde le pouvoir spiri- tuel appele a gouverner les ames. Pour que l'Eglise puisse remplir cette haute mission, elle doit avoir une action sur les hommes de violence qui dominent les peuples : elle revendique l'empire qui appartient a l'esprit sur le corps, a la raison sur la force. Ces pre- ________________ (1) Au quatorzieme siecle, les Grecs firent la proposition formelle de reconnaitre l'Eglise romaine, pourvu qu'on leur laissat leurs croyances. Le Pape repondit : Hoc esse rmllatenus tolerandum, quia in Ecclesia catho- lica, in qua una fides esse noscitur, quoad hoc duplicem fidem minus vera- citer esset dare. (Raynald. Annal., a. 1339, 26.) DECADENCE DE LA Papaute. tentions necessaires, providentielles de l'Eglise aboutissent a faire du pouvoir temporal tin instrument dans les mains de la Papaute. Les rois resistent a line dominalion qui les anrmle; de la l'inevitable lutte du sacerdoce et de Tempi re. Nous disons que la domination de l'Eglise au moyen age a ete pro- videntielle. Le pouvoir temporel etait en proie a la force physique et au desordre moral ; il ne pouvait donc pretendre a diriger les destinees des peuples. L'empire que l'Eglise exerca dans cet etat social fut celui de l'intelligence et de la moralite. Mais par sa nature meme cette domination etait passagere : c'etait un pouvoir educateur, une tutelle qui devait finir avec la minorite des peuples. L'Eglise ne l'entendait pas ainsi ; elle reel am a un pouvoir absolu, en vertu d'un droit divin. Cette conception etait fausse, car il n'y a d'autre droit, divin a la sou- verainete que celui des nations; aussi jamais la souverainete des Papes ne fut-elle acceptee sans contradiction. La Papaute rencontra une resistance sans cesse croissante, jusqu'a ce que le temps vint ou les nations, devenues majeures, rejeterent une tutelle qui pretendait se perpetuer jusqu'a la fin des siecles. Les protestations contre le pouvoir temporel des Papes naissent avec les preventions de Gregoire VII. Cette opposition fut traitee d'heretique par les partisans de la Papaute. Mais il en est des here- sies comme des utopies ; quand elles sont l'expression des lois qui regissentl'humanite, bien qu'elles soient irrealisables pour le moment, l'avenir leur appartient. Telle a ete la destinee de ceux qui combat- tirent le pouvoir temporel de la Papaute au moyen age : soldats de l'avenir, ils devaient succomber, mais leur cause triomphera. C'est une consolation et une force que l'histoire donne a ceux que leur conscience pousse a'se mettre en opposition avec les doctrines re- gnantes; si la voie dans laquelle ils marchent est celle de Dieu, ils peuvent perir dans la lutte comme des sentinelles perdues, mais ils mourront avec la conviction que la vdrite ne peril pas. La resistance que la Papaute rencontra ne s'adressait pas a la foi; le onzieme siecle ne depassait pas les bornes du Catholicisme. Si les esprits etaient toujours guides par la logique, le Moyen Age qui reconnaissait le pouvoir spirituel de l'Eglise, aurait du accepter aussi la domination temporelle qui en derive comme une consequence d'un principe. Heuretisement la logique ne conduit pas les destinees LE POUVOIR TEMPOREL DES PAPES ATTAQUE. humaines; autrement les hommes, une Ibis engages dans l'erreur, n'en sortiraient plus. BerIlssons donc l'inconsequence de l'esprit humain ; elle permit a des hommes sincerement catlioliques de com- battre les pretentious temporelles de la Papaute, tout en admettant leur suprematie spirituelle. C'est grace a cette inconsequence que le progres s'accomplit. Si les hommes apercevaient toujours les derniers resultats de leurs actions, ils reculeraient le plus souvent et s'arre- teraient epouvantes. L'opposition contre la Papaute etait au fond une opposition contre le christianisme traditionnel; mais les opposants ne se doutaient pas de cette consequence; c'est ce qui leur donna le courage de resister aux pretentious des Papes. C'est l'Empire qui soutint la grande lutte contre le sacerdoce. Les plus audacieux des empereurs n'oserent pas attaquer le pouvoir spiri- tuel des Papes, mais ils se revoltaient a l'idee qu'eux, les chefs tem- porels de la chretiente , tenant leur pouvoir de Dieu , fussent soumis a une autorite superieure. Voila ce que les eveques partisans de Henri IV, reporidirent a Gregoire VII : (1) ou les Papes ont-ils puise le droit de trailer les rois comme des mercenaires? de leur commander l'obeissance? de les frapper d'anatheme? Jesus-Christ et les apotres nous commandent d'obeir aux puissances etablies, parce que toute puissance vient de Dieu. L'Eglise ne s'est jamais revoltee, pas meme contre des empereurs paiens ou heretiques. C'est une en- treprise inou'ie que de vouloir detruire au nom de Dieu une autorite etablie par Dieu. La these des eveques fut soutenue par un des leurs dans un traite sur l'unite de l'Eglise. (2) C'est une refutation en regie de la doctrine de Gregoire VII, et il faut le dire, au point de vue de l'Ecriture, de l'histoire et du droit, l'eveque a raison contre le Pape. Le temoignage __________________ (1) Theoderici, Episc. Virdunensis, Epist. ad Gregorium, a. 1080, dans Martene et Durand, Thesaurus Novus Anecdotorum, p. 220 : Novum est et omnibus retro saaculis inauditum, pontifices regna gentium tarn facile velle dividere, nomen regium inter ipsa mimdi initia repertum, adeo postea sta- bilitum, repentina factione elidere, Christos Domini, quoties libuerit, ple- beja sorte, sicut villicos mutare, regno patrum suorum decedere jussos, nisi confestim acquieverint, anathemate clamnare. (2) Waltrami, episcopi Naumburgensis, de unitate ecclesiae conservanda. (Freheri Scriptores, T. I, p. 233-326.) DECADENCE DE LA Papaute. de saint Paul est si clair, qu'il a fallti l'esprit de casuistique joint a l'interet personnel pour le meconnaitre : toute ame est soumise aux puissances etablies, par suite les clercs comme les laiques. En vain Gregoire se fonde-t-il sur le pouvoir de lier et de delier; l'eveque allemand repond que ce pouvoir appartient a l'Eglise pour les peches, mais que le droit d'absoudre les penitents n'autorise pas le Pape a delier les sujets de leur serment de fidelite. La tradition est un ele- ment capital dans la doctrine Catholique ; il faut qu'une maxime soit ancienne, il faut qu'elle soit universelle, pour qu'elle soit recue comme article de foi. Gregoire VII invoquait la tradition, mais son adver- saire le combat pas a pas ; l'instinct lui tient lieu de la science bis- torique qui n'existait pas encore : Il n'est pas vrai, dit-il, que saint Ambroise excommunia l'empereur Theodose; il ne lui infligea qu'une simple penitence, si meme penitence il y a. Il n'est pas vrai que le Pape Innocent deposa l'empereur Arcadius; c'est une pure invention, dont on ne trouve aucune trace dans les historiens. Ce que l'histoire nous dit, c'est qu'il y a eu des empereurs ouvertement heretiques, des princes ariens, et que l'Eglise, loin de les deposer, les a respec- tes et leur a obei. Quant a la pretendue deposition du dernier Mero- vingien , c'est une alteration d'un fait historique : le Pape n'exerc,a pas un acte d'autorite, il fut seulement appele a donner un avis. La posterite a donne raison a Gregoire VII, en tenant compte des cir- constances critiques ou l'Eglise se trouvait placee. Mais les contem- porains qui suivaient le parti d'Henri IV, ne pouvaient pas excuser le Pape : l'eveque allemand dont nous analysons l'ecrit reprocha amerement a Gregoire de precher la guerre, predication nouvelle, inouie, puisque l'Eglise n'a d'autrearme que le glaive spirituel, c'est-a- dire la parole de Dieu. Et quelle guerre le Pape a-t-il allumee? une guerre plus que civile, ou l'on legitime le parjure, ou l'on sanctifie la violation de la foi juree. Serait-ce au profit de la religion que Gregoire dechire la chretiente, en armant le fils contre le pere et le sujet contre le prince? Non, c'est au profit de son ambition; il veut usurper le pouvoir royal. Le grand crime d'Henri II, c'est qu'il n'a pasvoulu abdiquer sa puissance entre les mains de Gregoire VII. Gette doctrine sur le pouvoir temporel de la Papaute n'etait pas le sentiment isole de quelques eveques courtisans des empereurs, c'etait l'opinion d'une partie considerable du clerge. Au onzieme siecle, LE POUVOIR TEMPOREL DES PAPES ATTAQUE. l'eglise de Liege etait le contre d'un grand mouvement intellectuel ; elle avail a sa tete des liommes remarquables par leur vertu et leur savoir; ses ecoles attiraicnt des eleves de tous les pays de l'Europe. Liege passait pour la nourrice des arts (1) ; sa science etait prover- biale (2). L'eglise liegeoise prit parti pour Henri IV contre Gregoire. Le malheureux empereur, trahi par un fils rebel! e, poursuivi par les maledictions de la Papaute, trouva de l'appui en Belgique. Pas- chal II lui envia cc dernier asile. Le comte Robert de Flandre revenait de la croisade ou il avail joue un role glorieux. Le Pape mil a profit l'entliousiasme des pelerins, en le tournanl contre les parli- sans d'Henri IV; il ecrivil a Robert pour lui temoigner sa recon- naissance de ce qu'il avail fail la guerre aux sehismaliques de Cam- bray et il l'excita a agir de meme contre les mauvais clercs de Liege : Tu ne peux offrir a Dieu de sacrifice plus agreable, dit-il, que de combattre celui qui s'est eleve contre Dieu, qui s'efforce d'oter l'em- pire a l'Eglise, qui a ete chasse de la maison du Seigneur par le jugemenl du Sainl-Esprit prononce par les princes des apotres et leurs vicaires. Nous t'ordonnons cette entreprise a loi el a tes vas- saux pour la remission de vos peches. C'est par ces travaux et ces triomphes que tu arriveras a la Jerusalem celesle (3). . Le clerge de Liege repondil a cette letlre par un ecrit adresse a tous les hommes de bonne volonte (4). Nous allons transcrire cette celebre apologie; elle respire un profond sentiment de religion, toul ensemble el une grande animosile contre la Papaute : ____________________ (1) Legia, magnarum quondam artium nutricula. (Adelmanni, Schola- stici Rythmi, ap. Bouquet, XI, 439.) Le scholastique Gozechinus dit que Liege est une Athenes pour les lettres et la philosophie et une Rome pour la religion. (Epist., a. 1060, ap. Bouquet, XI, 501.) L'abU d'Ursperg dit dans sa chronique (a. 1117) : Leodium studIls literarum pras casteris oppime famosa. (2) Histoire litteraire de la France, par des religieux Benedictins, T. VIl, p. 17, ss; 209, s. Cf. Annalista Sad'ro, ad a. 1044, Pertz, VI, 686 : Hein- ricus suaB Babenbergensi Ecclesiaa cum studio Leodiensi Hildesheimensis claustri rigorem optabat. (3) Paschalis, Epist. 7 (Mansi, XX, 986). (4) L'apologie (de Tan 1107) est rapportee dans le Recueil de Mansi (XX, 987, ss.). DECADENCE DE LA Papaute. Rome est la Babylone dont parle l'apotre; c'est d'elle que viennent la confusion et les dissensions qui remplissent la chretiente. L'eglise romaine invoque le glaive materiel contre sa fille pour l'aneantir; mais qui lui a donne le pouvoir du glaive? Jesus-Christ ne connait d'autre arme que les armes spirituelles. Paschal n'agit donc pas comme successeur des apotres, en prechant une croisade contre les Chretiens. S'il nous est permis de le dire, sauf le respect pour la dignite apostolique, le Pape et tous ceux qui Font conseille ne savent pas ce qu'ils font. Qu'avons-nous vu a Cambray? La deso- lation des eglises, l'oppression des pauvres, des rapines et des devas- tations sauvages, le meurtre sans distinction des bons et des mechants. Voila aussi ce qu'on prepare contre nous. Sont-ce la des oeuvres apostoliques ? Chose inouie ! Le Pape promet le pardon des peches, il promet la celeste Jerusalem a ceux qui commettront des crimes! Nous cherchons en vain une autorite pour justifier la guerre qu'on nous declare au nom d'une religion de paix. Jesus-Christ preche la paix , les apotres la precl\ent, les hommes apostoliques la prechent; s'ils rencontrent un pecheur, ils le reprennent, ils le cen- surent, mais ils s'en tiennent a ces peines spirituelles, en laissant a Dieu le soin de la vengeance. Pourquoi le Pape nous traite-t-il d'excommunies et de faux clercs? Nous observons les preceptes de l'Eglise, tels que la tradition nous les enseigne. Que nous reproche- t-on? de rester fideles a l'empereur? Le Pape oublie que Jesus-Christ et les apotres commandent de respecter les puissances et de leur obeir. En vain pretend-il nous delier de rios serments ; il ne peut pas faire que le parjure soit une action louable. L'excommunication des rois et leur deposition sont des entreprises nouvelles, contraires a la tradition chretienne. Ce n'est pas que les princes ne puissent etre frappes de peines spirituelles; mais comme leur excommunication compromet la paix de la chretiente , l'Eglise doit user d'une mode- ration et d'une reserve extremes quand il s'agit de lancer ses foudres contre les chefs temporels de la societe chretienne. Jamais l'excom- munication ne peut delier les sujets de leur serment de fidelite , ni autoriser l'Eglise a combattre les princes. L'empereur fut-il here- tique, nous serions encore obliges a lui obeir, nous devrions prier pour lui, nous ne pourrions pas prendre les armes contre lui. Saint Paul n'a-t-il pas ordonne de prier pour les empereurs? Cependant ces LE POUVOIR TEMPOREL DES PAPES ATTAQUE. empereurs n'etaient pas meme Chretiens; c'etaient des idolatres et des persecuteurs. Aucun Pape avant Gregoire n'a use du glaive materiel contre les princes. Hildebrand est le premier qui ait songe a domi- ner sur les rois. Sa doctrine est fausse, par cela seal qu'elle est con- traire a la tradition constante de l'Eglise. Nous preferons suivre l'exemple des saints que les innovations d'un Pontife ambitieux. Cette protestation est l'oeuvre de Sigebert de Gembloux, un des plus beaux genies du moyen age (1). Sigebert est presque le seul des hommes eminents du onzieme siecle qui ait pris parti pour Henri IV contre Gregoire VII. La lucidite de sa raison l'elevait au-dessus des prejuges dominants ; il attachait plus de prix a une vie pure qu'aux miracles, il mettait la parole de Dieu au-dessus de l'autorite des hommes (2). Ce qui le frappait dans la lutte du sacerdoce et de l'em- pire, c'etait le dechainement des plus mauvaises passions, la violation de la foi juree , le renversement de l'ordre social. Il repoussa vive- ment la nouvelle theorie de la puissance temporelle des Papes; a ses yeux, c'etait pis qu'une innovation, c'etait une heresie (3). Les ultra- montains fletrissent Sigebert et le clerge de Liege comme des schis- matiques. L'eglise liegeoise a trouve un eloquent defenseur dans Bossuet; il voit dans sa protestation un temoignage de l'antique doctrine sur l'inviolabilite de la majeste royale, contre les innovations de Gregoire VIl qu'elle reprouve; la reprobation, dit-il, est restee (4). Sigebert et le clerge de Liege sont des precurseurs de l'eglise galli- ________________ (1) Sigebert dit lui-meme qu'il a fait cette reponse a la demands de l'ar- chidiacre Henri (De Scriptor. Eccl. c. 171, ap. Fabric. Bibl. Eccl., p. 114. - Cf. Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 2, 49, note i). (2) Voyez les temoignages clans Pertz, T. VI, p. 276. (3) Dans sa chronique, Sigebert qualIlie la doctrine de Gregoire VIl d'he- retique (a. 1088, Pertz, VI, 366) : Haac sola novitas, ne clixerim hasresis, necdum in mundo emerserat ut sacerdotes doceant populum , quod malis regibus nullam debeant subjeclionem, et licet ei sacramentum fidelitatis feceririt, nullam tamen fidelitatem debeant, nee perjuri dicantur qui contra regem senserint, etc. (4) Bossuet, Defensio Declarationis, IlI, 8 : Manet ergo epistola, antique doctrinaB de inviolabili regum majestate testis, adversus GregorIl VIl novi- tatem, quam distincte notat, neque quisquam earn notam eluit. Fleury et les Bdntdictins, auteurs de l'histoire Litteraire (T. X, p. 235), prennent aussi parti pour l'Eglise de Liege. DECADENCE DE LA Papaute. cane. Nous ne nous dissimulons pas les contradictions du gal licanisme: il reconnait la Papaute et il lui refuse le pouvoir sans lequel il n'y a pas de Papaute. Au Moyen Age, la contradiction etait moins excusa- ble encore qu'au dix-septieme siecle, puisque la Papaute etait le seul lien de la societe. Sigebert ne vit pas que la cause de la religion etait engagee dans le debat du sacerdoce et de l'empire ; l'apologie qu'il redigea au nom du clerge de Liege n'en est pas moins un des monu- ments les plus remarqtiables du Moyen Age. Au point de vue du catholicisme, Sigebert et l'eglise de Liege etaient inconsequents ; mais au point de vue de l'Etat, ils etaient dans le vrai. Ils n'avaient qu'Iln tort, c'est de devancer leur temps. Leur protestation est une prophetie de l'avenir : l'empereur l'emportera sur le Pape, l'Etat sur l'Eglise. Au onzieme siecle les idees de Sigebert ne pouvaient prevaloir sans mettre le catholicisme lui-meme en danger ; la Papaute, gardienne de la religion et de la moralite, vainquit une opposition prematuree. Jamais elle ne parut plus puissante que lorsque, a sa voix, l'Europe entiere se jeta sur l'Asie ; mais cette puissance meme etait un danger. Un homme qui a merite d'etre canonise, le pressentit ; Saint Bernard adressa au Pape Eugene son disciple des avertissements severes : Les Papes ne sont pas appeles a dominer , leur mission est de servir. Jesus-Christ lui-meme a dit : Les rois des nations dominent sur elles, et ceux qui out puissance sur elles sont appeles bienfaiteurs . Pour vous, il n'en sera pas ainsi; que celui de vous qui est le plus grand sou comme le moindre et celui qui gouverne comme celui qui sert. Si les apotres n'ont pas eu d'empire, comment leurs succes- seurs auraient-ils un droit a la domination (i) ? En prenant les allures de la royaute, les Papes imitent Constantin, ils n'imitent pas Saint Pierre (2) : qu'ils prennent garde que l'apotre ne renie ses ______________ (1) S. Bernardi, De Considerat. II, 6 : Planum est : apostolis interdicitur dominatus... Forma apostolica ha3C est : dominatio. interdicitur, indicitur ministratio. (2) S. Bernardi, ib. IV, 3 : Hie, hie non parco tibi, ut parcat Deus. Pasto- rem te populo huic certe aut nega, aut exhibe. Non negabis, ne cujus sedem tenes, te neget heredem. Petrus hie est, qui nescitur processisse aliquando vel gemmis ornatus, vel sericis, non tectus auro, non vectus equo albo, nee stipatus milite, nee circumstrepentibus septus ministris. In his succes- sisti non Petro, sed Constantino... LE POUVOIR TEMPOREL DES PAPES ATTAQUE. successcurs. Cependant saint Bernard voyait la Papaute emportee par une ambition saris cesse croissante; il jeta un cri d'alarme : Tu n'es pas a la tele de l'Eglise pour regner, dit-il au Pape. Homme, n'affecte pas de dominer sur les hommes , de peur que l'injustice ne te domine. Je l'ai deja dit, je le repeterai sans cesse : il n'y a pas de poison, il n'y a pas de glaive que je redoute autant pour toi que l'am- bition (1). Il faut choisir entre l'apostolat et la domination; si tu veux l'un et l'autre, tu perdras et l'on pouvoir spirituel et l'on pouvoir temporel (2). La voix de saint Bernard ne fut pas ecoutee, elle ne pouvait pas l'etre. Saint Bernard reconnaissait a la Papaute la plenitude du pou- voir spirituel ; il placet meme le pouvoir temporel dans les mains duPape, comme un instrument dont il lui etait permis de disposer (5). Comment, arrives a ce degre de puissance, les Papes se seraient-ils arretes sur la pente de la monarchie universelle ? Un contemporain de saint Bernard fut plus logique que le celebre abbe de Clairvaux. Arnauld de Bresse croyait aussi que les deux glaives ne devaient pas se trouver dans les mains de l'Eglise ; Voila pourquoi il voulut que l'empire fut entierement independant du sacerdoce : c'elait demander que la souverainete passat de l'Eglise a l'Etat. L'idee de la separation de l'Eglise et de l'Etat prit naissance dans la longue lutte sur l'investiture. Les partisans de l'empire disaient aux eveques que s'ils voulaient etre princes et exercer un pouvoir temporel , ils devaient aussi reconnaitre la suzerainete de l'empereur ; mais libre a eux de renoncer a leurs possessions et aux privileges qui y etaient attaches, pour se livrer tout entiers aux devoirs de leur ministere spirituel. Ils ne pouvaient pas servir deux maitres a la fois, _______________ (1) S. Bernard. , De Consider., Ill, 1 : Prsesis ut prosis, ut dispenses, non imperes. Hoc fac, et dominari ne affectes hominum homo, ut non dominetur tui omnis injustitia. At satis superque id intimatum... Addo tnmen et hoc : nam millum tibi vencnum, nullum gladium plus formido , quam libidinem dominandi. (2) IbAl, 6 : I ergo tu et tibi usnrpare aude nut dominans apostolatum, aut apostolicus clominatum. Plane ab alterutro vrohiheris.Siutrumquesimul habere voles, perdes utrumque. (3) Voyez plus haul. DECADENCE DE LA Papaute. faire la guerre et prier. Qu'ils laissent la les armes et tous les soucis d'un gouvernement temporel, et qu'ils s'occupent du salut de leur troupeau; c'est pour cela qu'ils orit ete etablis (1). Ces idees trou- verent faveur parmi les adversaires de l'Eglise ; un Pape meme s'y laissa prendre (2). Arnauld de Bresse les developpa jusque dans leurs dernieres consequences. D'autres sentiments encore, peu favorables a l'Eglise, agirent sur l'esprit du reformateur italien. Les Papes avaient ete obliges de faire appel a l'opinion publique contre le clerge con- cubinaire et simoniaque; ils souleverent par la une tempete qu'ils n'etaient plus capables de moderer. Les vices de l'Eglise ofticielle furent mis a nu, et du mepris des clercs on passa facilement au mepris de l'autorite ecclesiastique. Un chroniqueur dit que les pas- sions etaient tellement excitees, que l'on ne tenait plus aucun compte des censures et des excommunications du saint-siege (3) . La doctrine et les entreprises d'Arnauld se rattaclient a ce mouvement de reaction contre l'Eglise. On dit que, porte par sa nature aux idees nouvelles et revolutionnaires (4) , deja imbu de sentiments hostiles a l'Eglise , il passa les Alpes, attire par le nom d'Abelard. Il puisa dans les lemons du grand philosophe , non le gout de la liberte abstraite , mais la passion de la liberte pratique. Le maitre se livrait parfois a des atta- ques contre les desordres qui resultaient des excessives richesses et de la puissance illimitee de l'Eglise (5) ; ces paroles irritantes tom- berent dans un foyer qui ne demandait qu'une etincelle pour s'al- lumcr (6). Arnauld se donna pour mission de reformer les abus. De retour en Italie, il se mil a attaquer rudement les clercs, les moines et les eveques (7); dans des harangues publiques, il opposa ________________ (1) Gerhoh. De Statu Ecclesiae, dans Gretser, Op. T. VI, p. 258. (2) Voyez plus haut. (3) Dodechinus , dans Pistorius, T. I, p. 667. (4) Otl'on. Prising. De reb. gestis Friderici, 1, 21 (Muratori , Scriptor. T. VI) : Singularitatis amator, novilatis cupidus, cujusmodi hominum inge- nia ad fabricandas ha3reses, schismatumque perturbationes sunt prona. )> (5) Rtmusat, Abelard, T. I, p. 175. (6) Othon. Prising., ib. : Arnaldus Petrum Abailardum olim prascepLo- rem habuerat. (7) Othon. Prising., ib. : Omnia lacerans, omnia roclens, nemini par- cens... LE POUVOIR TEMPOREL DES PAPES ATTAQUE. avec feu les preceptes de l'Evangile a la vie mondaine et dissolue du clerge. Quelle etait la source de la corruption de l'Eglise ? Elle avail oublie sa mission purement spirituelle, pour s'emparer de biens, de privileges et d'honneurs temporels. Il fallait la ramener a Fideal evangelique, a la vie commune, a la charite, a la pauvrete. Les eveques et les abbes devaient rendre aux princes les biens et les droits regaliens qu'ils avaient usurpes ; les dimes suffisaient a leur nourri- ture, ils ne pouvaient pas exiger davantage (1). Arnauld prechait d'exemple; le reformateur, au temoignage de saint Bernard, etait un de ces hommes pales et austeres qui ne marigent rIl ne boivent, et dont la seule nourriture est l'idee qu'ils poursuivent (2). Les predications d' Arnauld remuerent les esprits; pour realiser ses idees, il attaqua la puissance temporelle de l'Eglise, dans son siege, a Rome meme. Les Romains etaient disposes a secouer la domination du Pape. Les descendants du peuple roi n'avaient pas oublie la grandeur de leurs ancetres; ils revaient toujours pour Rome l'empire du monde (3). Arnauld flatta ces passions; il parla aux Romains des heros de la rcpublique : La sagesse du senat et le courage des legions avaient soumis la terre a la Ville Eternelle. Il fallait relever le capitole, retablir le senat, reformer l'ordre des chevaliers, et les Romains du douzieme siecle pourraient encore faire ce qu'avaient fait les anciens Romains. Quant au Pape, le gouvernement de la ville ne lui appartenait pas ; il devait se con- tenter de son pouvoir spirituel (4). Arnauld n'avait d'autre appui pour realiser ses gigantesques pro- jets que les velleites d'ambition des Romains degeneres. Il avait contre lui le Pape, faible a Rome , mais tout-puissant dans la chre- ______________ (1) Othon. Frising, ib. Guntheri poetse, de gestis Friderici, lib. Ill, v. 273, ss. (2) S. Bernardi, Epist. 195 : Utinam tarn sana3 esset doctrina3, quam district est vitae. Et si vultis scire homo est neque manducans neque bibens, solo cum diabolo esuriens et sitiens sanguinem animarum. (3) Les Romains provoquerent l'empereur Frederic Barberousse a secouer l'autorite du Pape et a recevoir l'empire des mains du peuple et du senat de Rome. (Martene, Amplissima Collectio, T. II, p. 555.) (4) Othon. Frisingens., de gestis Friderici, II, 24. Epist. Lucii Papae ad Conradum Reg. (Mansi, XXI, 609.) DECADENCE DE LA Papaute. tiente ; il avait contre lui l'empereur , qui ne voyait dans le hard! reformateur que l'allie des rebelles romains . Il est vrai qu' Arnauld parlait de transferor la souverainete a l'empire d'Allemagne, mais ce n'etait la qu'une arme de guerre; le citoyen de Brescia, comme n'est les Italiens , songeait a rendre a l'Italie l'empire du monde que Rome avail jadis exerce (1). Arnauld fut livre au Pape par Frederic, et mourut martyr de sa cause. Un ecrivain du douzieme siecle, bien que partisan de la Papaute , reprocha cetle morl sanglante a l'Eglise de Rome (2) ; il aurail du egalement accuser l'empereur. Frederic ne comprit pas qu'il avail un allie puissanl dans le reformateur italien; les ecrivains ultramonlains ne s'y sonl pas trompes ; pour eu\,Arnauld esl le patriarche des heretiques politiques (5) . Cette heresie n'est autre chose que l'idee sur laquelle reposent nos socieles modernes, la souve- rainele de l'Etat ou de la nalion, souverainete qui dou s'exercer meme sur l'Eglise. Au moyen age , la direction morale , le gouvernement inlellectuel de la sociele apparlenail a l'Eglise ; les rois n'etaient que les instruments de ses pensees. Si les princes n'obeissaienl pas a ses injonclions , ils etaient mis au ban de la societe chretienne, excom- munies, deposes. Les rapports de l'empereur el du Pape etaient l'image de la sociele lout entiere : l'ordre civil etait subordonne a l'ordre religieux. Arnauld de Bresse allaqua la domination de la papaule dans sa base; la souverainete etait a l'Eglise; il la donnait a l'Etat, il abaissait les clercs el relevait les laiques (4). C'etait nier que l'esprit residat exclusivement dans l'Eglise; c'etait proclamer on deviner du moins que la souverainete appartenait a la societe laique. L'Eglise de Rome vitle danger; elle crut l'elouffer, en livrant Arnauld aux flammes ; ses cendres furent jetees dans le Tibre , de ________________ (1) Eugene Il HI, Epist. ad Vibald. Abbat. (Martene et Durand, Amplissima Collectio, T. Il, p. 553) : Faciente Arnaldo unum senatorem quern volunt imperatorem dicere, creare disponunt. (2) Gerhoh, de investigal. Antechristi (Gretser, Op., T. XIl) : Quern ego vellem, pro tali doctrina sua, quamvis prava, vel exilio vel carcere, aut alia posna praBter mortem punitum esse , vel saltern taliter occisum , ut Romana Ecclesia seu curia ejus necis quaBstione careret. (3) Baron. Annal. Eccl., a. 1143, 3. (4) Otl'on. Frising., De gestis Friderici, Il, 21 : a Clericorum et Episcopo- rum derogator, monachorum persecutor, laicis tantum adulans. LE POUVOIR TEMPOREL DES PAPES ATTAQUE. crainte que le peuple ne venerat les restes mortels de celui qui l'avait appele a regner. C'est a nous qui profin'est des idees du grand refor- mateur a recueillir ses cendres, et a inscrire au nombre des horames qui honorent l'humanite, celui que les mesquines passions d'une Eglise etroite ont fletri comme heretique. Arnauld de Bresse est un homme de l'avenir, c'est a peine s'il est Chretien; Voila pourquoi il fut poursuivi non-seulement par les Papes, dont il attaquait la puissance, mais meme par les empereurs dont il soutenait le droit. Les hommes qui devancent leur temps, et qui veulent appliquer les idees de l'avenir, sans tenir aucun compte de l'etat de la societe ou ils vivent, n'ont guere d'influence sur leurs contemporains; ils ne font que jeter des seniences dans l'humanite qui germeront dans des circonstances plus favorables. Pour attaquer la Papaute au Moyen Age, il fallait rester dans les limites de la foi chretienne. Un Pape avait eu l'idee de renoncer aux possessions tem- porelles de l'Eglise, pour conquerir son independance. Le desinte- ressement de Paschal trouva peri de partisans dans le haut clerge ; mais des hommes penetres du sentiment de la perfection evangelique s'inspirerent de la meme pensee. Il se fit une reaction contre l'Eglise exterieure qui menagait d'oublier sa mission spirituelle au milieu de ses richesses. Des plaintes, des accusations partirent du sein meme du clerge. Un homme, honore par les Papes, venere comme pro- phete, l'abbe Joachim, s'eleva contre la vie orgueilleuse et materielle des prelats (1) : Rome, dit-il, est devenue la Babylone de la chretiente (2). Les Papes usurpent le pouvoir temporel ; ils oublient les paroles du Sauveur : Donnez a Cesar ce qui appartient a Cesar (3). L'abbe Joachim repousse la puissance et la richesse , comme un don l'uneste; ce que l'on considere comme la force de l'Eglise, sera selon lui la cause de sa ruine ; il n'y a qu'un moyen de sauver ________________ (1) Praolatos et cardinales superbe carnaliterque viventes. CommeIl- tar. in Joannem, p. 262. (2) Mulier auro inaurata, indifferenter cum terra3 principibus fornica- tur. Romana Ecclesia ista est qua3 in Babylonem vita3 confusione transfusa moechalur. (Recueil des predictions de l'abbe Joachim , dans Wolf, Lec- tion, memorabil., T. I, p. 489.) (3) In Jeremiam, p. 310. DECADENCE DE LA Papaute. le Christianisme, c'est de le ramener a sa mission primitive (1). Rome, dominant sur les princes et exploitant les nations, rappe- lait le peuple roi plutot que Jesus-Christ. L'eglise officielle paraissait degeneree aux hommes remplis de l'ideal evangelique ; ils la quit- terent et formerent ces sectes puissantes qui an douzieme et an trei- zieme siecle menacerent l'existence du catholicisme. Ces sectes diffe- raient de doctrines et de moeurs; mais toutes s'elevaient contre la cupidite et la corruption de Rome, toutes avaient l'ambition d'etre l'eglise veritable, heritiere de Celui qui n'avait rien possede, qui ne savait pas meme ou reposer sa tete (2) ; toutes appliquaient a l'Eglise romaine les expressions injurietises de l' Apocalypse : Rome etait la grande bete, la prostituee, une caverne de brigands (3). Les sectes furent etouffees dans le sang, mais les sentiments hos- tiles a la Papaute resterent. L'abus que Rome fit de son pouvoir leur donna acces dans les ames chretiennes. La domination pontificale tendait a devenir une monarchie universelle : Rome chretienne pe- sait sur les peuples comme Rome pa'ienne avait pese sur eux. Mais Rome paienne avait en a combattre des nations dout la mission etait accomplie, tandis que Rome chretienne avait en face d'elle des races jeunes qui demandaient liberte et independance pour s'elancer dans la carriere que Dieu leur ouvrait. Cependant le joug des Papes s'appesantissait, en meme temps que le sentiment national s'eveillait. La lutte des lors etait inevitable et l'issue n'en pouvait etre douteuse. La Papaute n'avait d'autre force que l'opinion publique ; celle-la lui echappant, elle restait isolee et sans appui. La France prit l'initia- tive : la nation frand'aise a plus que les autres peuples le genie de ________________ (1) Sur la doctrine de l'abbe Joachim, voyez Neander, Geschichte der christlichen Religion, T. V, p. 423, ss. (2) Les Cathares disaient : Apud se tantum Ecclesiam esse, eo quod ipsi soli vestigIls Christi inhad'reant. (Evervini, Epist. ad Bernarclum, ap. Vabillon, Analecta, T. Ill, p. 452.) (3) Les AlMyeois disaient : Romanam Ecclesiam speltincam latronum esse, et quia ipsa erat meretrix ilia de qua legitur in Apocalypsi. (Petr. Monach. Histor. Albig., ap. Duchesne, Scriptor. hist. Franc., T. V.) Les Yaudois : Dicunt quod Ecclesia romana est Ecclesia malignantium et bestia et meretrix, qua3 leguntur in Apocalypsi. (RainerIl Summa, clans Martene, Thesaurus Anecdot., T. V, p. 1775.) L'EGLISE GALLICANE. l'unite ; de bonne heure elle eut conscience d'elle-meme, et par suite elle repoussa la suprematie temporelle des Papes comme un attentat centre sa souverainete. L'Allemagne fut pendant des siecles le champ de bataille du sacerdoce et de l'empire : elle vit tous ses princes, les plus puissants, les plus heroiques, succomber dans la lutte; une lente mais profonde antipathie germa dans la nation contre la domi- nation de l'eveque de Rome, et elle finit par eclater lorsqtl'un Pape, vassal de la France, tenta de soumettre l'Allemagne a tin prince francais; les electeurs revendiqtierent l'independance de la couronne allemande et refuserent de reconnaitre un autre superieur que Dieu. De ces luttes sortirent les premieres attaques dogmatiques contre la Papaute; deja la logique entrainait les adversaires du Pape a attaquer le catholicisme lui-meme. L'Angleterre porta le coup mortel ; ses rois furent longtemps vassaux du Pape , mais il y avait dans la race anglo-normande un indomptable esprit d'independance : c'est Tile brel'onne qui donna naissance au hardi Wyclef, le precurseur de la reforme. La Papaute va perdre non-seulement son pouvoir temporel, mais meme son pouvoir spirituel stir une grande partie de la chre- tiente. 3. L'eglise yallicane. N i. LA FRANCE ET LA Papaute. SAINT LOUIS. Les rois de France portaient le litre de fils aines de l'Eglise, et ils le meritaient. La conversion de Clovis donna la victoire au Catholi- cisme sur l'heresie arienne. Les conquetes des Francs furent une propagande a main armee. Charlemagne fonda la puissance tempo- relle de la Papaute et elle grandit sous ses successeurs (1). Dans la lutte qui s'etablit entre le sacerdoce et l'empire, la France prit parti pour les Papes. Elle etait l'asile des Pontifes romains (2). Paschal Il, chasse de l'Italie par les armes d'Henri V, demanda secours a Louis- ________________ (1) Voyez le T. V c de nies Etudes. (2) Guibert. Hist. Hierosol., lib. Il : Apostolic?e sedis pontifieibus con- sueludinarium fuit, si quam passi sunt a finitima gentc molestiam, auxilia semper expetivisse a Francis. DECADENCE DE LA PAPAUTE. le-Gros : c'etait Fhabitude des rois de France, dit le Pape, de defendre le Saint-Siege contre les tyrans qui voulaient l'opprimer (1). Gelase II, poursuivi par le meme empereur, trouva en France l'appui que de toute antiquite elle avail donne aux souverains pon- tifes (2). Innocent Il, luttant contre les factions de Rome, se retira en France, asile sur de l'Eglise, dit l'abbe Suger (3). Alexandre III avait contre ItIl le puissant Barberousse; l'adhesion de la France ca- tholique lui assura la victoire dans toute la chretiente (4) . Les Papes temoignerent leur gratitude en exaltant la nation franchise; ils l'elevent au-dessus de n'est les peuples : Le royaume de France, dit Paul I, brille d'un eclat divin. Dieu lui-meme l'a consacre pour ainsi dire au service de l'Eglise, en mettant a sa tete des rois catho- liques par excellence. Innocent III ecrit a Philippe-Auguste que la France et la Papaute sont solidaires, que la Papaute s'eleve avec le royaume de France et qu'elle s'abaisserait avec lui (5). Le Seigneur, dit Gregoire IX (6), a choisi la France pour en faire rinstrument de ses desseins. C'est un carquois qu'il a mis autour de ses reins ; il en tire des fleches choisies pour la defense de la religion , et les lance par les mains puissantes des rois. L'eglise Gallicane eut sa part dans ces louanges : elle est avec l'eglise de Rome comme un miroir de toute la chretiente, un appui immuable de la foi (7). Cependant c'est la France qui prend l'initiative de la reaction ________________ (1) Suger., Vita Ludov. Grossi, c. 9. (Bouquet, XIl, 19.) (2) Suger., ib. (Bouquet, XIl, 46.) (3) Suger., ib. (Bouquet, XIl, 57.) (4) Quos devotio gallicana suscepit, victoriam semper coniulit et trium- phum. Arnulph. Lexov. Epist., ad Archiep. et Episc. Anglioe (BibHoth. Maxima Patrum, T. XXIl). Epist. Theobaldi Archiep. Cantuar. ad Henric I, Angliaa regem, a. 1-160 (Bouquet, XVI, 499) : Eos prasvaluisse crebra recoli- mus lectione quos gallicana recepit et fovit Ecclesia. (5) Registrum Innocent II de negotio Imperil, Ep. 64. (6) De Marca, De concordia SacerdotIl et Imperil, I, 12, 8. Cf. Ep. Alex. IV ad Ludovic. IX. (Raynahli Annal., ad a. 1262, 46) : Hoc est regnum, cujus potentia Ecclesia) contra ejus persecutores in cunctis ipsius tribulationibus conslantia semper fuit inconcussa. (7) Gregor. IX, Registr. I, 303. (Returner, Geschichte der Hohenstaufen, T. VI, p. 118.) L'EGLISE GALLICANE. contre le pouvoir temporel des Papes : est-ce une contradiction? est-ce tin fait accidentel? Rien dans les choses humaines n'est le produit du hasard, de la fortune; tout a sa cause, seulement cette cause nous echappe parfois ; alors pour couvrir notre ignorance, nous parlons de fortune et de hasard. Les destinees de la France se lient a celles de la Papaute, mais elles sont plus hautes, car les nations sont destinees a survivre au pouvoir appele a faire leur education. La France est l'instrument dont la Providence s'est servie pour fonder le catliolicisme et la Papaute ; mais elle a une mission plus glorieuse encore. Un Pape l'a appelee une nation theologique , une race elue (1). Fidele a son genie, elle prend le parti de l'Eglise, elle se confond avec l'Eglise, aussi longtemps que l'Eglise est a la tete du progres social. Mais elle suit le drapeau de la Papaute librement, sans abdiquer son individualite. La nation franchise a de bonne heure conscience de sa vie propre, nationale. Douee an plus degre du genie de l'unite, elle s'attacha fortement a ses rois, et autour de ce noyau se grouperent successivement tous les elements de la nationality franchise. La France etait donc moins que toute autre nation disposee a plier sous les exigences temporelles de la cour de Rome ; de la l'opposition contre les pretentious des Papes, qui eclate deja sous Gregoire VIl (2). L'eglise Gallicane s'eleve a cote de l'eglise romaine, respectueuse en apparence, mais au fond independante et hostile. Il nous reste un temoignage remarquable des sentiments de l'Eglise franchise dans le traite sur la puissance royale et la dignite du sacer- doce, que Hugues de Sainte-Marie adressa au roi d'Angleterre au commencement du douzieme siecle (3). C'est une defense de la royaute contre les pretentious des Papes. Gregoire VII, dans son ________________ (1) Paul /, Epist. ad Francos : Vos quidem, carissimi, gens sancta, regale sacerdotium, populus acquisitions. (2) Meme apres les decrets de Gregoire VIl, d'Urbain Il et de Pascal Il sur les investitures, les rois de France continuerent a exiger rhommage et le serment de fidelite des eveques et des abbes. Ives de Chartres ecrit a Pascal Il que cela se fait a la verite contre les decrets des Papes, mais que c'est dans Tinteret de l'Eglise. (Epist. 190. Bouquet, XIV, 146.) (3) Hugo Floriacensis de regia potestate et sacerdotali dignitate, dans Bduze, Miscell., T. IV, p. 9, ss. DECADENCE DE LA PAPAUTE. mepris des princes de la terre, rIlait qu'ils eussent leur principe en Dieu : Quels furent les premiers Tois? s'ecrie le grand Pape. Des homines de violence qui, a Finstigation du demon, se couvrirent de n'est les crimes pour conquerir la domination sur leurs sembla- bles (1). La Papaute procedant du Fils de Dieu, la suprematie du Pape sur les rois etait aussi evidente que celle du bon principe sur le mauvais. L'ecrivain gallican combat cette eirange doctrine ; il sou- 'tient qu'elle detruit l'ordre etabli par Jesus-Christ : N'a-t-il pas dit par la bouche de Fapotre : il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu : tout ce qui est, a ete ordonne par lui? Saint Paul ordonne d'obeir aux pouvoirs etablis. Les Chretiens respectent meme les princes paiens; ils supportent avec patience les persecutions, sachant que Dieu se sert souvent des mauvaises passions des hommes pour exercer sa justice et sa bonte. Telle est la tradition constante de l'Eglise ; elle prie pour les rois qui violent les lois divines ; elle ne commit d'autres armes pour les combattre que la priere. Ce n'est pas a dire que les rois ne soient pas soumis a l'Eglise dans les ma- tieres de foi ; ils peuvent meme etre excommunies. Mais ces peines sont purement spirituelles, et elles ont pour seul but de corriger les coupables. La juridiction spirituelle ne peut pas donner empire aux eveques sur les princes, car les eveques sont soumis aux princes, l'eveque de Rome aussi bien que les autres. De ce point de vue Hugues de Sainte-Marie blame vivement la politique de Gregoire VII, sou opposition contre l'empereur, ses decrets sur l'investiture : Qu'en est-il resulte? s'ecrie-t-il ; des dissensions, du sang et des ruines. Les successeurs de Gregoire VII, tout en s'intitulant les serviteurs des serviteurs de Dieu, reclamerent la suprematie sur tous les royaumes. L'independance des nations etait compromise; elles se revolterent contre un pouvoir qui detruisait leur individualite. Des que la lutte s'etablit entre la Papaute et l'esprit national, la France devait prendre l'initiative de la resistance. Les Papes, entraines dans une guerre gigantesque contre l'Empire, furent obliges d'exploiter les peuples Chretiens. La fiscalite romaine rencontra une vive opposition en France. En 1226 la cour de Rome ________________ (1) Voyez plus haut. L'EGLISE GALLICANE. reclama des prebendes dans loutes les eglises. Le clerge vit dans cette entreprise un danger pour l'independence du royaume et de l'Eglise gallicane; il declara au legal que clercs et la'iques etaient decides a s'y opposer, dussent-ils risquer leurs teles et perdre leurs biens. Le clerge redoutait l'influence de la cour de Rome dans les elections : Elle placera dans la pluparl des sieges des Romains on des gens a sa devolion ; ou sera alors l'influence des prelats et des princes? Partout on verra des ecclesiastiques plus interesses a de- - fendre les pretentions des Papes que les droits du roi oudu royaume. La requete du clerge se terminait par ces paroles menac.antes : Songez au salut de l'eglise universelle; craignez que si l'oppression devient generate , la revoke ne le sou aussi , ce donl Dieu nous garde. Le legal n'osa pas braver celte resistance unanime (1). Les plaintes furent plus vives encore, quand le Pape imposa un decime au clerge pour la seconde croisade de saint Louis : On reduisait Feglise gallicane en servitude par ces exactions. Le Pape devail cependant savoir que l'oppression avait detache l'Eglise orien- tale de l'unile catholique; qu'y avail-il a faire, sinon de resister, au risque d'encourir rexcommurIlcation (2) ? Dire que le schisme des Grecs avail sa source dans la fiscalite romaine, c'etail presque me- nacer Rome d'un schisme gallican (5). Le Pape repondit que le clerge se trompait en allribuant le schisme a l'oppression de la cour de Rome. Le Pape avait raison, mais il ne voyait pas le grave danger que lui signalaient les plaintes de l'Eglise franchise : il y avail incom- patibilile enlre l'independence des nations el un pouvoir qui exergait de fait dans les etals Chretiens tous les droits du pouvoir souverain. L'opposition eclata deja sous Louis IX. Saint Louis est l'ideal d'un prince Chretien ; les Papes lui rendirenl ce temoignage des son vivant. Alexaridre IV dit que le roi de France ne semble vivre que pour la defense et la propagation de la foi catholique (4) ; Urbain IV le proclame l'appui le plus solide, le bras droit de l'Eglise (5). Mais _______________ (1) M. Paris., Hist. Maj., ad a. 1226, p. 278. (2) Raynald., Annal. Eccl., a. 1267, 55. (3) Quasi similia comminans, dit le Pape dans sa reponse. (4) Alex. IV, Epist. ad Ludovic., a. 1258. (Raynald., a. 1258, 16.) (5) Urbani IV, Epist. ad Ludovic. (Raynald., a. 1262, 18 ; a. 1264, 31.) DECADENCE DE LA Papaute. saint Louis avail aussi un vif sentiment de la (lignite royale et de la grandeur de la France. Temoin de la lutte des Papes contre les Holienstaufen, il prit parti pour l'empereur heretique, parce que la cause de l'empereur etait a certains egards celle de tous les princes. Les Papes comptaient, apres avoir ecrase le grand dragon, avoir bon marclie des roitelets. tls se faisaient illusion. En combattant contre les Hohenstaufen, ils Ititterent, non contre une nation, mais contre l'ambition des empereurs, personnifiee dans une famille de heros; l'empire, qui n'avait aucune racine dans les peuples, succomba. Mais en ouvrant la lutte contre les rois, les Papes se trouverent en face des nations dont les rois n'etaient que les organes. Ici la resistance fut vive. Les nations l'emporterent, parce que leur independance est une loi providentielle, permanente, tandis que la domination des Papes n'avait qu'une mission transitoire. L'opposition necessaire entre la Papaute et les nations nous expli- que comment un roi canonise resista aux empietements de l'Eglise et aux exactions de la cour de Rome. Le roi dominait le saint. Des le debut de son regne, Louis IX fit une ordonnance qui affranchissait ses vas- saux de la juridiction de l'Eglise et soumettait les prelats au juge- ment du roi en matiere civile. Le Pape, effraye de la tendance du pouvoir laique a s'emanciper de la tutelle du pouvoir religieux , rap- pela au roi de France que Dieu avait confie au Pape l'empire tempo- rel tout ensemble et la souverainete spirituelle; il s'indigna de ce que le roi et ses conseillers voulussent reduire en servitude l'Eglise qui les avait regeneres. Le Pape exhorta le jeune prince a revoquer For- donnance qu'il suppposait lui avoir ete inspiree par de mauvais con- seillers; il alia jusqu'a le menacer de l'excommunication (1). Le saint roi, dit Fleury, ne revoqua point son ordonnance et fut toujours attentif a reprimer les entreprises du clerge (2). Joinville rapporte un trait de fermete de saint Louis qui merite d'etre cite. L'eveque d'Auxerre, portant la parole au nom du clerge de France, fit une remontrance au roi : Sire, dit-il, tous ces prelats me font dire que vous laissez perdre la religion. Le roi, effraye, fit le signe de la croix et dit : Eveque, dites-moi comment cela se fait. Sire, ________________ (1) Raynaldi, Annal. Eccl., a. 1236, 31-36. (2) Fleury, Hist. Eccl., Livre LXXX, 54. L'EGLISE GALLICANE. reprit l'eveque, c'est qu'on ne tient plus compte des excommunica- tions; on aime mieux mourir excommunie que de faire satisfaction a. l'Eglise; c'est pourquoi les eveques vous requierent tous a une voix pour Dieu et pour nous, ainsi que vous le devez faire, qu'il vous plaise commander a vos officiers de justice, de contraindre par saisie de ses biens celui qui aura ete excommunie an et jour, a se faire absoudre. Le roi repondit que tres-volontiers il donnerait cet ordre a regard de ceux que les juges trouveraient avoir fait tort a l'Eglise ou a leur prochain. Mais, reprit l'eveque, il n'appartient pas aux juges de connaitre de nos affaires. Le roi reprit qu'il ne le ferait autrement; car, ajouta-t-il, il serait contre la raison que je contrai- gnisse a se faire absoudre ceux a qui les ecclesiastiques feraient tort, sans qu'ils fussent ou'is en leur bon droit. Le roi cita l'exemple du comte de Bretagne, qui, excommunie pendant sept ans, obtint gain de cause aupres du Pape : Si je l'avais contraint des la premiere annee a se faire absoudre, il eut ete oblige de laisser aux prelats ce qu'ils lui demandaient injustement ; en quoi j'aurais grandement offense Dieu et le comte de Bretagne. Les prelats ne trouverent rien a repliquer a la reponse du roi (1). Saint Louis mit la meme energie a resister aux usurpations de la cour de Rome. En 1247, les freres precheurs et les cordeliers appor- terent des lettres adressees par le Pape aux prelats de France , dans lesquelles il les suppliait de lui preter une certaine somme d'argent, et s'engageait a leur rendre ce qui lui aurait ete avance. Le roi de France, a qui l'avarice de la cour de Rome etait suspecte, dit Matthieu Paris, n'avait pas grande confiance dans cette promesse de rem- boursement; il defendit aux prelats de son royaume de repondreaux desirs du souverain Pontife, sous peine de perdre leurs benefices. Les Francois, race moqueuse, n'epargnerent pas les railleries aux freres queteurs qui s'en allaient les sacs vides (2). Cependant les Papes revenaient sans cesse a la charge. Ce n'etait pas, comme le dit le cbroniqueur anglais, l'avarice qui les poussait a exploiter la chretiente, c'etait la riecessite de la lutte contre l'Empire, c'etaient les besoins que creait une domination universelle. Toutes les eglises _______________ (1) Joinville, Vie de saint Louis, p. 13, edit, de Ducange. (2) M. Paris., ad a. 1247, p. 630. DECADENCE DE LA PAPAUTE. etaient foulees ; mais toutcs ne trouverent pas, comme l'Eglise galli- cane, un appui dans un saint roi, soutenu par le sentiment national. Ecoun'est les plaintes que le clerge francais adressa au Saint-Siege, par l'organe de Louis IX : Depuis longtemps le roi supporte avec peine les exces et les abus que souffre l'Eglise gallicane et par suite la France. La patience ne faisant qu'accroitre le mal , il en a delibere avec les grands du royaume. Les barons s'el'onnent que des clioses pareilles se fassent; ils s'el'onnent davantage que le roi les souffre et qu'il permette qu'on ruine ainsi ses etats. L'indignation est generale, au point que le respect que la nation avait pour l'Eglise de Rome fait place a une haine violente (1). Si le Pape savait ce qu'on pense et ce qu'on dit, il en serait vivement affecte; tous les Chretiens doivent s'en emouvoir , car il est a craindre que cette haine universelle ne produise quelque grande calamite pour l'Eglise (2). Suit le detail des exactions dont se plaint le clerge gallican : C'est une chose inou'ie que Rome, pour chaque besoin qu'elleeprouve, leve un subside ou un tribut sur notre eglise. C'est une chose inou'ie qu'on dise : Donnez-moi tant ouje vous excommunierai. C'est une chose inou'ie que les eveques, successeurs des apotres, soient tailles a merci comme des serfs ou des Juifs, etc. Cette longue philippique se termine par la priere que le Saint-Pere fasse droit aux remon trances du clerge : le roi declare qu'il ne peut les souffrir plus longtemps, parce que les souffrir, ce serait abdiquer (5). Les abus sont rarement reformers par des plaintes. La Papaute etait fatalement entrainee vers la domination universelle, et cette domination produisait tout aussi fatalement la tyrannie et les exactions. _________________ (1) Nee solum moventur super his dominus rex et Magnates, sed etiam generaliter omne regnum motum est et turbatum usque adeo, quod devotio ilia quam solebant habere ad romanam ecclesiam, jam quasi penitus est extincta, et non solurn extincta, sed conversa in odium vehemens, et ran- corem vehementem. (2) Valde timendum, ne istud odium quod conceptum est contra vos in cordibus hominum fere omnium, possit parere aliquocl grande monstrum. (3) Quaa ipse nullo modo potest asquo animo sustinere, quia in his videt exhaBredationem suam. Gravamina Ecclesm galllcance, dans Brown, Appendix ad Fasciculum rerum expetendarum et fugiendarum, p. 238. - Cf. Gieseler, Kirchengesehichte, Il, 2, 62, note w. L'EGLISE GALLICANE. Louis IX fut oblige de prendre une mesure plus grave. Le clerge gallican menacait Home d'un schisme. Saint Louis etait trop proforide- ment catholique pour se separer de la Papaute; cependant il fit le premier pas vers l'independence par sa Pragmatique Sanction. Dans le preambule, le roi declare que son royatime a toujours releve de Lieu seul (1), et il entend qu'il ne releve que de lui. Les dispositions de cette fameuse ordonnance tendaient a reprimer les entreprises des Papes et leurs exactions (2). La Papaute, en imposant les eglises Rationales, faisait acte de souverainete. Saint Louis defendit ces impositions, a raoins qu'il n'y donnat son consentement expres : c'etait dire que la souverainete passait du Pape au roi. Les partisans de la Papaute ont vainement conteste l'authenticite de la PragmatiqIle Sanction (3). L'ordonnance de Louis IX, loin d'etre une impossibility, comme ils le disent, etait l'expression des senti- ments generaux. Il se faisait une vive reaction dans les esprits contre l'Eglise; sa domination pesait a la noblesse feodale et ses ricbesses lui faisaient envie. Le guerrier s'eleva contre le pretre. En 1247, les hauts barons de France firent une confederation pour la ruirie des justices clericales. Le but reel depassait de beaucoup le but apparent; c'etait le premier cri de revoke contre l'Eglise : Les clercs, avec leur momerie, ne songent pas que c'est par la guerre et le sang de plusieurs que, sous Charlemagne et d'autres rois, le royaume de ________________ (1) Dei omnipotentis soli ditioni atque protection! regnum nostrum semper subjectum extitit et nunc esse vokimus. (2) L'art. l er porte : Item exactiones et onera gravissima pecuniarum per curiam romanam Ecclesise regni nostri impositas, vel imposita, quibus regnum nostrum miserabiliter depauperatum extitit, sive etiam imponendas vel imponenda, levari aut colligi nullatenus volumus, nisi duntaxat pro rationahili, pia et urgentissima causa, et inevitabili necessi- tate, ac de spontaneo et expresso consensu nostro et ipsius Ecclesias regni nostri. (Ordonn. des rois de France, edit, de Lauriere, T. I, p. 97.) (3) L'article qui regarde les exactions de la cour de Rome a ete omis dans la Bibliotheqve des Peres et dans quelques autres editions. (Tillemonl, Vie de saint Louis, T. V, p. 75.) Beugnol a discute la question do l'authen- ticite; il remarque avec beaucoup de raison, que les dispositions de la PragmatiqIle Sanction sont en harmonic avec les plaintes que Saint Louis adressa au Pape, plaintes clont per'sonne ne conteste Tauthenticite. (Elablis- sementsde saint Louis, p. 422-428.) DECADENCE DE LA Papaute. France a ete convert!, de l'erreur des paiens a la foi catholique. D'abord ils nous out seduits par une certaine humilite, et mainte- nant ils s'attaquent a nous, comme des renards tapis sous les restes des chateaux que nous avons londes ; ils absorbent dans leur juridic- tion la justice seculiere , de sorte que des fils de serfs jugent, d'apres leurs propres lois, les homines libres et les fils des homines libres... Nous statuons et ordonrions que nul clerc ou laique n'appelle qui que ce soit devant le juge ecclesiastique , sous peine de perte de tous ses biens et de mutilation d'un membre. En outre nous depun'est cer- taines personnes chargees de l'execution de cette ordonnance, afm que notre juridiction, pres de perir, se releve et que ceux qui jus- qu'a ce jour, sont devenus riches de notre appauvrissement, soient ramenes a l'etat de la primitive eglise, et que vivant dans la contem- plation, ils nous lassent voir les miracles qui depuis longtemps se sont retires du siecle (1). L'ennemi le plus acharne de Rome, Fre- deric II, ne tenait pas un autre langage : lui aussi voulait ramener l'Eglise a sa simplicity primitive (2). Ce pretendu retour a l'Evangile n'etait rien moins qu'une revolution religieuse. Au treizieme siecle, la revolution n'etait pas mure ; le Pape brisa la confederation des barons, en leur prodiguant ses faveurs (5). Mais les idees ne se lais- sent pas gagner comme les hommes ; elles font leur chemin a travers les seductions comme a travers les obstacles. Encore quelques sie- cles, la Papaute s'ecroulera; et quel est le cri de guerre des protes- tants? le retour a la primitive eglise. Au treizieme siecle , on etait loin de la primitive eglise. Les suc- cesseurs des humbles apotres dominaient sur les rois et les empe- reurs : Rome chretienne renouvelait l'empire de Rome paienne. Les Papes avaient leurs proconsuls; les exactions des legats, la venalite de la cour romaine, ses envahissements et ses usurpations souleverent les peuples contre le saint-siege. La poesie populaire se fit l'organe de _______________ (1) M. Paris., ad a. 1246, p. 628, traduct. de Thierry (Considerations sur l'histoire de France, eh. 1). Le soulevement de la noblesse contre le clerge etait general dans toute la France (Tillemont, Vie de saint Louis, T. Ill, p. 126). (2) Voyez plus haut. (3) Jtf. Pans., a. 1247, p. 628. L'EGLISE GALLICANE. 577 ces sentiments : Tout est perdu, s'ecrie un moine poete (1), quand les cardinaux arrivent de convoltise embrases; ils sont pleins de simonie, sans foi, sans religion; ils vendraient Dieu et sa mere.... Rome nous devore, Rome nous detruit et nous tue, Rome est la source de n'est les vices. Rois, princes et dues devraient prendre conseil pour porter remede au mal ; d'tin bon conseil , il serait grand besoin (2).- Dans le midi de la France, l'opposition etait plus vive : c'etait presque de la haine. Ecoun'est le Juvenal du treizieme siecle. Pierre Cardinal reproche a l'Eglise une ambition insatiable ; elle domine tous les etats, dit-il, elle envahit l'univers : Indulgences, pardons, Dieu et le diable, elle met tout en usage : a ceux-la elle accorde le paradis, elle envoie ceux-ci en enfer. Nul ne sait si bien forger des tromperies, qu'elle ne le trompe encore mieux... Rois, empereurs, dues, comtes et chevaliers avaient coutume de gouverner les etats. Les clercs ont usurpe leur autorite a force ouverte on par hypocrisie. Grand Dieu, qui nous a rachetes, vois a quel point l'on Eglise s'est corrompue ! Le poete s'indigne contre la lachete des laiques qui se laissent fouler aux pieds de telles gens : Charles Martel , dit-il , savait bien mieux gouverner son clerge (3). Cet appel a la puissance des princes contre les envahissements du clerge est un signe des temps qui approchent. L'Eglise domine sur les rois, elle veut perpetuer son empire an nom de Dieu; c'etait usurper la souverainete qui appartient aux peuples; les poetes, ces prophetes de l'avenir, la revendiquent pour les princes, en attendant que les nations soient capables de l'exercer. Au onzieme siecle, les masses avaient pris parti pour Gregoire VII ; les esprits les plus eminents, les ames les plus saintes, s'etaient ranges du cote de la Papaute. Pourquoi ce revirement trois siecles plus tard? Un chroni- queur contemporain nous donne la reponse a cette question : La devotion des fideles s'attiedit, l'affection des Chretiens pour leur pere spirituel se changea en haine. n'est voyaient que Rome devorait les ________________ (4) Bible de Guiot de Provins, moine de Clugny, ecrite en 1203 (dans les Fabliaux el Contes publies par Barbazan, edit, de Meon, T. Il). (2) Bible de Guiot, v. 666, ss. ; 765, ss., p. 329, 332. (3) Millet t Hist, litter, des Troubadours, T. Ill, p. 243, ss. DECADENCE DE LA Papaute. tresors, fruit de ses rapines et de ses exactions. On se demandait si le Pape etait bien le successeur de saint Pierre. Ces discours etaient surtout frequents en France (1). La France ne voulait pas s'aneantir dans la Papaute. Le plus saint des rois prod am e que son royaume ne releve que de Dieu. Un descendant de Louis IX va achever son oeuvre : Philippe-le-Bel , fort de l'appui de la nation, vaincra les souverains Pontifes. N 2. PHILIPPE-LE-BEL ET BONIFACE. La querelle de Philippe-le-Bel et de Boniface n'est pas une lutte d'orgueil entre un Pape et un roi; c'est une lutte entre la Papaute et les nations. Les deux adversaires meritent peri d'interet par eux- memes. La vie intime de Boniface a ete devouee et trainee dans la boue par ses ennemis; la memoire de Philippe est entachee du sang des Templiers, un des crimes les plus odieux qui souillent l'histoire. Mais les individus disparaissent dans la grandeur de la cause qu'ils represented. Comme Pape, Boniface n'eut qu'uri tort, c'est d'etre logique. La plenitude du pouvoir spirituel reconnue a un homme, conduit par la force des choses a l'absorption du pouvoir temporel : Boniface proclama hardiment qu'il n'y avail qu'un seul souverain, le Pape. Lorsqu'Albert, elu roi d'Allemagne, envoya des ambassadeurs a Rome pour obtenir la confirmation de son election , Boniface les recut, le diademe de Constantin sur la tete: C'est moi, dit-il , qui suis Cesar, c'est moi qui suis l'empereur (2). Ces pretentious toutes choquantes , toutes ridicules qu'elles paraissent par leur outre- cuidance , sont cependant une consequence rigoureuse de la doctrine de Gregoire VIl. Il n'y a qu'un souverain ; si le Pape a la souverainete spirituelle, il est par cela meme Cesar. La logique est excellente, ________________ (1) M. Paris., a. 1247, p. 628. (2)Fr. Pipin. Chron., III, 17, dans Muratori, Scriptor. IX, 745. Et sedens in solio armatus et cinctus ensem, habensque in capile Constantini diadema, stricto clextra capulo ensis accincti, ait : numquid ego summus sum Pontifex? nonne .ista est cathedra Petri ? Nonne possum Imperil jura tutari? Ego sum Ccesar, ego sum Imperator. L'EGLISE GALLICANE. quand les principes sont vrais; elle est dangereuse, quand elle decouvre la faussete d'un principe par les erreurs qui en decoulent. Il en fut ainsi du pouvoir spirituel de la Papaute. Au onzieme siecle , la Papaute etait en face de la violence triomphante ; en reclamant sur la societe temporelle l'empire qui appartient a l'esprit sur la matiere, elle etait dans son droit. Au quatorzieme siecle, la Papaute trouve un concurrent dans un element social qui n'existait pas au onzieme. Le genie national s'eveille; a peine a-t-il conscience de lui-meme qu'il sent que l'independence a laquelle les peuples ont droit est incompatible avec la suprematie des Papes. Laquelle des deux souve- rainetes l'emportera ? Celle qui a son principe en Dieu. La Papaute n'a qu'une mission temporaire ; son droit cesse la ou elle n'a plus de devoir a remplir. Les nations sont un element essentiel de rhumanite; des qu'elles existent, elles ne reconnaissent plus d'autre pouvoir au- dessus d'elles que celui de Dieu ; la souverainete est une condition de leur vie. Le pouvoir tutelaire , educateur de la Papaute s'efface devant le droit des nations. Un legiste frangais dit que Philippe-le-Bel fut un des plus grands rois, plus pieux et plus jaloux de son autorite qui ait regne sur les Francois (1). Comme organe du sentiment national, Philippe-le-Bel a sa grandeur. Sous son regne, la nation franchise prend conscience d'elle-meme, et chose remarquable, c'est a l'occasion de la lutte engagee par le roi contre la Papaute. Philippe sentait que, pour vain- cre le Pape, il devait rendre la nation et le roi solidaires; il convoqua les Etats du royaume. On y vit pour la premiere fois sieger a cote des barons et des eveques, les bourgeois, maires, echevins et consuls des villes. C'est l'apparition du veritable peuple : Les Etats-Gene- raux de Philippe-le-Bel sont l'ere nationale de la France, son acte de naissance (2). Les trois ordres se rarigent autour de leur roi pour combattre les preventions du saint-siege. Cet elan national nous montre quels interets sont en cause dans la lutte de Boniface et de Philippe. Peu importent les mauvaises passions des combattants; der- riere le roi est la France, derriere Boniface la Papaute. L'issue de la iutte decidera s'il y aura des nations avec une vie independante et _______________ (1) Du Puy, Histoire du differend de Philippe-le-Bel et de Boniface, p. 42. (2) Michelet, Histoire de France. DECADENCE DE LA Papaute. active, ou si une monarchie spirituelle absorbera et usera toutes les forces de l'humanite. Boniface n'etait pas hostile a la France ni a son roi; il montra plutot de la partialite pour l'ambition de la maison royale, mais l'hos- tilite etait dans les priricipes. Le Pape etait imbu de la doctrine de Gregoire VII et d'Innocent III : Les rois, d'apres lui, sont des instruments dans les mains du saint-siege; ils portent le glaive tern- porel , mais ils ne peuvent le tirer que sur l'ordre de l'Eglise , et ils doivent le remettre dans le fourreau des que l'Eglise le veut. Les faits etaient loin d'etre d'accord avec cette theorie. Boniface voulut plier les faits a sa volonte. Il avait l'ambition de pacifier l'Europe : c'etait un role digne du vicaire de Jesus-Christ; mais le tout-puissant Innocent III echoua dans cette prevention : comment la Papaute pou- vait-elle tenter au quatorzieme siecle ce qu'elle n'avait pu accomplir an douzieme ? Philippe-le-Bel repondit aux legats du Pape qui lui recommandaient de signer une treve avec l'Angleterre, que le gou- vernement temporel de son royaume appartenait a lui le roi, et a nul autre, qu'il ne reconnaissait aucun superieur, que jamais dans aucune affaire temporelle il ne se soumettrait a qui que ce fut. Le roi ajouta a cette fiere declaration que pour le salut de son ame il etait pret a obeir aux ordres du Pape ; mais a cette obeissance meme il mit des reserves de legiste, en taut qu'il y etait tenu et le devait (1). Ou poser les limites de la souverainete temporelle et de la souve- rainete spirituelle? Philippe-le-Bel ne veut que le pouvoir temporel, mais il le veut tout entier ; voyons ce qui restera de ce que l'Eglise appelle sa liberte. Pour couvrir les depenses qu'exigent ses guerres, le roi leve un impot extraordinaire, et il y soumet les clercs aussi bien que les la'iques. Alors le Pape lance sa fameuse bulle Clericis laicos : De tout temps les laiques ont ete hostiles aux clercs; cette hostilite se montre maintenant au grand jour; ne se contentant pas de leur autorite, ils empietent sur les droits du clerge, bien qu'ils n'aient aucnn pouvoir ni sur les biens ni sur les personnes de l'Eglise. Le Pape prononce l'excommunication contre n'est les ecclesiastiques qui abandonneront telle partie que ce soit de leurs ________________ (1) Instrumentum Legatorum de treugis indictis, clans Leibnitz, Mantissa Coclicis juris gentium, P. Il, p. 290, s. L'EGLISE GALLICANE. revenus sans la permission du Saint-Siege; contre les rois, les princes, les magistrals on n'est autres qui les imposeront ou les exigeront. Au point de vue de la souverainete spirituelle, Boniface etait dans son droit ; il ne faisait qu'appliquer les principes proclames par le concile general de Latran de 1215 (1). Mais en moins d'un siecle les idees avaient change. L'hostilite des la'iques ne datait pas de l'antiquite, comme le disait Boniface, c'etait un spectacle nouveau que cette scission dans la chretiente; l'hostilite n'etait autre chose que le sentiment de l'independance qui s'eveillait dans la societe civile. Les la'iques accuses par le Pape relevent le gant; le roi lui repond, en parlant le dur langage des legistes : Il y a eu des la'iques, avant qu'il n'y eut des clercs. Avant qu'il n'y eut une Eglise, les rois de France avaient la garde de leur royaume et le pouvoir de le gouverner... Que veut dire cette opposition des clercs et des laiques? L'Eglise est-elle seulement composee du clerge? Jesus- Christ n'est-il mort que pour les clercs?... Que veut-on parler des libertes de l'Eglise violees? Les libertes de l'Eglise empecheront-elles le roi de prendre des mesures pour la defense de son royaume?... Jesus-Christ dit : Rendez a Cesar ce qui est a Cesar; et Voila que le vicaire de Jesus-Christ defend de payer le trihut a Cesar... Les ecclesiastiques sont membres de l'Etat comme les laiques : c'est chose absurde que de les dispenser de con- tribuer a sa conservation, tandis qu'on leur permet de gaspiller les revenus de l'Eglise en bouffonneries, en festins et autres vanites, au prejudice des pauvres qu'ils devraient nourrir (2)... Le roi est dans son droit en reclamant le concours du clerge pour la defense du royaume ; les clercs ne sont pas en dehors ni au-dessus de l'Etat, ils font partie de l'Etat ; des lors ils sont soumis aux memes lois que les laiques. Mais que devient alors la liberte de l'Eglise? Deux principes inconciliables sont en presence ; la lutte ne finira que .par la victoire definitive de l'uri d'eux. Boniface voit qu'il a affaire a un prince qui n'est pas dispose a jouer le role de Jean-sans-Terre.Il fait des concessions : il accorde a Philippe le decime de son clerge pour trois ans, il lui promet son ________________ (1). Condi. Lateran., c. 46. (Mansi, XXIl, 1030.) (2) Du Puy, Histoire du differend de Philippe-le-Bel et de Boniface, p. 24. DECADENCE DE LA Papaute. credit pour clever sur le trone d'Allemagne, son frere Charles de Valois; il canonise l'aieul du roi, Louis IX. La bonne intelligence semble retablie. Philippe-le-Bel, comptant sur le bon vouloir du souverain Pontife, lui remel la decision arbitrate de ses differends avec l'Angleterre. Mais le roi est mecoritent du jugement; il voulait un instrument de son ambition et non un juge. Le roi et le Pape s'aigrissentde nouveau. Boniface lance bulle surbulle contre Philippe- le-Bel : Des plaintes sans nombre lui parvienneut sur les exces, les injures et l'oppression que souffre l'Eglise gallicane. Les pairs, les comtes, les nobles, les communautes, les villes lui adressent les memes doleances. Pour remedier a ces maux, le Pape con- voque le clerge franc, ais a Borne. Le concile aura a deliberer non- seutement sur l'honneur de Dieu et du siege apostolique, sur l'ac- croissement de la foi catholique et les libertes de l'Eglise; il prendra aussi des mesures pour la reformation du royaume et du roi, pour la correction des abus passes et le bon gouvernement de l'Etat (1). Boniface notifie cette decision a Philippe-le-Bel : Ecoutez, mon fils, les paroles d'un pere tendre... Dieu nous a constitue, bien qu'indigne, au-dessus des rois et des royaumes, en nous imposant le joug de la servitude apostolique pour arracher, detruire, dissiper, edifier et planter en son nom... Gardez-vous donc de croire que vous n'ayez pas de superieur et que vous ne soyez pas sou mis au chef de la hierarchie ecclesiastique : qui pense ainsi est un insense, et qui le soutient opiniatrement est un infidele, separe du troupeau du bon pasteur. Or l'affection que nous vous porn'est ne nous permet pas de dissimuler que vous opprimez vos sujets... ; de quoi nous vous avons souvent averti, sans que vous en ayez profite. Suit le detail des griefs du Pape contre le roi : Voulant pourvoir a votre salut et au bien d'un peuple qui nous est cher, nous avons appele par devers nous les archeveques, les eveques, les abbes et les docteurs en theologie, pour trailer avec eux de la reformation de votre royaume. Le Pape ajoute que le roi doit venir au concile ou s'y faire representer, sinon il procedera en son absence (2). Gonvoquer un concile pour deliberer sur l'administration du ________________ (1) Raynald., Annal. Eccl., a. 1301, 29. (2) DuPuy, p. 48. Fleury, Hist. Eccl., liv. XC, 7. L'EGLISE GALLICANE. royaume de France, appelcr a ce concile le clerge franc.ais, citer le roi a comparaitre pour rendre conipte de son gouvernement, c'etait s'etablir juge et souverain des princes. Philippe-le-Bel ne pouvait obeir a la bulle sans abdiquer; il la fit bruler et il publia l'execution a son de trompe. Le gant est jete. Le Pape traduit le roi devant le concile ; le roi convoque un parlement ou le Pape sera accuse, honni, bafoue. La guerre commence par des injures. Les gens du roi font circuler une petite bulle qui resume en traits vifs la doctrine ro- maine : Boniface... a Philippe... Nous voulons que tu saches que tu nous es soumis dans le temporel comme dans le spirituel... Nous declarons heretiques tous ceux qui pensent autrement (1). La re- ponse du roi par son impertinence etait faite pour plaire a un peuple qui aime les bravades : Philippe, par la grace de Dieu, roi des Francais, a Boniface qui se donne pour Pape, peri ou point de salut. Que ta tres-grande fatuite sache que nous ne sommes soumis a per- sonne pour le temporel..., et que nous tenons pour fous et insenses ceux qui croiront autrement. La question est nettement posee : il ne s'agit plus de la bonne ou de la mauvaise administration du royaume, il s'agit de savoir, s'il y aura un royaume, une France. Les trois ordres sont assembles en Etats-Generaux : Le Pape, dit le roi, pretend que je lui suis soumis pour le temporel et que je tiens ma couronne de lui. Non content de ce discours si etrange, si nouveau, si inouIl, Boniface a voulu en venir a l'executiou ; il a mande les prelats de mon royaume pour corriger les abus et les torts que je fais, a ce qu'il dil, Il l'Eglise, aux seigneurs et au peuple. Le roi retorque les accusations contre le Pape : Si l'Eglise est opprimee, exploitee, foulee, c'est par le saint-siege, et les abus vont en croissant sous le pontificat de Boni- face. Philippe declare qu'il ne peut les tolerer plus longtemps, sans perdre son honneur et ses droits (2). Il finit par demander con- ____________________ (1) La petite bulle emane-t-elle du Pape? Nous eroyons avec Plank (Geschichte der kirchlichen Gesellschaftsverfassung, T. V, p. 96, note), Schocll (Histoire des Etats europeens, T. VIl, p. 51), Michelet (Histoire de France, livre V) et Drumann (Bonifazius der VIlI te , T. Il, p. 24-26), qu'elle est fabriquee. Gieseler (Kirchengeschichte, T. Il, 2, 59, note v) soutient d'authenticity. (2) Du Puy, p. 69 : Regni exheredationem tarn enormam et gravem, DECADENCE DE LA Papaute. seil et secours pour la conservation de l'ancienne liberte et le retablissement du royaume et de l'Eglise gallicane. Les barons et le tiers etat furent unanimes a louer le roi de sa conduite et a le remercier de sa genereuse resolution; ils declarerent qu'ils elaient prets d'exposer leurs biens et le.urs personnes, jusqu'a souffrir la mort et toutes sortes de tourments, plutot que d'endurer les entre- prises du Pape, qnand meme le roi voudrait les tolerer (1). L'ordre de la noblesse fit part de ses resolutions au college des cardinaux. Les seigneurs rappellent l'union et l'amitie qui a ete de tout temps entre l'eglise romaine et le royaume de France : Ce serait pour eux une grande douleur de voir cette union se rompre ou seulement diminuer par la mauvaise volonte, par l'inimitie longuement nourrie sous l'ombre d'amitie, par les tortionneries et les Iblles entreprises de celui qui a present est au siege du gouvernement de l'Eglise. Les barons exposent quelles sont ces entreprises nouvelles, qu'ils ne souffriront pas, quelque mal qui leur puisse arriver : Le Pape pre- tend que le roi est son sujet quant an temporel, au lieu que le roi et n'est les Francais out toujours dit que, pour le temporel, le royaume ne relevait que de Dieu seul. Le Pape a fait appeler les prelats et les docteurs du royaume pour reformer les abus qu'il lui plait de dire que le roi et ses officiers commettent an prejudice du clerge, de la noblesse et de tout le peuple. Les seigneurs protestent que, s'il y a une reforme a operer, ils ne la veulent que par l'autorite du roi et rion par le pouvoir du souverain Pontife (2)... La noblesse etait l'organe de la nation ; l'elan des esprits etait tel qu'il emporta meme le clerge. Les eveques, reunis en parlement avec les autres ordres, avaient d'abord cherche a gagner du temps, en excusant le saint-pere et en calmant Philippe-le-Bel ; mais on les accusa d'etre les ennemis du roi et du royaume. Les prelats comprirent qu'il fallait donner satisfaction au roi et aux barons, s'ils voulaient eviter des perils et des scandales sans nombre. L'interet de l'Eglise etait en jeu : Les laiques, dit le clerge dans sa lettre a Boniface, ________________ tamque manifestum sui et regni honoris cIlspenclium et eviclens detrimen- tum non intendens, sicut non poterat diutius tolerare. (1) Du Puy, Histoire du differend, p. 69, s. (2) Du Puy, p. 60, ss. La lettre du tiers etat est perdue. L'EGLISE GALLICANE. fuient notre compagnie ; ils nous eloignent de leurs conferences et de leurs conseils, comme si nous etions coupables de trahison; ils meprisent les censures ecclesiastiques ; la rupture avec l'eglise romaine est imminente. Les eveques en consideration de cette emotion violente du roi, des barons et des autres la'iques, supplient le Pape de maintenir l'ancienne union entre l'Eglise et l'Etat, en revoquant le mandement par lequel il les a appeles (1). Voila ce que fit le parlement : c'etait une energique revendication de la souverainete national et contre les pretentious de la Papaute. Les Papes s'etaient donne la haute mission de defendre la justice contre les violences des rois; longtemps ils avaient eu pour eux la faveur du peuple. Boniface aussi voulut proteger la France contre l'oppression flscale de Philippe-le-Bel. Mais qui dit protection, dit domination. La France repousse l'appui du Saint-Siege : s'il y a des abus a refor- mer, elle entend les reformer elle-meme. Le parlement de 1502 inaugure l'ere des nations. Le regne de la Papaute est fmi. Que fit le concile de Rome? On y disserta longuement sur l'Eglise et l'Etat, stir le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Le cardinal de Porto reproduisit la doctrine de Gregoire et d'Innocent sous une forme scolastique : Il y a deux puissances, la spirituelle et la tem- porelle. Le Pape a la juridiction spirituelle; l'empereur et les rois ont la juridiction temporelle. Cependant le Pape a le droit de connaitre et de juger de toutes choses temporelles, en tant qu'elles touchent au peche. Il faut distinguer dans la juridiction temporelle le droit et l'exercice. Le droit appartient au souverain Pontife (2), mais il n'a pas l'usage et l'exercice. Boniface prit egalement la parole : Nous n'avons pas songe, dit-il, a usurper le pouvoir du roi. Mais le roi ne peut nier qu'il ne soit soumis au Pape quant au peche ; s'il ne se corrige pas, nous suivrons l'exemple de ces predecesseurs qui ont depose trois rois de France, et nous le chatierons comme un petit gargon (5) . La doctrine du concile fut formulee dans la celebre ________________ (1) DM Puy, Histoire du differend, p. 67, ss. (2) Jurisdictio temporalis competit summo Pontifici, qui est vicarius Christ! el Petri, dejure. (Du Puy, p. 73, ss.) (3) Nos deponeremus Regem ita sicut unum garcionem. (DM Puy, p. 77, ss.) DECADENCE DE LA PAPAUTE. bulle Unam Sanctam (i) : Nous croyons et confessons une eglise sainte, catliolique et apostolique, hors laquelle il n'y a pas de salut. L'Eglise est unique ; c'est un seul corps qui n'a qu'un chef et non pas deux, comme un monstre. Ce seul chef est Jesus-Christ et saint Pierre son vicaire, et le successeur de saint Pierre... Nous apprenons par l'Evangile que dans cette Eglise et sous sa puissance sont deux glaives, le spirit uel et le temporel; Tun doit etre employe par l'Eglise et par la main du Pontife, l'autre par l'Eglise et par la main des rois et des guerriers, sur l'ordre et la permission du Pontife. Or, il faut qu'un glaive soit soumis a l'autre, que la puissance temporelle soit soumise c*i la puissance spirituelle; autrement elles ne seraient pas ordonnees et elles doivent l'etre, comme dit l'apotre... Suivant le temoignage de la verite, la puissance spirituelle doit inspirer la tem- porelle et la juger si elle s'egare. Ainsi se verifie a regard de l'Eglise la prophetic de Jeremie : Je t'ai etablie sur les nations et les royau- mes... Mais si l'Eglise a le droit de juger les rois, Dieu seul peut juger la puissance spirituelle. donc quiconque resiste a cette puis- sance, resiste a Dieu. Nier que les princes soient soumis a l'Eglise, c'est admettre deux principes comme les Manicheens (2). La conclusion est qu'il est de necessite de salut que toute creature humaine soit soumise au Pape (3). Boniface tout en proclamant cette fiere theorie sur l'tmite du pou- voir, pretendit n'usurper en rien la juridiction du roi : Voila qua- rante ans, dit-il, que nous professons le droit; nous savons qu'il y a deux puissances ordonnees par Dieu ; qui donc peut croire que nous ayons la fatuite de dire que le roi de France tient son royaume de nous? Boniface joue sur les mots. Il nie qu'il ait attaque le pouvoir du roi, parce qu'il n'a pas dit que le roi etait son vassal ; il reconnait aux princes Yexercice du pouvoir temporel, mais il en revendique le droit pour la Papaute. La distinction est digne d'un Pape legiste. Oui, les _______________ (1) Raynald., Ann. Eccl., a. 1302, 13 ;Fleury, Hist. Eccl., Livre XC, 18. (2) Dans la reponse de Boniface au clerge frangais, il dit aussi : Nonne duo principia nituntur ponere qui dicunt temporalia spiritualibus non subesse? (Du Puy, p. 66.) (3) Porro subesse romano pontifici, omni humanaa creatura3 declara- mus, definimus et pronunciamus omnino esse de necessitate salutis. GALLICANE. princes conservent line independance apparente, ils ne portent pas le litre de vassal , mais leur pouvoir est absorbe par la puissance spiri- tuelle, an point qu'ils ne sont plus que les porte-glaive de la pa- paute (1). Ils tiennent leur autorite du Pape, puisque les deux glaives appartiennent a la Papaute ; ils sont soumis au Pape, puisque c'est l'Eglise qui leur commande de tirer le glaive on de le remettre au fourreau ; ils dependent du Pape, puisque c'est a lui a les juger, a les condamner, a les deposer. Que devient donc la distinction des deux puissances? La distinction n'aurait de valeur que si les princes etaient independents dans leur sphere; mais alors ils seraient souverains, et il y aurait deux souverainetes, c'est-a-dire deux principes. Boniface repousse cette theorie comme une heresie manicheenne , et il a rai- son. Il n'y a qu'une souverainete : en donnant au Pape la plenitude du pouvoir spirituel, le moyen age lui reconnaissait par cela meme la domination universelle. Les princes, en attaquant le pouvoir tem- porel des Papes, niaient par cela meme leur suprematie spirituelle ; ils ddplagaient la souverainete; elle etait a l'Eglise, elle va etre a l'Etat, aux nations. Boniface, consequent a sa doctrine, excommunia le roi, et il se preparait a le deposer, comme vicaire de Jesus-Christ, ayant le pou- voir de gouverner les rois avec la verge de fer et de les briser comme des vaisseaux de terre (2). Philippe adressa un nouvel appel a Topinion publique et ne garda plus aucun management. Le Pape voulait deposer le roi ; le roi se mit en mesure de deposer le Pape. Il fit prononcer par un legiste un violent requisitoire contre Boniface dans une assemblee de prelats et de barons : Dans la chaire de saint Pierre, siege ce maitre de mensonges, qui quoique malfaisant _________________ (1) C'est le sentiment du savant archeveque de Paris De Marca (de Con- cordia SacerdotIl et Imperil, IV, 16, 5) : Hinc constat Bonifacium non id quidem sibi usurpasse, ut regnum Francorum ad feudi servitutem demissum a sede apostolica hominIl et ficlelitatis nexu pendere diceret. Sed, ea subjec- Hone excepta, supremam sibi potestatem in reges arrogavit. Cf. Bossuet, Defensio Declarat. Ill, 24 : Quae si cloctrina valeat, reges nihil aliud quam pontificum ministri et executores essent... Ipse rex nudum regis nomen obti- neret. (2) Du Puy, p. 182. La bulle qui prononce la deposition, n'a pas ete publiee, par suite de l'arrestation et de la mort de Boniface. DECADENCE DE LA Papaute. de toute maniere, se fait appeler Boniface. Il n'est pas entre par la porte dans le bercail du Seigneur, comme pasteur et ouvrier, mais comme voleur et brigand (1). Insatiable d'or et d'argent, il depouille les eglises, il depouille le pauvre et le ricbe. Heretique manifeste, simoniaque horrible, souille de mille crimes epouvantables, il ne peut etre tolere sans danger pour la religion. Le roi comme protecteur de l'Eglise est oblige en conscience de punir ce miserable. Guillaume de Nogaret conclut en demandant la convocation des Etats-Generaux pour deliberer stir Li reunion d'un concile, a l'effet de faire le proces au pretendu Pape (2). Les Etats-Generaux furent convoques. Un proces public fut intente par Guillaume du Plessis a Boniface. La plainte contient vingt-neuf cbefs d'accusation ; il n'y a pas d'heresie, pas de blaspheme, pas de crime qu'on ne reproche au Pape : il nie l'immortalite de l'ame, il doute de la realite du corps de Jesus-Christ dans l'eucharistie, il est souille du peche infame, etc. L'accusateur offrit de prouver ces im- putations devant un concile general. Philippe-le-Bel appela au futur concile et au futur Pape de tout ce que Boniface pourrait attenter (5). Le clerge adhera a l'appel, ainsi que l'Universite de Paris. L'Uni- versite, premier corps theologique de la chretiente, puisa ses argu- ments contre les preventions du Pape dans l'Ecriture Sainte. Elle prouve que Jesus-Christ n'a pas voulu exercer un pouvoir temporel, qu'il n'a donne a saint Pierre qu'une puissance purement spirituelle, et que les Papes ne peuvent pas avoir plus de droits que Jesus-Christ et les apotres. Le sentiment national se fait jour au milieu des discus- sions theologiques. Les partisans du Pape soutenaient que les empe- reurs tenaient leur couronne du Saint-Siege, et les empereurs n'etaient- ils pas les maitres du monde? L'Universite repond qu'elle n'a pas a examiner quels sont les rapports entre le Saint-Siege et l'empire, que les rois de France ne sont pas les vassaux de l'empereur, et qu'ils ne sont pas couronnes par le souverain Pontife (4). _________________ (1) Le predecesseur de Boniface, Celestin, abdiqua ly Papaute. On pretend que cette abdication lui a ete arrachee par Boniface. (2) Du Puy, Histoire du differend, p. 56, ss. (3) Du Puy, Histoire du differend, p. 101, ss. (4) Bulaeus, Historia Universitatis Parisiensis, T. IV, p. 935-946. L'EGLISE GALLICANE. La mort de Boniface no mit pas fin a la lutte. Le roi, d'accord avec la nation, poursuivit la memoire du Pape. Il y a un acte de cette procedure qui offre un vif interet : la Supplique du peuple de France contre Boniface est line reponse a la bulle Unam Sanctam. La Supplique commence par revendiquer la souveraine fran- chise du royaume qui est telle que le roi ne reconnait de son temporel souverain en terre sauf Dieu. Que le roi fasse declarer que le Pape Boniface erra manifestement, et lit peche mortel en lui mari- dant par lettres bullees qu'il etait souverain de son temporel. L'on peut prouver par vive force, sans que nul n'y puisse par raison repon- dre, que le Pape n'eut oncques seigneurie de votre temporel. Suit une interessante exposition du droit de la puissance la'ique : Quand Dieu le Pere eut cree le ciel et les quatre elements, et qu'il eut forme Adam ct Eve, il dit a eux et a letirs successeurs : Ce que votre pied foulera sera a vous. C'est-a-dire qu'il voulait que chaque homme fut seigneur de ce qu'il occuperait de terre. \ 7avoua la souverainete la'ique fondee sur la parole meme de Dieu. Y avait-il alors une puis- sance spirituellc qui dominat sur les la'iques? Les fils d'Adam se partagerent la lerre et en furent seigneurs pendant trois mille ans et plus, avant Melchisedech qui le premier fut pretre et roi; mais il ne fut pas roi de tout le monde et on lui obeissait comme a un roi plutot que comme a un pretre. Apres sa mort fut grand temps, six cents ans ou plus, avant que mil autre ne fut pretre. La Supplique montre que chez les Juifs, le sacerdoce n'eut jamais le pouvoir temporel, qu'il etait an contraire sounIls aux rois quant an temporel, puis elle arrive a Fepoque evangelique : Jesus-Christ etait souverain pretre, et l'on ne trouve nulle part ecrit qu'il eut oncques nulle possession terrestrc. Si Jesus-Christ dit a saint Pierre : Ce que tu lieras en terre, sera lie an del, cette parole etait loute spirituelle. C'est une abomi- nation, une heresie de Tentendre au lemporel, comme fait Boniface. La Supplique conclut, a ce que le roi, pour conserver sa souveraine franchise, fasse condamner Boniface comme heretique (1). Le peuple de France proclame que la doctrine de Boniface est hereti- que. Cette doctrine est celle de la Papaute depuis Gregoire VIl, et elle n'a pas cesse d'etre la doctrine du catholicisme : c'est la theorie de la _________________ (1) Du Pay, Histoire du diflerend, p. 214, ss. DECADENCE DE LA Papaute. souverainete divine, deleguee par Jesus-Christ a ses vicaires. Dans cet ordre d'idees, la royaute n'est qu'un nom, une ombre; plus d'in- dependance, plus d'individualite pour les nations; une puissance immense domine et absorbe les peuples. La France proteste contre ces abominations. La voix du peuple est celle de Dieu. Oui, la Papaute est heretique, au premier chef, en reclamant la souverainete. La souverainete n'est qu'a Dieu et apres lui, dans les limites de l'im per- fection humaine , aux nations. La France , en revendiquant sa sou- veraine franchise, etait dans les voies de la verite eternelle; la Papaute elait dans les voies de l'erreur ; elle succomba. Boniface est le dernier Pape. Ce n'est pas qu'apres lui la Papaute abandonne ses pretentious : elle ne saurait rien abandonner de ses pretendus droits, sans abdiquer. Mais sa faiblesse augmente pour ainsi dire avec ses exigences. Les successeurs de Boniface quittent la Ville Eternelle ; en desertant l'Italie, ils perdent leur independance et leur force. Places sous la main de la France, ils se font les instru- ments de l'ambition et des mauvaises passions de ses rois. Ils cas- sent n'est les actes de Boniface qui pouvaient blesser la dignite on la stisceptibilite franchise, ils permettent que la memoire de Boniface soit poursuivie par ses ennemis, devant un concile. Au grand scandale de la chretiente, l'on voit un prince accuser un Pape d'heresie. Le scandale fait place a un crime : Clement V prete la main au meurtre juridique des Templiers. Qu'importe apres cela que les Pontifes d'Avignon tiennent un fier langage aux empereurs d'Allemagne? Les bulles emphatiques de Jean XXII cachent mal la servitude de la Papaute. La decadence eclate dans le schisme; la chretiente se divise entre deux chefs : c'est dire qu'elle n'en a aucun. Les conciles con- testent au Pape le fondement meme de son pouvoir, en recla- mant pour eux la plenitude de ce pouvoir spirituel que les vicaires du Christ ont exerce pendant des siecles. La prediction de Saint Ber- nard s'accomplit : les Papes perdent a la fois le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Pourquoi cette rapide decadence? Au treizieme siecle, la Papaute abat la puissarite famille des Hohenstaufen ; au quatorzieme, elle quitte la Ville Eternelle et semble abdiquer. Le pouvoir spirituel est un pouvoir d'opinion qui suppose le concours des intelligences. Sous Gregoire VIl , les fideles sont pour le Pape contre l'empereur. L'EGLISE GALLICANE. Sous Innocent III, l'opinion publique force Philippe-Auguste a ceder. L'accusation d'heresie lancee par Gregoire IX et Innocent IV contre Frederic II a encore assez de puissance pour detacher les peri pies (Tune race illustree par l'heroisme. Au quatorzieme siecle, les rois prennent appui sur les peuples contre le Saint-Siege ; c'est un signe qu'une graride revolution s'est operee dans les esprits. Les penseurs, theologians et philosophes, qui au douzieme siecle avaient ete pres- que unanimes pour les successeurs de saint Pierre, sc divisent; les plus hardis attaquent le pouvoir temporel des Papes. D'ou vient ce changement ? C'est que les consequences fatales de la domination de Rome se sont produites au grand jour : oppression et tyrannie dans l'Eglise et hors de l'Eglise. Les partisans de la Papaute se chargent de detruire les dernieres illusions qui pourraient rester sur l'autorite monstrueuse qu'ils soutiennent : Jesus-Christ , dit un theologien contemporain de Boniface, etait tout ensemble roi et pretre; il a communique n'est ses pouvoirs a Saint Pierre; c'est donc avec raison que les Papes sont appeles rois et Pontifes. La puissance temporelle n'existe que par la puissance spirituelle , de meme que le corps ne vit que par l'ame. Si Jesus-Christ a permis aux rois de regner de son vivant et a sa mort, c'est que son royaume if etait pas encore orga- nise. Des que la chretiente fut constitute, un miracle forc.a Constan- tin a ceder la domination du monde au Pape qui la possedait deja de droit. Depuis lors, les. deux pouvoirs n'en font plus qu'un seul dans les mains du souverain Pontife (1). Lorsque ces exorbitantes pretentions furent mises en avant, la philosophie s'en emut. Que deviendrait la liberte de l'esprit humain si un homme pouvait se dire pretre et roi, au meme titre que Jesus- Christ, le Fils de Dieu, co-eternel au Pere? La cause des philosophes se confondait avec celle des rois. G. Ockam, religieux franciscain qui professait a Paris, prit parti pour Philippe-le-Bel (2). Il rejette la _________________ (1) De regimine. principum, lib. 'ill, c. 10, 16. Cet ouvrage est attribue a saint Thomas; mais les deux premiers livres sont seuls du grand docteur; 1 les autres ont ete ecrits dans les dernieres annees du treizieme siecle. (Gieseler, Kirchcngeschiehte, T. II, 2, 59, note kk.) (2) Disputnlio super potestate ecclesiasticis praalatis atque principibus lerrarum commissa. (Goldast, Monarchia Imperil romani, T. Il, p. 957, ss.) DECADENCE DE LA Papaute. toute-puissance spirituelle et temporelle du Pape, parce qu'elle con- duit an despotisme le plus absolu : Si nous sommes n'est, dit-il , clercs et la'iques, soumis au pouvoir divin d'un homme, l'Evangile n'est pas une loi de liberte, mais une loi d'intolerable servitude (1). Si la puissance du Pape est absolue, il aura le droit non-seulement de deposer les rois, au gre de ses caprices, il pourra meme changer et detruire la religion chretienne (2). Pour miner cette pretendue toute-puissance dans son fondcment , le philosophe anglais demontre dogmatiquement que Jesus-Christ en tant qu'homme n'a ete appele par son Pere a exercer aucune autorite sur le domaine des princes : Qui- conque soutient le contraire, doit etre chasse de l'Eglise comme fau- teur d'heresie. L'Eglise n'a qu'une puissance spirituelle; c'est par ce caractere de spirituality que la Loi Nouvelle se distingue de la Loi Ancienne (5)... Qui exercera ce pouvoir spirituel ? Ce ne perit etre le Pape; car que deviendrait l'Eglise, que deviendraitla foi , si le Pape professait des opinions heretiques ? La puissance spirituelle appar- tient essentiellement a la chretiente represented dans les conciles generaux. Mais que sera alors le Pontife romain ? Il descend evidemment au rang d'un eveque, il n'est plus qu'un nom. La sou- verainete est deplacee : l'empereur n'a plus en face de lui un vicaire de Dieu; c'est lui qui est le veritable vicaire de Dieu; loin d'etre soumis au Pape, dit Ockam, il perit au besoin juger le Pape (4). La philosophie est arrivee du premier pas a la revolte : elle pre- lude a la reforme, en faisant du christianisme une religion essen- tiellement spirituelle, par opposition a la Loi Ancienne; elle pro- __________________________ (1) G. Ockam, de jurisd. imperatoris in causis matrimonialibus, clans Goldast, T. I, p. 24 : Si enim talcm haberet (Romanus Episcopus) plenitu- dinem potestatis, qualem seclem apostolicam occupantes sibi domnabiliter usurparunt et quam plures adulatorie et erronee sibi tribuere molIluitur, omnes mortales essent servi, quod libertati evangelic legis, qua? in scriptu- ris divinis legitur, apertius adversatur. (2) Ockam, de jurisd. in causis matrimonialibus (Goldast, I, p. 24). (3) Octo Qucestiones , dans Goldast, T. Il, p. 327 : Auctoritas pontificalis in nova lege spiritualior est et magis a terrenis negotIls elongata, quam fuerit auctoritas pontificalis in veleri lege, quern aclmod um lex nova magis est spiritualis quam lex vetus. (4) Dialog. V, 2, dans Goldast, T. Il, p. 268, ss. L'EGLISE GALLICANE. phetise un avenir plus eloigrie encore, en revendiquant la souverainete pour l'assemblee generate des fideles. Les theologiens, moins aven- tureux que les philosophes, se contentent d'attaquer le pouvoir temporel de la Papaute. Aegidius de Rome, moine augustin, et le dominicain Jean de Paris recoimaissent que le Pape est le vicaire du Christ, mais ils soutiennent que Jesus-Christ n'a jamais exerce de pouvoir temporel : Quand on lui offre la royaute, il refuse; quand on l'appelle a decider des proces, il dedaigne; ce qu'il recommande a ses disciples, ce n'est pas l'ambition du pouvoir, mais l'humilite et la pauvrete. Voila l'exemple qu'il a laisse a ses vicaires... La puis- sance temporelle a ete instituee par Dieu , aussi bien que la puissance spirituelle. Les deux puissances ont chacune leur sphere et leurs limites dans lesquelles elles sont independantes (1). C'est le systeme des Gallicans; le theologien du quatorzieme siecle soutient, comme Bossuet, que les Papes n'ont jamais eu le pouvoir de deposer les rois : Les Francais doivent repousser bien loin cette pretentiori et les faits sur lesquels on l'appuie. Il n'est pas vrai que Childeric ait ete depose par le Pape ; il n'est pas vrai que les souverains Pontifes aient transfere l'empire des Grecs a Charlemagne; ces revolutions se sont accomplies par la volonte du peuple et non par celle des Papes. Apres tout, quand meme il y aurait eu des depositions, ce ne serait qu'un fait et non un droit (2). Le moine augustin se rapproche encore des Gallicans dans les restrictions qu'il apporte au pouvoir spirituel des Papes; il ne le conteste pas, mais il le limite; il n'admet pas que l'eveque de Rome en possede la plenitude (3). Jean de Paris abonde dans ces sentiments : Les eveques sont les successeurs de saint Pierre aussi bien que les Papes; Ils tiennentleur pouvoir directement de Dieu et non du saint-siege (4). Qu'est-ce a dire? Si le titre est egal, les droits doivent etre egaux. Les conciles du quinzieme siecle _________________ (1) Aegidius de Columna, mort archeveque de Bourges : Qu3BStio in utram- que partem disputata, de potestale regia el pontificia (Goldast, Moriarchia Imperil romani, T. Il). (2) Bossuet cite ce passage a l'appui de sa doctrine (Defensio Declara- tionis, IlI, 25). (3) Neander, Geschichte der christlichen Religion, T. VI, p. 24, ss. (4) Johann. de ParrhisIls, de potestate regia et papali, c. XI, dans Goldast, Moriarchia, T. Il, p. 120. DECADENCE DE LA Papaute. s'emparcront de cette doctrine , pour revendiquer la souverainctc ; 11 ne restera au Pape ni pouvoir spirilucl, ni pouvoir temporel. Les partisans les plus decides du saint-siege commencent a craindre que la prediction de saint Bernard ne devienne urie realite ; Veveque de Mende s'ecrie : Qui veut le tout,.perd le tout. L'Eglise de Rome reclame la toute-puissance; je crains qu'elle ne perde tout pouvoir. Deja l'Eglise grecque s'est retiree de son obeissance; les autres eglises suivront cet exemple, si on ne laisse a chacune sa liberte et son honneur (1). Les moines qui attaquent le pouvoir temporel de la Papaute restent Chretiens, ineme catholiques ; ils ne s'apercoivent pas que le Pape demande le pouvoir temporel au meme litre que le pouvoir spiritual : contester l'un, c'est revoquer l'autre en doute. Un principe, reconnu faux dans ses consequences, risque beaucoup d'etre nie. Cependant les preventions du Saint-Siege augmentent avec sa faiblesse. Alors les attaques redoublent, et deviennent de plus en plus audacieuses; la Papaute est ebranlee dans ses fondements : tel est le spectacle que presente la derniere lutte du sacerdoce et de l'empire au quator- zieme siecle. 4. La Papaute et l'Allemagne. L'Allemagne, apres avoir souienu pendant deux siecles la lutte de l'empire contre le sacerdoce, succombe : le dernier des Holienstaufen porte la tete sur l'echafaud. La dignite imperiale n'est plus qu'un vain mot : les chefs temporels de la chretiente abandonnent l'ltalie, et ils sont sans autorite en Allemagne. La Papaute domine l'empire, mais cette domination devient un principe de revolte. Les Papes avaient trouve des auxiliaires dans les princes allemands, en flattant leur esprit d'independance et leur ambition de souverainete. Apres la chute des Hohenstaufen la position et les interets des princes changent. D'abord, ils n'ont plus rien a redouter de rautorite impe- __________________ (1) Guilelmi Durantis Tractatus de mode oelebrandi generalis concilii, Part. Il, rubr. 7 : Ecclesia Romana sibi vendicat universa; unde timen- dum est ne universa perdat. LA Papaute ET L'ALLEMAGNE. Viale ; cnsuite, devenus souverains, ils prennent les sentiments des rois, ils sont les organes des peuples. Les usurpations de la Papaute retombent sur eux; ils ne voulaient pas etre les vassaux de l'empe- reur, ils ne veulent pas davantage etre les vassaux du Pape. L'Alle- magne presente le meme spectacle que la France. Le Pape a vaincu l'empereur, mais derriere l'empereur il y a une nation; sur la nation, le Pape n'a d'autre autorite que celle de la foi , influence toute-puis- .sante, tant que la foi est entiere. Mais les Papes eux-memes ebranlent le fondement de leur pouvoir : la fiscalite romaine et la tyrannie Ponti- ficale pesent sur l'Allemagne, bien plus que sur la France. La reac- tion est inevitable. Le pouvoir temporel de la Papaute est attaque; les princes declarant que l'empereur ne tient sa couronne que de Dieu. La ne s'arrete pas le mouvcment des esprits. Les Allemands, race religieuse, scrutent les fondements du pouvoir des Papes. Le voue se decline ; l'on decouvre que les pretendus vicaires du Christ .sont des usurpateurs; l'on enseigne que la seule autorite divine qui regisse les Chretiens, c'est la parole de Dieu, manifested dans l'Ecriture et expliquee par les conciles. Nous sommes ati seuil de la reforme. Les luttes violentes de l'empire contre le sacerdoce provoquerent de bonne heure des mouvements bostiles a la Papaute. Deja sous Henri IV, une partie de l'eglise d'Allemagne se prononga avec inde- pendance contre la monarchie naissante de Rome. La protestation du clerge de Liege (1) fut condamnee comme une heresie , mais c'etait une heresie a laquelle l'avenir appartenait. Sous les Hohenstaufen, l'opposition gagna du terrain : l'eglise allemande tout entiere prit parti pour Barberousse. De vives plaintes s'eleverent contre les exactions des legats : Ce ne sont pas des predicateurs, ecrit Fre- deric au Pape, ce sont des voleurs; ils ne viennent pas precher la paix, mais enlever l'argent ; le salut de la chretiente leur importe peu, pourvu qu'ils remplissent leurs sacs (2). Les prelats allemands souffraient le plus de ces exactions; ils se joignirent a l'empereur ________________ (1) Voyez plus haul. (2) Non prsedicatores, sed praedatores; non pacis corroboratores, sed pecuniar raptores; non orbis reparatores, sed auri insatiabiles corrasores. liadevic. Append, p. 558. DECADENCE DE LA PAPAUTE. pour faire entendre des paroles severes au Pape (1). Mais la Papaute ne pouvait plus s'arreter sur la pente fatale de la monarchie uni- verselle. L'oppression augmenta avec les besoins que creait la domination Pontificale. Rome tailla a merci toutes les eglises de la chretiente; elle trouva uue vive resistance en Allemagne. Un legal du Pape convoqua en 1231 une diete a Wurtzbourg pour deliberer sur une demande de subside; peu de prelats s'y rendirent. Les princes laiques empecherent toute resolution; ils ecrivirent aux archeveques, eveques et abbes : Nous apprenons que le cardinal dispose des benefices et impose des charges aux eglises. Unissons- nous pour maintenir les droits de nos peres et pour ecliapper a l'esclavage. Resisn'est avec courage comme les Macchabees. L'oppres- sion est plus grande que du temps des Pharaons. Veillez a la conser- vation de vos privileges; n'oubliez pas quevous n'etes pas seulement pretres, mais aussi princes et seigneurs. Les eveques resis- terent. En 1286, un cardinal legat vint presider le concile de Wurtzbourg en presence de l'empereur Rodolphe. Le chroniqueur decrit la legation avec les images de l'Apocalypse ; il y voit le dra- gon qui passe les monts, entrainant sous sa queue le tiers des etoues, c'est-a-dire une grande suite de prelats corrompus; promenant cette queue venimeuse par toute l'Allemagne, qu'il infecte de sa perversite simoniaque; amassant de toutes parts des tresors, mettant a l'enchere des privileges qu'il se hate de revoquer pour se les faire payer de nouveau, et ne cessant de vendre avec effronterie le patrimoine du crucifie. Les eveques insulterent le legat en plein concile; 51 se retira confus et irrite : nous esperons bien, ajoute le chroniqueur, qu'il ne reviendra plus (2). Le mecontentement depassa les limites de l'Eglise; les poetes, organes des sentiments populaires, se montrerent hostiles a la Papaute. L'opposition contre les usurpations de Rome, qui eclate dans la protestation du clerge de Liege, eut un long retentissement dans les provinces belgiques ; elle laissa des traces dans le poeme le plus __________________ (1) Voyez la lettre des eveques allemands de 1186, dans Radulph. de Diceto, p. 632; Fleury, Histoire Ecclesiastique, Livre LXX1V, 5. (2) Godefrid. Monach., ad a. 1230 et 1286; .4 Iberic., p. 539; Raumer, Geschichte der Hohenstaufen, T. Ill, p. 536, s. LA PAPAUTE ET L'ALLEMAGNE. populaire du moyen age. Le poete latin qui ecrivit le Roman tin Renard ne craignit pas, bien que clerc, de faire des le douzieme siecle la satire de la Papaute; 11 osa s'aitaquer aux guerres sacrees, aux saints memes qui remplissaient le moride du bruit de leurs miracles (1). La fiscalite et la venalite romaines trouverent dans le poete uri censcur severe : on vend tout, s'ecrie-t-il , on vend jusqu'a Dieu lui-meme (2). Sexploitation des nations an profit, d'un pouvoir place loin d'elles, eveilla l'esprit national. Meme aujourd'hui le peuple se rend diffici lenient compte des necessites financieres du gouvernement; comment les Allemands du moyen age auraient-ils compris les exigences iricessarites du pouvoir spirituel? La Papaute disparaissait derriere Rome ; a leurs yeux c'etait la race ivelche qui exploitait la race allemande (3). Ainsi la fiscalite faisait naitre le patriotisme en Allemagne, comme les pretentious excessives du saint-siege avaient souleve la France. Transported sur ce terrain, la lutte devait etre l'uneste aux Papes; des que les peuples verront dans la domination Pontificale le joug de __________________ (1) Voyez les attaques contre le Pape Eugene clans le Reinardw Vvlpes, ed. Mone, Lib. IV, Fab. V, v. 1015-1018, et v. 1221-1226, et la justification ironique de la Papaute, ib., 1227, ss. Gervinus, Geschichte der poeti- schen Nationalliteratur, T. I, p. 107, 138. (2) Venit homo argento, venit et ipse Deus. (Relnard. Vulp., Lib. Ill, fab. 2, v. 1131, ss.; lib. IV, fab. 3, v. 535-546.) (3) Cette opposition nntionale se manifesto dans les poesies de Walther von der Vogelweide (ed. Lachmann, p. 38). Le poete clit : Ala wie Kristenliche mi der babest lachet, Swannc cr sincn Walchen (welches) seit : Ich hanz also gemachet. Ich han zwen Alman under eine Krone breiht, Daz siz riche sulen stoeren uncle wasten... Ir tiusches silbcr vert in minen welschen schrin. Ir pfaffen, czzent huener und trinket win, Und laat die tiutschen... \asten. Compares les passages des Minnesinger, cites par Gieseler (Kirchenge- schichte, T. Il, P. 2, p. 256), et Raumer, Geschichlc der Hohenstaufen , T. VI, p. 182. DECADENCE DE LA Papaute. l'etranger, la Papaute sera perdue. La reaction contre les usurpations de Rome se manifesto deja au treizieme siecle. Dans sa lultc contre les Hohenstaufen, la Papaute mil a nu ses ambitieuses pretentions; en vain Innocent III dit-il qu'il agissait dans l'interet des princes allemands, les contemporains ne se laisserent pas prendre a ces belles paroles qui ont seduit des l'historiens modernes. Le grand Pape soulint successivementenAllemagne Othon et Philippe de Souabe, puis encore Othon, enfm Frederic II contre Othon. Le poete Walther von der Vogelweide fletrit cette politique tortueuse : Dieu, dit-il, donneles rois selon son bon plaisir, nous n'avons pas a nous en el'onner. Mais ce qui nous surprend nous autres laiques, c'est la conduite et la doctrine de l'Eglise. Elle nous a fait jurer fidelite a Olhon, et main- tenant elle nous delie de nos serments. Qu'elle veuille bien nous dire, pour l'honneIlr de Dieu et le sien, quand elle s'est trompee; est-ce a sa premiere parole ou a sa derniere qu'il faut croire? Tune au moins est un mensonge, il nous semble : ce sont deux langues dans une seule bouclie (1). L'abus que les Papes faisaient de leur influence , inspirait quelque doute sur le fondement de leur pouvoir temporel. Cependant cette puissance paraissait avoir un litre juridique, la fameuse donation de Constantin ; l'on rie songeait pas au treizieme siecle a en contester Tauthenticite, mais les poetes la deplorent dans l'interet de la chre- tiente : Ce qui devait etre un bienfait est devenu un poison ; il en est resulte que les clercs usurpent le droit des laiques (2). Si Con- stantin avait prevu l'ambition des Papes, il se serait bien garde de ________________ (1) Von der Hagen, Minnesinger, T. I, p. 271, s. (2) Wallhcr von der Vogelweide fait dire a range : we, o we, zum dritten we ! Es stuont dire Kristenheit mil zuhten schone Der ist ein gift nu gevallen, Ir honeck ist worden z'einer gallen, Das wirt der werlt hernach vil leit. Die pfaffen wellent leien reht verkeren Der Engel hat uns war geseit. (Von der Hagen, Minnesinger, T. I, p. 259.) LA Papaute ET L'ALLEMAGNE. 599 leur livrer le glaive temporel (1). De la a douter de la legitimite de la puissance temporelle des Papes, il n'y a qu'un pas. Un poete du treizieme siecle oppose l'Evangile aux successeurs de saint Pierre; il leur rappelle les celebres paroles : donnez a Dieu ce qui est a Dieu, et a Cesar ce qui est a Cesar (2). Un autre poete ne peut comprendre comment les vicaires de Celui qui etait le docteur de l'liumilite domi- nent sur les empereurs (5). Ces retours a l'Evangile caracterisent les tendances de la race allemande et presagent deja au treizieme siecle la revolution religieuse du seizieme. Il y avail un autre element tout aussi hostile a la Papaute, les legistes. La donation de Constantin les embarrassait. La science historique n'etait pas encore nee; ne pou- vant demontrer le faux, et sentant cependant d'instinct que la dona- tion etait incompatible avec le droit de l'Etat, les legistes la passent sous silence et raisonnent comme si elle n'existait pas. Le Miroir de Saxe accorde a litre egal le glaive temporel a Tempereur et le glaive spirituel au Pape; il maintient l'independance du pouvoir civil a l'egard de l'Eglise (4). La Papaute s'effraya de ces propo- sitions seditieuses; Gregoire XI les condamna comme heretiques (5). Les termes de la condamnatiori nous montrent jusqu'ou allait des cette epoque le renversement de toute idee morale, produit par l'outrecuidance des vicaires de Dieu : la doctrine du legiste allemand, dit le Pape, mine la verite et les bonnes moeurs, et ce qui est bien pire, elle attaque la puissance de la Papaute. Mais Gre- goire XI eut beau casser et annuler les articles du Miroir qui por- taient atteinte a l'autorite pontificate; ce n'etait pas comme il le disait, l'ceuvre execrable de quelques detestables ecrivains (6) , c'etait l'expression des idees nouvelles qui commenQaient a germer sur le pouvoir des empereurs et des Papes. La bulle de Gregoire n'inti- ______________ (1) Walther von der Vogelweide, dans von der Hagen, T. I, p. 270. (2) Ibid., p. 271. (3) Reinmar von Zweter, dans von der Hagen, T. Il, p. 200. (4) Sachsenspiegel, I, 21; IlI, 54, 57, 63. (5) Crefjoire XI, a. 1374 (Mansi, XXIlI, 157, ss.) : Falsa, temeraria, injusta, et in quibusdam ha3retica et schismatica... reperimus, auctoritate apostolica reprobavimus, damnavimus, ac decrevimus irrita et inania... (6) Execrabilitas quorumclam scriptorum detestabilium. DECADENCE DE LA Papaute. mida pas les legistes; ils tirerent hardiment les consequences du principe proclame par la loi saxonne : la Close du Miroir de Saxe dit que le pouvoir de l'empereur vient de Dieu, et qu'il est inde- pendant du Pape (1). Tel etait l'etat des esprits en Allemagne, lorsqu'une nouvelle lutte s'ouvrit an quatorzieme siecle entre le sacerdoce et l'empire. A. ne considerer que la fierte du langage, Jean XXIl est de la famille de Gre- goire VIl et d'Innocent IlI ; il pousse rinsolence aussi loin que Boni- face VIlI, et ses exorbitantes pretentious sont en apparence couron- nees de succes. Mais si l'on va au fond des clioses, il y a un abime entre la lutte de Louis de Baviere et celle des Hohenstaufen. An douzieme et au treizieme siecle, les Papes combattent une famille hero'ique qui aspire a la monarchie des Cesars; les combattants sont a la hauteur de la cause qu'ils soutiennent : c'est la veritable guerre du sacerdoce et de l'empire. La nation n'est pas en jeu ; cela est si vrai que Frederic Il, le heros de l'empire, reste pour ainsi dire etranger a r Allemagne ; il n'a pour lui que les forces du parti gibe- lin et les ressources de son genie. La Papaute l'emporte ; pour mieux dire, c'est la cause de rimmanite qui est victorieuse. Au quatorzieme siecle, l'empereur ne songe plus a revendiquer les droits des Cesars; il demande la couronne que le Pape lui refuse. Jean XXIl, malgre son fier langage, estun successeur indigne des Gregoire et des Inno- cent. Les Papes d' Avignon sont les esclaves des rois de France (2) ; pour se dedommager de leur servitude , ils prennent un l'on superbe a l'egard de l'empire; mais leurs liautes pretentions caclient mal les miserables sentiments qui les animent : ils tiennent a Tor plus qu'a la puissance. Cependant ils sortent vainqueurs de la lutte, mais qui est vaincu? C'est le faible empereur. Derriere l'empereur il y a les princes et la nation; rAilemagne, loin d'etre vaincue, proclame son independance, en attendant qu'elle se revolte. _________________ (1) Voyez la Close sur le Miroir de Saxe, art. 1. Sur la question, si la Papaute est superieure-a l'empereur, la Close repond : Das Reich hat man von niemand dann von Gott. (2) Clemangis, cle corrupto EcclesiaD statu, XXVIl, 4 : Quid Clemente nostro miserabilius, qui ita se servum servorum gallicis principibus adjece- rat, ut eas ferret injurias et contumelias CJUOB sibi quotidie ab aulicis infe- rebantur, quas vix decebat in vilissirnum mancipium dici... LA Papaute ET L'ALLEMAGNE. 401 A la niort de Henri VIl, Louis de Baviere et Frederic d'Aulriche se disputerent le trone ; l'Allemagne se partagea entre eux. Clement V mil cette division a profit pour clever des pretentious auxquelles les Gregoire et les Innocent n'avaient pas songe : Le serment de fide- lite prcte par l'empereur a son couronnement est im serment devas- selage. A la mort du vassal, l'empire est vacant, jusqu'a ce que le Pape ait confirm e l'election faite par les princes. Le papc succede a l'empereur ; c'est a lui a noinmerunvicairede l'empire (1). Jean XXIl exerca ce pretendu droit, en destituant les gonverneurs imperiaux en Italic : Dicu meme, dit-il, a donnc la souverainete de la terre aussi bien que la souverainete du ciel an Pape. Pendant l'interregne n'est les droits de l'empereur sont devolus a l'Eglise. Celui qui, sans avoir obtenu la permission du siege apostoliqne, continue a remplir les fonctions que l'empereur lui avait conferees, offense la religion et il atiaque la majestc divine elle-meme (2). Cependant Louis de Baviere vainquit son rival et il donna des secours aux Gibelins d'ltalie. Alors Jean XXIl eclata : C'est a lui a juger entre les deux competiteurs. L'examen du candidat, son appro- bation on son rejet appartiennent au siege apostolique; jusqu'a ce que le Pape ait approuve l'election de l'un ou de l'autre, il n'y a pas de roi des Romains (5)! En consequence Jean XXII ordonna a Louis de Baviere, sous peine d'excommunication, de se desister de toute administration de l'empire et d'annuler les actes qu'il avait fails comme roi des Romains; il defendit a tous, ecclesiastiques et la'i- ques, de lui preter obeissance sous peine de suspension et d'inter- dit (4). La prevention etait inou'ie; Louis de Baviere la repoussa vive- ment : Fort de notre droit et appuye sur la justice et la verite, nous declaroris solennellement que la coutume observee de temps imme- morial est que le roi des Romains, elu par les princes electeurs, prend le titre de roi et en exerce librement les droits. L'empereur accusa le Pape de se mettre en opposition avec la volonte divine en cher- cliant a etouffer l'une des deux graiules lumieres que Dieu a creees ________________ (1) Raynald. Ann. Eccl., a. 1314, 2. (2) Raynald. Ann. Eccl., a. 1317, 27. (3) Cum nee interim reges Romanorum existant, sed in reges electi. (4) Martene et Durand, Thesaurus d' 7 ovlls Anecdotorum, T. Il, p. 644. DECADENCE DE LA Papaute. pour eclairer le monde. Detruire Fernpire, c'est mettre la confusion dans l'Eglise, c'est semer l'heresie et la discorde. Il finit par appe- ler a un concile general contre les usurpations du Pape (1). Jean XXII repondit a l'appel par une sentence d'excommunication. Jusqu'ici la lutte de Jean XXII et de Louis de Baviere n'est qu'une guerre de plume, dent l'Allemagne ne s'emeut guere. Le Pape est impuissant contre l'empereur; l'empereur est Iln puissant contre le Pape. Mais Voila que le roi d'Allemagne, appele en Italie par les Gibclins, veut user de son droit imperial, comme avail fait Othon le Grand : il se faitcouronner, toutexcommunie qu'il est, et il depose le Pape. D'ou tant d'audace vient-il a un prince faible de caractere? Jean XXIl souleva contre lui des liaines ardentes, en prenant parti contre l'ordre puissant des Franciscains. Les plus exaltes de l'ordre professaient la doctrine de la pauvrete absolue de Jesus-Christ et de ses disciples ; condamnes par le Pape, ils se jeterent dans les bras de Tempereur; ce fut sous leur inspiration que Louis de Baviere declara le Pape heretique (2). Les Spirituels prouverent, l'Evangile a la main, que Jesus-Christ n'a pas ete roi dans le sens temporel, puisqu'il dit lui-meme que son royaume n'est pas de ce monde; quand il se proclame roi, c'est du royaume des cieux qu'il s'agit. Il est si vrai, ajoutaient les Spirituels, que Jesus-Christ n'entendait pas ctre roi du monde, qu'il a voulu naitre pauvre et qu'Il a enseigne le rnepris des richegses et le mepris de la domination temporelle (5) . Quand donc le Pape soutenait que Jesus-Christ avait exerce le pouvoir temporel en tant qu'homme, il se rendait coupable d'heresie (4). La consequence a laquelle aboutissaient les Spirituels n'etait rien moins qu'une revo- lution : le Pape heretique devait etre depose , et au besoin par l'empe- reur (5). Mais le prince allemand n'etait pas a la hauteur du role qu'on lui faisait jouer. L'excommunication l'effraya; il se montra dispose a tout conceder pour rentrer dans le sein de l'Eglise. La fai- _______________ (1) Olenschlager, Staatsgeschichte des roemischen Kaiserthums, Urkun- denbuch, p. 84. Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 2, 97, note g. (2) Baluze, Vit. Ponlif. Aven., T. Il, p. 512. (3) Occam, Opus nonaginta dierum (Goldast, Monarchist, Il, p. 1152-1160). (4) Occam, dans le Fasciculus rerum fugiendarwm, T. Il, p. 440. (5) Occam, Dialogus (Goldast, Monarchia, T. Il, p. 621, s.; 947, ss.) LA Papaute ET L'ALLEMAGNE. blesse de l'empereur faisait la force clu Pape; mais cette force n'etait au fond que faiblesse. Le Pape etait domine par les rois de France. Ses violentes diatribes coritre l'empire semblaient dictees par l'or- gueil Pontifical ; en realite il servait d'instrument a l'ambition des princes frangais. Les veritables adversaires vont paraitre sur la scene, ce sont les nations. Jean XXIl meurt. Un honnete homme, Benoit XIl le remplace. Le nouveau Pape avoua ingenument que dans cette nouvelle lutte du sacerdoce et de l'empire, tous les torts etaienl du cote du saint-siege : Louis de Baviere, dit-il, serait venu un bal'on a la main aux pieds de notre predecesseur, s'il avait voulu le recevoir (1). Benoit exalta le prince allemand autant que Jean XXIl l'avait abaisse (2). Il etait pret a signer la paix du sacerdoce et de l'empire. Qui arreta son bras? qui le forga a sevir contre un prince qu'il venait de decla- rer innocent? Le Pape dit en pleurant aux deputes de Louis de Baviere, qu'il n'etait pas libre, que le roi de France l'avait menace de le trailer pis encore que Philippe-le-Bel n'avait traite Boniface, s'il donnait l'absolution a l'empereur sans son consentement (5). Le roi de France ambitionnait pour sa maison la dignite imperiale, qui etail toujours en apparence la plus haute de la chreliente; son orgueil souffrait d'avoir un superieur (4). Benoit fut oblige de preler la main a ces jalousies et a ces ambitions; il s'engagea a transferer l'empire a un prince frangais (5). Mais en flattant la France, il blessa l'Alle- magne. Les Allemands s'indignerent de ce qu'on disposait d'eux, sans ______________ (1) Des ambassadeurs du roi de France accusaient Louis de Baviere d'avoir tout fait contre l'Eglise. Le Pape leur repondit : Immo nos feci- mus contra eum; ipse enim cum baculo venisset ad pedes praedecessoris nostri, si voluisset; sed ipse noluit eum recipere, et quidquid ille fecit, quasi provocatus fecit. (Albert. Argent. Chronic., p. 126.) (2) Ibid. MultIlm commendans Alemanniam et dominum Ludovicum quern nobiliorem mundi dicebat. (3) Albert. Argent. Chronic., p. 127. (4) /. v. Koenigshoven dit dans sa Chronique allemande, p. 129 : Wan es verclros den Kuenig von Frangrich, das cler Keyser sich ueber ihn schrcip. (5) Raymld. Annal. Eccl., a. 1324, 26. Albert. Argent. Chronic., p. 123. DECADENCE DE LA Papaute. eux et contre eux. La haine de l'etranger mil fin a leurs divisions, ils se rangerent n'est autour de Louis de Baviere (1). Les clercs memes et les canonistes se prononcerent contre la Papaute; ils soutinrenl que l'empereur etait roi par le fait sen] de son election et qu'il pou- vait exercer la puissance souveraine avant d'etre couronne par le Pape (2). L'independance nationale de l'Allemagne va sortir de ce mouvement des esprits. Les princes allemands se sentaient frappes en meme temps que Jetir chef; si les preventions du Pape l'emportaient, que devenait leur plus belle prerogative, celle d'elire l'empereur? Reunis a Francfort, ils declarerent nulles et de mil effet les sentences lancees par le Pape contre Louis de Baviere (3) ; ils defendirent aux clercs d'observer l'interdit sous peine d'etre traites comme ennemis de l'empire. Ce premier acte de revoke fut suivi de la fameuse declaration de Rens; les electeurs proclamerent que le roi elu tenait son pouvoir des princes allemands et non du Pape ; ils s'engagerent a maintenir les droits de l'empire envers et contre tous. Une diete assembled a Francfort fit de ces resolutions une loi fondamentale : L'empereur releve de Dieu seul ; cetix qui lui refuseront obeissance seront punis comme coupables de lese-majeste (4). L'empereur n'eut pas la force de maintenir ces decrets; il se sou- mit, il s'humilia. La Papaute triompbe. Cependant ce n'est pas elle qui l'emporte en definitive. Les principes ont plus de force que les hommes. Les hommes disparaissent avec leurs irresolutions et leurs defaillances ; les principes qu'ils ont proclames dans un moment de courage subsistent et porteront leurs fruits clans l'avenir. Louis de Baviere plie et succombe. La declaration d'independance des elec- teurs reste la loi fondamentale de l'empire. ________________ (1) Raynaldi Annal. Eccl., a. 1325, 5. (2) Voyez les lemoignages dans Gieseler, Kirchengeschiehte, T. Il, 2, 97, notes /, k. (3) Sentenlia matura et unanimi principes determinaverunt, omnes processus a domino Papa contra dominum Imperatorem latos, indebitos et prorsus nullius fore roboris vel momenti, seel eos irritos et inanes... Vitoduramis, p. 49 (Gieseler, Kirchengeschiehte, T. Il, 2, 98, note ?). (4) Olenschlagcr, Urkundenbuch, p. 188, ss. LA Papaute ET L'ALLEMAGNE. Le Pape a vaincu l'empereur, mais la nation allemande a pris con- science d'elle-meme dans ces longues dissensions. Le sentiment national , line fois ne , est indestructible ; il ne s'arretera pas a la declaration des electeurs. La race Germanique est destinee a prendre l'initiative de la libre pensee; comment supporterait-elle le jougd'un pouvoir qui pretend enchainer la pensee? Des le quatorzieme siecle, le combat s'engage. Les bulles du Pape, la protestation et les decrets de l'empereur ne sont pas les actes les plus importants de la lutte. La suprematie de l'eveque de Rome est une question de doctrine qui louche an dogme ; c'est sur le terrain de la theologie que le diffe- rend doit se vider. Fiers de la victoire remportee par le saint-siege sur l'empereur, les partisans de la Papaute ne mettent plus de bornes a l'autorite Pontificale. Les hommes les plus audacieux qui ont occupe la chaire de saint Pierre ont du tenir compte de la puissance des fails ; ils n'ont jamais ose proclamer les dernieres consequences qui decoulent de leur souverainete spirituelle. Les theologiens ne sentent pas ces entraves; libres dans leurs allures, ils developpent la theorie de la toute- puissance des souverains Pontifes avec la rigueur brutale de la logique. Ecoun'est les ultramontains du quatorzieme siecle (1) : Le Pape, comme vicaire de Jesus-Christ, a la plenitude de la souverainete (2) ; toute puissance ordonnee par Dieu pour le gouver- nement des fideles, soit spirituelle, soit temporelle, lui appartient; il est le principe et la fin de tout pouvoir. Il perit tout faire, meme agir contre les lois qu'il porte. Son autorite est sans nombre, sans poids, sans mesure (5). Un moine augustin se pose la question, si l'on peut appeler du Pape a Dieu ; il la decide negativement, par Texcellente raison que la juridiction du Pape se confond avec celle de Dieu (4). Les theologiens se trouvaient sur la pente de l'idolatrie; ________________ (1) Nous emprunn'est nos citations a l'excellent ouvrage de Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 2, 101. (2) Alvari PelagIl, de planctu Ecclesiae, lib. I, c. 58 : Potenlia summi pontilicis el Christi vicarIl plena dicitur. (3) Ibid. Merito ergo in summo pontificed'/m/wdo dicitur existere potesta- tis; unde et propter hoc dicitur potestas ejus esse sine numero, pondere et mensura. (4) Augustinus Triumphus, Summa de potestate eccles. Qua3St. VI, art. 1 : Sententia Papas et sententia Dei una sententia est. DECADENCE DE LA Papaute. ils s'y laisserent entrainer : le Pape, disent-ils, a droit aux memes honneurs que les saints et les anges (1) ; il participe an culte qui est rendu a la Divinite (2). Il n'y avail plus qu'un pas a faire dans cette voie pour arriver au sacrilege : un canoniste osa donner au Pape le nom de Dieu (3). Le Pape, dit un autre canoniste, a a peri pres la meme puissance que la Divinite (4). Le Pape etant assimile a Dieu, quels pouvaient etre les droits de l'empereur et des princes de la terre? Le monde entier ne forme qu'un seul empire; Jesus-Christ en est le souverain, le Pape est son vicaire (5) . La puissance des rois n'est qu'une delegation de celle du Pape; elle n'est pas de Dieu, la puissance pontificate seule vient de Dieu (6). L'empereur est le serviteur du Pape; d'ou la consequence logique qu'il peut etre nomme directement (7) et depose par lui (8). L'empereur ne peut faire aucune loi sans le consentement du saint- siege; car toute loi pour etre juste doit etre une emanation de la justice divine, or le souverain Pontife est rintermediaire entre Dieu et la chretiente , il ne saurait donc y avoir de loi sans son auto- rite (9). L'empereur administre l'empire, mais toujours sous la suze- ________________ (1) August. Triumph. Qua3St. IX, art. I. (2) Ibid. QuaBst. IX, art. 3, 4. (3) Zenzelinus dit dans sa Glose sur l'extravagante de Jean XXIl, tit. XXV, ch. 4, a la fin : Credere autem Dominum Deum nostrum Papam. Les der- niers editeurs out eu honte du sacrilege; ils out omis le molDeum. (Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 2, iOl, note c.) (4) Felinus, in C. Ego, 4, X, de Jurejurando : Papa ct Christus faciunt unum consistorium, ita, quod, excepto peccato, potest Papa quasi omnia facere, quaa potest Deus... Martinus Laudensis (de Princip. Qua3St. 474) repete la meme proposition, dans les memes ternies. (5) Aufjustin. Triumph. Qua3st. XXIl, art. 3 : Tota machina mundi non est nisi unus principatus ; princeps autem totius principatus mundi et ipse Christus, cujus Papa vicarius existit. (6) /&., Qua3st. I, art. 1. (7) Ib., Quaast. XXXV, art. 1 : Papa per se ipsum potest imperatorem eligere. Imperator est minister Papa3 ; est autem principal! tor agentis eligere ministros et instrumenta acl suum finem. (8) Jf&., QIlaast. I, art. 1 : Habet omnem potestatem soccularem judicare et deponere, si non bona est. (9) Jft.,Qua3St. XLIV, art. 1. LA PAPAUTE ET L'ALLEMAGNE. rainete du Pape : s'il y a disaccord entre eux, c'est au Pape qu'il faut obeir (1). Le Pape a la meme puissance dans tous les royaumes; il perit creer et deposer les rois (2). Il voudrait exempter les princes de sa puissance qu'il ne le pourrait pas ; ce s serait nier qu'il est le vicaire de Dieu ; ce serait nier qu'il est le maitre du spirituel et du temporel ; ce serait avouer que la puissance temporelle est indepen- dante, ce qui est une heresie manicheenne (5). Quel est le fondement de ces monstrueuses pretentious? Le droit divin de la Papaute. Il sufIlt de voir a quelles enormites conduit ce pretendu droit, pour affirmer qu'il ne vient pas de Dieu. La puis- sance pontificate, telle qu'on la concevait an quatorzieme siecle, serait le tombeau de l'humanite. La Providence suscita un adver- saire aux theologiens qui ruina dans ses fondements le superbe edi- fice de la monarchie des Papes. Marsile de Padoue (4), nourri des doctrines de la philosophie grecquc , se fit le defenseur de l'Etat contre l'Eglise. Il se presenta comme tel a la cour de Baviere : Qui vous a pousse, lui dcmanda le prince, a venir d'un pays de paix et de gloire dans ce pays de guerre, de troubles et de calarnites? C'est l'erreur que je vois dans l'Eglise, repondit le docteur italien ; ne pouvant plus la souffrir en conscience, je me suis refugie aupres de vous a qui la souverainete appartient de droit, et qui par conse- quent devez corriger les desordres qui affligent la chretiente. Car l'empire n'est pas soumis a l'Eglise, il ne doit pas etre regie par les lois de l'Eglise; si l'Eglise a present quelque droit contre l'empire, c'est une usurpation frauduleuse. Jc soutiendrai cette verite envers et contre n'est ; je souffrirai la mort, s'il le faut, pour sa defense (5). _______________ (1) /&., Quaest. XXIl, art. 3 : Si aliud mandat Papa et aliud Imperator, obedieudum est Papa3 et non Imperatori. (2) /., Quaest. XLYI, art. 2 : Papa potest omnesreges, cum subest causa, deponere. Ibid,, art. 3 : Papa potest in quolibet regno regem instituere... Sicut Deus est factor omnium regnorum et provisor, sic Papa vice Dei est omnium regnorum provisor. (3) Ib., Quaest. LXI, art. 3: Papa non potest eximere aliquos a se ipsoin temporalibus. (4) Marsile etudia dans toutes les facultes; apres les arts, il s'appliqua a la theologie; il etait jurisconsulte; il savait la medecine et la pratiquait. En 13112, il fut reeleur de l'Universite de Paris. (Flcury, livre XCIlI, 19.) (5) Chronique de Nangis, Continuat., a. 1327. DECADENCE DE LA Papaute. Les opinions hardies du docteur padouan depassaient de beaucoup les preventions de l'empereur; il epouvantait ceux-la niemes dont il prenait le parti. Marsile est un precurseur de la reforme; ses en- nemis le comparent a Luther (1). Les Protestants n'ont l'en ajoute aux arguments par lesquels Marsile mine la divinite du pouvoir pon- tifical. L'Evangile a la main, il prouve qu'aucun des apotres n'a eu de primaute ; que Saint Pierre, loin d'avoir une autorite shiguliere, parait toujours Fegal des autres disciples de Jesus-Christ, qu'il ne peat pas avoir donne a Rome une suprematie qu'il n'avait pas lui- meme, d'autant moins qu'on ne voit pas par l'Ecriture qu'il ait jamais ete a Rome (2). Si Rome n'a pas le pouvoir spirituel, com- ment aurait-elle le pouvoir temporel? Il y a plus; les preventions de la Papaute sont en opposition avec l'esscnce meme du christia- nisme : L'Eglise n'a pas pour mission de regler les choses de ce monde, elle ne doit s'occuper que de la vie eternelle; la vie actuelle est du domaine de l'Etat. L'Evangile est une loi purement spirituelle ; Jesus-Christ n'est pas venu pour gouverner la terre, mais pour precher le royaume des cieux (3). La puissance de l'Eglise est donc purement spirituelle ; le pretre, quel qu'il soit, qui s'arroge le pouvoir de delier les sujets de leur serment de fidelite, se rend coupable d'heresie. Que dire des indulgences que le Pape promet a ceux qu'il appelle aux armes centre" des princes Chretiens? La trahison, le pil- lage et le meurtre deviennent-ils des vertus, an gre des passions d'un homme? Rien ne serait plus ridicule que ces absolutions, si elles ne conduisaient a des actes coupables (4). L'abus des excommunications avait frappe les esprits depuis Gregoire VII (5) ; Marsile attaque le ___________________ (1) Pighms dit de Marsile : Tarn amarus, tarn virulentus in romanos pontifices, utmerito dubitares, nisitempora disjungerent, hie ne a Luthero, an Lutherus ab ipso suam didicerit rethoricam. (2) Defensor Pads, P. Il, c. 15, dans Goldast, Monarchia ImperIl romani, T. Il, p. 239. (3) Ibid., p. 216 : Christus in mundum non venit ad hujusmodi (actus) regulandos pro vita pra3senti, sed futura tantummoclo. (4) Ibid., p. 286 : Hanc derisibilem et inanem absolutionem nihil pro- ficere, sed nocere. (5) Un poete allemand, Reinmar von Zweter, fait une satire ingenieuse des excommunications : Quand meme le Pape dans son Latran fletrirait LA Papaute ET L'ALLEMAGNE. 409 mal dans sa racine, en transportant la souverainete de l'Eglise Il l'Etat : Le legislateur civil est l'organe de runhersalite des ci- toyens ; a lui seul appartient le pouvoir de faire des lois ; les decrets dcs Pontifes romains ou de tout autre eveque n'ont de force que s'ils sont approuves par l'Etat. Le prince seul a juridiction sur ies indi- vidus et sur les corporations la'iques ou ecclesiastiques. Aucune excommunication ne peut etre prononcee sans son autorite. Lui seul a le droit de convoquer des conciles. Si les besoins de l'Etat l'exigent, il peut faire usage des biens de l'Eglise (1). Le Pape condamna la doctrine de Marsile ; il appela rauteur un enfant de Belial, un fils de perdition (2). Marsile de son cote accusa le Pape d'heresie. L'humanite a donne raisou an defenseur du pou- voir civil. Marsile continue Foeuvre d'Arnauld de Bresse. Le Moyen Age accordait la souverainete a l'Eglise et a son organe le Pape; Marsile la revendique pour l'Etat. C'est l'idce de l'antiquite Grecque. L'invasion des Barbares et la necessite d'une education morale dirigee par le seul pouvoir qui eut capacite de gouverneur, avaient deplace la souverainete. Mais le temps va venir ou la societe saura elle-meme diriger ses destinees; elle reclame contre l'usurpation seculaire de l'Eglise. Au quatorzieme siecle, les idees de Marsile etaient irrealisables; elles ne sont pas encore realisees entierement au dix-neuvieme. Marsile est un precurseur de la revolution, plus que de la reforme. Il faut que la Papaute passe par la decadence d' Avignon et le schisme, il faut que sous le regime des Papes l'Eglise se corrompe et menace ruine, avant que les theories du philosophe de Padoue recoivent un commencement d'application. Cependant les idees marchent. La France, qui avail ete longtemps le plus ferine appui du Catholicisme et de la Papaute, se met a la tete du mouve- ment de reaction. A la fin du quatorzieme siecle, l'independence _____________ com me un More un homme beau et blanc, it ne changerait pas pour cela la nature des choses, pas plus que si pour de l'argent il voulait blancbir ua More. (Von der Hagen, 3Ilnnesinger, T. Il, p. 201.) (1) Defensor Pacis, Pars III, Conclusio, G, 7, 15, 16, 23, 27. Cf. Gie- scler, Kirchengeschichte, T. Il, 3, 97; Neander, Geschichte der christ- lichen Religion, T. VI, p. 45, ss. (2) Raynald. Annal. Eccl., a. 1327, 27, ss. DECADENCE DE LA Papaute. du pouvoir temporel est une doctrine universellement recue (1). Le pouvoir spirituel meme est menace. Dans un ouvrage dedie au roi Charles V, on soutient l'egalite primitive de tous les eveques (2) ; la Papaute n'est plus qu'un pouvoir historique, au lieu d'etre un pou- voir divin. Mais pour donner a ces idees toute leur force, il ne faut rien moins qu'une revolution religieuse. L'Angleterre la prepare, en donnant le jour a Wiclef. 5. La Papaute et l'Angleterre. L'Angleterre estle seul pays de l'Europe ou l'Evangileait ete preche par des missionnaires romains : convertie par les efforts de Gregoire le Grand, elle etait comme une colonie de Rome. La Papaute, heritiere du genie dominateur du peuple roi, maintint l'Eglise filiale dans une etroite dependance. L'eglise anglicane, soumise au saint-siege des sa naissance, fut aussi la derniere a s'emanciper de la puissance tempo- relle des Papes. Un roi, jouet deses mauvaises passions, sans force per- sonnelle, sans appui dans le peuple, mil sa couronne aux pieds du vicaire de saint Pierre. L'Angleterre resta dans ce vasselage jusqu'a la fin du quatorzieme siecle. Cependant la race anglaise a un esprit d'individualite qui contraste avec cette sujetion seculaire. Comment un peuple qui plus que tout autre tient a une existence libre et indepen- dante, a-t-il pu subir aussi longtemps le joug d'une domination etran- gere? L'on peut dire qu'il y a toujours eu dans la race anglo-saxonne un esprit d'opposition instinctive contre la domination romaine. Cela est si vrai que, lors de l'invasion de Guillaume-le-Conquerant, le lien qui attachait l'Eglise Anglicane a Rome etait singulierement relache; il fallut une conquete nouvelle, faite avec l'appui de la Papaute, pour le renouer. Les princes Anglo-Normands furent engages dans une lutte incessante avec leurs barons; de ces guerres devait sortir la premiere ________________ (4) En 1370, Raoul de Praelles, conseiller maitre de requetes, ecrivit, cl'apres les ordres de Charles V, son traitede potestate pontificia Uct imperiaH sen regia (Goldast, Monarchia, T. I, p. 39), dans lequel il prouve que le Pape n'a aucun pouvoir sur les princes dans les choses temporelles. (2) Songe du Vergier, dans les Traites des droits et Ubertes de l'Eglise gaUi- cane, T. Il. LA Papaute ET L'ANGLETERRE. charte de liberte de l'Europe moderne. Les rois, liostiles a un mouve- mcnt qui limitait leur puissance, cherchcrent dans l'influence du Saint- Siege un secours contre leurs sujets rebelles. De la le spectacle el'on- nant de princes qui semblent aller au-devant de la servitude : c'est qu'ils preferent le joug de Rome a celui de leurs vassaux. Mais la nation ne souscrit pas a cette humiliation; elle ne vent pas plus de la tyrannie Pontificate que de la tyrannie royale. Telle est la raison de la longue lutte des barons, appuyes sur les communes, contre les rois ligues avec Rome. Le Pape casse la Grande Charte; plus d'une fois il delie les rois des engagements que les barons leur ont arraches (1). Mais pon- tifes et rois combattent un principe dont la force est irresistible; la liberte l'emporte. La dependance de l'Angleterre subsiste, il est vrai, mais plus nominate que reelle; des qu'un roi fort monte sur le trone, il brise sans combat le joug qui avail pese si longtemps sur l'Angle- terre. Ainsi la longue dependance de l'Angleterre n'est pas la soumission de la nation anglaise au pouvoir temporel des Papes; c'est le vasse- lage volonlaire et interesse des rois, c'est comme une coalition entre eux et la Papaute contre un ennemi commun. La coalition exploita (lurement le peuple anglais. Les rois normands etaient avides d'ar- gent ; les Papes etaient plus avides encore. Ils avaient a lutter contre les Hohenstaufen ; sans forces propres, ils etaient obliges de soulever l'Europe contre leurs terribles ennemis. Les indulgences et l'or anglais furent les armes avec lesquelles ils vainquirent les puissants empereurs. Par une remarquable coincidence, l'Angleterre remplit deja au treizieme siecle la mission qu'elle a eue dans les temps modernes : ses tresors nourrissent la lutte contre les princes qui aspirent a la monarchie universelle. Au Moyen Age c'etaient les empe- reurs ; pour les combattre , les Papes epuiserent les ressources de _________________ (1) Une bulle de Gregoire IX, de 1232, autorise son legal a excommunier les seigneurs qui troublent la paix du roi (Rymer, T. I, 1, p. 200). Une bulle d'Alexandre IV, cle 1261, delie le roi d'Angleterre du serment qu'il a prete aux barons (Rymcr, T. I, 1, p. 405). Meme bulle d'Urbain IV, de 1262 (Rymcr, T. I, 1, p. 416). Une bulle d'Urbain IV, de 1264, casse les provisions, d'Oxford, et delie le roi de son serment (Rymer, T. I, 1, 438). Clement IV prend parti pour le roi contre Simon de Monfort. Voyez ses bulles clans Rymer, T. I, p. 458, ss. DECADENCE DE LA Papaute. toutes les eglises. L'Angleterre , privilegiee dans cette exploitation, gemit sous les exactions des legats; elle maudit la cupidite de Rome. Les exactions etaient a la verite inou'ies, mais elles aide-rent la Papaute a garantir la liberte de l'Europe en renversant les empe- reurs, et par leur exces meme, elles devinrent un instrument de delivrance pour l' Angle ter re. L'insolente avidite de la domination italienne sema dans le cceur du peuple line liaine ardente contre Rome. Un pretre s'cn inspira et jeta le cri de revoke : plus de Pape, le Pape est l'antechrist. Ge cri de guerre cut un long retentissement : Wiclef fortifia le genie de Hus, et le buclier du reformateur boliemien alluma un incendie dans lequel la Papaute peril. La Papaute et la royaute anglo-normande sont contemporaines; Gregoire VIl est en correspondance avec Guillaume-le-Conquerant : deux hommes de fer. L'empereur d'Allemagne plia a Canosse ; le roi d'Angleterre resista au Pape, en refusantrIlommage. Gregoire VII, qui osait tout, n'osa pas commander a Guillaume. Les barons n'etaient pas plus disposes que le roi a se soumettre a l'eveque de Rome. Lorsque Anselme de Cantorbery apporta en Angleterre les canons qui defen- daient aux prelats de recevoirl'investituredes mains d'un la'ique, le roi et les barons, les eveques memes, furent unanimes a repousser cette entreprise audacieuse ; ils declarerent que jamais ils ne donneraient leur assentiment a ces decrets, qu'ils se separeraient plutot du siege de Rome (4). Le roi Henri I ecrivit au Pape, qu'il maintiendrait les antiques coutumes d'Angleterre; que, Dieu aidant, les droits du royaume ne seraient pas amoindris de son vivant ; que si meme lui etait dispose a subir une si grande humiliation, les barons et le peuple ______________________ (1) Anselme lui-meme le dit dans une lettre au Pape Pascal (Epist. Ill, 47, dans Wharl'on, Anglia Sacra, T. Il, p. 178) : Quod audientes, rex et prin- cipes ejus, ipsi etiam Episcopi et alIl minoris ordinis tarn graviter accepe- runt, ut assererent, se nullo modo huic rei assensum praabituros eL me de regno potius quam hoc servarent, expulsuros, et a romana ecclesia se discessuros. (La lettre est tronquee dans l'edition de Gerbcron. Voyez Gieselcr, Kirchengeschichte, T. Il, 2, 49.) Anselme ecrit dans le meme sens au primal de Lyon : Ad quod etiam ipsi episcopi cum rege sic asstuant, ut etiam consecrationes qua) nonnisi ad me pertinent, si sit qui velit accipere, ipsi prcsumere non metuant. Epist. IV, 18, p. 432. LA FAPAUTE ET L'ANGLETERRE. tout entier nc le souffriraient pas (1). Ce qui permettait au roid'Angle- terre de tenir ce Jangage energique, c'etait l'appui de Feglise angli- cane. Le haut clerge etait normand, et comme tel profoudement engage dans les liens du regime feodal ; il prit parti pour son chef temporel contre son chef spirituel. Dans la lutte entre Anselme et Henri I, l'episcopat en masse se rangea du cote du roi; il voyait dans les innovations du Pape soutenues par l'archeveque de Cantor- bery une atteinte aux droits de la royaute (2). Le Saint-Siege, apres avoir si souvent repete la defense aux clercs de preter hommage aux laiques, fut oblige de transiger : les rois renoncerent a l'investiture, mais ils conserverent l'hommage (5) . La concession ne regardait que la forme; le droit des rois sur l'Eglise resta intact (4). La puissance royale etait dans son mouvement ascendant. Henri II, sous le pretexte de retablir les anciennes couttimes d'Angleterre , publia les statuts de Clarendon qui, renversant les rapports de l'empire et du sacerdoce, tels que la Papaute les voulait etablir, plac.aient l'eglise anglicane dans la dependance du roi (5). L'episcopat plia sous l'ascendant royal (6). Dans la lutte que Thomas Becket soutint contre Henri II, les eveques deserterent leur primal pour se joindre au roi (7) ; ils allerent jusqu'a le suspendre : Naguere, lui dirent-ils, tu etais notre archeveque; aujourd'hui nous te desavouons, parce que, apres avoir promis fidelite __________________ (1) Epist. Henrici I ad Paschalem, ap. Rymer, foedera, ad a. 403. (2) Remusat, Anselme de Cantorbery, p. 495, ss. (3) Paschalis Epist. ad Anselm. (Mansi, XX, 1003.) (4) C'est l'opinion delmard, Histoire d'Angleterre, T. Il, ch. 3. (5) Mansi, XXI, 1187 : La garde des archeveches, eveches, abbayes, etc., pendant la vacance des sieges appartient an roi qui en touche les revenus. Les elections se font avec l'assentiment du roi ; les nouveaux elus pretent serment au roi avant leur consecration; les ecclesiastiques accuses de crimes sont juges par les cours ordinaires ; les eveques comme barons sont obliges de concourir aux charges publiques, etc. (6) Th. Becket ecrit a Alexandre IlI : Aniniadverti dominos et con- fratres nostros episcopos pro atilicorum arbitrio in me paratos animad- vertere. (Epist. 17. Bouquet, T. XVI, p. C 223.) (7) L'eveque de Luxeuil ecrit a Thomas Becket : Coepiscopis totis studIls sese invicem praavenire certabant, ut unus quisque vos vel magis odisse crederetur vel in nihilo pepercisse. (S. Thorn., Epist. 2-1, clans Bouquet, XVI, 230.) 414 DECADENCE DE LA Papaute. au roi , notre commun seigneur, et jure de maintenir ses ordon- nances, tu t'es efforce de les detruire. Nous te declarons donctraitre et parjure (1). Le meurtre de Becket donna gain de cause a Home. Le roi, epouvante, se soumit a toutes les conditions que le Pape lui imposa : les constitutions de Clarendon furent revoquees. La puissance royale decline. L'esprit d'independance dcs barons s'eveille; il eclate sous un prince sans foi ni loi. Jean-sans-Terre legitime par sa cruaute et sa perfidie, la premiere insurrection qui s'arme au nom de la liberte. Les barons anglo-normands arrachent la Grande Charte a leur roi. Jean se fait le vassal du Pape, il se serait fait le vassal de Mahomet pour obtenir un appui conire les grands de son royaume (2). La nation proteste contre cette degra- dation par l'organe des barons : Jean , l'on nom sera fletri dans l'avenir; la terre d'Angleterre etait libre, tu l'as asservie; tu etais roi independant, tu t'es fait vassal et tributaire. Le plus noble des royaumes est assujetti a une eternelle servitude. Que dire du Pape qui devrait etre le protecteur de la justice? Il s'allie a un prince pareil, il le protege, il'exalte! Il prend le parti de celui qui epuise l'Angleterre par ses exactions , afm de remplir de son cote le gouffre de l'avarice romaine (3). Les sanglants reprocbes du baronnage anglo-normand caracterisent la coalition des rois et des Papes; ils se donnent la main pour exploiter l'Angleterre : dimes sur dimes sont levees sur l'Eglise , tantot au profit du Saint-Siege , tantot au profit de la royaute (4) . Les exactions de la cour de Rome jouent un grand role dans la dissolution de l'unite chretienne. Ce fut par la fiscalite que les __________________ (1) Gervas. Cantuarcns., p. 1392, trad, de Thierry. (2) Math. Paris raeonte serieusement que Jean-sans-Terre offrit la suze- rainete de l'Angleterre au roi de Maroe (ad a. 4213, p. 204, s.). (3) Math. Paris., a. 1215, p. 234. (4) M. Paris., a. 1256, p. 790 : Papa et Rex in gravamen Ecclesia) con- foederabantur. Wright, Political Songs, p. 43 (Chanson de Tan 1256, Complainte de Li rois ne Tapostoue ne pensent altrement, Mes (sinon) comment au clers tolent lur or et lur argent. LA Papaute ET L'ANGLETERRE. 415 nations sentirent le jotig qui pesait sur elles. Lorsque cette exploi- tation a lieu an profit d'un potivoir etranger, elle blesse l'interet tout ensemble et l'orgueil des peuples. Du sentiment d'une dependance iniquc a la revolte, il n'y a qn'un pas. Ce fut ainsi que la Papaute ruina elle-iueme son influence par l'abus qu'elle en fit. Nulle part les exces ne furent pousses phis loin qu'en Angleterre (1) : Les legats, disent les chroniqueurs anglais, n'ont soif que d'or et d'argent (2). Ceux qui soutfraient de la fiscal! te romaine , ne se rendaient pas compte des besoins du Saint-Siege. Gregoire IX, en demandant la dime des biens meubles aux clercs et aux laiques du royaume d'An- gleterre, disait avec raison qu'il avail entrepris la guerre contre l'empereur au nom de l'eglise universelle, que l'eglise romaine ne pouvail supporter seule le fardeau d'une pareille 1 title , que tous ses enfants devaient lui venir en aide, de peur que si elle venait a perir, les membrcs ne perissent avec la tete (3). Les barons refuserent formellement le decime , le clerge ne ceda que par impuissance el par crainle. Les grands interets qui etaient en jeu dans la guerre du sncerdoce et de l'empire etaient peri compris dans l'isolement des peuples : nous les apercevons aujourd'hui parce que nous sommes a distance et desinteresses;les contemporainsne sentaient que l'oppres- sion du fisc. Les abus que les agents du Pape commettaient dans la levee des impots, decuplaient les charges. Les exacteurs etaient suivis d'usuriers italiens qui otfraient dc l'argent a ceux qui, presses par le besoin, devaient l'accepter a loute condition (4). Les prelats furent obliges de vendre les calices et les reliquaires ou de les mettre en gage pour satisfaire les exigences des legats. Les legats ne se bornaient pas a frapper des contributions; forts de l'appui des Papes, ils disposaient a leur bon plaisir des eglises __________________ (1) DC Marca, de Concord. Sacerd. et ImpcrIl, V, 50, 5 : Fuit hoc sad'culo Anglia ludibrium legatorum, theatrumque ubi maximos illi quoBSlus prd'e- dasque faciebant. (2) Praxlictus vero Johannes (aposlolicrc sedis legatus) non mandu- cavit carnem, vinum et ciceram non bibit, nee aliquid quo inebriari potuit, sed auruni et argentum sitivit. Roger de Hovcdcn. (3) Math. Paris., a. 1229, p. 305. (4) Math. Paris., a. 1229, p. 305. DECADENCE DE LA Papaute. vacantes (1). 11 y cut comme line invasion de clercs italiens; en 1240, le Pape ordonna a l'archeveque de Canterbery d'installer trois cents Romains dans les premiers benefices vacants (2). Ces beneficiers vivaient la plupart loin de l'Angleterre et depensaient dans les delices ies rapines de leurs agents (3). Ceux-la memes qui residaient, etaient indifferents au bien-etre et au salut des populations avec lesquelles ils n'avaient aucun lien de sentiments ni d'idees ; au lieu de repandre les biens de l'Eglise en aumones, ils les accumulaient pour les depenser ensuite dans leur patrie. Un cbroniqueur dit que les clercs italiens tiraient du royaume une somme plus forte que le roi (4). Les Anglais se plaignaient qu'on les traitait en peuple conquis ; les benefices conferes aux etrangers leur sem- blaient autant de vols fails aux indigenes. L'insolente exploitation de Rome aigrit les ames : Il fallait voir, dit un conlemporain , la douleur profonde dont les coeurs etaient remplis; c'etait un concert de lamentations : nous preferenons etre morts que de voir les niaux qui accablent notre patrie. Mallieur a toi, Angleterre, jadis la mai- tresse des nations, le miroir dc l'Eglise, et aujourd'hui asservie! Des hommes indignes te foulent aux pieds; tu es livree en proie a des miserables (5). La liaine des Anglais se fit jour dans une insurrection contre les clercs italiens. Dans des lettres adressees aux eveques, les conjures disaient : Les Romains entassent sur nous calamites sur calamites. Ils nous ont amenes a desirer de mourir plutot que de vivre sous une pareille oppression... A force de traire, le sang vient... Nous sommes las de la durete de ces gens qui nous ecrasent de fardeaux et pretendent encore nous juger et nous condamner. Nous sommes resolus de leur resister bien que tardivement, pour prevenir une servitude plus dure (6). Les conjures se mirent a piller les Ro- _________________ (1) Doja sous Innocent III, on reprocha au legal d'abuser de son aulorIlIl. (M. Paris., a. 1213, p. 208.) (2) Math. Paris., a. 1240, p. 475, s. (3) Math. Paris., a. 1237, p. 370 : Dominis suis in remolas terras cleli- ciose ex patrimonio crucifixi viventibus. (4) Math. Paris., a. 1245, p. 585. (5) Math. Paris., a. 1237, p. 370. (6) Math. Paris., a. 1231, p. 313. LA Papaute ET L'ANGLETERRE. mains etablis en Angleterre. Ce n'etaient pas quelques obscurs brigands, c'etaient des chevaliers illustres; ils se cacliaient si peu, qu'ils commencement leur entreprise le jour de Paqties et ils l'ache- verenl en liberte et sans obstacle. Le Pape fit d'aigres reproclies ati roi d'Angleterrc; il lui ordonna de s'enquerir des coupables sous ipeine d'excommunication. Mais l'cnquete prouva ce que l'audace des insurges avail deja temoigne : c'etait un soulevemenl national. Clercs el laiques, ministres et peuple y avaienl pris parl (1). Il n'y avail pas moyen de sevir conlre un peuple tout en tier. An treizieme siccle , la puissance des Papes etait trop grande pour que les nations pussent songer a se separer de Rome , mais la haine igermait dans le coaur des peuples, et deja l'on murmurait le mol de schisme : Les Romains, dit Matthieu Paris, ne s'occupent point de sauver les ames, mais d'avoir leurs bourses remplies de beaux deniers; ils opprimenl les religieux et usurpent impudemment le 'bien d'autrui. L'Eglise de Rome n'a souci ni de la justice ni de l'hon- inetete. S'agit-il de conferer un benefice, elle s'enquiert de l'argent qu'elle en pourra relirer. De la s'elevenl des imprecalions dans le peuple, et de jour en jour la colere s'accroit. C'est cette oppression qui a souleve l'Eglise grecque contre l'Eglise romaine (2). La menace qui se trouvait au fond de ces paroles se realisera. Les abus de la Monarchie Pontificale pousserent au seizieme siecle line partie de la chretiente a la revolte, et l'unite catholique fut dechiree pour toujours. Cependant les exactions et les plaintes continuent. La chronique de Matthieu Paris esl comme une longue lamentation de l'Eglise et du peuple d'Angleterre. Parfois la plainte prend la couleur de l'ironie : Jesus-Christ a dit a ses apolres : Ce que vous lierez sur la terre, sera lie au del. Il ne leur a pas dit : Ce que vous extorquerez sur la terre, sera extorque au del (3). Le plus souvenl c'esl le desespoir qui parle : Les abbes viennent Irouver le roi, le visage en larmes : Seigneur roi, disenl-ils, on nous epuise, et il ne nous esl pas permis de crier ; on nous etrangle , et nous ne pouvons pas nous plaindre. ________________ (1) M. Paris., a. 1232, p. 316, s. (2) M. Paris., a. i237, p. 386. (3) Math. Paris., a. 1240, p. 477. DECADENCE DE LA Papaute. Le Pape nous impose l'impossible... Innocent IV abusa de son pouvoir plus qu'aucun de ses predecesseurs : La cotir de Rome, dit un contemporain , deposa toute honte; chaquc jour elle publiait des bulles pour exiger de l'argent. Le ressentiment des Anglais eclata non plus en murmures , mais en cris ; comme les femmes dans les douleurs de l'enfantement , ils ne pouvaient se contenir davantage. Le clerge fit des remontrances; l'animosite etait telle que le roi lui-meme , toujours partisan du Pape , s'y associa. Innocent ne tint aucun compte, ni des reclamations de l'Eglise, ni des observations du roi (1). Il etait engage dans une lutte a mort avec les Hobenstaufen ; les exactions que les Anglais maudissaient etaient ses armes de guerre; y renoncer, c'etait perir. Le Pape assembla un concile a Lyon pour donner l'appui de la cbretiente a sa haine. L'Angleterre adressa ses gemissements au concile; ce n'etait plus le clerge, mais la nation tout entiere qui par l'organe du parlement faisait entendre ses plaintes contre l'insa- tiable cupidite de la cour romaine, ses usurpations et ses rapines (2). Les seigneurs et l'assemblee generale du royaume protestent de leur attachement a la Papaute. Ils n'ont cesse de venir en aide au saint- siege. Mais le Pape , sans prendre ces sacrifices en consideration , livre l'Eglise anglicane en proie a des Italiens; ses legats exercent des oppressions detestables ; le fardeau est tel que l'Angleterre ne peut plus le supporter (3). Innocent fut outre; dans son orgueil il s'ecria que, s'il parvenait a dompter Frederic, il foulerait aux pieds l'insolence des Anglais; il alia, dit-on, jusqu'a exciter le roi de France a faire la guerre a l'Angleterre, afin que, affaiblie, elle fut forcee de plier sous le bon plaisir de Rome (4). L'exces de l'oppression eveilla le sentiment national. Les eveques firent entendre a Innocent que le mecontentement universel pourrait produire tin scbisme : ils se prosternent avec larmes et prieres aux pieds de sa saintete, afin qu'elle previenne des maux incalcu- lables. Les barons parlerent un langage plus energique : La _______________ (1) Math. Paris., a. 1244, p. 549, s. (2) Math. Paris., a. 1245, p. 579. (3) Math. Paris., a. 1245, p. 585, s. (4) M. Paris., a. 1246, p. 605. LA PAFAUTE ET L'ANGLETERRE. 419 clameur contre les vexations, les injures et les oppressions de la cour de Rome est universelle. Si elle ne fait an plus vite droit a ces griefs, les barons se placeront comme un mur de defense pour la rnaison du Seigneur et la liberte du royaume ; ils rejeltent sur le Pape la responsabilite des perils qui resulteront de son obstination, perils tels qu'il sera difficile d'y porter remede. Le roi lui-meme, malgre sa soumission habituelle, ecrivit a Innocent qu'il ne potivait ne pas preter l'oreille aux clameurs incomparables des seigneurs, du clerge et du peuple ; il supplia le Pape d'ecouter favorablement leurs plaintes : Il serait a craindre, s'il agissait autrement, que Feglise roniaine ne fut exposee a un danger irremediable (1). Innocent IV n'etait pas liomme a ceder ; il menaca de frapper l'Angleterre d'in- terdit. Un cardinal, Anglais de nation, lui representa vainement combien l'e'lat de la chretiente etait alarmant : la Terre Sainte en peril, l'Eglise grecque separee, l'Italie hostile, l'Allemagne ebranlee par des guerres intestines , la France appauvrie et prete a se revolter contre Rome, l'Angleterre opprimee et murmurant : Odieux a tout le monde, nous provoquons tout le monde a nous hair (2). Innocent ne pouvait s'arreter sur la pente qui l'entrainait; homme de lulte, il prenait peri de souci des plaintes qu'il excitait. Frederic II, le grand empereur, tombait sous ses coups; comment aurait-il redoute un roitekt d'Angleterre? Quant aux menaces de schisme, elles etaient prematurees ; les croyances etaient encore catholiques et l'esprit de nationalite n'etait pas assez fort pour vaincre la Papaute. Cependant les exactions portaient leur fruit; elles rendaient odieuse la domination jadis veneree du Vicaire de Saint Pierre; le respect se changea en haine (3). Si les Anglais contribuerent de leur _________________ (1) Math. Paris., a. 1246, p. 611-613. (2) M. Paris., a. 1246, p. 625. (3) Expiravit, qua3 consuevit haberi devotio habila a pra3latis et populo penes matrem nostram Romanam Ecclesiam, et patrem et pastorem nostrum Dominum videlicet Papam. M. Paris., a. 1255, p. 789. Cf. a. 1256, p. 795. Le frere Johannes de Rupescissa dit dans sa Prophttie : Propter impositio- nem decimarumet visilationum, orationes quae deberent fieri per clerum... convertuntur in maledictioncs, et maxime contra illos, qui talia imposue- runt, quia tanta est paupcrtas in clero, quod onera non possunt supportare. (Fasciculus rerum expetendarum et fugiendarum, T. Il, p. 495.) DECADENCE DE LA Papaute. or a la chute des Holienstaufen, ce fut malgre eux; ils etaient portes pour l'empereur lieretique plutot que pour le Pape. Dans le sein meme de l'Eglise orthodoxe, il se fit une reaction contre la cour de Rome : la fiscalite et la venalite romaines furent fletries par un chanoinc poete. Gautier Mapes, dans ses poesies pleines de fiel, livre a la risee le Pape, auquel il ne donne d'autres noms que ceux de Plul'on on ftdne, les cardinaux et les prelats qu'il appelle des animaux frrwfcs, des etres immondes (1). Il ne tarit pas en invectives contre la cupidite de la gent romaine : La cour de Rome est un marche, tout y est venal ; le droit ne sert a rien , s'il n'est appuye par Tar- gent; celui qui donne le plus obtient gain de cause (2)... Le Pape demande, la cliarte demande, la bulle demande, la porte demande, le cardinal demande, le messager demande, n'est demandent, et s'il y en a un seul a qui tu ne donnes rien, l'on droit devient faux, ta cause est perdue. On n'obtient rien du Pape qu'a prix d'argent; il ne donne qu'a celui qui donne (5) . Une voix plus grave fit entendre des accents plus severes. Robert Grosse-Tete, ne de parents obscurs, s'eleva par sa science aux plus liautes dignites de l'Eglise : l'eveque de Lincoln voyait avec indigna- tion la tyrannie, la cupidite et le faste d'lnnocent IV. Il poursuivit de ses censures les envoyes de Rome qui pillaient l'Angleterre; il les appelait pretres des hommes et non de Dieu, antechrists, ministres de Satan, escrocs de nuit, brigands de jour, corrupteurs des moeurs, ________________ (1) Animalia bruta, stercora . Baleens, Script, brit. Cent. IlI. (2) In Papamet Curiam (apucl Flacium). Varia doctorum piorumque viro- rum de corrupto Ecclesia3 statu poemata, p. i48 : Romanorum curia non est nisi forum, Romae sunt venalia jura senatorum, In hoc consistorio si quis causam regat, Nisi det pecuniam, Roma totum negat ; Qui plus dat pecunia?, melius allegat. Ibid. Cum ad Papam veneris, habes pro constanti, Non est locus pauperi, soli fovet danti ; Et si imum prsestitum non sit aliquanli, Respondet hie tibi sic : Non est mihi tanti ' LA Papaute ET L'ANGLETERRE. bourreaux des ames et anges de tenebres (1). Innocent IV lui demanda nn benefice pour un de ses proteges, encore enfant; Robert Grosse-Tete repondit au Pape que sa lettre etait peu conforme a la saintete apostolique : Apres le peche de Lucifer, il n'y en a pas de plus abominable que celui de perdre les ames en les privant du mi- nistere de leurs pasteurs. Celui-la tombe evidemment dans ce peche qui ne donne pas a ses brebis les soins pastoraux. Que dire de ceux qui introduisent ces mauvais pasteurs dans l'Eglise? ils sont plus prcs encore de Lucifer et de l'antechrist. Innocent furieux s'ecria : Quel est ce vieillard en delire, qui juge ce que je fais avec tant de temerite? Par Saint Pierre et Saint Paul , si ma douceur naturelle ne me retenait, je le precipiterais dans une telle confusion, qu'il devien- drait la fable et l'effroi de l'univers (2). Les cardinaux plus politiques conseillerent au saint-pere de se calmer : apres tout, disaient-ils, l'eveque avail raison, et il ne fallait pas pousser l'Eglise anglicane a bout. Robert Grosse-Tete repeta encore sur son lit de mort les reproches que pendant sa vie il avail adresses au Pape ; il dit a ses clercs : Le Christ est venu dans ce monde pour gagner les ames; celui qui ne craint pas de perdre les ames, ne peut-on pas a bou droit l'appeler l'antechrist (5) ? Les cardinaux predirent a Innocent IV, qu'un jour arriverait ou Teglise anglicane se separerait de Rome (4). Deja les barons et les communes avaient menace d'un schisme ; l'idee d'une scission prit racine dans les esprits. Robert Grosse-Tete etait sincerement catho- lique; il fut regarde comme un saint, mais sa saintete meme l'eloi- gnait des Papes qui exposaient des milliers d'ames a la mort eter- nelle, en leur donnant des pasteurs incapables ou corrompus : S'ils s'obstinent dans cette voie, dit Yeveqne de Lincoln, le devoir des fideles est de leur refuser l'obeissance; que la responsabilite du schisme retombe sur Rome (5) ! La prediction se realisa , mais _______________ (1) Math. Paris., a. 1253, p. 754. (2) Math. Paris., a. 1253, p. 750. (3) Math. Paris., a. 1253, p. 750, 753. (4) M. Paris., a. 1259, p. 750 : Maxime propter hoc quia scitur, quod quandoque discessio est ventura. (5) Appendix ad Fasdcul. rerun, cxpctcndarum fugiendarumque, p. 251 : Absit et quod exislentibus aliquibus aliquando veracitcr Christo cognitis DECADENCE DE LA Papaute. trois siecles plus tard. Il etait dans les desseins de Dieu que les peuples, tout en murmurant contre la tyrannie et la cupidite ro- maines, ne se separassent pas encore du Saint-Siege. Il fallait plus qu'un schisme : la Reforme devait etre un premier pas vers le regne de la libre pensee. Ce temps n'etait pas venu. L'Angleterre etait tou- jours attachee a la Papaute par les liens du vasselage ; il fallait avant tout briser ces chaines. Emancipation se fit au quatorzieme siecle. Edouard conquit l'Ecosse; Boniface VIII, le plus entreprenant des Papes, voulut imposer la paix au roi vainqueur; il alia plus loin, il revendiqua hardiment la souverainete de l'Ecosse, en soutenant avec une rare impudence qu'elle avail appartenu de tout temps au saint- siege : Si Edouard pretend y avoir un droit, qu'il lui envoie des charges de pouvoir, pour exposer ses litres ; il est pret a lui rendre bonne justice (1). Le Pape n'avait pas la main lieureuse dans ses enlreprises; intervenir dans une querelle ou l'orgueil national des Anglais etail engage au plus haul degre, c'etait aller au-devant d'une defaile certaine. Le parlement ill une reponse vigoureuse aux preventions de Boniface : Les barons declarent que la lettre du Pape les a el'onnes , qu'ils y ont vu des choses inouies. De tout temps les rois d'Angleterre ont eu le domaine direct et eminent sur l'Ecosse ; jamais ce royaume n'a apparlenu a l'Eglise Romaine. C'est donc notre avis unanime et notre volonte immuable que noire roi n'a pas a defendre devant vous ses droits sur l'Ecosse, pas plus que toul autre drou lemporel. Se soumettre a de pareilles exigences, ce serail abdiquer, ce serait detruire l'independence de l'Angleterre, ses liberles et ses antiques franchises (2). Quand meme le roi vou- drail y consentir, nous ne le permettrons pas. __________________ non volentibus quocunque modo voluntati ejus contra ire, haec sedes et in ea prsesidentes prsecipiendo talibus Christi voluntati oppositum causa sint discessionis aut schismatis apparentis. (1) Raynald. Ann. Eccl., a. 1299, 14; Mansi, XXIV, i!34. (2) Prasmissa cederent manifeste in exhaBredationem juris coronaB regni AngliaB et regiaB dignitatis, ac in subversionem status ejusdem regni notoriam, necnon in pra3judicium libertatis, consuetudinum et legum paternarum, quas manu tenebimtis toto posse, totisque viribus cum Dei auxilio defendemus. (Chronic. IV. Trivetti, danstfAchery, Spicileg., T. Ill, p. 2d'4-228.) LA Papaute ET L'ANGLETERUE. Cependant le vasselage auquel Jean-sans-Terre s'etait soumis n'etait pas rompu. Les luttes des rois avec les barons Ics forc.aient toujours a chercher un appui a Rome. En 1512, le roi Edouard II reclama de Clement V une legation qui mil fin aux dissensions du royaume. Les legats arriverent, armes du pouvoir de rompre toutes confederations consenties contre le roi et de le delier des ser- ments pretes (4). Mais le prestige de l'autorite pontificale s'evanouis- sait; les barons fermerent l'acces de l'Angleterre aux envoyes du Pape. Les rois seuls avaient interet a maintenir les liens de depen- dance qui les attacliaient a Rome. Edouard II reconnut formellement Pobligation du tribut consent! par Jean-sans-Terre. L'annaliste re- main, en rapportant ce fait si glorieux pour le saint-siege, se demande si le roi se decida a cette reconnaissance, parce qu'il craignait la colere de Dieu pour avoir meconnu le droit de la Papaute, pu s'il voulait se concilier la favour du Pape dans sa lutte contre les Ecos- sais (2). La pretendue atteinle portee aux droits de Rome ne tou- chait guere les rois anglais ; leur faiblesse etait la seule force des Papes. Lorsqu'un roi fort de son caractere et de ses victoires occupa le trone, ce lien fut brise. Edouard III refusa de payer le tribut, marque de la dependance de l'Angleterre. Il trouva de l'appui dans le parlement : On ne doit de tribut feodal, dit un des lords, qu'a celui qui peut accorder une protection feodale ; or comment le Pape ferait-il la guerre pour proteger ses fiefs? Pourquoi, dit un autre lord, ce tribut fut-il originairement accorde? pour payer l'absolution donnee par le Pape au roi Jean. C'est donc une simonie, une escro- querie clericale. Non, dit uri dernier opinant, l'Angleterre n'ap- partient pas au Pape. Le Pape n'est qu'uri homme assujetti au peche; mais Jesus-Christ est le seigneur des seigneurs, et ce royaume releve uniquement de Jesus-Christ (5). Le parlement declara que Jean-sans-Terre n'avait pas eu le droit d'assujettir le royaume an saint-siege sans le consentement de la nation , que si le Pape persistait dans ses injustes exigences, la nation _____________ (1) Raynauld Ann. Eccl., a. 1312, 28. (2) Raynaldi Annales, acl a. 1316, 24. (3) Merle d'Aubigne, Histoire de la Reformation, T. V, p. 94, d'apres un manuscrit de Wyclef, public par Lewis. DECADENCE DE LA Papaute. tout entiere lui resisterait. La menace n'etait pas vaine. A cette epoque, l'Angleterrc etait profondement remuee par les doctrines de Wiclef. Qu'etait-ce que la Papaute pour le hardi reformateur? Le Pape, dit-il, n'est pas le vicaire du Christ. Lui et ses collegues sont des Pharisiens et des Scribes qui s'attribuent le droit de fermer les portes du ciel ou ils n'entreront jamais. L'Eglise Romaine est la synagogue de Satan. L'excommunication du Pape n'est pas a craindre, c'est la censure de l'Antechrist. N'ayons plus de Pape, et vivons comme les Grecs, en suivant nos coutumes. Wiclef trouva de nombreux par- tisans (i). La longue oppression qui avait pese sur l'Angleterre fit la force du reformateur anglais : c'etait comme une explosion de la haine nationale. L'Eglise parvint a etouffer temporairement la secte nouvelle, mais elle n'eut pas la puissance d'etouffer les idees. L'An- gleterre se separera de Rome, et a ses yeux le nom du Pape se con- fondra pour toujours avec celui de l'antechrist. SEC. III: LA Papaute ET LA LIBERTE DE LA PENSEE. 1. Les heresies. Les heretiques ont ete poursuivis pendant des siecles comme cou- pables de lese-divinite. L'heresie eveille encore aujourd'hui l'idee d'un crime. Cependant ce crime n'est que l'usage d'un droit naturel : les innombrables victimes qui ont peri sur le bueher pour avoir peche contre Dieu, n'ont fait qu'obeir a la voix de Dieu qui nous appelle au libre developpement de notre pensee. La conception meme de l'heresie est la condamnation de l'Eglise , la condamnation de la Papaute ; le crime n'est pas dans les heretiques, il est dans les hourreaux. Pen- dant des siecles, Rome impose a la chretiente un dogme de fer; ce dogme est une condition de salut dans la vie future et une condition d'existence dans le monde actuel : n'est ceux qui s'en ecartent sont livres au bueher. Cependant les sectes qui surgissent au onzieme _______________ (1) Henricus de Knyghl'on, de eventibus Anglise : Secta ilia in maximo honore illis diebus habebatur, et intantum multiplicata fuit, quod vix duos videres in via, quin alter eorum discipulus Wyclefi fuerit. LA Papaute ET LES SECTES. siecle et qui se perpetuent jusqu'Il la reformation n'attaquent pas le Christianisme ; elles pretendent au contraire ramener la chretiente a la foi primitive, a la foi de l'Evangile. Les heretiques combattent l'Eglise officielle, mais ils soutiennent qu'eux-memes constituent l'Eglise veritable; ils peuvent se tromper, mais ils ne sont en tout cas quc des freres egares. La lutte sanglante de l'Eglise contre les heresies depuis le ouzieme siecle est une lutte contre des Chretiens; le motif de la persecution, c'est que les dissidents ne partagent pas toutes les croyances de l'Eglise dominante. Qu'est-ce donc en delini- tive que ce combat a mort? L'Eglise veut enchainer les intelligences dans les liens du dogme officiel; elle veut imposer une unite absolue aux esprits, elle-punit toute dissidence comme un crime. En combat- tant les sectes a outrance, c'est la raison humaine que la Papaute poursuit; elle la detruirait, si cela etait possible, car elle veut lui oter ce qui constitue son essence, la liberte. Le sang qui souille l'Eglise pese a ses defenseurs; pour justifier la Papaute, ils calomnient les heretiques. Ce ne sont pas des erreurs reli- gieuses que Rome a combattues, disent les ultramontains, ce sont des crimes contre l'ordre social : Voila pourquoi le pouvoir temporel s'est joint a l'Eglise pour extirper les heresies qui menac,aient l'exis- tence de la societe aussi bien que le brigandage et l'assassinat. Les Protestants eux-niemes Il'acceptent l'heritage des sectes du douzieme et du treizieme siecle que sous benefice de division ; ils s'en- quierent scrupuleusement si leurs principes sont en harmonie avec ceux de Luther ou de Calvin , ils repoussent avec horreur celles qui s'en ecartent (1) et ne donnent le nom glorieux de precurseurs de la reforme qu'aux heretiques orthodoxes. La philosophie de l'histoire doit s'elever au-dessus des mesquines preoccupations des Protestants ; elle doit fletrir comme calomnieuses les imputations des catholiques. Non, les heretiques n'ont pas ete brules comme voleurs de grands chemins ; ils l'ont ete comme coupables d'heresie, c'est-a-dire pour s'etre ecartes du dogme de l'Eglise. Oui, les here- tiques n'etaient pas tous des precurseurs de la Reformation; mais _________________ (1) Les Reformes ne reconnaissent pas les Manicheens d'Alby pour leurs aneetres, a Dieu ne plaise! Basnage, Histoire de l'Eglise, Liv. XXIV, c. 4, 4. DECADENCE DE LA Papaute. que nous importe? Il y a telle croyance des sectaires qui est reprouvee par les protestants et que la philosophie a faite sienne. Nous allons plus loin ; nous admetn'est que parmi les croyances des sectes du moyen age , il y avail des egarements condamnables , il y avail des folies; est-ce une raison pour les reprouver? Ce qui domine dans toutes les sectes, quelles que soient leurs opinions, c'est qu'elles sont une manifestation de la liberte de la pensee; a ce titre nous les acceptons comme precurseurs de la philosophie. Par cela meme qu'il est libre, l'esprit humain peut errer, il doit errer; mais nous preferons ces erreurs, produit de l'activite intellec- tuelle, a la pretendue verite qui entrave le developpement de nos facultes. Laissons a l'homme le libre usage de sa raison ; mettons-le a meme de la developper , il rejetera lui-meme ses erreurs. Que si vous lui donnez des chaines, ces chaines fussent-elles des verites, elles lui seront l'unestes, parce qu'elles detruisent son individuality, c'est-a-dire l'essence de sa nature : quesera-ce, si ces pretendues verites sont elles-memes des erreurs? Le Catholicisme professe des erreurs, au point de vue de nos croyances actuelles; de quel droit donc s'engeait-il en juge pour livrer au bucher les malheureux qui ne les partageaient pas? Les heresies sont un premier pas dans la voie ou marche l'huma- nite moderne; a ce point de vue, elles sont un immense progres sur le Catholicisme. L'Eglise represente la tyrannie et la servitude ; les sectes represented l'anranchissement et la liberte. Ces premiers mouvements de la pensee furent deregles. Les erreurs qu'on reproche aux sectes du moyen age n'ont rien qui nous el'onne ; elles etaient aussi inevitables que la chute de l'enfant qui commence a marcher. Mais tout est-il erreur dans les heresies? Que l'on s'en tienne aux croyances generates des sectes , on y decouvrira les doctrines con- sacrees par la reforme, on y trouvera meme des aspirations qui depassent le Protestantisme et qui font des heretiques les prophetes de l'avenir. La reforme est un retour au Christianisme primitif, une protestation contre les superstitions du Catholicisme, une revoke contre la Papaute et l'eglise officielle. Les sectes du Moyen Age ont aussi la prevention de realiser l'ideal evangelique; elles repoussent tout ce qu'il y a d'elements superstitieux dans l'Eglise, avec une liberte d'esprit et une audace que n'ont pas eues les Reformateurs du LA Papaute ET LES SECTES. seizieme siecle ; elles maudissent la Papaute , comme le principe de la corruption du Christianisme ; elles revendiquent l'egalite et la liberte religieuses. Elles restent dans les limites de la religion chretienne, mais c'est une inconsequence, car elles rejettent presque tous les dogmes qui constituent l'essence du Christianisme tradi- tionnel. Le Moyen Age est essentiellement Chretien ; ceux-la memes qui osent depasser les croyances generales, croient etre Chretiens. Cependant deja des esprits aventureux revent une religion plus parlaite. Ici le Moyen Age s'arrete : ce dernier progres est reserve a un avenir que nous commencons a peine a entrevoir an dix-neu- vieme siecle (1). A quelle epoque surgissent les premieres heresies ? Elles eclatent an onzieme siecle, lorsque l'Eglise Catholique se concentre dans la Papaute et menace l'esprit humain d'un irremediable despotisme. Les heresies sont une protestation en faveur de la liberte de la pensee. Aussi se produisent-elles dans les pays ou regne le plus de liberte civile, dans le midi de la France (2), dans les republiques Lombardes. Par leur essence meme , les sectes devaient revendiquer la tolerance et la liberte. L'eglise officielle imposait une croyance immobile, sous peine de damnation dans la vie future et de mort dans la vie pre- sente; les sectes, rejetant la croyance pretendue orthodoxe, etaient obligees de precher la liberte religieuse (5). Les Cathares prenaient appui sur l'Evangile, sur les paroles memes du Christ, qui defend d'ar- racher l'ivraie avant la moisson (4) . Les Albigeois avaient la passion de la liberte ; l'heroique comte de l'oix disait aux legats du Saint- Siege : Je proteste devant vous que mon desir le plus cher a tou- _______________ (1) Nous reviendrons sur la doctrine des sectes du moyen age, en trai- tant des origines de la reformation. (Voyez le Tome VIlI 6 de mes Etudes.}, (2) Des le treizieme siecle, il y avait dans le midi de la France un tiers etat, partage en citoyens bourgeois et en citoyens ruraux, ayant siege dans les assemblies provinciales. (Vaissette, Histoire du Languedoc, T. Ill, p. 529.) (3) RainerIl Summa, c. 3 : Quod nullus sit cogendus ad fidem. (4) Neander, Geschichte der christlichen Religion, T. V, 2, p. 793, s. Au Concile de Lombers, les Cathares refuserent de repondre a leurs accu- sateurs : Quia non debebant cogi respondere de fide sua. (Mansi, XXIl, 157.) DECADENCE DE LA Papaute. jours ete de defendre ma liberte. Je n'ai aucun mauvais dessein contre le Pape. Je suis pret a lui accorder toutes ses demandes; mais quant a ma religion, personne n'a le droit de s'en meler, chacun etant libre en cela de suivre ses propres sentiments (1). Mon pere m'a tou- jours vivement recommande de maintenir cette liberte; quand memo le ciel menacerait mine, je resterai ferme et inebranlable dans mes convictions. La liberte religieuse etait incompatible avec le Ca- tholicisme ; de la les persecutions et les guerres contre les hereti- ques. Ils meurent martyrs de la liberte de la pensee; c'est a ce titre que nous devons les honorer, quelles qu'aient ete leurs erreurs. Sans leur courageuse revolte, Rome appesantissait un joug de fer sur les intelligences : elle arretait le mouvement de respru humain; elle le tuait, s'il etait au pouvoir de l'homme de detruire l'oeuvre de Dieu. Gloire aux heretiques qui out attaque la tyrannie intellectuelle des sa naissance ! 2. L'Eglise et les sectes. Theorie de la persecution. L'Eglise Catbolique a la prevention d'etre invariable dans ses croyances. Mais l'immobilite est en opposition avec les lois que Dieu a donnees au genre humain ; notre destinee est de vivre , de mar- cher, d'avancer sans cesse, par consequent de changer toujours. L'Eglise elle-meme est entrainee par le mouvement irresistible qui entraine l'humanite tout entiere. Rien ne le prouve mieux que ses rapports avec les sectes. Au seuil du Moyen Age, le grand docteur de l'Occident formule la theorie de l'intolerance et dela persecution. Le doux genie de Saint Augustin et l'influence de la Grece , son institu- trice, moderent ce qu'il y a de cruel dans sa doctrine. Rome, severe, etrangere aux sentiments humains; va s'emparer de l'arme meurtriere que le pere de l'Eglise a forgee , mais elle ne s'inspirera pas de sa haute charite. Les moeurs dominantes du Moyen Age ne sont guere faites pour developper la douceur et l'humanite ; le droit du plus fort domine et la violence devient contanieuse. La lutte contre les sectes ________________ (1) Ad religionem meam quod attinet, ea neutiquam ipsius demandota est curac ; quando quidem Cllid' 7 is sua religio debet esse libera. Pcrrin, Hist. Albigensium, lib. Il, c. 8. Schmidt, Histoire des Cathares, T. I, p. 285. LA Papaute ET LES SECTES. est une guerre; les heretiques sont traites en ennemis; il n'y a pas de pitie pour les vaincus. Un des grands hommes qui aient occupe la chaire de Saint Pierre, Innocent III, reproduit contre les heretiques la sombre argumentation de Saint Augustin, mais il ne trouve pas une parole de compassion pour ses freres egares. Les buchers sont dresses en permanence ; les victimes seules protestent en faveur de la liberte, les hourreaux ne doutent pas de leur droit barbare, de leur devoir inhumain. An seizieme siecle, la lutte devient une guerre d'extermination. L'Eglise voudrait noyer l'heresie triomphante dans le sang ; elle applaudit aux rigueurs salutaires exercees contre les here- tiques du Moyen Age; elle n'a qu'un regret, c'est que cette repression energique n'ait pas detruit le mal dans sa racine (1). Ce n'est pas seulement l'Eglise Catholique qui est animee de ce farouche esprit ; les sectaires Protestants sont aussi intolerants que les Papes. Cepen- dant la reforme triomphe et avec elle le principe de la tolerance qui n'est qu'une face de l'esprit d'humanite. Le dix-huitieme siecle est un magnifique elan vers l'amour des hommes. L'intolerance , jadis con- sideree comme un droit et un devoir, est reprouvee comrae un crime par la philosophie. L'Eglise n'ose pas s'associer ouvertement a ce mouvement; elle ne peut pas renier son passe; ne doit-elle pas tou- jours rester la meme ? Cependant elle recule devant les maledictions qui poursuivent les bourreaux des heretiques. Que fait-elle ? Elle cherche a accommoder l'histoire a ses interets : Du sang a ete verse pour notre cause, dit Lacordaire, non pour convertir, mais par voie de represailles et de defense. Ce n'est pas le Christianisme qui a ete intolerant; c'est la societe civile qui, ayant adopte le Christianisme conirne loi fondamentale, punissait ceux qui violaient cette loi (2). Nous dirons aux defenseurs d'un passe qui s'ecroule sous leurs pas : Vous calomniez la societe civile pour sauver l'Eglise , et pour la sauver vous etes oblige de fausser l'histoire. Vous ne pouvez nier les _________________ (1) Le cardinal Baroniw dit du roi Robert sous le regne cluquel furent brules les premiers Manicheens : Excelkm pietas et industna in exurendis confestim ad messem jam perductis selectisque zizanIls, qua3 si diutius sa3visset, illa3sa servari, unacumreligione perdidisset et regnum. (Annal. > ad. a. 1017, T. XI, p. 60.) (2) Lacordaire, Conferences, T. I, VII e Conference. DECADENCE DE LA Papaute. persecutions, les buchers allumes, le sang verse. Or, qui a donne le signal de cette lutte sanglante ? Est-ce l'Etat on est-ce l'Eglise? L'heresie est-elle un crime civil ou un crime religieux ? Qui a invente e crime imaginaire de lese-majeste divine? Qui a inspire aux ames cette horreur profonde contre les heresies , premier germe de l'into- lerance , de la haine et de la guerre (1) ? Qui a excite , pousse les princes, sous peine d'etre excommunies et depouilles de leurs etats, a reprimer les heresies, a exterminer les sectaires ? Lorsque les buchers ne suffisaient pas, qui a appele la chretiente aux armes contre les heretiques? Qui a fait de ces luttes sacrileges une guerre sacree? Quand ces meurtres en masse se trouverent encore insuffisants, qui a invente l'horrible tribunal institue pour tuer les heresies, en tuant la pensee ? A toutes ces questions, l'histoire repond : c'est l'Eglise. Soyez plus consequents. Ne reniez pas votre passe, on crai- gnez, qu'en repudiarit votre heritage, vous n'abdiquiez en meme temps votre fiere prevention a la possession de la verite absolue. Mais vous n'osez pas accepter cet heritage de sang; il y a en vous quelque chose qui se revolte contre les buchers. Vous n'etes donc plus les memes , quoi que vous disiez : vous n'etes plus les disciples de Saint Dominique; vous n'etes plus les croises d'Innocent III; vous etes les hommes du dix-neuvieme siecle. Il en est de meme de votre pre- tendue revelation, de votre verite absolue. Vous niez en vain le mou- vement; la terre, l'univers entier vous crie :et cependant je tourne. Est-ce l'Etat ou est-ce l'Eglise qui a formule la theorie de la per- secution ? Le grand docteur du Moyen Age, Saint Augustin, repondra pour nous. Il fait de l'heresie le plus grand des crimes : Tolerer l'he- resie, dit-il, c'est dire qu'on doit laisser aux hommes la liberte de faire le mal. L'intolerance est donc plus qu'un droit, c'est un devoir. Les princes Chretiens sont tenus de pour suivre les heretiques au meme litre qu'ils punissent les voleurs et les assassins (2). Voila la theorie ________________ (1) Les canonistes discutent la question, si l'on pent donner des aliments a un heretique qui meurt de faim. Ils osent a peine repondre affirmati- vement. Peut-etre, dit Hostiensis; en tout cas, ce n'est pas par humanite, c'est parce que l'on peut esperer la conversion de l'heretique tant qu'il vit; sans cet espoir, le catholique n'oserait pas sauver son frere de la mort. (Eymerici, Directorium Inquisitorum, p. 147.) (2) Voyez le T. IV 6 de mes Etudes. LA Papaute ET LES SECTES. Catholique sur l'heresie. L'Eglise ne peut pas etre tolerante; la tole- rance serait pour elle un suicide ; ce serait dire que l'heresie n'est pas un crime ; mais si l'heresie n'est pas un crime, l'Eglise n'est pas en possession de la verite absolue; il n'y a donc pas de revelation, line tolerance apparente peut etre commanded a l'Eglise par les cir- constances, par le progres des moeurs, mais elle restera toujours intolerante en principe ; elle subit la liberte religieuse au dix-neuvieme siecle, elle ne l'accepte pas et elle ne l'acceptera jamais. Au Moyen Age, aucun obstacle ne l'arretait ; les moeurs etaient feroces et les ames imbues de croyances barbares. L'Eglise dominait l'Etat; elle lui imposa ses sentiments, elle lui communiqua sa haine contre les here- tiques. L'intolerance existant dans les esprits, devait se traduire en lois, et les lois en horribles persecutions (1). Il est si vrai que l'intolerance est de l'essence du Christianisme, qu'au treizieme siecle pas une voix ne s'eleve contre la persecution des heretiques. Cependant l'Eglise a a sa tete le plus illustre des Papes, elle compte parrai ses docteurs le plus profond penseur du Catholicisme ; pour repousser l'accusation d'intolerance, pour laver les taches de sang qui la souillent, elle doit renier Innocent III , elle doit renier Saint Thomas d'Aquin. Leur theorie ne differe en rien de celle de Saint Augustin. Nous nous trompons; il n'y a plus aucune trace de la charite du pere de l'Eglise. Le Pape et le theologien voient dans les heretiques, non des freres egares que l'on doit ramener meme par la force a la foi qui seule sauve les ames , mais des cri- minels qui menacent de briser l'unite chretienne et de detruire la domination de l'Eglise. Innocent a toujours l'injure a la bouche, quand il parle des heretiques : Ce sont des renards qui veulent detruire la vigne du Seigneur, des scorpions qui blessent avec le dard de la damnation ; ce sont les sauterelles de Joel cachees dans la poussiere au milieu d'une innombrable vermine ; ils presentent le venin des serpents dans la coupe d'or de Babel; ils sont pires que les Sarrasins (2). On punit les voleurs, dit le Pape; peut- ________________ (1) Rousseau, Contrat Social, IV, 8 : Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu'on croit damnes; les aimer, ce serait hair Dieu qui les punit ; il faut absolument qu'on les ramene ou qu'on les tourmente. (2) Innocent. Epist. XI, 26, 28, et passim. DECADENCE DE LA Papaute. on les comparer aux heretiques ? les uns ne nous enlevent que des Liens meprisables, les autres nous volent la vie eternelle (1). On punit les faussaires, ajoute Saint Thomas d'Aquin ; n'est-ce pas une chose plus grave de corrompre la foi qui est la vie de l'ame, que d'alterer la monnaie, instrument de nos besoms materiels (2) ? Quel est donc ce crime si grand, qu'il surpasse n'est les crimes ? Innocent prononce le mot fatal : les heretiques sont coupables de lese-majeste divine (5). Qui vous dit que les sectes offensent la majeste de Dieu ? C'est que vous vous croyez en possession de la verite absolue; vous dites que Dieu lui-meme vous l'a revelee : attaquer les dogmes que vous enseignez, c'est donc mepriser les enseignements de la divinite; c'est un crime sans nom, la revoke de la creature contre le createur. Doctrine l'uneste et grosse de consequences terribles ! Les heretiques sont pires que les voleurs, pires que les l'aussaires, pires que les coupables de lese-majeste. On punit de mort les voleurs et les faus- saires : les heretiques meritent a plus forte raison la meme peine. Voila ce que dit Saint Thomas d'Aquin, avec son impitoyable logique (4). Comment concilier cette doctrine de sang avec la mise- ricorde que l'Eglise doit aux pecheurs? La seule indulgence, que l'Eglise leur doive, dit Saint Thomas, c'est de les avertir; s'ils refit- sent de se corriger, son devoir est de veiller au saku des fideles, en excommuniant les coupables et en les livrant a la justice seculiere. Saint Thomas ne rejette pas la responsabilite du sang verse sur l'Etat, comme le font nos catholiques modernes. Au treizieme siecle l'Eglise ________________ (1) Innocent. Ep. 1, 94. (2) Multo gravius est corrumpere Ildem, per quam est anima) vita, quam falsare pecuniara, per quam temporal! vitse subvenitur. (Thomce, Secunda Secunda3, Quaast. XI, art. 3 : Utrvm hceretici slut tolerandi.) Id. In lib. Sentent. IV, Dist. 13, Qusest. 2, art. 3 : Judicio saaeulari possunt licite occidi et bonis suis spoliari, etsi alios non corrumpant, quia sunt blas- phemi in Deum et fidcni falsam observant : unde magis possunt puniri isti, quam illi qui sunt rei criminis Ia3sa3 majestatatis et illi qui falsam monetam cudunt. (3) Innocent. Epist. Il, 1 : Deum, Del filium, Jesum-Christum offenduni. (4) Ibid. Si falsarIl pecuniar, vel alIl malefactores statim per sa)culares principes juste morli traduntur; multo magis hseretici statim ex quo de haeresi convincuntur possunt non solum cxeommunicari, sed et juste occidi. LA Papaute ET LES SECTES. etait plus franche dans son intolerance , parce que ses convictions etaient plus fortes et plus sinceres. Le docteur angelique sail tres- bien quel sort attend les sectaires qu'on livre au bras seculier; non- seulement il le sail, mais c'est parce qu'il le sail, c'est pour qu'ils soient extermines, qu'il les abandonne a la justice civile (1). Rois, entendez-vous ? Vous etes les defenseurs armes de l'Eglise, de la foi, de Dieu; reprimez par la justice temporelle ceux que les peines spiri- tuelles ne touchent pas (2) : l'extermination des heretiques est le premier de vos devoirs (3). Dira-t-on apres cela que l'Eglise ne demande pas la mort des heretiques? que c'est l'Etat qui les punit, comme il punit les voieurs et les faussaires? Il est vrai que l'Eglise tient pour maxime de ne pas prononcer la mort contre les coupables; elle se contente de les excommunier. Mais que devient cette indulgence, quand l'Eglise abandonne les heretiques a la justice seculiere? Elle se lave les mains du sang des sectaires, parce que ce n'est pas elle qui allume les buchers; mais en les renvoyant devant le juge laique, ignorait-elle les suites inevitables de son fait? Si dans la mort d'un innocent, il y a un coupable , est-ce le bras qui frappe ou est-ce celui qui arme le bras? est-ce le bourreau ou est-ce le juge? Laissez-la cette miserable excuse ; vous n'effacerez pas les taches de sang qui vous couvrent en jetant sur vos epaules le manteau de l'hypocrisie. _______________ (1) Si adhuc pertinax inveniatur, Ecclesia de ejus conversione non spe- rans, aliorum saluti providet eum ab Ecclesia separando per excommuni- cationis sententiam, et ulterms relinquit eumjudicio sceculari, a mundo exter- minandum per mortem. (2) Ut temporalis saltern poena corripiat, quern spiritualis non corrigit disciplina. Innocent. HI, Epist. Il, 1. (3) Innocent. Ill, Epist. ad Reg. Hungar. : Cum ad vindictam malefac- lorum et laudem bonorum, materialis usum gladIl et terrenum a Domino acceperispolentatum,sic collati tibi regni regimen moderari teneris, ut et orthodoxos, quantum tibi concesserit Dominus, in fide catholica foveas et hffireticorum audaciam, qui sententiam ecclesiastic* severitatis eludunt, concessa tibi coelitus jurisdictione compescas. Innoc. Epist. VIl, 79, ad Reg. Francor : Ne igitur sine causa portare gladium videaris oportet ut, apprehendens arma et scutum, in adjutorium ejus potenter assurgas, cujus vestis, quod dolentes referimus, in regno Francorum scissuram patitur. DECADENCE DE LA Papaute. Pour detruire l'accusation qui pese sur elle, l'Eglise devrait detruire l'histoire, elle devrait detruire ses propres annales. Nous admirons l'audace des ecrivains qui imputent la persecution des heretiques a l'Etat. Il faut quo la cause qu'ils soutiennent soit bien mauvaise pour qu'ils recourent a cette etrange defense; elle ne peut convaincre que ceux qui ferment les yeux pour ne pas voir. Ouvrez les decrets de vos conciles , lisez les lettres de vos Papes; qu'y trou- verez-vous? Vous y trouverez des provocations incessantes a la repression des heresies , et l'on sail ce que cette repression veut dire au douzieme et au treizieme siecle; vous n'y trouverez pas une parole de charite. Le premier concile qui s'occupe des heresies, ordonne au pouvoir seculier de sevir contre les sectaires (1). Le concile general de Latran de 1179 permet aux princes de reduire les heretiques en esclavage. Alexandre III qui presida a ce concile a ete exalte pour avoir aboli la servitude ! Le meme concile appelle les Chretiens aux armes contre les heretiques, en leur promettant force indulgences (2). Pourquoi ce cri de guerre contre des erreurs religieuses? Pourquoi l'Eglise demande-t-elle a la force un appui pour la verite qu'elle pretend posseder? C'est qu'elle sent son impuis- sance; les peines temporelles doivent ramener ceux qui meprisent les peines spirituelles (3). Innocent III ne cesse d'exciter le pouvoir seculier contre les heretiques. Il menace les princes de l'excommu- nication, s'ils n'execulent pas ses ordres (4). Aux menaces il ajoute les recompenses ; les biens des coupables sont confisques ; le Pape donne la depouille des enfants a ceux qui ont tue les peres. Et le __________________ (1) Concile de Toulouse de 1119, c. 3 : Haereticos ab Ecclesia Dei pellimus et damnamus et per potestates exteras coercer'i prascipimus. (2) Concil. Later. III generale, c. 27 : Liberum sit principibus hujusmodi homines subjacere servituti... Cunctis fidelibus in remissionem peceatorum injungimus , ut contra eos armis populum Christianum tueantur... Nos etiam fidelibus Christianis, qui contra eos arma susceperint, biennium de poenitentia injuncta relaxamus, etc. (3) Innocent. III, Epist. Il, 1 : Ut temporalis saltern poena corripiat, quern spiritualis non corrigit disciplina. (4) Ibid. Idem fieri praecipimus per principes sasculares; quos ad id exequendum si forte negligentes extiterint, per censuram ecclesiasticam compelli volumus et mandamus. LA Papaute ET LES SECTES. souverain Pontife ose invoquer l'Evangile pour legitimer cet appel aux plus viles passions de l'homme (1) ! Quand les peines et les faveurs sont insuffisantes, Innocent a recours a la violence; il livre au premier occupant les terres des princes et des seigneurs qui par leur inaction se font les complices de l'heresie (2) . Voila quels sont les sentiments de l'Eglise. C'est elle qui cree le crime d'heresie : avant qu'il n'y cut une Eglise Catholique , les lois ne connaissaient pas ce delit imaginaire. Le crime une fois invente, il faut qu'il soit puni. L'Eglise n'a pas la force repressive dans sa main ; mais le Pape dispose du glaive temporel, en ce sens qu'il peut ordonner aux rois de le tirer. Il force les princes, sous peine d'ex- communication , sous peine de voir leurs etats livres en proie au brigandage , de poursuivre les heretiques jusqu'a la mort. L'Eglise remet les victimes au bras seculier; les princes les sacrifient. Les rois sont les instruments, les bourreaux de l'Eglise (5). Telle est la part de l'Eglise et la part de l'Etat dans les persecutions. Qu'on ouvre les lois portees contre les heretiques par le legisla- teur civil, a chaque ligne on sent l'inspiration de l'Eglise : c'est elle qui dicte , les rois ecrivent. Innocent prodigue l'insulte et l'outrage aux heretiques, Frederic II repete ces injures : Ce sont des loups rapaces , des tils de perdition , des anges de mort envoyes par le ___________________ (1) Innocent. III, Ep. IX, 102 : Cum secundum Evangelicam veritatem, operarius sua mercede sit dignus, multo amplius convenit digrue remune- rationis praemio confoveri, qui, legem zelantes divinam, vulpeculas... (2) On sait que ces terribles armes furent employees contre le comte de Toulouse : le concile de Latran erigea le fait en droit (Condi. Later., IV, c. 3, 3) : Si Dominus temporalis requisitus et admonitus ab Ecclesia, terrain suam purgare neglexerit ab liac hasretica foeditate, excommunica- tionis vinculo innodetur. Et, si satisfacere contemserit infra annum, signi- ficetur hoc summo pontifici : ut ex tune ipse vasallos ab ejus fidelitate de-nun- del absolutos et terrain exponat Catholicis occupandam. (3) Innocent exprime cette idee avec une singuliere naivete dans une lettre au roi Philippe-Auguste (Epist. VIl, 79) : Ad sponsae tuaa, univer- salis videlicet Ecclesiae, munimentum, pontificalem et regiam Dominus instituit dignitatem, unam quae foveret filios, aliam qua) adversaries expu- gnaret; unam..., aliam qua3 iniquorum maxillas in fraano cohiberet, ne pacem Ecclesias perturbarent, etc. DECADENCE DE LA Papaute. demon pour perdre les ames des simples; ce sont des couleuvres, des serpents (1). Innocent accuse les heretiques de lese-majeste divine. Frederic dit de meme que l'heresie est un crime plus hor- rible que le crime de lese-majeste, parce qu'il s'attaque a la divinite; l'empereur regrette presque de ne pas trouver de peine plus forte que la mort pour punir cet execrable attentat (2). La mort n'est pas le dernier exces de la cruaute; la loi frappe meme des innocents. La confiscation depouille les enfants, toujours parce que leurs peres sont coupables de lese-majeste divine (3). L'infamie est hereditaire; les descendants, jusqu'a la seconde generation, sont declares inca- pables de tout office, afin qu'ils se consument dans un chagrin continue!, par le souvenir du crime de leurs peres. Le legislateur veut cependant se montrer misericordieux ; il fait grace de l'infamie aux enfants qui auraient denonce les auteurs de leurs jours (4). Ainsi la plus grande des infamies est recompensee comme une vertu. Les crimes deviennent des devoirs, les devoirs deviennent des crimes. Et toutes ces enormites se font au nom de Dieu! on les justifie par l'Ecriture Sainte (5) ! Qui est le coupable, le Pape on l'empereur? L'empereur est un prince philosophe, presque incredule; il punit les heretiques, parce qu'il subit la violence. Le Pape ordonne (6), Frederic II obeit. C'est _________________ (1) Frederici II, Edicta contra hseretic. (Perlz, Leg. Il, 327.) (2) Frederici II, Edict, ib., p. 328 : Vivi in conspectu hominum combu- rantur, flammarum commissi judicio. (3) Frederici Constit. 1220, art. 5 : Ita quod filIl ad successionem eorum pervenire non possint, cum longe sit gravius oeternam quam tempo- ralem offendere majestatem. Innocent IlI dit la meme chose (voir plus haut) . (4) Frederici //, Constit. c. hieretic., a. 1232 (Pertz, Leg. Il, 289) : > Apres cela les defenseurs de la Papaute accusent leurs adversaires de faire mentir l'histoire (3) ! C'est vous qui faussez l'histoire. Pour oser l'ecrire comme vous faites, il faut que vous vous adressiez a un public qui croit et ne juge pas; il faut que vous prohibiez la lecture des livres ecrits dans un esprit de verite. Heureux les temps ou vous aviez le pouvoir d'en empecher l'impression ou de les detruire ! Ces temps ne sont plus et ne revien- dront pas. Vous avez beau vouloir obscurcir la lumiere du soleil; __________________ (1) Bergier, Dictionnaire de Theologie, aux mots Tolerance, Albigeois, etc. Rohrbacher, Histoire de l'Eglise catholique, T. XVII, p. 218 : Les Mani- cheens travaillaient a la ruine de toute societe, domestique et publique, civile et religieuse. T. XVI, p. 360 : Ceci est un point capital,... bien des auteurs modernes ne l'ont pas vu. C'est qu'il y a des hommes qui ont des yeux pour ne pas voir (!!). On trouve la meme falsification de l'histoire chez un ecrivain plus serieux, Walter, Kirchenrecht, 50. (2) Gieseler (Kirchengeschichte, T. Il, 46, note d) rapporte les temoi- gnages sur ces accusations. (3) Rohrbacher, Histoire de l'Eglise catholique, T. XVII, p. 217-220. LA PAPAUTE ET LES SECTES. Dieu la cree pour qu'il eclaire, et vous finirez vous-memes par etre illumines de ses rayons. Supposons un instant que le Christianisme eut succombe dans sa lutte contre la societe paienne, que tous ses monuments eussent peri dans les flammes avec les martyrs. Apres quelques siecles seraient venus les historiens du paganisme vainqueur, racontant la revolte d'une secte obscure contre la verite. Qui aurait pu douter de la legi- timite des condamnations prononcees contre les disciples du Christ? Ils attaquaient la religion etablie, or cette religion se confondait avec l'Etat; les Chretiens ruinaient donc les fondements de l'ordre social ; ils les ruinaient en deconsiderant le mariage, en meprisant la pro- priete ; ils les ruinaient encore en detournant les hommes de la vie presente et du monde reel, pour les preparer a la vie a venir dans un monde imaginaire. Il y a plus. Les defenseurs du polytheisme pouvaient leur reprocher de violer les lois eternelles de la morale; pieces en mains, ils les montraient se reunissant dans les tenebres pour s'y livrer aux crimes et aux desordres les plus abominables (i). L'historien paien aurait fini par s'applaudir de l'extermination d'une race aussi criminelle. Notre hypothese est une triste realite. Le lan- gage que nous mettons dans la bouche d'un paien, ce sont les Chre- tiens qui le tiennent; les malheureux dont ils poursuivent la memoire apres les avoir brules vifs, ce sont encore des Chretiens, mais des Chretiens coupables de n'avoir pas cru a tous les dogmes enseignes par l'Eglise. Ces accusateurs Chretiens s'appuient egalement de temoignages ecrits; mais de qui emanent-ils? Des bourreaux des heretiques. Les ecrits des sectaires ont peri avec eux. Les crimes dont on les charge sont litteralement ceux que les paiens imputaient aux premiers disciples du Christ. Le temps est venu de mettre ces calomnies a neant. Nous ne pretendons pas justifier les sectes; nous croyons qu'il y a eu des egarements coupables ; n'en a-t-on pas vu dans le sein d'une societe chretienne au milieu du dix-neuvieme siecle? Mais les monuments a la main, monuments emanes des ennemis mortels des sectes, nous etablirons que les heretiques ont ete livres au bucher, non pour les fames qu'on serait en droit de leur repro- ________________ (1) Voyez les reproches que les paiens faisaient aux Chretiens dans Minucius Felix, Octavianus, c. 9. DECADENCE DE LA Papaute. cher, mais pour des erreurs theologiques, non pour des crimes, mais pour des croyances (1). Il y a plus. Les heretiques qu'on represente comrae des criminels de bas etage, comme des voleurs de grand chemin, etaient souvent des hommes d'une moralite superieure a celle des catholiques ortho- doxes qui les livraient aux flammes. Ecoutons le recit des chroni- queurs sur les Manicheens condamnes au feu par le concile d'Orleans de 1017 : C'etaient, dit le moine Ademar, des hommes renommes par leur sagesse, la saintete de leur vie et leur charite (2). De quels crimes les accusait-on? Ils enseignaient qu'on n'obtient pas la remission des peches par le bapteme ; que Jesus-Christ n'est pas ne de la Vierge, que l'Eucharistie est une invention humaine. Une discussion s'engagea sur ces dogrncs entre les eveques et les sectaires; ils ne se laisserent pas convaincre par l'orthodoxie, ni intimider par les menaces de mort. On alluma, non loin de la ville, un grand feu ; on esperait que la crainte triompherait de leur endurcissement. Mais quand on les mena au supplice, ils s'ecrierent que c'etait la ce qu'ils demandaient ; ils se presenterent d'eux-memes a ceux qui etaient charges de les trainer au bucher (3). L'historien contemporain a qui nous empruntons ces details, applaudit a leur execution : est-ce parce que les Manicheens ebranlaient les fondements de la societe ? La foi catholique, dit Glaber, apres cette nouvelle victoire sur la folle pre- somption et la mechancete de ses ennemis, brilla avec plus d'eclat sur toute la terre. Ou est donc le danger qui menace l'ordre social ? il est dans la rage aveugle qu'inspire la foi. Les Francois, toujours extremes (c'est un contemporain qui parle), mirent dans la persecu- tion des heretiques la fureur qui les distingue (4). On vit des hommes __________________ (1) Les sentences portees par l'Eglise contre les heretiques sont une preuve evidente de ce que nous avancons. Qu'on lise le jugement rendu par les eve*ques contre les heretiques de Toulouse, c'est une veritable contro- verse theologique. (Ce jugement est rapporte dans les Annales de Roger de Hoveden, p. 555-560.) (2) Ademar. Monach., ap. Mansi, XIX, 376 : Apud omnes sapientia clari, sanctitate seu religione magnifici, eleemosynis largi opinione habebantur. (3) Glaber, Bist. III, 8; Mansi, XIX, 373-384. (4) Anselme, apres avoir rapporte la lettre de l'eveque Wazon de Liege sur la tolerance des heretiques, ajoute : Haec tantopere vir studebat LA Papaute ET LES SECTES. religieux, orthodoxes, poursuivis et brules par la seule raison qu'ils etaient pales : la paleur devint une marque d'heresie (1). Nous n'accuserons pas avec le chroniqueur la furie francaise; nos accusa- tions remontent plus haut. Deja au troisieme et au quatrieme siecle, dans l'age d'or de l'Eglise, Saint Jerome et Saint Leon signalaient a l'animosite des fideles, les hommes pales et defaits, comme des Mani- cheens avec lesquels il fallait se garder d'avoir aucune liaison (2). Le jeune qui palit etait une vertu pour les orthodoxes; chez les here- tiques, c' etait un crime digne de la mort ! Il en etait de meme du courage heroique que les sectaires montraient dans les supplices (3). Leur Constance etonna les catholiques : un de leurs persecuteurs demanda na'ivement a Saint Bernard de lui dire comment il se faisait que les heretiques qui etaient les membres du diable mouraient avec un heroisme, une joie que l'on ne trouvait pas chez les fideles (4). Le sentiment de saint Bernard caracterise bien l'etroitesse et l'aveugle- ment de l'Eglise dont il est un des Peres : La Constance des here- tiques est une inspiration du diable. Le mepris de la mort chez les orthodoxes est saint et les victimes gagnent la couronne du martyre ; chez les heretiques, c'est de la durete de cceur, c'est un peche (5). ________________ inculcare, ut pmcipilem Frandgenarum rabiem cwdes anhelare solitam a cru- delitatc quodammodo refrcenaret. (Anselmi gesta Episc. Leodiens. , c. 63. Pertz, VIl, 228.) (1) Anselme continue : Audierat enim eos solo pallore nature hcereticos, quasi quos pallere constaret, hwreticos esse certum esset ; sicque per errorem, simul- que furorem eorum plerosque vere catholicorum fuisse aliquando interemtos. (2) Hieronym. Epist. 22 ad Eustochium : Quam viderint pallentem atque tristem, miseram et Manichseam vocant. Leo, Serm. IV cle Epiphania : c< Nihil ergo cum ejusmodi hominibus commune sit cuiquam Christiano, neminem fallant discutionibus ciborum, sordibus vestium, vultuumque palloribus. (3) Raoul, abbe de Coggeshale, clit en parlant du supplice d'une jeune fille accusee d'heresie : Igne consumpta est, non sine admiratione multo- rum, cum nulla suspiria, nullos fletus, nullum planctum emitteret, sed omne conflagrantis incendIl tormentum constanter et alacriter perferret, instar martyrum Christi, sed disparili causa, qui olim pro Christiana reli- gione a paganis trucidabantur. (Bouquet, XVIlI, 93.) (4) Evervini, Epist. ad Bernard. (S. ftenzanftop., p. 1488.) (5) S. Bernardi, Serm. in Cantic., p. 1499. DECADENCE DE LA PAPAUTE. Ce que l'Eglise dit de la mort des malheureux sectaires, elle le pense aussi de toutes leurs vertus : ils n'ont pas de vertus, ils n'en peuvent pas avoir, car par cela seul qu'ils se separent de l'Eglise, ils sont deverws la proie de Satan, et toutes leurs actions sont inspirees par lui. C'est Bossuet qui dit cela (1) ! Une foi etroite aveugle jusqu'aux plus grands genies. Poursuivons la lamentable histoire des heresies du moyen age. Eri 1025, nouveau synode a Arras; on interroge les sectaires sur leurs croyances et leur culte. Que repondent-ils? Nous ne rece- vons d'autres Ecritures que les Evangiles et les ecrits des apotres ; nous rejen'est les sacrements; notre doctrine consiste a reprimer les desirs de la chair, a ne faire tort a personne, a exercer la cha- rite (2). Voila les seuls crimes que le concile impute aux accuses. Cependant on pend, on brule les Manicheens en France, en Alle- magne, en Angleterre; partout le sang coule. L'empereur d'Alle- magne fait pehdre des heretiques pour celebrer la naissance de Jesus-Christ; que leur reproche-t-on ? Rien, sinon tju'ils reprouvent toute nourriture animale (3). En Angleterre, les sectaires, interroges sur leur doctrine , respondent qu'ils sont Chretiens et suivent la doc- trine des apotres, qu'ils rejettent les sacrements et ne comptent pour rien l'aufcorite de l'Eglise (4). Comment meurent-ils? comme des brigands? non, comme des martyrs : Ils courent gaiement au supplice, en chantant : Vous serez heureux quand les hommes vous hairont (5). Heureux ceux qui souffrent persecution pour la jus- tice (6) ! A Cologne, on brule des Cathares venus de la Flandre; une jeune fille, d'une beaute admirable, emeut les assistants ; ils l'arrachent du bucher, ils lui promettent un mari ou le voue; la jeune fille demande ou est le maitre; on lui montre son cadavre, ___________________ (1) Bossuet, Histoire des variations, livre XI (T. X, p. 438). (2) Mansi, XIX, 423, ss. (3) Herimanni Augiensis, Chronic., ad a. 1052 (Pertz, V, 130) : ImperaLor nalalem Domini Goslare egit , ibique quosdam haareticos inter alia pravi erroris dogmata, Manichsea Secta omnis esum animalis execrantes in pati- bulis suspendi jussit. (4) GuilL Neubrigens., de reb. angl. Il, 13. (5) Saint Luc, VI, 22. (6) Saint Mathieu, V, 10. LA PAPAUTE ET LES SECTES. ellese precipite dans les flammes et meurt (1). L'Eglise abhorre le sang, elle le rejette sur les juges la'iques; cependant les eveques accourent en foule an pied des buchers : c'est sans dome pour implorer la grace des coupables ! non , c'est pour assister a leur mort comme a un spectacle (2). Le sang des martyrs est la semence du christianisme , disent non sans orgueil les peres de l'Eglise ; on en peut dire autant du bucher des sectaires. L'Eglise reprochait aux heretiques d'etre pires que des Sarrasins; elle ne s'apercevait pas qu'en les convertissant par le fer et le feu, c'etait elle qui imitait et depassait la cruaute des disciples de Mahomet. L'oeuvre de la conversion , au temoignage des contemporains , se reduisait a cette terrible alternative : Si tu ne te rends pas a ces raisons, Voila le feu tout pret ou brulent tes compagnons (3). Les coeurs genereux se revolterent : Rome, s'ecrie le troubadour G. Figueira (4), tu te fais un jeu d'envoyer les Chretiens au martyre. Mais dans quel livre as-tu lu que tu doives exterminer les hommes!... Des crimes sont monies si haut, que tu meprises Dieu et ses saints... Rome, je me console par l'esperance que dans peu tu auras une mauvaise lin ! Les buchers du douzieme siecle multiplierent les heretiques au treizieme. En Italie, ils ne se defendaient plus, ils attaquaient les catholiques, a leur tour ils excommuniaient J'eglise romaine (5). Dans toutes les villes de la Lombardie et de la Provence, dans la plupart des royaumes Chre- tiens, les sectes avaient leurs ecoles, plus nombreuses, plus frequen- ________________ (1) Broml'on, Chronic., ad a. 1025 (clans Seldeu, Scriptor.) ; Herningfard Chronic. Il, 7 (dans Gale, Scriptores). (2) En 1239, on fit une execution celebre de Manicheens en Champagne," en presence de l'archevd'que de Rheims et de dix-sept eveques, de plusieurs abbes, prieurs, doyens et autres ecclesiastiques; on brula 183 heretiques; leur mort fut un holocauste agreable a Dieu, clit le moine Alberic, auteur du temps. (Alberic. Chronic., p. 569.) (3) Izarra, dominicain et troubadour, dans Raynouard, Choix de Poesies, T. V, p. 228 ; Millot, Histoire lilteraire des Troubadours, T. Il, p. 42 ; - Mstoire litleraire de la France, T. XIX, p. 581. ;; (4) Millot, T. Il, p. 451. (5) HonorIl IlI, Epist., ap. RaynahL, a. 1225, 47. 446 DECADENCE DE LA Papaute. tees que celles des theologiens orthodoxes (1). La puissante cite de Milan etait comme la capitale des heresies ; elles se repandirent dans toute l'Italie et jusqu'en Espagne. Gregoire IX se plaint que l'Allemagne, qui brillait jadis par la purete de sa foi, est infectee des ordures de l'erreur (2). ConQoit-on le crime se repandant comme une contagion dans toute la chretiente? la fureur de la mort s'emparant de milliers de malheureux? Les heretiques du treizieme siecle , pas plus que ceux du douzieme, n'etaient des voleurs de grand chemiri. Le tableau de leur vie , telle que leurs ennemis l'ont represented , rappelle la sainte existence des premiers disciples du Christ : On connait les heretiques par leurs mceurs et leurs discours. Ils sont modestes et regies dans leur conduite; ils ne connaissent pas la vanite des habits; ils n'etaient ni la magnificence ni l'humilite. Ils fuient le commerce, parce qu'il prete a la fraude et au mensonge ; ils vivent de leur travail comme des ouvriers , leurs docteurs memes sont cordonniers et tisserands. Contents du necessaire, ils ne cher- chent pas les richesses. Ils se distinguent par leur chastete et leur temperance. On ne les voit pas dans les tavernes ni dans les lieux de plaisir. Ils se tiennent en garde contre la colere; ils travaillent tou- jours, ils enseignent ou ils apprennent; Voila pourquoi ils prient peu. On les connait encore a leur langage reserve. Ils evitent toute bouffon- nerie, toute medisance, toutes paroles legeres (3)... Sont-ce la les traits d'une secte subversive, revolutionnaire? Les heretiques ont pu errer dans leurs doctrines ; mais une fausse croyance n'implique pas une vie corrompue, pas plus qu'une religion pure n'est la marque d'une vie sainte. Les dogmes de l'eglise orthodoxe etaient a bien des egards plus profonds, plus vrais que ceux des sectes; cependant la ________________ (1) Rainer. Summa de Catharis, c. 3 (Bibliolh. Max. Patrwn, T. XXV) : In omnibus civitatibus LombardiaB et in Provincia, et in alIls terris et regnis plures erant scholaa haBreticorum quain Theologorum, et plures auditores. (2) Gregor. IX, Ep., apud Hartzheim, Concil. German. T. Ill, p. 540 : Teul'onia qua3 in cathoucaB viriditale fidei et operum pietate reclolere consuevit hactenus et vigere, mine apparet foedata sordibus vitiorum. (3) Ces observations sur la conduile morale des heretiques s'appliquent meme a la secte la plus decriee, celle des Cathares. Voyez Schmidt, Histoire des Cathares, T. Il, p. 154-156. LA PAPAUTE ET LES SECTES. corruption infectait l'Eglise, an point quc l'ignorance et la depravation du clerge furent une des grandes causes des heresies, au temoignage d'un contemporain (1). Quel est en definitive le crime des heretiques? La libre pensee. C'est un Pape meme qui nous le dit, en donnant la definition de Fheresie : Les heretiques, dit Lucien III, sont ceux qui ne craignent pas de croire autrement que la sainte eglise romaine sur les sacrements du bapteme, de l'eucharistie, de la penitence et du manage (2). Si a ces erreurs de foi s'etaient joints des egarements coupables, les jugements en feraient mention; eh bien! nous avons le temoignage d'un dominicain qui, apres avoir compulse les archives du saint-office en Toscane, declare qu'il n'a trouve dans les proce- dures contre les sectaires aucune preuve de crime ni de peche, que leurs erreurs tenaient a l'intelligence, plutot qu'aux moeurs (3). Le crime des heretiques, c'est le crime de la reforme, c'est le crime de la philosophie. Sans doute les sectes du Moyen Age sont tombees dans de graves erreurs; mais jusqtie dans leurs egarements, il y avail des aspirations vers tme doctrine plus haute que celle de leurs persecuteurs. Sous Innocent III on brula des heretiques qui croyaient avec Origene que tous les hommes seraient sauves (4) . On en brula d'autres qui niaient le paradis et l'enfer Chretiens; le paradis a leurs yeux , c'etait d'avoir une notion juste de Dieu ; l'enfer , d'etre en etat de peche mortel. En fait d'absurdite, il n'y a que le premier pas qui coute; les freres mineurs furent poursuivis et condamnes comme heretiques, parce qu'ils s'obstinaient a croire a la pauvrete de Jesus- Christ, et parce qu'ils tenaient a la forme de leur capuchon (5) ! Qui signale ces coupables aux juges laiques? Qui leur enseigne que ____________________ (1) RainerIl Summa de Catharis, c. 3 : Quarta causa hoBresum est scan- daluin de malo exemplo quorumdam. Uncle cum quosdam videnl male vivere, dicunt : Sic Apostoli non vixerunt, nee nos qui sumus imitatores apostolortim. Quinta causa est insufficientia doctrinae quorumdam qui pre- dicant quandoque frivola, quandoque falsa. (2) Decretum de haereticis, 1181. (Mansi, XXIl, 477.) (3) Lanzi, Lezioni d'antichita toscane, XVIl (Cantu, Hist. T. XI, p. 123). (4) Innocent HI, Epist. Il, 99. (5) Baluze, Miscellanea, T. I, p. 201, 205. DECADENCE DE LA PAPAUTE. croire au salut de toutes les creatures est un crime? que croire a la pauvrete de Jesus-Christ est im crime? Qui pousse les magistrals civils, qui les excite, lorsqu'ils ne montrent pas assez de zele? La Papaute. Les villes de la Lombardie etaient remplies d'heretiques : la liberte civile est soetir de la liberte religieuse. Gregoire IX leur fait de vifs reproches de cette tolerance ; il les accuse d'hypocrisie : Les Lombards , dit-il , ont Fair de reprouver et de poursuivre les heretiques, tandis qu'ils les protegent sous main. Gregoire veut que la persecution devienne une realite (1). Le Pape preche d'exemple; il fait bruler les heretiques a Rome (2). Sous son inspi- ration, les Romains portent des lois severes contre l'heresie; Gregoire envoie ces lois aux Lombards pour enflammer leur zele (3). En 1235, un moine dominicain fait bruler soixante heretiques a Verone (4). Le podestat de Milan batit un palais sur la place des marchands ; au- dessous d'un bas-relief qui le represente a cheval, on lit une inscrip- tion pour apprendre a la posterite que le premier, selon son devoir, il brula les heretiques (5). Gregoire repand son ardeur sur toute la chretiente; partout les buchers se dressent, sur les instances du Pape (6). On ne songe plus a convertir les heretiques, mais a les exterminer. Innocent IV ecrit aux freres dominicains qu'il armera le ciel et la terre pour extirper l'heresie (7). Urbain IV envoie aux domi- ________________ (1) Gregor. IX, Registr. I, 119 (dans Raumer, Geschichte der Hohenstau- fen, T. Ill, p. 269). (2) Raynaldi, Annal. Eccl., a. 1231, 13. (3) Raynaldi, Aanal. Eccl., a. 1231, 16-18. (4) Cereta, Chronic., ad a. 1233 (Muratori, T. VIlI, p. 627) : Ex melio- ribus inter masculos et feminas. (5) Qui solium struxit, Catharos, ut debuit, uxit. (SaxIl, Series Archiepiscop. Mediolan., Il, 684.) (6) Siffrid. Ep. lib. Il, ap. Raynald. Ann. Eccl., a. 1232, 8 : InTeul'onia multi hceretici n'esti et cremati sunt , ex commissione domini Papw GregorIl. L'annaliste pontifical a qui nous emprunn'est cette citation, ne fait d'autre observation, sinon que Siffrid se trompe sur l'annee de ce glorieux exploit; on doit le placer en 1233. (7) Innoc. IV, Epist. ap. Raynald., a. 1251, 35 : Acl comprimendam tarn superbam et perniciosam audaciam , et omnino conl'undendam , in illos gla- dium ecclesiastics potestatis acriter extendemus; et reges et principes, LA PAPAUTE ET LES SECTES. nicains des ordres qui respirent le sang et le carnage (1). Ces cris de guerre, ces provocations sanglantes continuent jusqu'a la veille de la reform e. Innocent III, le Pape qui fut appele le Pere des Romains, parce qu'il avail sept ou huit enfants de differentes femrnes, lanc,a en 1487 une bulle terrible contre les Vaudois du Dauphine : Courez aux armes, s'ecrie le digne Pontife, et foulez ces heretiques aux pieds comme des aspics venimeux (2). N 2. CROISADE CONTRE LES ALBIGEOIS. Les buchers ne fonctionnent pas assez vite ; la flamrne qui devore les heretiques propage les heresies. La persecution individuelle ne sufIlt plus; il faut des executions en masse, une guerre d'extermi- nation. La Croisade contre les Albigeois, ce mefait inoul de la force (3), est la condamnation de la Papaute, la condamnation de l'Eglise. Nous comprenons que les defenseurs du catholicisme s'affli- gent; nous partageons leur douleur et si nous partagions leurs croyances, nous voudrions laver cette tache de sang, fut-ce avec noire sang. Mais cette horrible guerre ne s'efface point. Elle porte le nom de croisade. Qui lui a donne le nom de guerre sacree? l'Eglise. Qui a appele les Chretiens aux armes? l'Eglise. Qui les a convies a la devastation et au meurtre? l'Eglise. Qui a dispose de la terre des vaincus? l'Eglise; elle est coupable, depuis le plus illustre des Papes, Innocent IlI, jusqu'au dernier des moines Dominicains qui lui a servi d'instrument. On accuse les Albigeois de lous les crimes imaginables. L'histo- _______________ aliosque Christi fideles, sive pro Terra Sanctse succursu, sive alias pro Christ! servitio crucis characters insignitos , nee non et caeteros catholicos invocabimus contra eos, ut et ccelum et terram adversus detestabilem teme- ritatem ipsorum pariter moveantur. (1) Raynald., a. 1262, 22 : Gravissimas minas jecit, se coslum et terram adversus eos armaturum, cruce signatos reges, principes et populos ad eos delendos, in aciem educturum atque impulsurum. (2) Leger, Histoire des Vaudois, II, 8. (3) Fauriel, Histoire de la poesie provencale, T. Ill, p. 148. Chateau- briand (Etudes historiques) appelle la croisade contre ies Albigeois, cet abominable Episode de noire histoire. DECADENCE DE LA PAPAUTE. rien de la Croisade, le moine de Vaulx Cernay , dit qu'ils etaient livres au brigandage, aux homicides et aux plaisirs de la chair, aux parjures et a n'est les vices : Ils pechent en toute seen rite et en toute licence, parce qu'ils croient que sans reparation, sans confes- sion ni penitence, ils peuvent se sauver, pourvu que, a l'article de la raort, ils puissent dire un Pater, et recevoir de leurs maitres l'imposition des mains (1). Que diraient les Catholiques, si on leur imputait de croire et d'enseigner qu'en portant tel scapulaire en l'honneur de la sainte Vierge on est sur de son salut , quels que soient les peches, les crimes memes que l'on commette? Cependant cette croyance existe, an milieu du dix-neuvieme siecle, dans un des pays les plus catholiques de l'Europe. Les prejuges de l'Eglise an moyen age etaient aussi stupides que ces superstitions des bonnes femmes de la Flandre. On peut lire dans une lettre de Gregoire IX, cornme quoi les heretiques dans leurs assemblees , baisaient le der- riere d'uri crapaud , et autres belles choses dans le meme gout (2). Il n'y a rien d'odieux, rien de ridicule, rien d'impossible meme que les hommes dans leur haineuse credulite ne croient volontiers , des qu'il s'agit d'une secte ennemie. S'il y avait quelque fondement dans ces incroyables accusations , on en trouverait la preuve dans les decrets des conciles. Ouvrons les actes du concile de Lumbers on d'Albi de 1176 qui condamne les heretiques appeles bons hommes. On leur reproche les erreurs qui caracterisent les Cathares ou Albigeois. Les peres du concile entrent dans la discussion des ques- tions theologiques ; ils se fondent sur l'autorite des Ecritures pour convaincre les sectaires. Il n'est pas question de delits qui mettent la societe en danger; leur seul crime est de ne pas professer les doctrines de l'Eglise (5). Il est vrai qu'il y avait dans le midi de la France des heresies entachees des erreurs l'unestes du Manicheisme ; nous n'essayerons pas de les defendre. Nous ne tenons qu'a constater un fait , c'est que la Croisade n'etait pas dirigee contre des brigands , mais contre des ________________ (4) P. de Vaulx Cernay, Hist, des Albig., c. 1. (2) Martene, Thesaurus Anecdotorum, T. I, p. 950. (3) Mansi, T. XXIl, p. 1176. -- Schmidt, Histoire des Cathares, T. Il, 150-153. LA Papaute ET LES SECTES. sectaires; ce n'est pas la morale des Albigeois, c'est leur puissance qui a excite les Papes a leur faire une guerre a mort. Le midi de la France menacait de se detacher de Rome. Il ne s'agissait plus de sectaires isoles : c'etait une Eglise qui s'elevait contre l'Eglise. Les catholiques n'osaient plus parler de leur foi ; les clercs n'osaient laisser voir leur n'esture; le nom de pretre etait devenu une insulte (1). Quand un missionriaire catholique se hasardait a pre- cher, il s'elevait des cris de derision. Les barons etaient tous liere- tiques ; a peine trouvait-on encore un Chretien a Toulouse (2) . Inno- cent vit que Ftinite catholique allait etre brisee : il fit un appel a la force pour soutenir la cause de l'Eglise qui a ses yeux se corifondait avcc la cause de Dieu. A peine elu , Innocent envoie des legats en France , munis d'un pouvoir absolu pour la repression des heresies et l'extermination des heretiques; il ordonne aux princes, aux comtes, aux barons de traiter favorablement ses envoyes, de proscrire ceux que les legats excornmunieront , de confisquer leurs biens et d'user de plus grande rigueur, s'il est necessaire. Il enjoint aux peuples de s'armer contre les heretiques, lorsque les legats jugeront a propos de le leur ordon- ner; il accorde a ceux qui prendront part a ces saintes expeditions les memes indulgences qu'a ceux qui visitent les tombeaux des apotres (3). La mission des legats echoue. Alors le Pape donne suite a ses menaces; il s'adresse an roi de France pour l'exciter a la guerre sainte : Le temps est venu, dit-il, ou le pouvoir spirituel etle pouvoir temporel doivent unir leurs efforts pour la defense de l'Eglise; il faut que le bras seculier ecrase ceux qui ne se laissent pas ramerier par la discipline ecclesiastique. Le roi ne porte pas en vain le glaive; qu'il prenne les armes et le bouclier , pour venir en aide a Jesus- Christ (4). Pourquoi ce cri de guerre? est-ce pour sauver la pro- ________________ (1) Comme on disait : J'aimerais mieux etre un Juif, on disait de meme : J'aimcrais mieux etre pretre que de faire ceci ou cela. (Guill. de Puy Laurens, Chronique, Prolog.) (2) Epist. Henrici Abbatis Clam-valli, ap. Baronium, a. 1178, 577. - Petri Valli Cernaji, c. 1. Guill. de Podo Laurentio, in Prolog. Innocent. Epist. Ill, 24. (3) Innocent. Epist. I, 94. (4) Innocent. ///, Epist. VIl, 79 : Ne igitur sine causa gladium portare DECADENCE DE LA Papaute. priete menacee, la vie et l'bonneur des personnes? Innocent ne cesse de le repeter : il veut dompter par le glaive materiel ceux que la crainte de Dieu et le glaive spirituel n'ont pu ramener a la verite (1) : ce que le Pape craint, c'est que la robe sans couture de Jesus-Christ ne sou declIlree; c'est pour rnaintenir l'mute chretienne qu'il appelle les rois Chretiens aux armes. Un crime precipite les evenements. Le legal d'Innocent est assas- sine. Le Pape, sur de simples presomptions de complicite, frappe le comte de Toulouse d'anatheme : comme selon les canons, on ne doit pas la foi a celui qui ne la garde pas a Dieu, il declare delies de leur serment ceux qui ont prornis fidelite ou assistance au comte; il permet a tout catholique de poursuivre sa personne et de s'emparer de ses terres (2). Cependant le comte de Toulouse n'etait pas coupable; Innocent lui-meme fut oblige d'avouer que son crime n'etait pas prouve (3). On serait tente de croire que le Pape etait heureux de trouver un pretexte pour soulever la chretiente contre les heretiques. Son langage est emporte comme la passion; il ecrit au roi de France : Leve-toi, soldat du Christ! Leve-toi, prince tres-chretien : laisse-toi emouvoir par les gemissements de l'Eglise ; qu'un saint zele t'enflamme pour venger cette grande injure faite a l'on Dieu. Le sang du juste crie vers toi, ecoute sa voix, ecoute-la et prends le bouclier pour proteger l'Eglise contre rennemi de la reli- gion. Tu as combattu avec gloire pour les interets de ce monde, montre la meme ardeur pour la cause de Jesus-Christ... Que l'on bras fort extermine les heretiques qui sont pires que les Sarrasins. Meme appel aux comtes, aux barons et aux peuples de France : c'est _______________ videaris, oportet ut, apprehendens arma et scutum, in adjutorium ejus potenter assurgas, cujus vestis, quod dolentes referimus, in regno Fran- corum scissuram patitur... (1) Lettre au seigneur de Montpellier, dans Dom Vaissette, Histoire de Languedoc, T. Ill, p. 132. (2) Innoc., Ep. XI, 26 : Cum juxta sanctorum patrum canonicas sanc- tiones ei qui Deo fidem non servat, fides servanda non sil, etc. Fleury demande ou le Pape a trouve les canons qui defendent de garder la foi aux mechants. (Histoire Ecclesiastique, livre LXXVI, 36.) (3) Dom Vaissette, Histoire de Languedoc, T. Ill, p. 154. Innocent. ///, Epist. XV, 102. LA PAPAUTE ET LES SECTES. pour venger l'injure de Dieu qu'Innocent les excite a prendre les armes. Le Pape alluma la cupidite en meme temps que le fanatisme : les heretiques serorit extermines et remplaces par des seigneurs orthodoxes (1). Innocent a provoque les plus mauvaises passions de l'homme ; a lui la responsabilite des horreurs de la guerre : Tout ce qu'on raconte des peuples les plus sauvages , n'approche pas des barbaries commises dans cette guerre appelee sainte (2). Le Pape avait declare les heretiques pires que les Sarrasins; les croises le cru- rent (3) et leur conscience fut a l'aise. Jamais, dit Pascal (4) , on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par un faux principe de conscience. Suivons les croises an siege de Be- ziers : La se fit le plus grand massacre qu'on eut jamais vu dans le monde entier : car on n'epargna ni vieux, ni jeunes, pas meme les enfants qui tetaient : on les tuait et faisait mourir. Voyant cela, ceux de la ville se retirerent, ceux qui le purent tant hommes que femmes, dans la grande eglise de Saint-Nazaire. Les pretres de cette eglise devaient faire tinter les cloches, quand tout le monde serait mort; mais il n'y eut son de cloche : car ni pretre vetu de ses habits , ni clerc ne resta en vie (5) . Les paroles du legat sont encore plus hor- ribles que cette tuerie. La ville renfermait un grand nombre de catholiques : Que ferons-nous, seigneur, lui demanderent les croises? Nous ne pouvons pas distinguer les croyants des here- tiques... Tuez toujours, repondit le legal; Dieu saura bien distinguer ceux qui sont a lui (6). ________________ (1) Innocent. III, Epist. XI, 28, 29. (2) Voltaire, Dictionn. Philos., au mot Avignon. (3) Le monde entier leur porte haine plus qu'a Sarrasins, dit rHis- toire de la Croisade contre les Albigeois, a. 1054, s., p. 76, edit. Faurid. (4) Pascal, Pensees, Il, 17, 53. (5) Histoire de la guerre des Albigeois, dans Guizot, Memoires relatifs a l'histoire de France, T. XV, p. 18. Arnaud, abbe de Cfteaux, le farouche legat du Pape, porte a 20,000 le nombre des tues. Un contemporain, Guttl. le Brel'on, suivi par Alberic, fait monter le nombre des morts jus- qu'a 60,000. (Vaissette, Histoire de Languedoc, T. HI, p. 169.) (6) Cats. Heisterbacens. monachi, Excerpta, V, 21 (Leibnitz, Scriptor. Rer. Brunswicens., T. Il) : Casclite eos, novit enim Dominus qui simt ejus. DECADENCE DE LA PAPAUTE. On a fait de vains efforts pour affaiblir l'liorreur de ces scenes. On a dit que le carnage de Beziers n'avait etc ni voulu ni prevu; on a nie les paroles impitoyables attributes au legal (1). Le silence et la douleur seraient la seule defense digne d'ames religieuses. Les croi- ses avaient menace d'avance d'exterminer toutes les villes qui leur resisteraienl (2). Ils sommerent les habitants de Beziers de se rendre : orthodoxes et heretiques furent unanimes a repousser la sauvage agression des croises (5) . Alors le legal furieux s'ecria : Eh bien ! il ne restera pas pierre sur pierre, et l'on n'epargnera la vie de personne (4). Le carnage etait donc voulu et prevu. Le legal a-t-il ete calomnie par les contemporains qui metlenl dans sa bouclie les paroles impies que nous avons rapportees? Qu'on lise les lettres qu'il ecrivit au Pape Innocent apres le sac de Beziers : Les nolres n'epargnerent ni le rang, ni l'age, ni le sexe; on fit un immense car- nage des ennemis; la ville fill pillee et brulee, la vengeance divine sevil d'une maniere admirable (3). Le legal rapporte ensuite qu'a Carcassonne on laissa la vie aux habitanls ; il cherche des raisons pour excuser cette clemence, il n'en trouve d'autre que la necessite (6). Mais l'on senl que celle raison ne le salisfail guere; des regrets percent dans son apologie : il accuse les croises d'avoir manque de confiance dans la puissance de Dieu (7). Ainsi le carnage des vaincus, sans distinction de religion, est cele- ______________ (1) Lacordaire, Vie de Saint Dominique, p. 281. (2) Histoire de la croisade contre lesAlbigeois, publiee par Fauriel, \. 481, ss., p. 37 : Les barons de France, clercs et lal'cs, marquis et princes, entre eux sont convenus, qu'en lout chateau devanl lequel l'host se presenterait, et qui ne voudrail point se rendre, les habitants fussent livres a l'epee et lues. (3) Ibid., v. 380, ss., p. 28, ss. (4) Guil. Bril'on. Philipp. VIlI. AWeric. Chronic., p. 430. (5) Episl. Arnaldi ad Innocent (dans les lettres d 1 Innocent IlI, XIl, 108) : ultione divina mirabiliter in earn sa3viente. (6) Ibid. Quasi necessario principes sunt induct! ad hanc misericordiam laciendam. (7) Ibid. Turn quoniam apud homines non videbatur civitas facile posse capi, utpote loci positione et humana industria munitissima, licet hoc facile Deo esset qui omnia faciebat. LA PAPAUTE ET LES SECTES. bre comme l'oeuvre de Dieu ! la misericorde est blamee comme un doute de la puissance divine! Ces affreux sentiments n'etaient pas ceux d'un homme, ils etaient partages par ions les croises. Ecoun'est rhistorien de la croisade; c'est un moine qui parle de ce qu'il a vu et fait : Le chateau de Lavaur fut pris, Dieu le voulant ct visitant misericordieusement les sieus, le jour de l'invention de la sainte croix. Quatre-vingts chevaliers sont pris. Montfort ordonne de les pendre; mais le gibet fait a la hate s'ecroule; le comte voyant le grand delai qui s'ensuivait, ordonne de tuer les chevaliers. Les pelerins s'cn saisirent tres-avidement, et les occirent bientot sur la place... Finalement nos croises avec une allegresse extreme bru- lerent hereliques sans nombre (1). L'historien est a la hauteur de cette ferocite ; il s'enivre du sang verse, son seul regret est qu'on n'en verse pas assez. A la prise du chateau de Casseneuil, un grand nombre des assieges se sauverent par la fuite : Les nolres, clit le moine de Vaulx Cernay, passerent au fit de l'epee ceux qu'ils purent trouver ; pour quoi sou en toute chose beni le Seigneur, qui notis livra quelques impies, Men que pas n'est... Ainsi fut pris et mine Casse- neuil, a la louange de Dieu (2). Rien de plus affreux que cette invo- cation de Dieu an milieu dcs plus grands crimes. La religion a per- verti le sens moral : le meurtre devient une action sainte, quand il est coinmis pour venger la Divinite. Le legal trompe les ennemis afin de les mieux accabler ; l'historien s'ecrie dans sa joie : 6 pieme fraude du legal I 6 piete frauduleuse (3) ! Telle fut la guerre des Albigeois. L'on a mis ces horreurs sur le compte de quelques homines de sang; l'on a excuse, justifie la Papaute : Innocent IlI, dit M. Villemain, a regrette , pleure le sang verse. Nous voudrions croire a ces regrets, a ce trouble, voix de la conscience qui s'eleve contre la fausse idee de la persecution ; mais est-il bien vrai que le grand Pape a regrette le sang verse? Le farouche legal lui annonce le sac de Beziers ; il s'excuse de ce qu'on n'a pas agi de meme a Carcassonne. Innocent le blame-t-il? cherche- t-il a calmer cette iureur du sang qui enivre? Le Pape n'a que des pa- ______________ (1) P. de Valle Cernaji, Hist. Albig., c. 52 : cum ingenti gaudio. (2) Ibid. c. 59. (3) P. de Vanlx Cernay, Hist, des Albig., c. 78. DECADENCE DE LA PAPAITE. roles de louange pour ses instruments (1). Lorsque le zele des croises commence a se ralentir, Innocent ecrit aux rois, il ecrit aux grands lal'ques, il ecrit aux eveques pour les stimuler, afin que les debris des heretiques soient extermines (2). C'est seulement quand il s'agit de deposseder le comte de Toulouse, qu'Innocent hesite ; il ne trouve pas juste que l'Eglise s'enrichisse aux depens d'autrui (3). L'histo- rien poete qui a chante les malheurs de sa race, nous montre Inno- cent au concile de Rome dispose en faveur du malheureux comte (4) ; mais il ne met pas une parole dans sa bouche qui puisse faire croire que le Pape regrette le carnage des Albigeois. Les reproches qu'il adresse a ses legats ne concernent pas les sectaires; il se plaint seu- lement que dans leur zele ils aient confondu les orthodoxes avec les ennemis de l'Eglise (5) . Innocent ne douta pas de son droit affreux contre les heretiques. On le nierait en vain : c'est l'Eglise, ce sont ses erreurs el ses passions qui ont allume la croisade. Que la res- ponsabilite retombe sur les coupables! La voix du peuple est la voix de Dieu. La Papaute fit une guerre d' extermination aux Albigeois; elle vairiquit, mais pour fruit de sa victoire, elle recueillit une haine ardente. Ecoun'est les cbants des derniers troubadours; c'est la voix vengeresse de l'humanite qui parle : Je veux faire un sirvente sur le l'on qui me sied ; je ne veux plus le differer. Je sais que j'en aurai malveillance; car je fais un ___________________ (1) Innocent. Epist. XIl, 156, ad Cisterciens. Abbatem, Apostolica? Sedis legatum : Scimus equidem et veraciter conIltemur quod ea qua? in hujus pietatis opcre tu fecisti, tua specialiter bona sunt; qua3 vero collegatorum religio seu devotio signatorum peregit , bona tua sunt communiter et ipsorum, eo quod per gratis pra3venientis et subsequentis auxilium initio- ru-m tuorum a3mulatoribus ipse qui coeperas tribuisti sancta3 consecutionis effectum... (2) Ad reliquias hujus pestis penitus exterminandas. Epist. XIl, 136, ss. (3) Innocent. Epist. XIl, 152. (4) Fauriel, Histoire de la poesie provenc,ale, T. Ill, p. 167, s. (5) Innocent. Epist. XV, 212 : Non solum loca in quibus habitabant haaretici occupastis, sed ad illas nihilominus terras qua3 super hasresi nulla notabantur infamia, manus avidas extendistis. LA Papaute ET LES SECTES. sirvetite sur ces faussaires pleins de tromperie, sur Rome qui est chef de la decadence en laqtielle dechoit tout bien. Rome, je ne m'el'onne pas si le monde est dans l'erreur, puis- que tu as mis le siecle en travail et en guerre... Rome trompeuse, reirie et racine de n'est maux... Rome trompeuse, la convoitise t'egare ; a tes brebis tu l'onds de trop pres la laine... Rome, aux hommes niais tu ronges la chair et les os et tu con- duis les aveugles avec toi dans la fosse... Ta convoitise est si grande, que tu pardonnes les peches pour deniers. Rome, tu regnes mechamment; que Dieu t'abatle en ruine, parce que si faussement tu regnes par argent. Rome, vraiment nous savons tres-bien qu'avec la duperie de fausses indulgences, tu livras an malheur le baronnage de France. Rome, aux Sarrasins tu fais peu de dommage; mais les Latins et les Grecs, tu les pousses a destruction. Dans le feu de l'abime, Rome, tu as ta place. Rome, je discerne bien les maux qu'on ne peut dire; car tu fais par derision le martyre des Chretiens. Mais en quel livre trouves-tu, Rome, qu'on doive occire les Chretiens ! Rome, tant est grande ta forfaiture que tu meprises Dieu et ses saints ; tout l'on regne est mauvais , Rome fausse et trompeuse. . . Rome, bien souvent on a ou'i dire que tu portes tete vide, parce que tu la fais souvent l'ondre ; aussi je pense et crois que besoin te serait d'un peu de cervelle ; car tu es de mauvais gouvernement , toi et Citeaux, vu qu'a Beziers vous files faire une si elrange bou- cherie. Rome avec faux appaux, tu tends tes filets... Tu as visage d'agneau an simple regard; an dedans tu es loup enrage, serpent couronne, engendre de viperes; c'est pourquoi le diable t'appelle comme sa creature (1). __________________ (1) Sirvente de G. de Figueras, iraduil par Yillemain, Tableau de la litle- rature au moyen Age, VI e legon. La meme haine de l'glise respire dans les poesies de P. Cardinal. Voyez Fauriel, Histoire de la poesie provencale, T. Il, p. 217-220. DECADENCE DE LA Papaute. N 3. L'INQUISITION. La guerre des Albigeois avec toutes ses horreurs n'est pas le plus grand crime de l'Eglise. Les heretiques avaient des armes pour se defendre, et ils s'en servircnt avec courage, avec heroisme. Apres la defaite commence une autrc guerre, occulte, a l'ombre des prisons, dans laquelle l'accusateur est juge et bourreau, ou l'accuse est torture pour temoigner contre Jui-meme , ou aucune defense n'esi admise : le nom d'inquisition en dit plus que toutes les langues luimaines n'en pourraient dire. Cependant, qui le croirait ? requisition a trouve des defenseurs ; et ce qui est plus aflligeant, l'Eglise ne peut desavouer l'inquisition, sans se desavouer elle-meme. N'est-ce pas elle qui a donne a ce terrible tribunal le nom de saint? L'Inquisition , dit-on , est une institution politique plutot que reli- gieuse (1). Nous demanderons a ceux qui ont le courage de defendre le saint-oflicc, qui a invente cet instrument de tyrannie : sont-ce les rois on les Papes ? Que dans la suite des ages le despotisme politique ait use de cette arme pour detruire la liberte ou rempecher de germer, cela ne prouve qu'une chose, c'est que tous les despotismes sont solidaires. Mais lorsque, an treizieme siecle, requisition ouvrit ses aiFreuses procedures, la liberte politique n'etait pas en cause; il s'agissait de poursuivre et d'extirper les restes de l'heresie qui avaient echappe a la guerre ouverte des Croisades. Il est si peu vrai que l'in- quisition precede de l'Etat, que c'est plutot l'Eglise qui l'a imposee aux princes; les princes ne sont que les instruments de l'Eglise terms d'accorder des lettres de protection aux inquisileurs, sous peine d'excomniunication et au besoin de deposition. Les ouiciers de justice qui remsent leur concours aux inquisiteurs, sont cxcom- munies, destitues. Quand les heretiques sont condamnes , les rois doivent leur infliger les peines portees par les lois, sans ecouter aucun appel ; surtout, dit un Pape, ils ne doivent pas se meler du juge- ment des heretiques, car leur crime est purement ecclesiastique (2). _______________ (i) SclIlt'gel , philosophie cler Geschichte; De Maisire, I 1 ' 1 ' lettro sur l'inquisition. (i) Eyme-rici, Directorhim Inquisitionim, p. -110, 196. Schmidt, His- toire des Cathares, T. Il, p. 203, ss. LA PAPAUTE ET LES SECTES. L'idee de l'Inquisition n'aquit avec la persecution des sectaires. Deja en 1184, le Pape chargea les eveques de la recherche et de la punhion des heretiques (1) ; Innocent III les confirma dans cette mission, au concile de Latran de 1215 (2). Mais les eveques, attaches aux habitants par leurs fonctions , ne montrerent pas assez de zele pour l'extirpation de l'heresie. Il fallait a la Papaute des instruments aveugles, sans attachement ni pitie pour les malheureux qu'on tra- quait ; Gregoire IX trouva cet instrument dans les dominicains (5). Ce fut alors que rinquisition regut les lois et les formes qui en font un objet d'horreur pour l'lmmanite. Etrange aveuglement de l'esprit humain ! L'Eglise accusait les heretiques d'admettre un principe du mal coeternel a Dieu ; ne serait-on pas en droit de dire que l'inven- teur de rinquisition est ce genie du mal ? On a accuse Saint Dominique d'etre l'auteur de l'inquisition ; il merite cet honneur ou cette infamie par son caractere farouche. Des sectaires le surprirent, quand il traversait une terre encore hurnide du sang des heretiques : N'as-tu pas peur de la mort ? lui dirent-ils ; que feras-tu, si nous nous saisissons de toi ? -- Je vous prierai, repondit le saint, de ne point terminer mon supplice par une mort prompte, rnais de prolonger mon martyre par de longs tourments, en mutilant chacun de mes membres; je vous prierai d'arrachermes yeux de leur orbite et de permettre alors que mon corps, ainsi tronque, se roule dans son sang, jusqu'a ce que le moment vienne ou il vous plaira de me luer (4). Cet horn me si avide de souffrances etait digue d'inventer les horreurs de la torture. Cependant nous ne Faccusons pas ; ce n'est pas le glaive qui est coupable du sang verse, ce n'est pas le bras qui frappe, c'est la tete qui ordonne. Rien de plus horrible que la procedure de l'Inquisition. Le Pape Alexandre IV ecrit aux Dominicains, qu'ils agissent sommaire- ment et sans le bruit embarrassant des avocats et des formes judi- ________________ (1) LucIl, Decretum contra haereticos (Mansi, XXIl, 476). (2) Condi. Lateran. IV, c. 3, 7. (3) Basnage, Histoire de l'Eglise, livre XXIV, ch. 9, 4. (4) Tel est le recit de Beat Jordan, le compagnon et le biographe du saint. (Vita S. Dominiei, I, 8.) DECADENCE DE LA Papaute. ciaires (1). Il rl'y a aucune garantie pour les malheureux ac- cuses, que dis-je ? tout est combine pour rendre leur condamna- tion inevitable. L'inquisiteur, avant de commencer ses redoutables fonctions, doit faire un sermon an peuple. Pour attirer les auditeurs, 11 promet , en vertu de bulles papales , une indulgence de quarante jours a ceux qui viendront l'ecouter. Puis il ordoune a tous les fideles de lui preter aide en denoncant les heresies et les heretiques. Nou- velles indulgences de trois annees pour les denonciateurs. S'il y a des fideles qui ne sont pas gagnes par cet appat , on a recours aux menaces, la delation est ordonnee sous peine d'excommunication ; on assure le secret au clelateur, c'est sous le sceau de la confession qu'il tralIlra ses amis, peut-etre ses coreligionnaires (2). Une fois rheretique denonce et livre a requisition, sa perte est certaine. Il n'a pas de defenseur : l'avocat qui a la temerite de dormer des con- seils a un heretique est destitue et frappe d'une eternelle infamie (3). Voila donc l'accuse seul en face de son juge. Il ne sait pas qui l'ac- cuse, il ne sait pas quels sont les temoins qui deposent contre lui, tout se passe a l'ombre (4). L'Eglise n'avait pas tort de cacher les noms des temoins et des accusateurs , car, chose scandaleuse ! des criminels, des hommes infames, des parjures, des complices pou- vaient etre temoins (5) ; les medecins etaient regus , bien mieux , ils etaient obliges a denoncer leurs malades (6). On payait un marc d'ar- gent par tete d'heretique aux accusateurs (7). On admettait la femme, les enfants, les domestiques de l'accuse a deposer contre lui, maisils ne pouvaient pas deposer en sa faveur. Accuses et temoins etaient mis a la torture, pour reveler un crime imaginaire (8).Gela est affreux, ________________ (1) Summarie, absque judicii et advocatorum strepitu (Raynaldi, Annal. T. XIV, p. 7, n 33). ~ Cf. Concil. Valentinum, 1248, c. 11 ; Concil. Al- bense, 1254, c. 23 (Mami, XXIlI, 773, 838). (2) Eymerid, Directorium inquisitoruni, p. 408, 409, 136. (3) Eymerid, Director., p. 99. (4) Concil Narbon.,*. 1235, c. 22 (Mami, XXIlI, 363). (5) Condi Narbon., 1235, c. 24 (Mansi, XXIlI, 363); Eymerid, Directorium Inquis., p. 106. (6) Concil. Biterrense, 1246, c. 12 (Mansi, XXIlI, 694). (7) Condi Albiense, 1254, c. 2 (tfAchery, 1, 720). (8) Eymerid, Director., p. 612, 622. LA PAPAUTE ET LES SECTES. mais il y a une chose plus affreuse encore, c'est la torture morale a laquelle les inquisiteurs soumettaient les prevenus. Les ruses pour perdre les accuses furent engees en doctrine. L'inquisiteur joue avec le malheureux qu'il a devant lui, comme un chat avec sa proie. D'abord il esttoute douceur : Inutile de crier, dit-il, noussavons, il n'y a que quelques details que je voudrais connaitre. Puis il embarrasse l'accuse par des questions repetees sur le meme point , de maniere a le mettre en contradiction avec lui-meme. Si la patte de velours ne sert a rien, l'inquisiteur montre ses griffes et fait apporter les instruments de torture. Apres cela il revient a la dou- ceur et promet la grace an prevenu s'il avoue. Malheur a l'accuse s'il ajoute foi a la parole d'un pretre ! Celui-ci met sa conscience a l'aise, en lui accordant la moindre petite faveur. Enfin , si toutes ces ruses echouent, on trompe le prisonnier en lui deputant un faux ami qui provoquera ses aveux, et un notaire apostolique ecoute en cachette pour en dresser acte (1) ! Les inquisiteurs avaieut un pouvoir illimite et ils etaient a l'abri de toute poursuite (2) ; faut-il s'el'onner si des hommes inspires du genie farouche de Saint Dominique, aveugles par le fanatisme, commirent des exces qui font fremir? Ils commencement leurs procedures a Nar- bonne ; nous transcrivons le recit des magistrats locaux : Les freres precheurs saisissent au hasard des hommes qu'ils disent heretiques, bien qu'aucun soupgon d'heresie ne s'eleve contre eux; sans suivre aucune loi, ni canonique ni civile, sans porter de jugement sur leur foi, ils les condamnent, les uns a la confiscation des biens, les autres a la mort. Ils se font un jeu dans leurs intrerogatoires, d'abuser de la simplicite et de la frayeur des accuses ; ils leur adressent des ques- tions captieuses, de sorte que toute reponse passe pour hereti- que (3). Les consuls de Narbonne n'exageraient pas : un cordelier _________________ (1) Eymerici, Direct., p. 433, 434, 437. (2) Urban. IV, a. 1262 (Bullarium Magn., in Urban. IV, 11 8) : Si vos et fratres vestri ordinis, socios vestros, excoramunicationis sententiam ul irregularitatem incurrere contingat, mutuo vos absolvere, et vohiscum auctoritate nostra dispensare possitis. (3) Lettre des consuls de Narbonne aux consuls de Nimes de 1234, cite"e par Gieseler, Kirchengeschichte, T. 11, 87, note ce. DECADENCE DE LA Papaute. dit publiquement a Toulouse, que Saint Pierre et Saint Paul seraient trouves coupables, si on employait contre eux la procedure de l'In- quisition (1). Quand les inquisiteurs ne trouvaieut pas de vwants a bruler, ils deterraient les niorts, ils faisaient trainer les cadavres a demi pourris dans les rues, puis ils les H vraient aux flammes. Ces horreurs n'etaient pas le fait de quelques furieux ; les inquisiteurs agissaient en vertu d'un decret synodal (2) , et l'on sait que le Saint- Esprit inspire les conciles. Le Saint-Esprit qui inspirait les conciles etait la cupidite : si la mort n'eteignait pas le crime d'heresie, c'etait pour permettre la confiscation des biens, comme le dit un Pape (3). Les populations exasperees se souleverent. A Toulouse, les consuls expulserent les freres precheurs, ailleurs on les massacra (4). Un prince qui n'est guere cormu par son humanite, Philippe-le-Bel , ordonna a son senechal d'etre circonspect dans les arrestations qu'il faisait sur la demande des inquisiteurs; car, dit-il, nous savoris de science certairie, qu'ils punissent des innocents, en extorquant de faux teIlioignages par des tortures (5) . Un moine allemand depassa les inquisiteurs francais : Conrad de Marboury porta le zele de la persecution jusqu'a la frenesie. Le clerge catholique lui-meme se souleva d'horreur; l'archeveque de Mayence le denonga an Pape : Maitre Conrad, dit-il, anime par l'ardeur de la foi, et desirant confondre l'heresie des pauvres de Lyon (c'etait la plus pure des sectes), proceda contre les heretiques sur le temoi- gnagc des complices, recu en l'absence des coupables. L'accuse n'avait qu'ime alternative, on de confesser pour vivre, ou d'etre brIlle ___________________ (1) Liber Sentent. Inquisit. Tolos., AansGieseler, Kirchengeschichte , T. Il, 87, note ee. (2) Concile V Aries, 1234, c. 11. (Mansi, XXIlI, 33.) (3) Gregoire IX, clans Eymeriti, Directorium Inquisitorum, p. 106. (4) Dom Vaissette, Histoire de Languedoc, T. Ill, p. 402, ss. (o) Mandement de Philippe-le-Bel an Senechal de Carcassonne de 1287 (Ordonnances des Rois de France, T. XII, p. 326) : Certiorati... quod Inqui- sitores male processerunt in officio inquisitionis eis commisso, eo quod innocentes puniant, incarcerent,... et per quaadam tormenta de novo exqui- sita, multas falsitates de personis legitimis vivis et mortuis fide clignis extorqueant, uncle non modicum tota terra vestraB Senescallias turbatur, scandalisatur et dissipatur et interdum gravis infamiaa jactura maculatur... LA Papaute ET LES SECTES. immediatement, s'il soutenait son innocence (1). Il se trouva une fern me, une vagabonde, qui feignit d'etre heretique, puis s'offrit a reveler les noms des sectaires caches et de leurs fauteurs. Elle com- mence par denoncer ses parents et ses allies qui l'avaient repoussee. Ses criminelles accusations etaient toujours suivies d'une sentence de mort. Les denonciations remonterent des vilains aux bourgeois, de la aux chatclains et aux comtes. Le Maitre ne permettait a aucun accuse de se defendre, quelque haul place qu'il fut; les faibles pre- feraient mentir quc d'etre bniles; les catholiques sinceres aimaient mieux d'etre braids que d'avouer des crimes lionteux dont ils etaient innocents : maitre Conrad leur promettait la gloire du martyre, si leur innocence etait reelle! Mais il n'etait pas facile, memo aux laches, d'obtenir la vie; il leur fallait nommer des complices qu'ils n'avaient pas. Dans leur naive simplicite les prevenus disaient : nous ne savons qui accuser, citez-nous des noms qui vous sont suspects. Puis rinquisiteur leur nommait tels corntes, telles comtesses, et les malheureux se hataient de repondre : ils sont aussi coupables que nous. Moi archeveque de Mayence, d'abord seul, puis de concert avec les archeveques de Cologne et de Treves, nous avons rappele maitre Conrad a la moderation. Il n'ecouta pas nos avis et finit par precher la croisade contre les heretiques. Mais il peril assassine. Nous avons examine les accuses qui vivent encore et nous les avons trouves innocents. Nous demandons an Pape ce qu'il y a a faire pour les morts. Nous ne savons, continue le chroniqueur, a qui nous emprunn'est cette leltre, ce que repondit le Pape; il doit se repentir certainement d'avoir contie tin pouvoir si grand a maitre Conrad (2). Le Pape regrelta si peu le pouvoir qui avail legitime les horribles execs de rinquisiteur allemand, qu'il continua an conlraire a l'ho- norer comme un digne apotre de la parole de Dieu (3). Croirait-on qu'en presence de ces horreurs, on ose encore justifier __________________ (1) Ita ut semel accusato tails duretur optio, aut sponte confiteri et vivoro, aut innocentiam juraro ct statim comburi. (2) i//V/'/r. ClIl'ouic., a. 1233 (Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 87, note //'). (3) HecolendaD memoriae magistri... pra?dicatoris verbi Dei. Epist., a. 1235 (3/rtwsi, XXIlI, 344). 464 DECADENCE DE LA Papaute. requisition comme line institution naturelle et necessaire an main- tien de l'ordre social! que l'on ose exalter la boucherie des here- tiques comme une ceuvre civilisatrice (1) ! Il est vrai que les heresies ont succombe et que la doctrine catholique a tout prendre etait su- perieure aux erreurs des sectaires. Mais qui nous dit que le bucher et la guerre aient ete une necessite pour detruire les sectes du moyen age? Ce qui prouve que cela n'est pas, c'est que les heretiques pe- rirent, mais ce qu'il y avait de vrai dans leurs croyances survecut et aux croisades et a l'Inquisition. Les erreurs seules furent detruites; mais pour les detruire, l'Eglise etait-elle en droit de livrer an bucher les hommes qui se trompaient sur la nature de Dieu et de la crea- tion? Les catholiques ont beau epuiser les sophismes, ils n'empeche- ront pas que l'heresie ne sou un crime imaginaire, ils n'empecheront pas que le sang innocent ne crie vengeance contre celui qui le verse. L'Eglise sera toujours coupable quand elle emploiera contre les erreurs religieuses d'autres armes que la parole et l'exemple. La croisade contre les Albigeois consolida Punite de la France ; est-ce a dire que les massacres soient legitimes? que la fraude unie a la vio- lence soit une vertu? S'il ne faut pas condamner les hommes pour les consequences de leurs actions qtl'ils n'ont pas pu prevoir, il ne faut pas non plus les justifier pour des resultats que Dieu seul a prepares. Ce sont les intentions qui absolvent ou condamnent, or Pesprit qui a anime les croises, quel est-51, sinon Pintolerance, le fanatisme, la cruaute? Il n'y a qu'une justification possible pour les croises comme pour les inquisiteurs, pour Innocent IlI comme pour Conrad de Marbourg, c'est l'aveuglement, fruit d'une fausse croyance. Cette excuse absout les hommes, mais elle con- damne l'Eglise. ________________ (1) L'abbe Rohrbacher, dans son Histoire de l'Eglise catholique, dit (T. XVI, p. 426, s.) : L'Inquisition existe naturellement et necessairement, sous un nom ou sous un autre, dans toute societe qui veut sa propre con- servation... Graces donc soient rendues aux peuples et aux rois, a la chre- tiente entiere du moyen age, cPavoir repousse dime part le joug abrutissant du Mahometisme, et d'avoir repousse de Tautre une heresie, une secte plus abrutissante encore, etc., etc. Nous faisons grace a nos lecteurs de cetle eloquence de sacristie. QUI EST VAINQUEUR. 4. Qui est vainqueur ? Les heresies menacent de rompre l'unite de l'Eglise. La Papaute, gardienne severe de l'unite chretienne, livre les heretiques au bucher; lorsque le bourreau ne fonctionne pas assez vite, elle appelle la chretiente aux armes; quant a ceux qui echappent a la fureur des croises, ils sont traques comme des betes fauves par l'Inquisition. En apparence la Papaute sort victorieuse de cette lutte horrible. La secte la plus redoutable du moyen age, les Albigeois, disparaissent ; le midi de la France, foyer de l'heresie, plie sous la dure loi du con- querant; toute une civilisation peril; les descendants des sectaires revokes deviennent des croyants fariatiques. Voila les Papes en pos- session paisible du pouvoir spirituel. En meme temps, ils luttent contre l'empire et l'abattent. La Papaute peut dire avec Gregoire VIl que son nom est unique dans le nionde. Il n'y a plus de pouvoir qui puisse se comparer au sien. Toute-puissante , elle va sans doute prendre en main la direction de la chretiente, detruire le mahome- tisme , repandre la loi du Christ dans le monde entier et realiser l'ideal de l'Evangile, le royaume de Dieu. A peine la Papaute est-elle victorieuse, que la societe chretienne se divise et se dissout; les croisades sont abandonnees; le mahometisme regne en Orient, en attendant qu'il vienne braver et epouvanter l'Europe. La Papaute elle-meme s'affaiblit en se dechirant. C'est elle qui commence a rompre l'unite chretienne par une guerre civile sans exemple.: deux, trois Papes se disent a la fois les chefs de la chretiente, et s'excom- munient, s'anathematisent les uns les autres, au grand scandale des lideles, a la grande joie des ennemis de Rome. Puis viennent les conciles generaux qui fletrissent et deposent n'est les Papes comme fauteurs du schisme et heretiques notoires (1). L'Eglise se cor- rompt ; des cris de reforme se font entendre. Les conciles essayent de corriger les abus; ils echouent, la decadence augmente et con- _______________ (1) Le concile de Pise deposa les deux Papes Benoit XIII et Gre- goire XIl, comme notorios schismaticos et antiqui schismatis nutritores, defensores , fautores , approbatores , manutentores pertinaces , necnon notorios h?ereticos, et a fide devios. (WAchery, Spicileg. I, 847.) DISSOLUTION DE L'UNITE CHRETIENNE. cluit a une revolution religieuse dont le cri est : a bas la Papaute! Voila a quoi aboutit la victoire de l'Eglise sur l'Empire et les sectes. Sa victoire n'est qu'apparente, c'est Flmmanite qui est victo- rieuse; la Papaute qui croit Fetre est plutot vaincue. Qu'importe que la guerre et l'Inquisition moissonnenl les heretiques? L'Eglise a beau exterminer les horamcs, elle ne peut pas tuer les idees. L'he- resie, c'est la manifestation de la liberte de l'esprit humain ; cette liberte est de Dieu, il n'y a aucune puissance qui puisse arreler son developpement. Les sectes du douzieme siecle sont vairicues, mais le mouvement qui leur a donne naissarice continue et se poursuit jusqu'a la Reformation. Ce n'est pas une attaque contre le Christia- nisme, car tous les seclaires se disent Chretiens et pretendent mar- cher sur les traces des premiers disciples du Christ; c'est une reac- tion contre l'esprit exterieur, idolatre du Catholicisme, un retour aux croyances et aux moeurs de Feglise primitive. Tel est Felement d'avenir qui se trouve au fond de toutes les sectes du moyen age. Ce germe ne peril pas ; ce qui peril, ce sont les erreurs qui viciaient les heresies. Les Manicheens dispftraissent , mais les Vaudois se main- liennent et propagerit leurs idees. Les humbles disciples de Valdo s'etablissent dans les vallees de la Savoie; ils y prennent un tel accroissement qu'ils ferment une Eglise. Le Pape Jean XXIl se plaint a rinquisiteur de Marseille que ces lieretiques osent tenir des cha- pitres et s'y reunissent. par centaines (1). Au commencement du quinzieme siecle, saint Vincent essaye vainement de les convertir par la predication. Nous les trouvons a la meme epoque en Boheme : c'est un Vaudois qui donne aux Hussites l'idee de la communion sous les deux especes : ce sent des Vaudois qui inspirent les Ta- borites dont les severes doctrines depassent de beaucoup les timides reformes de Hus (2). Les Protestants repoussent toute solidarite avec les secies du treizieme siecle ; mais au quatorzieme viennent les hommes qu'ils saluent du titre de precurseurs de la reforme, a leur tele Wiclef et J[ean] Hus. Ces Reformateurs prechent contre la corrup- tion du clerge; ils s'elevent contre le mecanisme du culte catholique , ________________ (1) Raynaldi Annal. Eccl., a. 1332, 31. (2) Voyez les temoignages dans Gieseicr, Kirchengeschichte, T. Il, 151 notes u, v. DECADENCE DE LA Papaute. 467 ils enseignent que la religion ne consiste pas en ceremonies , mais dans le sentiment interieur; ils torment contre les indulgences, qui ne sont plus qu'un instrument de richesses pour l'Eglise ; ils attaquent les moines qui abusent de mille manieres de la religion pour augmen- ter leur credit et leurs tresors. La source de tout mal a leurs yeux, ce sont les usurpations de la Papaute. Pour que l'Eglise soit sauvee, disent-ils, il fatit que tout change (1). Cet appela une reforme radicale trouve de l'echo. Hus peut sur le bucher, mais Luther triomphe. Pourquoi la Reforme, impuissante au treizieme siecle, devient-elle forte au qualorzieme, irresistible an seizieme? Les buchers ont ete pour les sectes un feu qui purifie, ou pour mieux dire, c'est la main de Dieu qui se montre dans ces luttes sanglantes; il emploie meme les mauvaises passions des homines a l'accomplissement de ses des- seins. Au treizieme siecle, il n'y a encore que des sectes, des here- sies. Cette premiere explosion de la liberte touche a la licence ; des reves, des extravagances, des erreurs l'unestes vicient ce qui s'y trouve de germes d'avenir. Les erreurs disparaissent, mais les veri- tes subsistent; elles se montrent aux quatorzieme et quinzieme siecles degagees de tout melange impur. En meme temps, la deca- dence de la Papaute et la corruption croissante de l'Eglise donnent un nouvel aliment a l'esprit de reforme. SECTION II. DECADENCE DE LA PAPAUTE. 1. Le pouvoir spirituel. N 1. LA Papaute ET LE SCHISME D'OCCIDENT. La pretention de l'Eglise, sa pretention immuable, c'est d'etre un pouvoir spirituel ; et comme l'esprit a empire sur le corps, de meme l'Eglise domine sur les puissances seculieres. Dans cet'ordre d'idees, l'Etat n'a pas de raison d'etre en lui-meme, il n'a qu'une existence ________________ (1) Dei Ecclesia nequit ad pristinam suam dignitalem reduci , vel refor- mari, nisi prius omnia fmnt nova. (Voyez les temoignages dans Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 123, note //,) DECADENCE DE LA Papaute. (Temprunt, il precede de l'Eglise, comme le moyen precede du but. Gregoire VIl avail donc raison de dire que la Papaute seule a un nom dans le monde ; les empereurs et les rois n'ont qu'une position subordonnee, relative. Cette doctrine liautaine etait deja minee an quatorzieme siecle par les attaques bardies et savantes de Marsile de Padoue et de Wiclef, qui contesterent aux Papes le pouvoir spirituel en vertu duquel ils pretendaient regner stir la cbretiente. La Papaute elle-meme prit a tache d'ouvrir les yeux aux croyants sur l'inanite de son pouvoir spirituel, dans le long schisrae d'occident. L'unite est de l'essence de la Papaute ; l'on ne concou pas plus deux Papes que deux dieux. Cependant au quatorzieme siecle, la Papaute se divise; et qui estl'auteur du schisme? quels sont les sen- timents qui lui donnent naissance et qui l'entretiennent? C'est l'ambi- tion effrenee et la cupidite du pretendu pouvoir spirituel. Les fails sont la pour l'allesler et les temoignages abondent. C'est la majorite* du college des cardinaux qui par le molif ou le pretexte que leur cboix n'a pas ete libre desertent le Pape qu'ils onl elu et en choi- sissenl un autre; ce sont eux qui creenl le schisme, ce sont eux qui le nourrissent et qui le rendent irremediable. Clemangis a donc rai- son d'accuser les mauvaises passions des princes de l'Eglise (1) ; Gerson a raison de fletrir leur apre ambition : L'orgueil, dit-il, et le desir de dominer sonl si grands, si cruels, si horribles, que rien ne les emeul, ni la miserable decadence de l'Eglise, ni la cerlilude du jugemenl divin el de leur propre damnation, ni la doctrine de Notre-Seigneur qui est toule d'hurnilite (2). L'universite de Paris tient le meme langage (5). Quand le roi de France se retira de l'obeissance du Pape d' Avignon, il renouvela a la face de la chre- tienle ces accusalions Irop meritees conlre les prelendus vicaires du __________________ (1) Nequitiam cardinalium. (Clemangis, de corrupto Ecclesias statu, XIl, 1.) (2) Gersonis Sermo de Angelis (T. Ill, p. 1470); Cf. Propositio facta coram Anglicis (T. Il, p. 125) : Sa3vissima dominandi libido, mater infausta schismatis hujus pestiferi. (3) scelesta! o veritatis hostis! o casca ! o clamnabilis ambitio! tuis ne viribus, nam quibus alIls! schisma retinetur! (Bulaeus, Hist. Univer- sitatis Parisiensis, T. IV, p. 853.) LE SCHISME. Christ : C'est leur execrable ambition qui perpetue le schisme; no pouvant regner sur tout le mondc Chretien, chacun se contente d'exploiter la moitie. Peu leur importe le salut des ames, leur unique souci est cle bien manger et de vivre dans le luxe (1). Le schisme existe, il y a deux Papes. Chacun d'eux jure qu'il cedera an besoin son siege pour mettre fin a la division qui scanda- lise la chretiente, et chacun d'eux viole son serment en jouant la plus honteuse des comedies (2) . Apres la mort du Pape d' Avignon Cle- ment VIl, l'universite de Paris et le roi de France demandent qtie la nomination de son successeur soit ajournee ; mais les cardinaux se hatent de proceder a l'election; ils jurent, il est vrai, que si l'im d'eux est elu, il emploiera tous les moyens pour retablir l'unite chre- tienne, meme la cession ; mais Benoit XIII oublia bien vite son ser- ment : a peine elu, disent les cardinaux de son obedience, il ne vou- lut plus entendre parler de cession (5). Meme comedie a Rome. Avant l'election de Gregoire XII, les cardinaux etaient convenus que celui qui serait elu, renoncerait an pontifical, si le Pape d'Avignon venait a mourir, ou renoncait de son cote (4). Gregoire etait bien decide a ne jamais abdiquer, ce qui ne l'empecha pas a son avene- ment de protester dans des lettres adressees yux cardinaux d'Avi- gnon, an roi de France et a toute la chretiente, qu'il etait prel a renoncer a la Papaute; que c'etait un bonheur pour lui d'avoir ete elu, pour pouvoir rendre la paix et l'union au monde Chretien (5). Il fit mieux, il ecrivit a son rival, Benoit XIII, pour lui proposer la cession, comme etant le meilleur moyen de mettre fin au schisme; Benoit ne manqua pas de feliciter le Pape de Rome de cette heureuse idee (6). Les deux Pontifes rencherissent l'un sur l'autre en prornesses : ils declarent qu'ils sonl prets a donner leur vie pour l'Eglise, et qu'ils montreront par le fait ce qu'ils disent (7). Voila les vicaires de Dieu __________________ (1) Bulaeus, Hist. Universit. Paris., T. IV, p. 853. (2) Voyez le serment dans Bulaeus, T. IV, p. 730. (3) Mansi, Concil. T. XXVI, p. 1197. (4) Mansi, XXVI, 1168. (5) Martene, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 726-73H. (6) Mansi, XXVI, 1013-1016. (7) Martene, Amplissima Collectio, VIl, 490, 496. DECADENCE DE LA Papaute. lies par les engagements les plus solennels : voyons-les a l'oeuvre. Une entrevue est arretee entre les deux Papes. Gregoire recule. Benoit, sur que le Pape de Rome ne viendra pas, fait l'empresse. C'est une vraie scene de comedie; plus Gregoire hesite, plus Benoit montre de zele; il se plaint vivement des mauvais pretextes allegues par son adversaire, de son manque de parole, de sa duplicite. Tous ces reproches pouvaient etre adresses a Benoit aussi bien qu'a Gre- goire. Ecoun'est un contemporain, Leonard Aretin, secretaire du Pape de Rome : Benoit declare que tout lieu lui est indifferent, pourvu que ce sou sur le bord de la mer, afm d'etre toujours a portee de sa flotte ; Gregoire au contraire ne veut entendre parler que de la terre ferme. Vous diriez que l'un est un animal aquatique qui redoute lesec, et l'autre un animal terrestre a qui l'eau fait peur... Tout le monde murmure hautement; l'on ne peut voir sans fremir d'horreur que deux liommes plus que septuagenaires sacrifient la religion, l'Eglise et leur propre conscience a l'ambition de regner encore quelques jours (i). Le projet d'entrevue aboutit au resultat le plus comique. Gregoire se retira a Sienne, Benoit a Perpignan. C'etait, disaient les envoyes du roi de France, comme si l'un voulait aller en Orient, et l'autre en Occident (2). Voila la conduite des vicaires de Dieu dans un schism e qui, au point de vue de la doctrine Catholique, compromettait le salut des ames. LaPapaute n'avait-elle pas proclame que c'etait une condition de salut de croire a son autorite! Mais auquel des deux Papes fallait-il croirepour etre sauve? Ils s'excommuniaient, ils s'anathematisaient l'un l'autre; cbacun avaitpour lui des eglises entieres : comment les fideles pouvaient-ils discerner le vrai successeur de saint Pierre? Ceux qui etaient excommunies a Rome trouvaient faveur a Avi- gnon (3) ; ceux qui etaient maudits par l'un etaient benis par l'autre (4). L'on ne sait plus qui est Catholique, disent les cardinaux en convo- ________________ (1) Leon. Aretini, dans Muratori, Scriptor., T. XIX, p. 926. (2) Martene, Amplissima Coliectio, T. VIl, p. 865. (3) Discours du cardinal de Milan au concile de Pise (Mansi, XXVIl, 119) : Quern unus juste execratur, alter asserit non ligatum. Quern unus condem- nat, alius male appellantem justificat. (4) Bulaeus, Hist. Univers. Paris., T. V, p. 35. LE SCH1SME. quant le concile de Pise (1). Ainsi une moitie au moins de la chre- tiente est en danger de son salut; cependant ceux qui devraient pro- curer ce salut, comme intermediaires entre le ciel et la terre, ne font rien pour sauver des milliers d'ames, que dis-je? ils font l'impossible pour les perdre, en perpetuant le schisme! Qu'est-ce donc que le pretendu pouvoir spirituel, les pretendus vicaires de Dieu? C'est Pesprit de domination incarne ; leur droit divin ne sert qu'a urie chose, a legitimer la plus apre ambition. Voila ce que les rois reprochent ptibliquement aux Papes (2). Metn'est la conduite de la societe la'ique en regard de la coupable ambition des chefs de l'Eglise; les faits nous diront ou est le vrai pouvoir spirituel. La cause de la chretiente est desertee, trahie par les Papes; c'est un corps savant, ce sont les princes qui prennent l'initiative pour retablir l'unite chretienne (3). A peine le schisme a-t-il eclate, que l'Universite de Paris s'emeut ; elle engage Clement VIl a se soumettre a la decision d'un concile general (4) ; elle ecrit aux cardinaux que s'ils ne mettent pas fin au schisme, les laiques, a la honte de l'Eglise, le feront (5) . Pendant que les Papes de Rome et d' Avi- gnon exploitent leur pouvoir et epuisent la chretiente par leurs inven- tions fiscales, l'Universite deploie une admirable activite pour rendre la paix au monde Chretien. Elle se met en rapport avec toutes les universites, avec tous les princes Chretiens ; elle envoie partout des deputations pour reveiller les esprits, pour ranimer les courages. _________________ (1) Mansi, XXVI, 1132 : Ut vix dignosci valeat qui existat catholicus. (2) Le roi de Castille dit dans sa Soustraction d'obeissance (Martens, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 611) : Certantes cum tanto discrimine, pro libidinosa dominandi ambitione, prassidendi fastu, sublimi statu, tantis cibis, ornatibus varIls. (3) Appellatio Universitatis (Bulaeus, IV, 806) : Nee est credendum Jesum- Christum sponsam suam omni adjutorio spoliatam relinquere velle; sed pie dicendum, adjutorem et propugnatorem suscitasse... Universitatem Pari- siensem... Serenissimum regem Francorum... (4) Bulaeus, Hist. Univ. Paris, T. IV, p. 618. (5) Bulaeus, IV, 701 : Et per Dei misericordiam non sinite decus vestrum adeo minui, aut ad hoc rem devolvi, ut per homines laicos atque saaculares, ad perpetuum vestri et Ecclesias contemptum, pacem istam reformarine- cesse sit, quod procul dubio fiat nisi per vosmetipsos citissime provisum sit. DECADENCE DE LA Papaute. Decidement le pouvoir de l'esprit s'est deplace, il n'est ni a Rome, ni a Avignon, il est la ou se trouvent l'intelligence et le devouement aux interets generaux de l'humanite. Les roles sorit renverses. Les deux Pontifes fulminent en vain leurs excommunications, on n'en tient aucun cornpte. Mais voici un corps savant, sans autorite exte- rieure, qui eleve la voix, au nom de la chretiente et ses paroles sont des menaces qui font trembler les pretendus vicaires de Dieu (1). N'osant pas combattre ouvertement l'Universite, les Papes cherchent a l'entraver par leurs intrigues; le fameux Pierre de Lune prelude comme legat a ce qu'il sera comme Pape ; c'coun'est la protestation foudroyante de l'Universite : Il faut etre un miserable pour conce- voir ces intrigues, il faut etre plus vil encore pour y donner son con- sentement; vouloir mettre ces abominables trames h execution, c'est le comble de l'infamie (2). L'appel que l'Universite adressa aux rois tut entendu. Le roi de France prit l'initiative ; dans les instructions qu'il donna aux princes charges de negocier aupres du Pape d' Avignon, il dit que c'est le fait du monde qu'il a le plus a coeur que de mettre paix et union en sainte eglise, et qu'il y veut exposer sa personne, les seigneurs de son lignage, sa chevance, et y faire tout ce qu'il pourra (5). Les rois etaient cependant interesses a ce que le schisme se perpetual, car tous avaient eu a combattre les pretentious temporelles des Papes, tous avaient donc interet a diminuer leur puissance; or le schisme non-seulement affaiblissait le pouvoir Pontifical, il le detruisait dans son essence. Le roi de France surtout avait tout a gagner au schisme et tout a craindre, s'il prenait fin. Il disposait des Papes d' Avignon comme d'un instrument; ces Pontifes n'existant que par l'autorite royale n'avaient rien a lui refuser ; que si l'unite chretienne se reta- ________________ (1) L'Universite propose trois voies pour mettre fin au schisme : Si alter dissidentium aut uterque vias tres expositas inire obstinatius refu- gerit, eum velut schismaticum pertinacem et haereticurn judicandum... (WAcliery, Spicileg. I, 776.) (2) Bulaens, Hist. Univ. IV, 699 : Nequam qui hoc cogitavit, nequior qui tarn iaiquo cogitatui consensit, nequissimus qui hoc ipsuni abominandum iacinus explore voluit. (3) Martene, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 437. LE SCHISME. blissait, le retour des Papes a Rome etait inevitable, la France per- dait son influence sur les chefs de l'Eglise, et elle avail de notiveau a redouter leur immuable ambition. Les hommes politiques ne man- querent pas de faire ces observations, mais le roi de France repondit qu'il s'agissait de l'interet general de l'Eglise, que par consequent il ne fallait pas avoir egard aux interets des nations, qu'il vaudrait beaucoup mieux qu'il y cut un prud'homme italien qui fut Pape, que de demeurer plus longtemps en cette division perilleuse (1). Il ecrivit dans le meme sens a l'empereur d'Allemagrie : Des hommes malveillants objectent que l'union de l'Eglise diminuera la puissance des princes seculiers; Dieu nous garde de preter Poreille a ces sug- gestions perfides; ecoun'est plutot l'empereur Justinien qui dit que les princes doivent avant tout veiller a Punite de l'Eglise, que c'est la la base la plus sure de leur puissance; Dieu nous en recompensera dans cette vie, en affermissanl notre pouvoir et en Petendant, et il nous donnera la couronne de la gloire eternelle (2). Le langage des autres princes etait lout aussi Chretien. Le roi de Navarre repond a Pappel du roi de France qu'il se rallie a la voie de cession, malgre Popposition d'une grande partie des prelats : par consideration du service de Dieu principalement, et apres pour etre avec vous en toute chose, et par especial en ce cas auquel vous avez noble et sainte intention pour mellre l'Eglise en union (3). Le roi de Castille dit dans sa souslraction d'obeissance, que c'est son premier devoir de veiller au salut des arnes, qu'il ne reculera devant aucune peine pour la conservalion de la foi el le retablisseraenl de l'unite de l'Eglise, imitant noire Seigneur Jesus-Christ, qui etanl Dieu a pris la forme d'esclave et s'est soumis a la mort pour le salut des hommes. Plus loin il dit qu'il aurait lieu de craindre la colere de Dieu, s'il favorisait la continuation du schisme; Dieu ayant donne aux rois le pouvoir du glaive, el le pouvoir de la justice, c'est un devoir pour eux de mettre lin au schisme, d'aulant plus que les fails prouvent que l'ou ne peut attendre le retablissement de l'unite que de l'intervention de la puis- ______________ (1) Martene, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 456. (2) Martene, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 622-625. , (3) Martene, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 629. DECADENCE DE LA Papaute. sance seculiere (1). Cin'est encore la lettre du due de Berry au Pape de Rome et a ses cardinaux : il leur represente la vanite des choses de ce monde, l'inanite de l'ambition, le bien inappreciable de la paix que Jesus-Christ a recommandee a ses disciples (2). Ne dirait-on pas que c'est un cardinal qui ecrit a un prince laique? Voila la conduite de la societe la'ique pendant le schisme : elle parle et agit comme devraient parler et agir les chefs de la chre- tiente, tandis que les vicaires de Dieu agissent comme s'ils etaient les ennemis de la foi chretienne. Dans la conception catholique, c'est le pouvoir spirituel qui est appele a sauver les laiques, incapables de se sauver par eux-memes. Au quatorzieme siecle, l'Eglise ne peut plus se sauver , nous devrions dire qu'elle ne le veut pas , puisque les Papes, dans lesquels l'Eglise se concentre , ont recours a toutes les ruses de la diplomatic clericale pour perpetuer le schisme. Qui sauve la chretiente ? qui lui rend l'unite et la paix ? Ce sont les laiques. L'Universite de Paris dit que Jesus-Christ a donne aux rois pouvoir sur l'Eglise; ils doivent la defendre, et ils rendront compte a Dieu de cette mission. Elle ajoute : ce n'est pas chose nouvelle que les princes aient mis fin a un schisme ; on pourrait meme dire que jamais l'Eglise dans ses chutes ne s'est relevee de ses propres forces (5) ; c'est donc a eux de rendre la tranquillite et la concorde a la chre- tiente. Ainsi le pouvoir la'ique est appele a sauver le pouvoir spiri- tuel ! c'est le corps qui doit procurer le salut de l'ame ! Il y a plus, les laiques prouvent qu'ils peuvent tres-bien se passer du pouvoir spirituel. Les princes, revoltes de la conduite indigne des successeurs de saint Pierre, s'insurgent contre eux, et declarent qu'ils se retirent de leur obeissance. C'est l'Universite de Paris qui provoque cette grave decision, et elle y est forcee par l'incroyable obstination de Benoit XIII : le Pape d f Avignon refusait la voie de la cession volon- taire, bien qu'il cut fait serment avant son election d'y consentir, et comme il ne se determinait a aucune autre voie, il ne restait qu'a ________________ (1) Martene, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 613. (2) Martene, Amplissima Collectio, T. VIl, p. 706-712. (3) Buhteus, Hist. Univers., T. IV, p. 806 : Forsitan verum est quod nurn quam Ecclesia collapsa sen vacillans suis proprIls viribus se erexit... LE SCHISME. se soustraire a son obeissance (1). La France donna l'exemple. Dans l'acte de soustraction, le roi dit tout ce qu'il a fait pour rendre l'unite a l'Eglise; il rapporte les serments des Papes, leurs parjures, leurs indignes roueries pour se maintenir, et par suite pour perpetuer le schisme ; pour ne pas perir avec les Papes de la mort eternelle, il se separe de la communion de ces hommes pervers, et defend a ses stijets d'obeir desormais a Benoit (2). Ainsi le vicaire du Christ, sans lequel aucun fidele ne peut faire son salut , est deserte, precisement parce qu'il perd les ames! La Castille suivit l'exemple de la France. Le royaume tres- Chretien revint cnsuite a l'obeissance du Pape d'Avignon, puis il la quitta de nouveau. Benoit lane, a line bulle d'ex- communication contre les rois qui se retiraient de son obeissance ; voyons quel eifet produisirent les foudres pontificales. Dans une assembled solennelle des grands du royaume, presidee par le roi, un docteur en theologie proclama au nom de l'Universite, que Pierre de Lime etait schismatique opirIlatre et meme heretique, perturbateur de la paix et de l'union de l'Eglise. La bulle fut dechiree comme bles- sant la foi, seditieuse et injurieuse a la majcste royale. Puis on fit le proces a ceux qui l'avaient apportee. La sentence est curieuse : on revetit les deux coupables de dalmatiques noires portant les armes du Pape et des ecriteaux ou ils etaient traites de faussaires et de traitres envoyes par un traitre. On leur mit sur la tete des mitres de papier; en cet equipage on les mena dans un tombereau a la cour du palais ou ils furent mis sur un echafaud et exposes a la risee du peuple. Le dimanche suivant on les montra dans le meme accoutre- ment au parvis de Notre-Dame (3) . La Papaute est le jouet des caprices de la France, dit Benoit XIII : aujourd'hui elle reconnait le Pape, demain ellelui refuse l'obeis- sance ; on dirait que c'est a elle a nommer et a destituer les chefs de l'Eglise (4). Il y avail pis que du caprice dans la soustraction d'obeissance : c'etait mettre l'Etat au-dessus de l'Eglise. Les rares ______________ (1) Bulaeus, Hist. Univers. Paris., T. IV, p. 799, ss. (2) Preuves des libertes dd'Eglise Gallicane, T. II, p. 691-701. (3) Bulaeus, Hist. Univ., V, 169-174; Bourgeois du Chastenet, Histoire du eoncile de Constance, Preuves, p. 268-269; Fleury, Hist. Eccles., C. 9, 10, 16. 4) Bulaeus, Hist. Univ., IV, 880. DECADENCE DE LA PAPAUTE. partisans que la Papaute conservait en France, eurent soin d'en faire la remarque; en vain disait-on que le Pape d' Avignon n'etait pas le vrai Pape, ce n'etait pas au roi, mais au concile general a en decider (1). Accorder au pouvoir la'ique le droit de se soustraire a l'obeissancc du siege des apotres, c'etait renverser completement la theorie du pouvoir spirituel. Les legistes ne manquerent pas de tirer profit de l'abaissement du pouvoir rival de l'Egtis.e; ils poserent har- diment le principe de la souverainete de l'Etat. La cause du mal r d'apres eux, c'etait l'usurpation du pouvoir civil par la Papaute; cette usurpation, dit P. de Ferrieres, est contraire a l'idee de l'Etat, qui doit commander aux clercs aussi bien qu'aux la'iques; il faut que l'Eglise abandonne ses pretentious (2). C'etait proclamer la decheance du pouvoir spirituel ; pour mieux dire , les Papes , en perpetuant le schisme, proclamaient eux-memes leur decheance. La France et la Castille restent pendant des annees entieres sans chef spirituel. Au moyen age, on n'aurait pas cru la vie possible sans Pape : comment l'humanite ferait-elle son salut, privee de l'appui de cclui qui est le vicaire du Christ , Fintermediaire entre le ciel et la terre ? Mainte- nant le premier royatime de la chretiente, la fille ainee de TEglise et le royaume catholique par excellence sont sans Pape pendant cinq ans, Quel signe des temps ! Si les fideles peuvent se sauver sans Pape pendant cinq ans, pourquoi pas toujours ? Voila ce que les plus hardis disent au quatorzieme siecle (5) ; et au seizieme, la moitie de la chretiente se separe definitivement de Rome, en attendant que le jour vienne ou riwmanite tout entiere croira qu'elle peut faire son salut, sans aucun intermediaire entre elle et Dieu. _______________ (1) Bourgeois du Chastenet, Histoire du concile de Constance, Preuves, p. 128 : Je ne trouve pas que toutes les nations assemblies puissent juger ni condamner le Pape. (Discours de Guill. Fillastre, doyen de Reims.) (2) Petri de Fermriis, Practica, p. 39, 43 verso, 113 verso (Giesekr, Kirchengeschichte, Il, 3, 105, note d). (3) Epist. Universitatis Parisiensis, a. 1 394, ad Clementem VIl (Bulaeus, IV, 700) : Jam eo ventum est, et in tantam perniciem erroremque res pro- cessit, ut plerumque passim et publice non vereantur dicere, nihil omnino curandum quot papas sint, et non solummodo duo aut tres, sed decem aut duodeeim, imo et singulis regnis singulos prrefici posse, nulla sibi invicem potestatis aut jurisdictionis auctoritate proelatos. LE SCHISME. En realite, il n'y avail plus de pouvoir spiritual. Au Moyen Age, la societe lal'que etait barbare ; ce qui restait de mouvemenl intellectuel etail concentre dans l'Eglise , ce qu'il y avail d'elements de moralile, etait encore le privilege de l'Eglise ; l'Eglise etait donc en fait comme en theorie le pouvoir spirituel. An quatorzieme siecle, elle ne se dis- tingue plus que par sa corruption el son ignorance. Les temoignages abondent; nous enciterons quelques-uns qui sonl empruntes, non aux ennemis de l'Eglise, mais a ses ardents defenseurs. Beaucoup d'eveques, dil Nicolas de Clemangis, ne mettenl jamais le pied dans leurs dioceses , n'entrent jamais dans leurs eglises, ne voient jamais leur troupeau. Mais pourquoi accuser leur absence? presents, ils feraienl mille fois plus de mal. Ils passent lejour a la chasse el au jeu , la nuil dans les orgies. Enfanls imberbes, a peine echappes a la ferule, ils sonl charges d'enseigner aux aulres ce qu'ils ne savent pas eux-memes... Que dirai-je des chanoines el des cbapitres, sinon qu'ils ressemblenl a leurs chefs? ignoranls, simoniaques, avides, ambitieux, dissolus dans leur vie, severes dans la condamnation des aulres, livres au vice, a la debaucbe, passant leur temps dans de vains discours, parce qu'ils ne savent rien de serieux qui puisse les occuper. Ils placenl tout le bonheur de l'exislence dans le soin du venire et dans les plaisirs de la chair; on dirail des pores d'Epicure. Tels etaienl les princes de l'Eglise; que pouvail etre la masse du clerge ? Clemangis continue : On prend des hommes de la charrue ou du melier pour gouverner les paroisses. Leurs moeurs sonl a la hau- leur de leur science. Ils ne connaissenl que jeux , orgies, dispules, impudicites... Tout ce qu'il y a d'hommes paresseux, desireux d'une vie oisive el molle, ambitiomienl le sacerdoce. Des qu'ils y sont arrives, ils deviennenl les holes assidus des cabarets et des mauvais lieux, et passenl leur vie a manger, a boire et a jouer. Gorges de vin, ils crient. ils tapagenl, ils se battent, profananl de leurs levres souil- lees le nom de Dieu el de ses sainls. Apres des nuils de debauche , ils quittent les bras des courtisanes pour celebrer les mysteres divins (i). Une plaie honteuse rongeail l'Eglise. Gregoire VIl arracha le sacerdoce aux liens de la famille, pour le consacrer lout ___________________ (1) Ckmcnyis, de ruina Ecclesiae, c. 7, 24. 478 DECADENCE DE LA Papaute. entier a Dieu; il trouva un appui dans l'opinion publique contre les pretres maries. Qu'arriva-t-il aux quatorzieme et quinzieme siecles ? Les laiques forgaient les clercs a prendre des concubines (1). Pour- quoi ce retour dans l'opinion ? Les paroisses, dit Ctemangis, ne veu- lent pas de pretre sans concubine , parce qu'elles croient que c'est le seul moyen de mettre les femmes a l'abri de leur impudicite, et ce moyen meme est inefficace. Y avail- il un pretre qui ne se livrat pas a l'adultere ? Les autres le bafouaient, l'insultaient , le traitaient d'eu- nuque ou de sodomite (2). Le mal etait universe! et public; les pre- tres promettaient fidelite a leurs concubines par acte autbentique; elles etaient regues dans les families comme des epouses legitimes ; les eveques se faisaient aecompagner dans leurs visites episcopales par leurs amies. Les benefices et les possessions de l'Eglise passaient de pere en fils; il y avail plus d'enfants naturels que d'enfants legi- times dans les dignites ecclesiastiques. Il ne manquait plus que la sanction de l'Eglise pour legitimer ces desordres : on vit des eveques permettre le concubinage des pretres moyennant une redevance; c'dtait organiser la prostitution (3). A la vue de ces honteux desor- dres, Pierre d'Ailly s'ecrie : La corruption de l'Eglise est telle qu'on dit proverbialement qu'elle n'est plus digne d'etre gouvernee que par les reprouves (4). Qu'est devenu le pouvoir spirituel que Gregoire VIl voulait placer si baut ? Nous ne savons si le clerge an quatorzieme et au quinzieme siecle etait plus corrompu que les laiques ; ce qui est certain , c'est que par son immoralite et son ignorance il ne meritait plus l'orgueil- leuse suprematie qu'il s'arrogeait sur le corps comme organe de Tame. Il se trouva au quatorzieme siecle un cbapitre qui fut force de se servir du ministere d'un notaire pour corresponds avec son eveque, _______________ (1) Condi. Palentinum, c. 7 (Mttnsi, XXV, 703). (2) Clemengis , de praesulibus simoniacis (Giesekr, Kirchengeschichte , T. Il, 108, note f). (3) Voyez les temoignages dans Giesclcr, Kirchengeschichte, T. Il, 108, notes g et i. (4) Le reformat. Ecclesice, dans von der Hardt, Concil. Constant, T. I p. 424: Adeo ut jam horrendum aliquorum sitproverbium : ad hunc stalum venisse Ecclesiam ut non sit digna regi nisi per improbos. LE SCHISME. vu qu'aucun des chanoines ne savait ecrire (1) ! Les pretres se pre- paraient a leurs hautes fonctions, en conduisant la charrue : Ils ne savent pas plus de latin que d'arabe , dit Clemangis ; a peine distin- guent-ils y'a du b. On sail si la simplicite de leurs moeurs est une excuse de leur ignorance. Comment Dieu exaucerait-il les prieres de ceux qui ne comprennent pas ce qu'ils disent ? Comment seraient-ils les intermediates entreDieu et les fideles, ceux qui se rendent odieux au createur par la turpitude de leur vie (2)? An Moyen Age, l'on ne songeait pas a appeler les la'iques dans les conciles, l'on ne concevait pas que la matiere donnat des lois a l'esprit. Au quatorzieme siecle , on demande des conciles generaux pour reformer l'Eglise. Qui sera appele dans ces assemblies legislatives de la chretiente ? L'Universite de Paris demande qu'on les compose par parties egales de prelats et de docteurs en theologie et en droit; pourquoi ? a cause de l'igno- rance des prelats (3). Les hommes les plus considerables, Clemangis, Pierre d'Ailly, font la meme demande, et pour la meme raison, parce qu'il y a beaucoup d'eveques qui ne sont que des dnes couronnes (4). Les laiques prennent place au concile de Constance, et ils y ont voix deliberative. Ainsi le corps est appele a reformer Tame : le pouvoir spirituel n'est plus a l'Eglise, il est, il sera n'est les jours plus a la societe laique. L'Eglise a eu une mission spirituelle au moyen age, mais cette mission etait temporaire. L'Eglise votilut la perpetuer en vertu d'un pretendu droit divin; deladesexces et des abus sans nombre. Des cris de reforme se firent entendre , mais la Papaute refusa de les ecouter. Enfin dans son delire, elle detruisit elle-meme le dernier prestige qui lui restait, par un scandaleux suicide. La societe laique avait grandi en intelligence et en moralite; c'etait dans elle que resi- dait desormais le pouvoir de l'esprit, c'est donc a elle qu'appartenait __________________________ (1) Quia singuli de capitulo scribere nescimus. (Gieseler, Kirchen- geschichte, T. Il, 108, note c.) (5) De ruina Eccletiw, c. 7. (3) Quia plures praalati, proh puclor! hodie illiterati sunt. (Bulaeus, Hist. Universit., IV, 690.) (4) Praelatus indoctus est asinus coronatus. Paroles de Fillastre, cardinal de Saint-Marc (Gieseler, Kirchengeschichte, Il, 4, 131, notec). 480 DECADENCE DE LA Papaute. la souverainete. Abdication du pouvoir spirituel de l'Eglise, avene- ment de la souverainete la'ique, tel est le resultat du grand schisrae d'occiderit. i\ 2. LA Papaute ET LES CONCILES. Le schisme ne fut que temporaire, l'unite catholique tut retablie par le concile de Constance; mais cette unite clont on fait tant de bruit, n'est qu'apparente, elle cache des dissentiments profonds, elle cache un veritable schisme. L'eglise catholique se dit une par excel- lence; elle reproche la diversite aux sectes religieuses et aux ecoles philosophises cornme une marque certaine de leur faussete ; elle oublie que la diversite est une loi de la nature pour tous les etres crees, que l'unite absolue n'existe qu'en Dieu. En vain l'Eglise se vante-t-elle d'etre depositaire de la verite absolue et organe de l'unite divine, ses propres anriales donnent a chaque pas un dementi a cette superbe ambition. La Papaute du moyen age se disait souveraine par elroit divin ; cette souverainete s'etendait sur le temporel comme sur le spirituel ; admettre deux souverains, comme le dit tres-bien Boni- face VIlI, ce serait admettre deux principes, ce serait tomber dans le manicheisme. Cela est logique. Mais qu'est devenu le droit divin des Papes au quinzieme siecle? Les successeurs de saint Pierre sou- tienncnt toujours qu'a eux appartient le pouvoir spirituel et par suite la souverainete; mais de Unites parts s'eleve une protestation contre leurs exorbitantes pretentious ; les memes conciles qui retablissent l'unite catholique reclament pour eux la souverainete spirituelle. C'est une revolution de 89 dans le sein de l'Eglise ; c'est la chre- tiente qui se proclame souveraine et ne veut plus voir dans les Papes que les ministres de ses volontes. Il est bien vrai que les Papes, a peine l'unite retablie, se hatent de repudier les decrets de Constance. Mais un nouveau concile les confirme; ce concile, bien que desavoue par la Papaute, devient une loi fondamentale pour le royaume tres- chretien; sa doctrine subsiste, lors meme que la pragmatique sanc- tion est remplacee par un concordat, elle forme une des croyances fondamentales de l'Eglise gallicane. Ainsi donc la souverainete est douteuse dans le sein de Teglise dite catholique, universelle; l'on ne sait ou elle reside, si c'est dans la Papaute, si c'est dans les conciles. LES CONCILES. 481 En realite ce ne sont ni les Papes ni les conciles qui la possedent; elle n'est plus a l'Eglise, elle est aux nations. L'unite catholique n'cst qu'une chime-re. Le schisme aurait du ouvrir les yeux aux plus aveugles partisans de la Papaute; mais si le catholicisme est immuable, ses defenseurs sont encore plus incorrigibles. Le schisme avail montre la chretiente divisee par l'orgueil et la cupidite des pretendus vicaires de Dicu et cette division menacant de se perpetuer, toujours par l'obstination interessee de ceux qui se disaient les representants de la divinite ; il avail fallu l'inten ention des laiques , des rois et des nalions pour rendre la Concorde el runite an moride Chretien. Cependant, qui le croirait? apres ces dechirements qui mirenl a nu l'impuissance de la Papaute, les ultramontains maintinrent dans toute leur rigueur les theories insensees des canonistes du moyen age sur le pouvoir absolu des Papes. Ecoun'est les articles de foi de cetle doclrine hautaine : Le Pape est superieur a l'Eglise universelle; les conciles n'ont d'autorite que par lui ; on peut appeler d'eux au saint-siege ; il n'est pas lie par les lois qu'il fait, ni par les decrets des synodes (1) ; sa puissance surpasse toute puissance humaine (2), elle ne peut pas meme etre comprise par rtiomme ; elle participe de la puissance divine. Le Pape commande aux homines et aux anges, aux vivants et aux morts, sur la terre et au ciel (5); il est un autre Dieu (4). Un Jean XXIlI qui aurait merite dix fois la mort sur l'echafaud d'apres notre code penal, tin miserable convaincu de meurtre, d'empoison- nement, de vol, d'adultere, de simonie, egale a Dieu! Apres lui un Alexandre VI, un Borgia souille de crimes et de debauches qui fe- _______________ (1) J. de Turrecremata, Summa de Ecclesia. (Les passages sont rapportes par Gieseler, Kirchengeschichte, Il, 4, 136, notes q et u.) (2) Potestas ejus a nulla potestate humana exceditur, vel superatur ; sed ipsa omnem aliam excedit et superat. (Turrecremata, ib.) (3) Cujus tanta est sublirnitas et eminentia, tanta immensitas, ut nullus mortalium nedum comprehendere, aut satis exprimore, sed nee cogitari possit. (Sancius, Episcopus et Referendarius Pauli Il, dans Gieseler, ib., 136, note w, p. 220.) (4) Cette parole sacrilege fut adressee en plein consistoire a Jules Il. (Gieseler, ib., 136, note f.) DECADENCE DE LA PAPAUTE. raient rougir les bagnes et les lupanars, egale a Dieu ! Voila ou con- duit le droit divin de la Papaute ! Cette doctrine sacrilege revolta les hommes sincerement attaches a la foi chretienne ; ils senlaient que een etait fait du christianisme, si on le pouvait rendre responsable de pareilles enormites. A la tete de ces hommes religieux se trouvait Gerson, chancelier de l'universite de Paris, l'illustre ecrivain a qui l'on attribue le livre le plus pro- fondement Chretien qui existe apres l'Evangile, l'Imitation de Jesus- Christ. Si Gerson se met en opposition avec la Papaute, on ne peut pas dire que ce sou par un sentiment hostile au christianisme; c'est au contraire dans l'interet de la foi et meme de l'Eglise qu'il opposa aux preventions ultramontaines la doctrine de la souverainete des con- ciles qui est restee la croy.arice de l'Eglise gallicane : Le pouvoir spirituel, dit Gerson, reside dans l'Eglise; quand Jesus-Christ a donne les clefs a saint Pierre, ce n'est pas a l'homme qu'il les a donnees, c'est a l'Eglise en la personne de saint Pierre (1). C'est avec raison que Jesus-Christ n'a pas confie un pouvoir absolu a un seul homme, car le Pape est faillible, et l'histoire atteste qu'il s'est trompe; s'il etait souverain, il pourrait abuser de sa puissance, pour la ruine de la foi chretienne; l'Eglise seule et ses organes, les conciles generaux sont infaillibles; c'est donc l'Eglise qui est souve- raine (2). Gerson et les gallicans ne contestent pas la primaute de saint Pierre, mais cette primaute n'est pas une souverainete; saint Pierre et ses successeurs ne sont que les ministres de l'Eglise ; les conciles generaux qui represented l'Eglise sont au-dessus des Papes (3). Les Papes, dans cette conception, sont a l'egard des con- ciles, ce que la royaute est a l'egard des nations ; ils sont le pouvoir _________________ (1) Gerson, de potestate ecclesiast. (Op. T. Il, p. 243.) (2) Gerson, ib. Almainus, de aucloritate Ecclesiae et conciliorum, dans Gerson, Op., T. Ill, p. 1001. Nic. Cusanus, de concordia cath., lib. Il, c. 34. (Voyez les passages dans Gieseler, Il, 4, 136, notes e et /".) (3) Me. Cusanus, de concordia cath., Il, 34 : Unitas fidelium est ilia, ad cujus servitium et observantiam praasidentia est super singulos. Hinc unitas fidelium, quam nos Ecclesiam dicimus, sive universale concilium catholics Ecclesia?, ipsam reprassentans, est supra suum ministrum ac singulorum prsesidem. LES CONCILES. 483 executif de l'Eglise (i). De la suit qu'ils n'ont pas le droit de dormer des lois a la chretiente, ce droit n'appartient qu'aux conciles ; si les Papes l'exercent, leurs bulles n'ont d'autorite que par le consente- ment de l'Eglise (2). Ils sont lies par les conciles, ils ne peuvent pas plus changer leurs decrets qu'ils ne peuvent alterer les Evangiles (3). Il va sans dire que le Pape etant faillible, peut abuser de son pou- voir; s'il se rend indigne de son ministere, les conciles ont le droit de le juger et de le deposer (4). La doctrine de Gerson fut consacree par le concile de Constance : Le saint synode declare qu'ctant legitimement assemble par le Saint-Esprit, il tient sa puissance immediatement de Jesus-Christ, et que tout fidele, de quelque etat et dignite qu'il soit, meme le Pape, est oblige d'obeir dans les choses qui concernent la foi... Il declare aussi que tout fidele, de quelque etat, condition et dignite qu'il soit, meme le Pape qui refusera opiniatrement d'obeir aux ordonnances de ce saint concile ou de tout autre concile general, sera puni, et qu'on pourra au besoin agir contre lui par les voies de droit. Ce decret a toujours ete une pierre de scandale pour les ultramontains. Ne pouvant renier le concile de Constance, puisque c'est par lui que l'unite catholique a ete retablie et que c'est par lui que la Papaute existe pour ainsi dire, ils ont invente mille chicanes pour echapper a l'autorite de ses decisions. Les uns disent que le decret de Constance ne concerne que les temps de schisme, mais ils sont en contradic- tion avec les termes generaux du canon que nous avons transcrit. D'autres ont attaque l'authenticite du decret, en accusant le concile de Bale de l'avoir interpole ; mais l'accusation a tourne contre les accusateurs , par la publication des actes originaux du concile de Constance (5). Il faut etre aveugle pour ne pas voir quel esprit regnait _______________ (1) Est quasi instrumentalis et operativa clavium universalis Ecclesias, et execntiva, potestatis ligandi et solvendi ejusdem. (Gerson, dans Gieseler, Il, 4, 131, note a.) (2) Gerson et NIC. de Cuse, dans Gieseler, Il, 4, 136, note y. (3) Nee facta concilIl potest papa immutare, imo nee interpretari, cum sint sicut Evangelia Christi, super qua3 Papa nullam habet jurisdictionem. (Gerson, dans Gieseler, Il, 4, 131, note a, p. 16.) (4) Gerson, dans Gieseler, II, 4, 131, note a. (5) Gieseler, Kirchengeschichte, T. Il, 4, 131, note h. DECADENCE DE LA Papaute. a Constance. L'ecole de Gerson qui y dominait, voulait introduce le regime representatif dans l'Eglise : les conciles tenus regulierement de dix en dix ans, devaient etre les assemblies legislatives; le Pape n'etait plus qu'un roi constitutionnel. De monarchique qu'il etait, le gouvernement de l'Eglise devenait aristocratique dans la forme et democratique au fond. Cependant la doctrine gallicane , bien que consacree par un con- cile universel, ne fut pas adoptee dans toute la chretiente. En France, l'universile de Paris et le Parlement reprimerent les tentatives ultra- montaines des moines mendiants, et maintinrent les decrets de Con- stance comme line loi fondamentale de l'Eglise et de l'Etat. Mais en Espagne les propositions gallicanes furent condamnees, de meme qu'en Autriche (1). Ainsi les decrets d'un concile general, oeuvre du Saint- Esprit, sont admis ici, repousses ailleurs; ou est donc l'unite catho- lique? Le dissentiment porte sur un point capital; car il s'agit de savoir qui a le droit de donner des lois a la chretiente. Concevrait- on un Etat dans le sein duquel il y await desaccord sur la souverai- nete, les uns l'accordant au roi, les autres a la nation, et l'uri des partis reconnaissant comme lois des decrets repousses par l'autre? Voila cependant l'histoire de l'Eglise apres le concile de Constance ; et la division est plus grande encore apres le concile de Bale. La France, le royaume tres-chretien, s'approprie les decrets du concile dans une loi solennelle, la pragmatique sanction. Le Pape Eugene demande que le roi de France reprouve le concile de Bale , qu'il reconnaisse le concile de Ferrare, et qu'il suspende la pragmatique sanction. Le roi, apres deliberation de son clerge, repond qu'il a toujours reconnu le concile de Bale, que ce concile a fait beaucoup de bons decrets pour la foi et les moeurs , qu'il n'a jamais approuve le concile de Ferrare, et que la pragmatique sanction serait observee inviolablement (2). C'est un vrai schisme, comme le dit le Pape Aeneas Sylvius (5). La Papaute Pemporta, il est vrai; la pragmatiqw _______________ (1) Gieseler, Kirchengeschichte, Il, 4, 136, notes x et y. (2) Preuves des libertes de l'eglise gaUicane, T. Il, p. 761. (3) Adventum quippe Antichrist sollicitant, qui discessionem a romana Ecclesia quasrunt, qualem pras se ferre videntur, qiuc sub obtentu prag- maticae sanctionis fieri dicuntur. (D'Achery, Spicilegium, IlI, 811.) LE POUVOIR TEMPOREL. 485 sanction fut abrogee par le concordat de Leon X et de Francois I. Mais la puissance des idees est plus forte que celle des rois et des Papes. L'universite de Paris protesta contre le concordat : elle de- clara qu'elle honorait le Pape comme vicaire de Dieu , mais que le Pape n'etait pas infaillible, qu'il etait permis de lui resister quand il faisait le mal ; que lz pragmatique sanction etait la reproduc- tion des decrets de Bale et de Constance, que le Pape, en la condam- nant, condamnait les conciles generaux, et cela sans autre motif que la cupidite et l'ambition romaines. L'Universite appela des Papes an futur concile (1). L'appel fut recu par la nation : la doctrine de la souverainete des conciles survecut au concordat, elle fut proclamee par le clerge de France en 1682 et defendue par Bossuet. Le schisme est donc eternise dans l'Eglise; si elle echappe a la dis- solution qui la menace depuis des siecles, c'est qu'en realite il n'y a plus de vie en elle. Un pouvoir souverain se manifeste par des actes; ou sont les actes de la souverainete de l'Eglise? Depuis trois cents ans il n'y a plus de concile universel. Quant aux Papes, ils ont garde pendant ces longs siecles un prudent silence; c'est le silence de la mort. De nos jours, nous les avons entendus promulguer un nou- veau dogme, mais cet acte de puissance est an fond un acte de folie, car il acheve de creuser un abime entre l'Eglise, pretendu organe de Dieu, et la libre pensee qui est reellement divine. Les souverains de Fesprit consacrent un dogmc qui est un defi jete a la raison et au bon sens, une superstition devant laquelle l'ignorante credulite du moyen age a recule. Ne dirait-on pas que les Papes ont voulu abdiquer solen- nellement leur pouvoir, dit spirituel? 2. Le pouvoir temporel. Des que l'on reconnait le pouvoir spirituel au Pape, il est impossible de ne pas lui reconnaitre le pouvoir temporel ; car le pouvoir spi- rituel, c'est la souverainete, et la souverainete ne se divise pas, elle est entiere ou elle n'est pas. La logique forcait donc les partisans de la Papaute a lui attribuer la souverainete dans l'ordre temporel _______________ (1) Preuves des liberies de l'eglise gallicane, T. I, p. 528-533. DECADENCE DE LA PAPAUTE. comme dans l'ordre spirituel, ou les deux glaives, comme l'on disail au moyen age. La plupart n'hesitaient pas a dire que le Pape a un pouvoir temporel direct et absolu : il est le seul maitre du monde , il petit deposer les empereurs et les rois, supprimer et transferer les royaumes, sans autre raison que son bon plaisir (1). Jesus-Christ, disaient ces ultramontains purs, avait toute puissance sur la terre et au ciel, il l'a deleguee a Saint Pierre et a ses successeurs; c'est donc un sacrilege, rien que de discuter sur le pouvoir du souverain pon- tife, proclame par Dieu meme, roi des rois, seigneur des seigneurs (2). Voila la vraie theorie, telle que les Papes du Moyen Age l'avaient pra- tiquee et meme formulee dans leurs hautains decrets, Mais comment concilier Fdmnipotence des eveques de Rome avec la souverainete des princes? Au quinzieme siecle, les grands etats de la chretiente avaient proclame leur independance dans le domaine temporel; les canonistes qui enseignaient que le Pape est l'unique souverain ne tenaient aucun compte de ce fait; il en resulta que leur doctrine ne fut qu'une pure theorie, etrangere a la realite, pour mieux dire, irrealisable, une utopie ultramontaine. Il y avait d'autres defenseurs de la Papaute qui, moins enivres par la logique, essayerent de concilier la souverainete des Papes avec Fexistence des nationalites. Deja le plus fier des Pontifes, Boni- face VIII, avait ete oblige de battre en retraite et de reconnaitre Fexistence de deux pouvoirs, mais il sauvait la souverainete du saint- siege, en subordonnant le pouvoir civil au pouvoir religieux. Cette opinion respectait en apparence les droits des puissances seculieres ; en realite elle aboutissait egalement a absorber le pouvoir temporel dans les mains de celui qui exerc,ait le pouvoir spirituel. En effet l'Etat n'avait pas un principe d'existence en lui-meme, il procedait de l'Eglise; donc l'Eglise etait la source de la souverainete et en defmi- __________________ (1) Dominicus Venetus, dans Gieseler, Kirchengeschichte, Il, 4, 136, note o : Papa est verus dominus mundi, verus monarcha, et apud ipsum est utraque monarchia... Papa non solum potest deponere impera tores et reges, verum etiam imperium et regnum extinguere in laicis, eliam sine causa, et principatus supprimere, et nova regna erigere. (2) Gerson, cle potestate ecclesiastica (Op., T. Il, p. 246) : De eujus potestate disputare, instar sacrilegIl est. LE POUVOIR TEMPOREL. live elle seule etail souveraine; dire que lePape n'etait pas seulsouve- rain, qu'a cote de lui il y avail des souverains la'iques, c'etait aboutir an manicheisme, a Pheresie (1). Cette doctrine qui donnait une satis- faction apparente aux princes, finit par prevaloir dans les temps modernes, sous Inspiration des Jesuites, mais en prenant une autre forme. Bellarmin nie hardiment que le Pape ait le pouvoir temporel, mais en lui reconnaissant une action indirecte sur les puissances secu- lieres, il arrive aux memes consequences que l'ultramontanisme. Les Jesuites eurent un precurseur au quinzieme siecle. Un canoniste eelebre soutint que le Pape n'a pas le pouvoir temporel au meme litre qu'il possede le pouvoir spirituel : il n'est pas le maitre du monde, il n'est pas roi, mais il a une action sur l'ordre temporel pour autant que Pinteret de l'Eglise ou de la religion l'exige. Par cela meme qu'il a la plenitude du pouvoir spirituel, il doit avoir la direction du pouvoir temporel ; il indique aux princes la voie qui conduit a la feli- cite eternelle, il leur present des regies, deslois; il est l'architecte, les rois sont les ouvriers. Le Pape n'a pas un pouvoir absolu sur les rois, en ce sens qu'il puisse les deposer sans cause ; mais comme il connait de tout peclie, il peut deposer ceux qui manquent a leur devoir ou qui le remplissent avec trop de negligence (2). On le voit, tous les canonistes qui prennent pour point de depart le pouvoir spirituel du Pape sont conduits necessairement a Ilier le pouvoir temporel ou a l'annuler. Les Papes n'etaient plus de force au quinzieme siecle a mettre cette superbe doctrine en pratique, mais leurs pretentious n'en etaient pas moins celles de la Papaute du douzieme siecle. Un ambassadeur de l'empereur d'Allemagne ayant appele son maitre le roi du monde, un cardinal s'ecria en plein con- sistoire : Ce n'est pas l'on empereur, mais noire souverain pon- life qui est le monarque de l'univers; je ne souffrirai pas que Pon _________________ (1) Summus Pontifex supremus est monarcha, neclum in spiritualibus, sed temporalibus, habens potestatem hanc immediate a Christo, sed alIl reges omnes et principes suam recipiunt dominationem ab eo, et splum mediate a Deo. Alioquin monstruosus esset hie mundus, si haberet tot capita qua? non sub unico regerentur, recliretque Manichaei deliramentum, ponentis duo principia. (Gerson, dans Gieseler, ib. p. 207.) (2) /. de Turrecremata, dans Gieseler, Il, 4, 136, note o. 488 DECADENCE DE LA Papaute. deprecie la grandeur roraaine. L'ambassadeur se reprit, disant qu'il n'avait entendu parler que de la souverainete temporelle. Celle-la meme, repliqtia le cardinal, appartient de droit divin au Pape (1). Quand ils avaient affaire a des princes faibles, les souve- rains Pontifes ne maIlquaient pas de rappeler leurs pretendus droits. Pie Il ecrit a Frederic, roi des Romains : Jesus-Christ est le roi des rois, le seigneur des seigneurs; il faut que tous les princes soient de son royaume, c'est-a-dire de l'Eglise universelle, dont nous sommes le chef, bien qu'indigne : il est donc evident que celui qui se separe de l'Eglise ne peut plus etre roi (2). Or c'est le Pape qui decide de la foi, c'est lui qui a le pouvoir de separer de l'Eglise, c'est donc lui en definitive qui est le souverain des princes. Voila les pretentious des Papes et de leurs defenseurs ; on serait tente d'admirer l'audace des ultramontains, quand on songe que la Papaute sortait a peine d'un long schisme ou les soi-disant maitres du monde avaient ete le jouet des princes; mais il n'y a rien de plus incurable que l'ambition fondee sur un droit divin ; aussi longtemps que les peuples auront la bonhomie de croire que le Pape est le repre- scntant de Dieu sur la terre, ce vicaire de la divinite voudra etre le roi du monde. Il n'y a qu'un moyen de mettre fin a ces orgueilleuses pretentions, c'est de nier le principe d'ou elles decoulent. Pour cela, il faut, ou sortir du christianisme, et rejeter le droit divin des suc- cesseurs de saint Pierre avec la revelation sur laquelle il s'appuie, ou il faut soutenir avec les protestants que la puissance des eveques de Rome est une puissance usurpee qui n'a aucun fondement dans les paroles de l'Evangile. La premiere voie est la seule qui conduise au but, mais au quinzieme siecle les plus liardis redoutaient de s'y enga- ger. C'est a peine si les ecrivains catholiques osaient remonter a l'Evangile pour y chercher des armes contre la domination des Papes. Un des esprits les plus vigoureux de ce temps, TFfc/e/' avail pris l'ini- tiative, en faisant la guerre a la Papaute au nom du Christianisme primilif ; mais sa doctrine ayant ete fletrie comme heretique par le concile de Constance, les Catholiques ne pouvaient plus le suivre _________________ (1) Volaterrani diarium romanum. ad a. 1473, dans Muratori, Scriptores, T. XXIlI, p. 94. (2) Martene, Amplissima Collectio, T. I, p. 1599. LE POUVOIR TEMPOREL. ouve dement. On trouve cependant une opinion extreme qui se rap- proche des idees du reformateur anglais : elle deniait tout droit tem- porel a l'Eglise et voulait la ramener a l'existence purement spiri- tuelle des premiers siecles (i). Les gallicans n'allaient pas aussi loin. Leur embarras a toujours ete grand sur la question de la souverai- nete. Ils admettent tout ensemble un pouvoir spirituel appartenant a l'Eglise et un pouvoir temporel appartenant aux princes. Mais com- ment concilier ces deux souverainetes? La conciliation est impossible. Voila pourquoi Gerson, si decide et si net quand il s'agit de revendi- quer le pouvoir spirituel pour l'Eglise, devient hesitant et vague, quand il parle du pouvoir temporel. Il nie a la verite que les Papes aientune puissance temporelle : Jesus-Christ, dit-il, n'a donne a saint Pierre que le pouvoir de lier et de delier par des penitences, il ne lui a pas donne le droit de deposer les rois et les empereurs (2). Gerson repousse les theories ultramontaines, mais quand il s'agit de se pro- noncer entre les diverses opinions sur l'etendue du pouvoir spirituel, il se rapproche de la doctrine du pouvoir indirect, car il reconnait a l'Eglise une puissance directive, regulative et ordinative, dont elle peut faire usage si les princes abusent de leur autorite pour attaquer la foi (5) . Les legistes, ces ennemis nes de l'Eglise, mettaient plus de deci- sion et d'energie dans leurs attaques. Le Songe du Vergier, repro- duisant l'argumentation de Marsile de Padoue et d'Ockam, dit que la puissance temporelle des Papes n'est qu'une longue usurpation, fruit d'une tres-grande cautelle et prevarication (4). L'auteur combat toutes les raisons que les canonistes alleguaient en faveur de la domi- nation Pontificale , depuis la fameuse comparison du soleil et de la lune jusqu'aux arguments en apparence plus logiques puises dans le but du pouvoir spirituel. Il y avail une raison plus solide et que nous __________________ (1) Gerson, de potestate ecclesiastica (Op. T. Il, p. 246). (2) Gerson, Op. T. Il, p. 174 : Christus nullum aliam potestatem Petro tribuit, quam ligandi et solvendi, ligandiper poenitentias, etsolvendiculpas; non earn illi contulit, ut imperatores et reges privaret. (3) Gerson, de potestate eccles., T. Il, p. 246. (4) Le Songe du Vergier, dans les Traitds des libertes de l'edise gallicane, T. II, p. 64. DECADENCE DE LA Papaute. croyons irrefutable; des que l'on reconnait un veritable pouvoir a l'Eglise, elle est par cela meme souveraine, or il ne peut y avoir qu'une souverainete. Le Songe du Vergier repond qu'il est vrai qu'en ce monde il n'y a qu'une seule seigneurie, mais il cberche a ecbapper a la consequence, en attribuant cette souverainete a Dieu, ce qui n'empeche pas, dit-il, qu'il n'y ait deux juridictions, l'une temporelle appartenant aux rois , l'autre spirituelle appartenant aux Papes (1). La reponse est mauvaise; il y en a une autre qui est peremptoire, les nations Font faite en proclamant leur souverainete : c'est proclamer la decbeance du pouvoir spirituel. La conclusion du legiste frangais est que les princes tiennent leur puissance de Dieu ; mais comme les Papes tiennent aussi leur puissance de Dieu, la col- lision subsiste et elle est insoluble. Les memes contradictions se rencontrent dans les theories d'un jurisconsulte italien du quinzieme siecle (2). Antoine de Rosellis, professeur a Padoue, etablit tres-bien, en se fondant sur l'Evangile, que le pouvoir du Pape est purement spirituel ; il traite d'heretiques et d'insenses ceux qui reconnaissent la souverainete temporelle an Pape (5) ; cependant l'admission du pouvoir spirituel le conduit logi- quement a accorder a l'Eglise un droit qui altere profondement, s'il ne la detruit, l'independance du pouvoir temporel. Si le Pape a le pouvoir spirituel, ne peut-il pas intervenir dans l'ordre temporel, quand la foi est en cause ? Notre legiste est trop bon logicien pour le nier ; il enseigne que si l'empereur est schismatique ou heretique, le Pape pent le corriger, et meme le deposer (4). Voila encore une fois le Pape maitre des rois ; en effet c'est lui qui decidera si un roi est schismatique ou heretique. Il n'y a qu'un moyen de garantir la liberte complete du pouvoir civil, c'est de denier toute souverainete au Pape. C'est ce que fit la _______________________ (1) Le Songe du Vergier, ib., p. 44. (2) Ant. de Rosellis, Monarchia, sive Tractatus de potestate imperil et papas (Goldast, Monarchia, T. I). (3) HaBreticum et insanum esse dicere quod universalis administrate temporalium sit, vel esse possit apud summum pontificem. Goldast, I p. 273. (4) Si Imperalor schisrnatizaret vel deviaret in fide, tune possit' a papa ordinari et corrigi... Ib. p. 273. LE POUVOIR TEMPOREL. 491 Reforme, et elle eut ses precurseurs au quinzieme siecle. Gregoire de Heimbourg admet encore la primaute de saint Pierre, mais il la reduit a rien ou a peu pres : Les apotres, dit-il, etaient superieurs a saint Pierre, l'Eglise est donc superieure a ses successeurs; ce n'est pas le Pape, c'est Jesus-Christ qui est le chef de l'Eglise. Le legiste alle- mand commence contre la Papaute une guerre qui devait etre fatale au catholicisme, la guerre fondee sur l'etude de l'histoire ; il dit que saint Paul etait l'apotre de Rome, plutot que saint Pierre (1) : que reste-t-il alors de la primaute romaine ? L'opinion de G. de Heim- bourg n'etait pas isolee. Des cette epoque , les Allemands manifes- taient des doutes serieux sur la divinite de la Papaute , et par suite sur l'utilite de cette institution. Aeneas Sylvius ecrivit une lettre aux Allemands, pour combattre une heresie aussi dangereuse (2) ; mais il fut plus facile au ruse Italien de monter sur le trone de saint Pierre que d'arreter le mouvement des idees. Nous sommes a la fin du quinzieme siecle; au seizieme, Luther[ruina la domination pontificale dans ses fondements, et brisa pour toujours l'unite chretienne. Deja avant la Reforme, l'avenement des nations avait rompu l'unite du moyen age. Chose remarquable! l'element national se fit jour jusque dans le sein de l'Eglise qui se dit universelle par excellence. On reproche, et non sans raison , le grand schisme a l'ambition et a la cupidite des Papes, mais il faut ajouter qu'il y avait un autre prin- cipe de dissolution : la division qui dechire la Papaute est l'image de la societe chretienne qui se morcelle. Au Moyen Age la chretiente est une ; elle agit comme un seul homme dans les croisades, elle a un seul chef, le Pape. Au quinzieme siecle, le genie national s'eveille, et le premier signe de vie qu'il donne, c'est de reagir contre le pouvoir qui a la pretention d'absorber tous les elements de l'humanite. La France , l'Allemagne et l'Angleterre repoussent la souverainete tem- porelle que le Pape s'arroge ; elles revendiquent leur independance en proclamant qu'elles ne relevent que de Dieu. Elles reconnaissent encore la puissance spirituelle des successeurs de saint Pierre , mais _______________ (1) G. de Heimburg, Apologia, dans Goldast, Monarchia, T. Il, p. 1615-1625. (2) Aeneas Sylvius, Epist. 288 : Sunt nonnulli tua3 nationis homines, parum pensi habentes, quibus romani pontificis authoritas neque necessaria esse videtur, neque a Christo instituta. DECADENCE DE LA Papaute. les passions nationales eclatent au milieu de l'apparente unite. La France a longtemps la Papaute sous sa main ; les Papes cessent pour ainsi dire d'etre les eveques universels de la chretiente, pour devenir des Pontifes franc.ais. Rome, veuve de ses grandeurs, veut avoir un Pape a elle; les Romairis font violence aux cardinaux, une emeute arrache l'election d'un Italien au sacre college (1). Les cardinaux fraric.ais, surs de l'appui de la France, se separent du chef qu'ils ont elu. L'Ecosse, la Savoie, la Lorraine, la Castille et l'Aragon recon- naissent le Pape francos; l'Allemagne, l'Angleterre et le Nord restent attaches au Pape romain. La Papaute se divise, dit un contemporain, parce que la chretiente est divisee (2). Quand le concile de Constance fut appele a rendre l'unite au monde Chretien, les peres voterent par nation. C'est pour la pre- miere fois que pareille proposition fut mise en avant ; au Moyen Age l'on n'y aurait pas songe. Et en realite, le mode de proceder adopte a Constance est contraire a l'idee du Catholicisme. Lorsqu'il s'agit des interets de l'eglise universelle, l'element national est sans aucune importance. Pourquoi donc se manifeste-t-il au sein d'un concile general? C'est que la chretiente elle-meme est divisee; les esprits ne sont pas loin d'accepter l'idee d'eglises nationales. C'etait la tendance des homines qui dirigeaient le mouvement d'op- position contre la Papaute. Gerson, un des chefs de l'aristocratie episcopate qui regne a Constance, sent que la Papaute est allee trop loin dans sa tendance vers l'unite ; tout en maintenant l'unite de la foi evangelique, il vent qu'on laisse une certaine liberte au genie des diverses nations. Au point de vue de Gerson, les Grecs seraient libres de garder leurs usages particuliers, le pain sans levure et le mariage des pretres , sans cesser pour cela d'etre compris dans l'unite catholique. L'illustre docteur demande la meme indepen- _____________ (1) Advisez, advisez seigneurs cardinaux, et nous baillez un Pape Romain qui nous demeure, autrement nous vous ferons les tetes plus rouges que vos chapeaux. (Froissart.) Tel est le recit du parti frangais dans cet obscur debat. (Baluze, Vita3 paparum Avenionensium, T. I, p. 442, 446, 999.) (2) Occasio schismatis et fomentum erat discordia inter regna. (Richardi Ullensl'oni (professeur de theologie a Oxford) Petitiones quoad reformationem Ecclesiaa. Gieseler, Il, 102, note g.) LE POUVOIR TEMPOREL. dance pour l'Eglise gallicane dont il revendique les libertes contre la cour de Rome (1). Cette conciliation de ce qu'il y a d'individuel dans les races avec le besoin d'unite, est d'un philosophe plus que d'un catholique. Rome a persiste a trailer les Grecs de schismatiques, et n'a jamais voulu reconnaitre les pretendues libertes de l'Eglise Gal- licane. C'est que le catholicisme menace ruine, des que l'on admet qu'il peut y avoir la moindre diversite de croyances entre l'Eglise romaine et les eglises nationales. Au fond les conciles du quinzieme siecle ne sont autre chose qu'une r evolte de l'aristocratie episcopate et de l'esprit national contre la Papaute. Les eveques sont relement particulier, national de l'Eglise ; les Papes sont l'element universel , le lien de l'unite catliolique. Si les eveques l'avaient emporte , il n'y aurait plus eu d'unite, plus de Papaute. La Papaute l'emporta par la force de l'unite qui est inherente au catholicisme. Mais cela n'empecha pas la chretiente de se morceler de plus en plus et de se concentrer dans les divers Etats. La Papaute elle-meme y preta la main ; pour se debarrasser des conciles gene- raux qu'elle redoutait comme l'ennemi naturel de son autorite, elle fut forcee de transiger avec les diverses nations ; les concordats re- lacherent plus ou moins le lien entre les eglises particulieres et Rome, ils aboutirent au sacrifice de ce que les Papes au moyen age appelaient la liberte de l'Eglise. Gregoire VII combattit en heros pour enlever l'investiture aux princes, et Voila que les souverains Pontifes accordent aux rois un droit bien plus etendu,la nomination des eveques. C'etait preter la main a la formation d'eglises nationales ; aussi les princes finirent-ils par etre les chefs de leurs eglises. Aeneas Sylvius se plaint que clercs et laiques renieraient au besoin Jesus-Christ, si le prince le voulait (2). Nous arrivons encore une fois a cette conclu- sion que l'Eglise et la Papaute battent en retraite; la societe laique prend la place de l'Eglise, la souverainete passe de la Papaute a l'Etat. ______________ (1) Gerson, Sermo eoram rege (Op. T. Il, p. 148). (2) Aen. Sylv. Epist. I, 54 : Omnes hanc fidem habemus, quam nostri prin- cipes, qui si colerent idola, et nos etiam coleremus. Et non solum papam, sed Christum etiam negaremus, seculari potestate urgente. DECADENCE DE LA Papaute. 5. Les Papes des quatorzieme et quinzieme siecles. La Papaute a ete grande aussi longtemps qu'elle a marche dans les voies de Dieu. Nous ne connaissons pas sur les trones et parmi les heros de personnage plus imposant que Gregoire VII. Inno- cent IlI, plus personnel, brille cependant d'une majeste singuliere. Les Papes qui luttent avec les Hohenstaufen sont des hommes de guerre; la passion les emporte, mais il y a de la grandeur dans ces combats gigantesques ; si la Chretiente gemit sous la tyrannie et la fiscalite romaines, du moins est-ce pour une grande ambition qu'elle est exploited, une ambition avantageuse a l'humanite , puisqu'elle la sauve de la monarchie universelle. Mais Voila que la Papaute veut fonder un empire a son profit; sa domination, plus absorbante que celle des empereurs, s'etend tout ensemble sur les ames et sur les corps. Le Pape tient dans sa main la conscience des fideles, les forces de la chretiente. L'homme ne resiste pas a l'exercice de la toute-puissance. L'antiquite vit le hideux spectacle d'empereurs monstres; elle croyait avoir divinise ses chefs, et elle en fit des types de degradation morale. La chretiente vit un spectacle plus odieux encore : les successeurs des apotres, ceux qui se disent les vicaires du Christ, ceux que leurs flatteurs comparent a Dieu, ceux qui se donnent pour mission le gouvernement et le salut des ames, les Papes sont les plus corrompus des hommes. Nous n'attaquons pas les individus ; ils sont victimes des vices de l'institution : divinisez un homme, cet homme tombera par un delire d'orgueil, comme d'apres la tradition catholique les anges sont tombes. Le dernier des Papes, Boniface ouvre la serie de la decadence. Parmi les reproches que lui font ses ennemis, il y a certes des accu- sations calomnieuses ; mais il en reste assez de vraies pour fletrir sa memoire. A ne considerer que ses preventions et la fierte de son langage, on le comparerait a Gregoire VII; si l'on va au fond des sentiments, un abime les separe. C'est a peine si l'on trouve une trace de personnalite chez le grand Pape du onzieme siecle. L'ambi- tion est le mobile de Boniface, une ambition apre, odieuse. Il emploie l'intrigue et la ruse pour arracher Pabdication du moine qui le pre- cede sur le trone de saint Pierre ; puis dans la crainte que la validite LES PAPES. de cette renonciation ne sou contestee et que le Pape sortant ne devienne un instrument dans les mains de ses ennemis , Boniface le tient prisonnier. P. de Morrone s'echappe; Boniface le poursuit, il ordonne qu'on le saisisse, fut-ce par la force; le pieux solitaire meurt apres neuf mois de captivite (1). Quel usage Boniface fait-il d'un pouvoir acliete an prix d'un crime? On peut dire de lui ce que le Dante disait de la Papaute : son Dieu , c'est l'or. Les Croisades, auxquelles personne ne songeait plus serieusement, devinrent un pretexte pour extorquer des sommes fabuleuses. A quoi lui ser- v'rent ces richesses? A attirer les brigands a Anagni, a la suite de Nogaret (2). Il ne fit jamais de bien qu'a ses parents, si l'on peut appeler bien les dignites ecclesiastiques, les honneurs seculiers et Targent qu'il leur prodigua. Ses ennemis l'accuserent d'incredu- lite; nous sommes tente de croire l'accusation fondee, en voyant Boniface couvrir sans cesse son ambition du voue de la religion. A l'entendre, il fait tout pour Dieu, il a toujours a la bouche line pa- role des livres sacres pour justifier ses actes (5). Orgueil, cupidite, hypocrisie, telles furent les vertus du dernier des Papes. Ces vices sont maintenant comme l'apanage de la Papaute : rien n'alteste plus sa decadence que les petites passions auxquelles sont livres les successeurs des Gregoire et des Innocent. Le plus grand genie poetique du moyen age, le Dante fletrit les vices des Papes avec une energie qui l'a fait placer parmi les precurseurs de Luther (4). Cependant le poete florentin est catholique, il est meme celebre aujourd'hui comme le poete orthodoxe par excellence; son temoignage est d'autant plus grave. Comme Gibelin, le Dante ne pouvait reconnaitre aux Papes aucun droit sur les puissances tem- porelles ; dans son traite de la Monarchie, il refute l'argumentation des ultramontains a la facon de Marsile de Padoue ; il croit avec tous les ennemis de la Papaute que sa puissance temporelle est une longue usurpation, il y voit la source des malheurs qui ont afflige la _______________ (1) Drumann, Bonifacius VIII, T. I, p. 15-17; T. Il, p. 229, s. (2) Dire d'un contemporain. (Drumann, Bonifacius, T. Il, p. 231.) (3) Drumann, Bonifacius VIII, T. Il, p. 232, ss. (4) Villemain, Litterature francaise au moyen age, XIl e legon : C'est Luther anticipc de trois siecles. 496 DECADENCE DE LA Papaute. Chretiente et la source de la decadence de Rome. Il y avail deca- dence en ce sens qu'il ne restait aux Papes de la supreme puissance qu'ils avaient exercee que les vices inseparables d'une monarchie universelle. Le Dante compare la Papaute degeneree a une femme publique (1) ; il ne tarit pas en invectives sur la cupidite et les vio- lences des successeurs de saint Pierre (2) ; pour donner plus d'au- torite et d'eclat a ses maledictions, il les place dans la bouche de saint Pierre lui-meme : Son sang n'a pas eleve l'Eglise pour qu'elle devint un objet de commerce et qu'elle fut vendue a prix d'or; les clefs qui lui furent accordees par le Fils de Dieu , ne devaient pas etre une enseigne sous laquelle on combattrait des peuples Chretiens; il ne pensait pas que ceux qui s'appellent ses successeurs seraient des loups ravissants en habit de bergers; il accuse la vengeance divine d'etre trop lente a les punir (3). La conclusion du Dante est qu'il n'y a de salut pour la Chretiente que dans la destruc- tion de la Papaute temporelle, c'est-a-dire de la Papaute tradition- nelle; c'etait demander la chute du Christianisme historique, car ce christianisme et la Papaute se confondent. Dieu aveugle ceux qu'il veut perdre. L'aveuglement des Papes au quatorzieme siecle est inconcevable ; on dirait qu'ils veulent justifier la malediction du Dante et se precipifcer eux et le catholicisme dans le meme abime. Nous ne connaissons pas de spectacle plus hideux que celui de la corruption de ces hommes qui se disaient les vicaires de Dieu, et des oints du Seigneur qui se donnaient rendez-vous a leur cour. Petrarque nous dira ce que Rome, la cite sainte, etait devenue sous le regime des Papes ; il nous dira ce que devint Avignon, lorsque la Papaute y transporta son siege : Rome est la sentine de tous les crimes, de toutes les ignominies ; c'est cet enfer des vivants qu'annon- Cait jadis la parole prophetique de David. Qu'arrivera-t-il la ou la vertu est morte et ensevelie, dans ce taudis, ou l'orgueil, l'envie, le luxe et l'avarice regnent, ou le pire s'eleve, ou le brigand prodigue est porte aux cieux, ou le pauvre juste est opprime, ou la simplicite s'appelle folie et la malice sagesse, ou Dieu est meprise et le monde adore?... __________________ (1) Dante, Purgat. XXXIl, 148-156. (2) Dante, Parad. XVI11, 130-136. (3) Dante, Parad. XXVIl, 22-63. LES PAPES. 497 Tu la vois de tes yeux , tu la touches de tes mains ; la Voila cette nouvelle Babylone, fervente, echevelee, obscene, terrible... Tout ce qu'il y a dans le monde de perfidie, tout ce qu'il y a de ruse, de cruaute et d'orgueil , tout ce qu'il y a d'impudicite et de debauche sans frein, enfm tout ce qu'il y a jamais eu d'impiete et de mceurs criminelles, Rome est cet assemblage! Suivons les Papes a Avi- gnon, la troisieme Babylone : On n'y adore qu'un Dieu, c'est Tor ; on vend Jesus-Christ pour de Tor... La vie future est corisideree comme une fable, l'enfer comme une invention des poetes; la resurrection et le jugement dernier sont comptes parmi les niaiseries. La verite y est demence, l'abstinence rusticite, la pudeur le plus grand des opprobres ; plus la vie est souillee , plus elle est illustre ; plus on commet de crimes, plus on a de gloire ; un nom honnete est plus vil que la boue, la bonne renommeela derniere des marchandises... Je ne dis rien de l'heritage de Simon, de cette heresie qui fait, com- merce des choses spirituelles... Je ne dis rien de la cruaute, de l'in- solence, de la vanite... J'ai hate d'arriver a une chose aussi ridi- cule qu'odieuse. Qui pourrait voir sans rire et sans se facher ces vieillards enfants qui semblent donner un dementi aux paroles de Virgile sur la froideur de rage? On les voit se jeter avec tant d'ar- deur dans les plaisirs du corps , ils se vautrent tellement dans les honteuses debauches qu'on dirait qu'ils placent leur gloire dans les orgies et rimpudicite... Parlerai-je des attentats a la pudeur, des enlevements, des incestes, des adulteres, jeux du libertinage ponti- fical? Dirai-je comment on expulse, on bannit les maris des femmes qu'on enleve pour qu'on n'entende pas leurs plaintes ; comment on rend ensuite aux maris leurs femmes violees et enceintes, comment apres leurs couches on force les maris a les livrer a une nouvelle prostitution? Toutes ces horreurs, ce n'est pas moi seul qui les con- nais; elles sont publiques, an point que la crainte meme n'empeche plus d'en parler (1). _______________ (i) Petrarca, Epist. sine titulo, X, XVIII. Le temoignage de Petrarque est confirme par les homines les plus considerables de l'Eglise au quator- zieme siecle. Dans son ouvrage sur la Ruine de l'Eglise, NIC. de Clemangis dit (ch. 42) : Ex illo plane suam cladem praenosse debuit (Ecclesia), ex quo propter suas fornicationes otlibiles Romuli urbe relicta Avinronem DECADENCE DE LA Papaute. Le grand schisme d'Occident est une epoque de delire. On voit deux, trois Papes, se disant chacun le vrai successeur de saint Pierre, braver le mepris et les outrages de la chretiente pour s'ac- crocher au pouvoir. Et que font-ils, ces souverains spirituels? Ils epuisent leur genie en inventions fiscales, pour remplir leur tresor. Au treizieme siecle , la lutte du sacerdoce et de l'empire legitimait presque les exactions de Rome et ses envalIlssements. Au quatorzieme, la Papaute se montra dans la hideuse nudite d'un despotisme qui n'a d'autre ambition que de dominer et de satisfaire ses mesquines pas- sions. Les Papes d' Avignon et de Rome, ne recevant chacun qu'une moitie des tributs de la chretiente, eurent recours a mille expedients pour combler le deficit. Les rapines depasserent toutes les bornes. Ce ne sont pas les ennemis de l'Eglise, cc sont ses plus ardents defenseurs qui ont devoue les abus de la fiscalite Pontificale : Les Papes, dit Nic. de Clemangis, choisissent pour instruments de leurs exactions des hommes au cceur dur, capables d'arracher l'or d'une pierre. Ils donnent a des agents du fise le pouvoir de lancer les foudres de l'Eglise, non contre les heretiques et les incredules, mais contre les fideles et les prelats en retard de payer. Qui ignore que les solennites des l'unerailles, la sepulture meme ont ete refusees a des eveques morts debiteurs de l'Eglise , et qu'il a fallu les ensevelir en secret dans des lieux profanes, comme des etres immondes (1)? ________________ confugit. Ubi quanto liberius, tanto apertius et impudentius vias simoniaa et prostitutiones exposuit, peregrinosque et perversos mores, calamitatum inductores, in nostram Galliam invexit, rectisque usque ad ilia tempora moribus frugalibus disciplina instante, nunc vero luxu prodi- gioso usque adeo solutam, ut merito ambigere possis, utram res ipsa audito mirabilior sit an visa miserabilior. (1) De ruina Ecclesiae, c. 9. Comparez litarae Caroli VI, Francorum regis, adversus cardinales qui fere omnia regni obtinebant beneficia (Martene, Thesau- rus, I, 1612) : Les cardinaux de l'obedience d'Avignon s'emparent de tous les benefices, sans meme veiller a la conservation des edifices religieux; les eglises tombent en mines et sont envahics par les ronces et les epines; les clercs, charges du salut des ames, meurent de faim, ils desertent leurs fonctions et errent par le royaume comme des vagabonds. L'Universite de Paris fait les memes plaintes (Literae Universitatis Parisiensis, dans d'Achery, Spieileg. I, 780). Telles etaient les grandes choses aceomplies par les Papes d'Avignon. Les Papes de Rome , jaloux de montrer la stiperiorite du genie remain, les surpasserent encore. Les Pontifes frangais se vengeaient sur des cadavres; les Pontifes italiens, plus ruses, envoyaient leurs agents an lit des mourants, non pour les consoler dans leur agonie, mais pour leur enlever leurs livres, leurs habits, leurs meubles et leur argent. L'ecrivain contemporain a qui nous emprunn'est ces details, compare les Papes a des oiseaux de proie (1) ; mais ceux-ci attendent du moin.s la mort ; les vicaires de Dieu trouverent moyen d'etre plus rapaces que les vautours. Gregoire VII, s'il est permis de prononcer son nom en parlant de ses indignes successeurs, revendiqua le pouvoir spirituel pour mettre un terme au honteux commerce que les laiques faisaient des choses saintes. Ecoun'est un temoin oculaire sur la simonie des Papes au quinzieme siecle. Ils ne signent rien sans recevoir le prix de leur signature... Quand les candidats aux benefices vacants ou les plaideurs manquent d'ar- gent, les banquiers Pontificaux leur en fournissent moyennant usure, ou le Pape recoit en payement des grains, des chevaux, des pores... li n'y a pas de demande, quelque injuste, quelque illicite qu'elle soit, que la cour de Rome n'accorde a prix d'argent (2). Les successeurs des apotres en vinrent jusqu'a soutenir qtl'il leur etait permis de tout vendre, jusqu'a Dieu meme, sans etre coupables de simonie (5). Tels sont les traits generaux de la Papaute des quatorzieme et quinzieme siecles; mais il importe d'entrer dans quelques details, Il faut suivre dans leur vie privee et publique les hommes impurs, cri- minels qui osent se dire les vicaires de Dieu. A entendre les apolo- gistes du Catholicisme , c'est a peine si l'on trouve un ou deux Papes _______________ (1) Theodor. a Niem De Schism. II, 10. Ad instar corvi in praedam hiantis. (2) Theodor. a Niem, De Schism. II, 12 : Nee potuit acleo quid injustum aut absurdum postulari, quod non concederetur intercedente simoniaco pacto et soluta pecunia. Cf. Gerson, Op. T. Il, p. 184 : Jam non videtur romana curia esse nisi quoddam forum publicum, ad quod quo quis plura portaverit, plura mercimonia habebit. (3) Ib. Il, 9 : Curiales pro majori parte affirmabant talialicite fieri, cum Papa in talibus, ut dicebant peccare non posset. Cf. Gieseler, Kirchen- geschichte, T. Il, 103, note h. DECADENCE DE LA PAPAUTE. qui soient indignes de leur haute mission, tandis que l'immense majorite seraient des saints. Si l'on renversait l'hypothese , on serait plus pres de la verite : dans la longue serie des Papes on rencontre par-ci, par-la un grand homme ou un saint; la masse se compose de mediocrites, il y en a qui sont de vrais types de vices et que Von ne peut comparer qu'aux empereurs monstres. Jean XXIII est digne de trouver place a cote des Caligula et des Neron. Il commence par etre pirate et il conserva les allures de son premier metier, lorsqu'il fut place sur le siege de saint Pierre. Lavoix publique l'accusa d'avoir empoisonne son predecesseur : ce crime se trouve parmi soixante et dix chefs d'accu- sation pour lesquels il fut depose par le concile de Constance; dans le nombre , il y en avait seize qui etaient tellement scandaleux que l'on n'osa pas en donner lecture (1). Cependant la vie de ce miserable etait connue avant son election, et les cardinaux avaient fait serment d'elire le meilleur ! Temps de schisme, dira-t-on, temps de desordre moral. Passons donc a la Papaute restauree. Nous devons reconnaitre une vertu a ces Papes, c'est celle d'un bon pere de famille, soigneux de bien etablir ses enfants. Voila la supreme ambition des vicaires du Christ au quinzieme siecle ! Mais comme il ne convient pas qu'un Pape ait des enfants, on leur donne le nom de neveux et le gouvernement Ponti- fical s'appelle le nepolisme. Il faudrait la puissance d'invective du Dante, pour fletrir comme ils le meritent, ces successeurs infames des Gregoire et des Innocent; mais les fails dans toute leur nudite ont aussi leur eloquence ; infligeons cette fletrissure a la Papaute du quinzieme siecle. Sixte IV, dit un annaliste romain (2), mourut le 12 aout 1484. Jour heureux, ou le Tout-Puissant delivra son peuple du plus impie et du plus mediant des princes ! Il n'y avait rien en lui que sale voluple, cupidite et vaine gloire. Il fut grand amateur de jeunes garcons et sodomite. Preuve, les milliers de ducats qu'il donna a ses mignons et les eveches et les cardinalats qu'il leur prostitua; c'est _______________ (1) Articuli contra Johannem, P. XXIlI, dans von der Hardt, Concil. Const., T. IV, p. 197. (2) Stephani Infessum, Diarium urbis Romas, dans Eccardi, Corpus Hist, medIl 3evi, T. Il, p. 1938. LES PAPESS. ainsi que les comtes Jerome et Pierre Riario (1) devinrent cardinaux, grace a la sodomie, et que le ills d'un perruquier fut nomme eveque a l'age de douze ans. L'annaliste remain nous fait connaitre ensuite les voies et moyens employes par ce digne vicaire de Dieu , pour remplir son tresor : jamais il ne confera un benefice que moyennant argent comptant; qtiand les aeheteurs n'offraient pas assez, il mettait les eveches a l'enchere. Il se fit accapareur; quand il avait produit line disette factice il vendait ses grains, meme avaries, a un prix exorbitant ! Ces petits moyens de s'enrichir ne suflisaient pas a l'am- bition du Pape; il lui fallait line principaute pour son neveu, c'est-a- dire pour son batard. Rien ne lui couta pour cela, il ne recula pas devant le crime, il se fit l'instigateur d'un assassinat, d'un assassinat en pleine eglise! Les fails sont connus. Sixte IV voulait depouiller les seigneurs d'lmola et de Forli, pour donner leurs etats a Jerome Riario. Les Medicis ayant pris parti pour ces petits princes, le Pape jura leur ruine. Un banquier florentin, etabli a Rome, complota le meurtre des Medicis avec Sixte IV et l'archeveque de Florence; une eglise fut choisie pour l'execution, un pretre se cbargea d'etre un des assassins. Au moment de l'elevation de l'hostie, Julien de Medicis fut tue, Laurent echappa aux meurtriers. Les Florentins immolerent les assassins a leur juste fureur. Parmi ces assassins, il y avait un pretre et un archeveque ; la liberte de l'Eglise etait violee. Sixte IV lanca ses foudres contre Florence. Ainsi un Pape, complice d'une sanglante conspiration,excommunie ceux qui vengent le meurtre sur les assassins, parce que ces assassins sont des elus du Seigneur (2) ! Je defie, dit Voltaire, l'imagination la phis atroce de rien in venter qui approche de ces detestables horreurs. Qu'on ne disc pas que le grand incredule exagere, il n'est que l'eclio des accusations qu'un concile tenu a Florence lanca contre le Pape (3). Tels sont les modeles que Machiavel avait sous les yeux, quand il __________________ (1) Machiavel assure que le comte Jerdme Riario etle cardinal Pierre Riario etaient les enfants de Sixte IV! (Istor. Fiorent, lib. VIl.) (2) Voyez les temoignages clans Giesekr, Kirchengeschichte, T. Il, 4, 134, note c. (3) Sanguis optime de Christiana religione meritus, per principem reli- gionis fusus, violata per Pontificem Ecclesia, polluta per summum sacer- DECADENCE DE LA Papaute. ecrivit son fameux livre du Prince. Nous le demandons : qui est le plus coupable? sont-ce les vicaires de Dieu qui emploient leur auto- rite divine pour procurer de l'argenl et des digniles aux fruits de leurs debauches, qui fomentent la guerre et l'assassinat pour arriver a ce but? ou est-ce l'ecrivain qui formule les belles maximes pra- tiquees par les chefs de la chretiente, les organes de Dieu? Inno- cent VIlI fut uri digne successeur de Sixte IV. Avant son election it avail souscrit des engagements contre le nepolisme, ce qui n'empecha ps le Pape de mettre tous ses soins a l'etablissement de ses nom- breux batards; il en avail tant qu'il media de porter le nom de Pere de la Patrie (1). Cet excellent pere de famille eul le bonheur de trouver une mine d'or; il esl vrai que pour l'explouer, il dut fouler aux pieds les sentimenls el les interets de la chretiente ; mais les vicaires du Christ sont au-dessus de ces vulgaires prejuges. Le frere de Bajazel avail cherche asile chez les chevaliers de Rhodes : Inno- cent pria instammerit le grand maitre de le lui livrer ; il ne manqua pas de dire que s'il l'avait en son pouvoir, il s'en servirait pour accomplir de grandes choses pour la religion chretienne et la gloire de Dieu. Le grand maitre se laissa seduire par un chapeau de car- dinal el livra le malheureux Dschem au Pape. Alors s'entama une negotiation infame entre le successeur de saint Pierre et le suc- cesseur de Mahomet; le Pape s'engagea envers le sultan a retenir son frere prisonnier, moyennant une somme annuelle de 80,000 du- cals (2). On le vou, Alexandre VI n'esl pas une monslrueuse exception, il est plutot l'expression des mceurs pontificates de son lemps. Cela explique comment les cardinaux onl pu vendre le saint-siege a un homme qui avail deja cinq enfants nes d'un commerce illegitime. _______________ dotem sacra sunt... Per haBC vestigia eum qui venit ut vitam habeant, Sixtus secutus est... (Gieseler, ib., p. 152-154.) (1) Les Romains firent sur Innocent VIII l'epigramme suivante : Octo nocens pueros genuit, totidemque puellas, Huuc merito poterit dicere Roma patrem. (Gieseler, Il, 4, 134, note u.) (2) Voyez les temoigriages dans Gieseler, Il, 4, 134, note q. LES PAPES. Nous avons promis de dire la verite toute nue, mais nous sommes oblige de manquer a notre promesse : l'histoire n'ose pas racouter ce qu'un Vicaire du Christ osa laire! Laissons-la les infamies des Borgia, el tenons-nous a ce qu'il y a de moins criminel chez Alexandre VI, son amour pour ses enfants; il fit de Tun de ses fils un prince, de l'autre qui etait a peine pubere un cardinal; quant a sa Illle, la fameuse Lucrece, elle se trouvait deja mariee a un noble napolitain, mais cette alliance ne parut plus assez haute a Borgia devenu Pape; il la rompit et maria Lucrece a un batard des Sforza, puis il la divorca encore pour Punira un batard du roi de Naples. Pour subve- nir a ses plaisirs et a l'etablissement de sa famille, il vendait tout, les dignites, les honneurs, les mariages et les divorces; cela ne sufli- sant pas, il empoisonna les cardinaux les plus riches, et donna leurs biens a ses enfants. Le poison fut encore l'arme du Pape dans la lutie que son fils Cesar Borgia sou tint contre les barons romains : ceux qui ne moururent pas par la main du fils, penrent par celle du pere. La politique el les alliances d'Alexandre VI n'avaient pas d'autre objet que l'agrandissement de ses chers batards. L'on comprend a la rigueur la politique Pontificale, tant que la lutte existe entre princes Chretiens. Mais depuis un demi-siecle, les Papes necessaient de lancer bulles sur bulles pour armer la chretiente contre les vainqueurs de Constantinople : c'etait une question de vie ou de mort pour le chris- tianisme aux yeux des contemporains qui se croyaient tous les jours a la veille d'etre asservis par les sectateurs de Mahomet. Innocent VIII avait deja Irani les interets du monde Chretien, an grand scandale des princes qui luttaient les armes a la main contre les Turcs. Alexandre VI fit mieux encore; il envoya des ambassadeurs au sultan pour contracter une alliance avec lui contre la France, au moment ou Charles VIII se preparait a une guerre contre les infideles. On voit par la reponse de Bajazet que le chef des croyants faisait des cardi- uaux! Il proposa tout crument au Pape de tuer son frere Dschem, il lui promit une somme enorme pour ce crime et son amitie; le marche de sang s'executa! Les contemporains n'ont donc pas calomnie Alexandre VI, en le comparant aux Nerori et aux Caligula (1). Ce moristre couronne de la tiare ferait douter de Dieu, si Dieu _______________ (1) Il est inutile de citer des temoignages sur les faits et gestes DECADENCE DE LA PAPAUTE. ne montrait sa main vengeresse dans les exces memes de ceux qui osaient se dire ses organes. C'etait la Papaute qui creusait elle- meme son tombeau, comme les empereurs monstres de la Rome imperiale celebraient dans l'orgie et le sang les funerailles du monde antique. La punition suivit de pres le crime. Les ecrivains catholiques s'en prennent dans leur aveuglement aux mauvaises passions de Luther, a son orgueil et a son impudicite, pour expliquer la reforrne. Nous ne savons ce qu'il faut admirer chez ces defenseurs du passe, l'etroi- tesse de leur esprit on leur audace. Oser parler d'orgueil et d'impu- dicite apres les Papes du quinzieme siecle ! Accuser le moine saxon d'immoralite, parce qu'il brave les prejuges de l'Eglise pour contrac- ter les saints nceuds du manage ! Que n'ouvrent-ils les ecrits des contemporains, ils y verront quelles causes ont produit la haine de la Papaute : ce sont les moeurs de la cour Pontificale, dit Erasme (1). Laissons de cote les exces et les crimes des Papes, la Papaute meme etait viciee dans son essence : pouvoir essentiellement religieux, elle etait devenue une puissance politique. N'ayant plus rien a faire pour les grands interets de l'humanite, elle s'occupa de ses interets tem- porels : Uniquement livres aux grandeurs de la terre, dit un his- torien italien, les Papes ne se servirent de l'autorite spirituelle que comme d'un moyen pour etendre leurs etats, et la chaire de Saint Pierre parut plutot remplie par des rois que par des Pontifes... On ne pensa plus a perpetuer la majeste et la dignite du Pontifical ; chaque Pape ne songea qu'a procurer a ses enfants, a ses neveux, a ses parents, une fortune opulente, desprincipautesetdesroyaumes... La religion, la saintete, la charite n'occuperent plus les premiers pasteurs : ne respirant que la guerre et le trouble, ils oserent offrir le sacrifice de paix avec des mains degouttantes de sang ... Tout leur soin fut de fabriquer d'artificieuses inventions pour accumuler des tresors. Ils n'eurent point de honte de faire servir les graces et les ___________________ d'Alexandre VI; il n'a pas encore rencontre d'apologiste, mais il ne faut desesperer de rien. (I) Odium romani nominis penitus infixum esse multorum gentium anirais, opinor ob ea qua3 vulgo de moribus ejIls urbis jactantur. Erasm. Epist. XIl, p. 634. CONCLUSION. armes spirituelles a contenter leur insatiable avarice, et de trafiqucr des choses sacrees aussi hardiment que des profanes. Les richesses introduites a leur cour y introduisirent avec elles le faste, le luxe, la corruption des mceurs et d'abominables debauches. Guicciardini, a qui nous emprunn'est cette appreciation de la Papaute, termine en disant que la conduite des Papes a presque entierement etouffe le respect de leurs personnes, mais qu'ils ont conserve quelque puis- sance politique (1). Depuis lors les successeurs de Saint Pierre ont perdu toute influence dans les affaires temporelles, et si leur autorite spirituelle n'est pas meprisee, il y a de cela une excellente raison : le monde ignore qu'il y a des Papes, la Papaute n'est plus qu'une vaine ombre. 4. Conclusion. Nous avons celebre la Papaute du moyen age comme l'instrument dont la Providence s'est servie pour Peducalion des peuples germa- niques, nous avons applaud! aux victoires que les Gregoire VII et les Innocent III remporterent sur l'Empire; nous applaudissons aussi a la chute de la Monarchie Pontificale. Est-ce que ces jugements ne sont pas contradictoires? n'est-ce pas du fatalisme? n'est-ce pas la justification de la force? En apparence la contradiction est flagrante. Quelle est l'oeuvre de Gregoire VII? quel est le but qu'il a poursuivi et qu'il a realise dans les limites de l'imperfection humaine? Il a fonde le pouvoir spirituel des Papes, en imposant le celibat au clerge et en brisant les chaines qui attachaient l'Eglise a la feodalite. Le pouvoir spirituel implique le pouvoir temporel; c'est dire que les Papes sont les sou- verains de la Chretiente, les maitres du monde. De fait les Papes deposent les empereurs, ils dominent les rois. Voila Poeuvre de Gre- goire VII. Or, par quoi peril la Papaute? par ce meme pouvoir tem- porel qui l'infecte des vices de la societe temporelle, corrompt le pouvoir spirituel, souleve les nations et les libres penseurs. Quand la Papaute tombe, on l'accuse d'une usurpation seculaire, et il y a reel- lement usurpation, car la souverainete qu'elle revendique et qu'elle ________________ (1) Guicciardini, Histoire d'ltalie, livre IV, eh. 5. DECADENCE DE LA PAPAUTE. a exercee appartient aux peuples. Mais s'il y a usurpation, ne faut-il pas la condamner dans son principe, ne faut-il pas condamner Gre- goire VIl, plutot que Boniface VIlI? Exalter l'un et fletrir l'autre, n'est-ce pas celebrer le fort qui triomphe et accabler le faible qui succombe? n'est-ce pas du fatalisme? Il y a plus. Pourquoi Gregoire VII a-t-il rompu les liens qui atta- chaient les clercs a la societe? Le grand Pape a voulu arracher le clerge a la corruption qui le minait, il a voulu detruire dans sa racine la simonie qui avilissait l'Eglise, pour realiser l'ideal de l'Evangile, afin que les clercs fussent reellement les elus du Seigneur, les hommes de l'esprit, appeles a dompter et a moraliser les hommes de la cbair. Cependant a peine la monarchie Pontiticale est-elle constituee, que des plaintes s'elevent contre la cupidite, contre la venalite, contre la simonie de la cour de Rome. Au quinzieme siecle, un immense cri de reprobation fletrit les moeurs des clercs, la chre- tiente demande la reformation de l'Eglise dans son chef et dans ses membres, et quand le Pape reste sourd a ces justes exigences, une revolution religieuse eclate qui dechire l'unite chretienne, detruit la Papaute dans son essence et menace jusqu'au christianisme lui-meme. Encore une fois, au lieu d'exalter Gregoire VII et son oeuvre, n'au- rions-nous pas du la condamner, parce qu'elle a conduit logiquement, necessairement a tous les abus qui out souleve les peuples contre l'Eglise? Louer la Papaute au onzieme siecle et la repudier au quin- zieme, n'est-ce pas benir et maudire la meme institution, selon les accidents de sa grandeur et de sa decadence? Non, il n'y a dans notre appreciation de la Papaute ni contradic- tion, ni fatalisme. Ceux-la seals qui n'ont pas approfondi les lois de la nature humaine, s'el'onneront des jugements contradictoires que l'histoire porte sur une seule et meme institution : la contradiction n'est pas dans l'historien, elle est dans les faits, parce que les evene- ments sont le produit de la liberte humaine et que tout ce qui tient a l'homme est toujours vicie de son imperfection. La contradiction est dans les institutions, en ce sens qu'elles sont un produit de l'etat social d'une epoque donnee ; que si l'institution s'immobilise pendant que la societe avance, il est certain que de salutaire et bienfaisante qu'elle a ete, elle devient un obstacle ou bien elle devient un mal. La contradiction existe encore dans l'histoire en ce sens que Dieu se I CONCLUSION. 507 sert des passions et des erreurs de l'homme pour le bien de l'huma- nite. Un meme fait peut donc etre un mal au point de vue de l'homme et de sa responsabilite, et un bien au point de vue de Dieu et du gou- vernement providentiel de l'humanite. Prenons dans l'histoire tin grand tenement sur lequel les avis soient moins partages que sur la Papaute, parce qu'il n'y a pas d'inte- rets actuels ni de passions religieuses en cause. L'Empire Romain est peut-etre l'epoque la plus triste, la plus monstrueuse de la vie de l'humanite. Cependant les Peres de l'Eglise l'ont celebre et nous l'avons celebre comme eux; puis quand il est tombe sous les coups des Barbares, les Peres de l'Eglise ont applaudi a la chute du monde ancien et nous avons fait comme eux. Voila une contradiction bien flagrante ; nos adversaires nous reprocheront-ils le fatalisme de notre appreciation? Le reproche retomberait sur eux-memes, puisque nous n'avons fait que suivre l'opinion de ceux que l'Eglise honore comme ses Peres. En realite, il n'y a ni fatalisme ni contradiction. L'empire romain etait un essai gigantesque de monarchie universelle; comme tel nous le reprouvons, parce que la monarchie universelle serai t le lombeau de l'humanite, et nous saluons les Barbares comme les sauveurs du genre humain. Est-ce a dire que les auteurs Chretiens aient eu tort de voir la main de Dieu dans l'etablissement de l'Empire? Au point de vue politique, l'historien doit justifier l'Empire, parce que c'etait le seul moyen de mettre fin a l'anarchie de la republique et d'arreter la dissolution du monde ancien. Au point de vue reli- gieux, il est tout aussi certain que sans l'Empire le christianisme ne se serait pas repandu assez rapidement pour pouvoir resister a la tern- pete de l'invasion des Barbares; meme en profitant de l'unite romaine, il fallut a l'Evangile cinq siecles pour jeter ses racines dans toutes les parties de l'Empire; sans l'unite romaine, l'etablissement du christianisme eut ete impossible; au lieu d'etre fort et capable de civiliser les peuples du Nord, il aurait succombe, et avec le chris- tianisme tout espoir de civilisation eut peri. L'Empire a donc eu sa mission, on peut le glorifier; et cependant il renferme des le prin- cipe les germes des vices qui en ont entraine la chute. C'est comme monarchie universelle qu'il a sauve l'avenir de l'humanite, et c'est aussi comme monarchie universelle qu'il devait perir. L'histoire grandeur de l'Empire Romain, elle celebre sa ruine, et elle DECADENCE DE LA PAPAUTE. est toujours dans le vrai, malgre l'apparence de la contradiction et du fatalisme. Quand l'historien benit la main de Dieu, il ne benit pas pour cela les crimes des empereurs monstres, il ne nie pas la liberte et la responsabilite hurnaines; il les nie si peu, qu'il proclame que la chute de l'antiquite est un grand jugement de Dieu. Ce que nous disons de l'Empire Romain, nous le disons de la Papaute. Ceux qui admettent que le cbristianisme a ete l'instrument de la civilisation moderne, doivent aussi reconnaitre la legitimite, disons mieux, la necessite de la Papaute, car an onzieme siecle, le christianisme et avec lui la civilisation menagaient de perir sans l'heroique reaction de Gregoire VIl. Comment Gregoire VIl a-t-il sauve le christianisme? En concentrant toutes les forces de l'Eglise dans line puissante unite. Pour dormer un fondement inebranlable a l'unite chretienne, il l'appuya stir une parole du Fils de Dieu : la Papaute est de droit divin, le Pape est le vicaire du Christ, il a puis- sance sur tous les fideles, sur les rois et les empereurs comme sur le moindre serf. Armee de son pouvoir spirituel et de son droit divin, la Papaute est reellement souveraine; les plus fiers empereurs plient devant le successeur de saint Pierre, devant celui qui seul a pouvoir d'ouvrir les portes du ciel. La monarchie Pontificate etait necessaire, elle etait legitime; l'histoire, quand elle se depouille des passions anticatholiques, doit reconnaitre que c'est grace a la Papaute que le christianisme a fait l'education des races barbares, dans les limites de l'imperfection humaine. Cependant la monarchie Pontificale etait viciee dans son essence aussi bien que l'Empire romain; elle etait plus dangereuse encore, car elle compromettait, et l'independence des nations et la liberte de l'esprit humain. De la une inevitable reaction de l'empire d'abord, puis des nations contre la Papaute; de la la reaction des heresies contre l'Eglise dominante; de la enfin, dans le sein de l'Eglise meme, une reaction contre les exces du pou- voir spirituel des Papes. La Papaute succombe sous ces attaques; c'est dire qu'elle peril par les vices inherents a une monarchie uni- verselle, tout ensemble spirituelle et temporelle. Avons-nous tort d'applaudir a sa chute? Alors l'histoire a aussi tort d'applaudir a la chute de l'empire romain. Bien des esprits, influences a leur insu par les littles et les passions du present, nous reprocheront plutot de n'avoir pas combaltu la monarchie Pontificale dans son principe. CONCLUSION. 509 Nous leur repondrons encore par l'exemple de l'empire romain. Si la monarchie universelle de Rome a eu une mission providentielle, malgre les dangers dont elle menagait l'humanite, malgre les crimes des empereurs monstres , on ne peut pas contester que la monarchie pontificale n'ait eu egalement sa mission. Il y a meme un lien intime entre les deux monarchies : Rome pa'ienne a prepare le terrain an christianisme, Rome chretienne l'a repandu et consolide au sein des populations germaniques. Mais la mission de l'empire romain etait temporaire : quand elle est remplie , l'histoire peut et doit applaudir a sa chute. La mission des Papes etait egalement temporaire; quand elle est remplie, ils n'ont plus de raison d'etre. C'est ce qui arrive au debut de l'ere moderne. La Papaute du moyen age etait reellement un pouvoir spirituel, car l'Eglise possedait la superiorite morale et intellectuelle sur la societe feodale. Au quinzieme siecle le clerge se recrute parmi l'ignorance et se vautre dans la corruption : par cela meme il abdique. La societe laique, plus eclairee, plus morale, dirigera elle-meme ses destinees. Decroissance du pouvoir de l'Eglise, marche ascendante de la souverainete civile, telle est la loi de l'age qui va s'ouvrir. Folie! dira-t-on; la Papaute existe encore au dix-neuvieme siecle et elle n'a pas la moindre envie d'abdiquer. Nous repondrons que les grands pretres du paganisme vecurent aussi pendant des siecles, apres que la philosophie eut nie leurs dieux; ils vecurent meme, honores par des hommes d'intelligence, bien des siecles apres Jesus- Christ, au point qu'un empereur de genie crut pouvoir restaurer le culte paien. C'etait une institution qui survivait aux idees qui lui avaient donne naissance. Cela prouve que le fait est sans aucune autorite en cette matiere, ce sont les idees qui gouvernent le monde; quand les idees se modifient , les institutions du passe doivent s'ecrouler, ce n'est plus qu'une question de temps. Eh bien, les idees qui ont produit la Papaute et l'ont soutenue pendant des siecles contre les attaques des empereurs, se sont tellement modifiees que la Papaute qui au moyen age etait une necessite pour le christianisme, est devenue aujourd'hui une entrave pour la religion, un vrai danger. La Papaute est par son essence l'esprit de domination incarne; pour celui qui a suivi les developpements dans lesquels nous sommes entre, il ne peut plus y avoir l'ombre d'un doute sur ce point. Or, ce DECADENCE DE LA PAPAUTE. qui souleve le plus les hommes contre le Catholicisme, c'est son ambi- tion, c'est sa prevention de dominer la societe civile. Nos constitutions proclament les nations souveraines, en meme temps qu'elles garan- tissent la liberte de la pensee dans toutes ses manifestations : ce principe nouveau est profondement en racine dans les ames; de la une opposition instinctive contre les envahissements de l'Eglise. La societe laique ne veut plus etre dominee au nom de la religion, et l'Eglise est fatalement poussee par son principe a revendiquer la domination directe ou indirecte de la societe civile : la lutte est une lutte a mort. L'Eglise seule peut se faire illusion sur son issue; les peuples deserteront plutot le christianisme que d'abdiquer la souve- rainete et la liberte de la pensee. Le Moyen Age lui-meme n'a pas supporte la tyrannie intellectuelle et politique de Rome, et l'on s'ima- gine que l'humanite, apres avoir acquis pleine conscience de ses drous, va les abdiquer aux pieds d'un horame qui se dit le Vicaire de Dieu! Cependant l'Eglise, la Papaute en tete, rassemble toutes ses forces pour recouvrer l'empire qu'elle a perdu. Elle obeit a son genie en se concentrant dans une puissante unite; les divergences, les dissen- timents se taisent, les liers Gallicans eux-memes consentent a plier devant le successeur de saint Pierre. Cette unite exalte les espe- rances des hommes du passe; ils ne voient pas qu'aujourd'hui elle constitue le plus grand danger pour l'Eglise et pour le christianisme. A peine l'Eglise se sent-elle forte par l'unite de ses efforts, qu'elle reprend ses antiques pretentious ; a entendre le langage de ses par- tisans les plus devoues, on se croirait revenu au Moyen Age. Illusions d'un pouvoir qui s'en va ! Des que les pretentions de la Papaute se montrent a decouvert, une formidable reaction eclate contre l'Eglise et cette reaction menace jusqu'au Christianisme ; car les hommes en voyant le christianisme se confondre avec la tyrannie intellectuelle, se mettent a detester la religion du Christ. Le danger est donc pour l'Eglise la ou elle croit qu'est sa force. Il n'y aurait qu'un moyen pour elle de se sauver, si elle pouvait etre sauvee, ce serait d'abdi- quer franchement toutes les pretentions du passe. Mais pour cela il faudrait rompre avec le Christianisme traditionnel; il faudrait renoncer a la superbe ambition d'etre un pouvoir , il faudrait recon- naitre que le seul pouvoir c'est la raison inspiree par Dieu. C'est dire que la chose est impossible. L'Eglise continuera a marcher dans la voie que lui trace sa tradition ; elle pour suivra la lutte contre l'esprit moderne jusqu'a ce que la victoire entre le passe et l'avenir se decide. Pour nous l'issue de la lutte n'est pas douteuse. FIN. ( OCR scan - Uncorrected )