HISTOIRE DE L'EGLISE DEPUIS SON ORIGINE

ET DES VAUDOIS DU PIÉMONT JUSQU'A NOS JOURS

TOME I


CHAPITRE X.
ÉCRITS DES VAUDOIS

Écrits originaux des Vaudois. - Recueillis par Léger. - Ceux remis à Perrin, - Leurs caractères généraux. - Écrits dogmatiques, pratiques, polémiques ; poésies sacrées. - Leur authenticité. Ils sont vaudois. - Écrits dans un dialecte de l'ancienne langue romane. Ancienneté de leur date attestée. - Anonyme. - Pierre-le-Vénérable. Témoignage de Raynouard. - Noble Leçon. - L'Antéchrist porte sa preuve intrinsèquement. - Objections et réfutations. - Conséquences.

Un éclatant, témoignage de l'ancienneté de l'Église vaudoise se trouve dans les écrits originaux (manuscrits) que possède cette Église, dès l'an 1100, 1120, 1196 et 1230, dates antérieures (pour les principaux) de 50 ans au moins, à la manifestation religieuse dirigée par Pierre Valdo. Ces ouvrages en vers et en prose, en langage roman ou vaudois, forment la souche d'un grand nombre de productions semblables, dues au même esprit, écrites dans le même dialecte on en latin, à des époques différentes, mais presque toutes antérieures à la réformation du XVIe siècle.

C'est à l'historien et pasteur vaudois, Léger, que l'on doit la conservation de ces précieux documents de la piété et de l'antique origine de l'Église vaudoise. Prévoyant peut-être l'orage qui se formait contre elle, et qui, après avoir grondé avec fracas de son vivant, se termina par le désastre lamentable de 1686, Léger recueillit les écrits des Vaudois et les remit, en 1658, à lord Morland, ambassadeur anglais à la cour de Turin. Ce dernier les emporta en Angleterre, où ils furent déposés dans la bibliothèque de Cambridge. Léger en fit une seconde collection, mais moins considérable, qu'il déposa lui-même à la bibliothèque de Genève. Nous donnons le catalogue de l'une et de l'autre dans un appendice à la fin de cet ouvrage.

Une quarantaine d'années auparavant, vers l'an 1602, de nombreux écrits vaudois avaient déjà été remis à P. Perrin de la part d'un synode tenu aux Vallées; ils avaient été recueillis surtout dans la vallée de Pragela. Cet auteur nous a conservé la liste de ceux qu'il a eus en main. Nous la donnerons aussi dans l'appendice. (LEGER..., 1ere part., p. 74, (1).)

Le caractère général de ces écrits est dogmatique et pratique; quelques-uns sont de controverse. Le dogme y est exposé d'une manière simple. On n'y trouve, ni formules théologiques, ni exposition systématique, si ce n'est dans le Catéchisme et la Confession de Foi. C'est pour l'ordinaire, dans leur forme scripturaire, que les vérités révélées sont énoncées. Point de commentaire sur la grâce, sur l'élection, sur la prédestination; ces mystères profonds sont enseignés dans les termes dont le Saint-Esprit a fait choix. Dans un emploi si fréquent et si fidèle des passages de la sainte Écriture, les barbes (2) vaudois firent preuve d'une grande sagesse. Quoique écrits à une époque de ténèbres générales, on ne remarque, dans ces documents de la vie religieuse des Vaudois, ni exagération, ni superstition. La modération et la convenance de langage, même lorsqu'ils abordent la controverse, ce qui est fréquent, ne les abandonnent pas, et frappent d'autant plus que ces qualités sont très-rares chez leurs adversaires. Leur esprit est le véritable esprit chrétien.

On peut aussi remarquer dans ces anciens écrits des Vaudois, que le dogme, loin d'être séparé de la morale, lui sert d'appui continuel. La foi et la piété, la contemplation des vérités divines et la vie d'obéissance ainsi que de dévouement au Seigneur, s'unissent constamment dans leurs productions littéraires. Ils abordent tous les sujets chrétiens, avec gravité et dans une intention pratique : la corruption naturelle et la misère de l'homme, la rémission des péchés par l'oeuvre de Jésus-Christ, la crainte et l'amour de Dieu - la charité et l'amour fraternel, le pardon des injures et le support, la vigilance et la prière, l'humilité, le mépris du monde, le détachement des affections terrestres, la patience, la résignation dans les maux de la vie, les devoirs des pasteurs et conducteurs (3) spirituels, les devoirs des maris et des femmes, des pères et des enfants. Il fallait assurément une connaissance approfondie de l'Évangile, une piété vivante et un sens chrétien développé pour se placer à cette hauteur de vérité et de moralité, dès la fin du XIe siècle.

Quelques écrits des Vaudois sont tout polémiques; la position exceptionnelle de ces chrétiens évangéliques, en butte aux attaques de l'Église romaine, nécessita la controverse. Ils durent défendre leur foi et s'expliquer sur leurs doctrines. Outre leur Confession de Foi et leur Catéchisme, les barbes vaudois ont composé les ouvrages polémiques de l'Antéchrist, du Purgatoire imaginaire (songé), du véritable Purgatoire, de l'Invocation des Saints, etc.

Au nombre des ouvrages originaux des anciens Vaudois, nous devons compter une traduction de la Bible en langue romane. Les citations nombreuses qui en sont faites, dans la Noble Leçon, dans l'Antéchrist et dans les autres traités de cette époque, le démontrent déjà. Mais il y a plus, la preuve matérielle du fait existe; Léger déclare l'avoir possédée. À la bibliothèque de Cambridge sont déposés des manuscrits de livres de la Bible ou de chapitres détachés, et celle de Grenoble se glorifie d'avoir le manuscrit complet du Nouveau Testament dans le même dialecte. il en existe également un exemplaire à Zurich. Mapée nous apprend aussi que, dans le concile romain, tenu en 1179, sous le pape Alexandre III, des Vaudois présentèrent à ce pontife un livre écrit en langue gauloise (c'était alors la romane), qui contenait le texte et une glose des psaumes et de plusieurs livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. ( USSERIUS..., Gravissimae Quaestionis..., p. 286. )

La question importante de l'authenticité de ces écrits nous occupera aussi quelques instants. Elle se divise en deux points principaux : l'origine et la date.

L'origine de ces écrits est vaudoise, tout le prouve. C'est parmi les Vaudois, et non ailleurs, qu'ils ont été conservés et ensuite recueillis. De qui les auraient-ils reçus, et quel motif aurait pu leur faire adopter des livres étrangers ? Ces montagnards n'étaient point des bibliophiles. Les écrits qu'ils ont possédés et conservés n'ont pu être que les leurs. Ces livres n'expriment rien de plus ni rien de moins que la croyance et les desseins pieux des fidèles vaudois dans tous leurs âges.

La majeure partie de ces écrits est en langue vaudoise dialecte particulier de la langue romane, comme l'observe Raynouard, qui a étudié avec soin et à fond celle-ci. Or, cette langue romane, dans le dialecte vaudois, est demeurée jusqu'à la réformation la langue constante des habitants des Vallées, la seule usitée dans leur service religieux, et elle est employée encore aujourd'hui, comme patois, par la multitude (4). Nous ne sachions pas que ce dialecte vaudois roman ait été parlé par d'autres que par eux. Les écrits que l'on a recueillis parmi les Vaudois, et dans leur dialecte, ne peuvent donc être que vaudois.

Enfin, c'est un fait attesté par l'histoire, que les anciens Vaudois ont écrit des livres. Un auteur anonyme du XIIIe siècle dit positivement, en parlant des Vaudois :

« Ils ont imaginé, certains vers (rithmes) qu'ils appellent les trente degrés de saint Augustin, dans lesquels ils enseignent, en quelque sorte, à pratiquer les vertus et à fuir les vices, et ils y ont introduit finement leurs rites et leurs hérésies, afin de fournir plus d'attrait à les apprendre, et afin de les inculquer plus fortement dans la mémoire, comme nous proposons aux laïques le symbole, l'oraison dominicale; ils ont aussi imaginé d'autres beaux (écrits) dans le même but. » (D. MARTÈNE, Thesaurus Novus Anecdotorum, t. V, autore anonymo. Tractatus de haeresi pauperum de Lugduno. Fin de l'article intitulé : De Studio pervertendi.)

L'on voit aussi dans Pierre-le-Vénérable, abbé de Clugny, qu'Henri, le faux ermite, qui, selon nous, pouvait bien être Vaudois, aurait écrit un livre contenant ses opinions. Mais, comme il ne le caractérise pas davantage, nous n'avons aucun indice en cela, que cet ouvrage soit un de ceux dont nous donnons le catalogue dans l'appendice. Il ressort du moins de ce que dit Pierre-le-Vénérable qu'il existait de son temps des écrits qualifiés d'hérétiques, savoir, au commencement du XIIe siècle. (Petri VENER., Epist. citée plus haut.)

La seconde question à traiter, pour démontrer l'authenticité des écrits des Vaudois, a pour objet les dates qu'ils portent ; elle peut se poser ainsi: Les écrits des Vaudois sont-ils bien de la date qu'ils portent;, leur millésime est-il celui de leur composition?

D'entre les anciens écrits des Vaudois, cinq seulement portent des dates. La Noble Leçon et le Catéchisme, celle de l'an 1100 (5); le Traité de l'Antéchrist et la Confession de Foi, celle de l'an 1120; et le Purgatoire, celle de l'an 1126. Plusieurs poèmes moraux, que Raynouard juge appartenir à l'époque de la Noble Leçon, sont sans date, ainsi que les autres manuscrits, excepté un seul qui porte la date de 1230.

La date de la traduction romane de la Bible doit être nécessairement antérieure à celle de tous les autres écrits vaudois, puisqu'il n'en est presque aucun qui n'en renferme des passages.

Cette circonstance, que cinq ou six manuscrits vaudois seulement ont des dates, est particulièrement favorable à leur authenticité. Si elles avaient été indiquées postérieurement à l'apparition des écrits, et sans fondement, on ne voit pas pourquoi l'auteur de cette fraude n'en aurait pas usé, de même à l'égard d'un plus grand nombre, même à l'égard de tous.

Nous invoquons d'ailleurs, en faveur de l'exactitude de ces dates, le témoignage de Raynouard. On sait que cet écrivain moderne s'est occupé spécialement de la langue romane, dont le langage vaudois est un dialecte particulier, ne différait des autres, comme par exemple du provençal, que par certaines désinences et par quelques autres légères particularités. Raynouard a prouvé l'ancienneté de cette langue romane. Il en a démontré l'existence dès le temps de Charlemagne, dans la plupart des contrées soumises à ce prince, du Rhin à Rome. Il en a expliqué la formation et en a donné, une grammaire avec de nombreux exemples. Or, parmi ceux-ci, nous en avons remarqué un grand nombre qui sont tirés des écrits des Vaudois, soit de leurs poésies, soit de leur traduction du Nouveau Testament (6). Donc, l'ancienneté des écrits, dont on a extrait ces exemples, est elle-même démontrée. L'auteur, il est vrai, ne s'explique catégoriquement que sur la date de la Noble Leçon ; mais nous pouvons en outre juger, par la place qu'il assigne dans son ouvrage. aux principaux documents vaudois, qu'il reconnaît l'exactitude des dates qu'ils portent, et qu'il considère aussi comme très-anciens plusieurs de leurs autres ouvrages. Car, dans son introduction sur les troubadours, après les pièces réunies sous ce titre : Actes et Titres, depuis l'an 960 et suivants, et qui vont jusqu'à l'an 1080, il indique comme leur faisant suite, en ordre de date, les poésies vaudoises. D'où nous sommes autorisés à croire, qu'il a jugé postérieurs de très-peu à la date de 1080, non-seulement ceux des écrits en vers des Vaudois qui portent la date du XIIe siècle, mais encore les autres écrits en vers.

Raynouard est si persuadé de l'ancienneté des écrits vaudois, qu'il s'en sert pour prouver l'inverse de notre proposition, c'est-à-dire, pour appuyer ses démonstrations sur le langage qu'il a étudié. « Si l'on rejetait, dit-il, l'opinion de l'existence d'une langue romane primitive, c'est-à-dire, d'un idiome intermédiaire qui, par la décomposition de la langue des Romains et l'établissement d'un nouveau système grammatical, a fourni le type commun d'après lequel se sont successivement modifiés les divers idiomes de l'Europe latine, il serait difficile d'expliquer comment, dans les vallées du Piémont, un peuple séparé des autres par ses opinions religieuses, par ses moeurs et surtout par sa pauvreté, a parlé la langue romane à une époque très-ancienne, et s'en est servi pour conserver et transmettre la tradition de ses dogmes religieux, circonstance qui atteste la haute antiquité de cet idiome, dans le pays que ce peuple habitait. » RAYNOUARD..., t. II, Introduction, P. CXXXVII.)

L'auteur continue : « Le poème de la Nobla Leyezon porte la date de l'an 1100. La secte des Vaudois est donc beaucoup plus ancienne qu'on ne l'a cru généralement. » Et un peu après : « La date de l'an 1100 qu'on lit dans ce poème mérite toute confiance. Les personnes qui le liront avec attention jugeront que le manuscrit n'a pas été interpolé, etc. Enfin le style même de l'ouvrage, la forme des vers, la concordance même des deux manuscrits (celui de Cambridge et celui de Genève), le genre des variantes qu'ils présentent, tout se réunit en faveur de l'authenticité de ces poésies. » (RAYNOUAD, ibid.)

Si Raynouard, en raison du but qu'il poursuivait, s'est exprimé plus explicitement sur la date des poèmes vaudois, il n'en a pas moins reconnu l'ancienneté de leurs écrits en prose. « Le traité de l'Antichrist, dit-il, porte la date de l'an 1120. »

Voilà donc un écrivain distingué qui, sans prévention, sans motif intéressé, et seulement en vue de la langue romane, après avoir fait une étude longue et approfondie des anciens documents religieux des Vaudois, les déclare authentiques et confirme l'exactitude de leurs dates. Un tel jugement nous parait d'un très-grand poids.

Nous ne devons pas omettre de faire remarquer, d'ailleurs, que la Noble Leçon renferme des preuves de l'exactitude de la date qu'elle porte., Citons un exemple : nous le trouvons dans ce qu'elle dit, depuis le vers 384 et suivants, en particulier dans le 396 : « Il (le pécheur) fait accord » avec le prêtre, afin qu'il puisse être absous. » Ces absolutions à prix d'argent avaient surtout lieu de la manière la plus scandaleuse, dans le XIe siècle, d'après les bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de France, qui disent en propres termes, en parlant de ce siècle : « Au moyen de quelque somme d'argent, les plus grands pécheurs trouvaient des prêtres qui leur donnaient aisément l'absolution. » Or, c'est à la fin de ce siècle qu'écrivait l'auteur de la Noble Leçon. (Histoire littéraire de France, t. VII, P. 5, 6.)

Si l'autorité de Raynouard met hors de doute l'exactitude de la date des poèmes vaudois, nous pouvons à notre tour avancer, comme pour la Noble Leçon, une preuve intrinsèque de la date authentique de l'un des écrits en prose, savoir l'Antéchrist ; la voici.

Après avoir défini l'Antéchrist, l'auteur continue : « Tel est l'homme accompli de péché, il s'élève au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu, et ce qui est servi; il s'oppose à toute vérité, et est assis dans le temple de Dieu, c'est-à-dire dans l'église, se donnant comme Dieu; il vient avec toutes sortes de séductions pour ceux qui périssent. Et puisque ce rebelle est déjà parvenu à sa perfection, il ne faut plus l'attendre (ou chercher quel il est); car, par la permission de Dieu, il est arrivé à la vieillesse, puisqu'il décline déjà. En effet, sa puissance et son autorité sont diminuées, et le Seigneur Jésus tue ce rebelle par le souffle de sa bouche, au moyen de beaucoup d'hommes de bonne volonté et fait intervenir une puissance qui lui est contraire, aussi bien qu'à ses amis; il bouleverse les lieux qu'il habite et ses possessions, et met la division dans cette cité de Babylone, où chaque génération puise une nouvelle vigueur de malice. »

L'Antichrist du traité vaudois, c'est le système religieux romain, son personnel et son culte, le pape et l'idolâtrie dont il est le centre. Qu'à la date de l'an 1120, à l'époque où le livre de l'Antéchrist aurait été composé, le système romain eût atteint son apogée, et que déjà il déclinât (7), c'est ce que démontre l'histoire. C'est en la personne de Grégoire VII, de l'ancien moine Hildebrand, que la papauté avait atteint sa plus grande puissance et déployé les prétentions les plus audacieuses. C'est vers la fin du XIe siècle, c'est le 25 janvier 1077, que la puissance temporelle s'était humiliée devant l'autorité usurpée du prétendu successeur de saint Pierre, quand l'infortuné Henri IV, empereur, et jadis le plus puissant prince de l'Europe, avait attendu trois jours, jeûnant et marchant nu-pieds dans la neige, que l'orgueilleux rival de sa puissance daignât lui pardonner, le relever de son excommunication et lui restituer le droit de gouverner ses états...

La victoire de Rome avait été complète sous Hildebrand, mais cette maturité de force avait touché trop tôt pour elle à la caducité, comme l'exprime le traité de l'Antéchrist, dans le passage cité plus haut : Le rebelle est arrivé à la vieillesse et déjà il décline. En effet, que nous raconte l'histoire ? Henri IV, trompé dans son attente de réconciliation généreuse, ressaisit la couronne qu'Hildebrand croyait lui avoir arrachée, rassemble une armée, vient à Rome dont il se rend maître en 1084, y établit le pape Clément III qui le couronne de nouveau, et en chasse Grégoire VII qui va mourir à Salerne. À la lettre, Jésus, comme le dit la citation, tue ce rebelle, l'Antéchrist, par le souffle de sa bouche au moyen de beaucoup d'hommes de bonne volonté et en faisant intervenir une puissance qui lui est contraire. Rome est alors serrée de près par un long siège, et après avoir été prise d'assaut, les lieux que l'Antéchrist habite sont bouleversés.

Henri V défend comme son père la couronne impériale contre les prétentions renouvelées des papes successeurs d'Hildebrand. Il vient à Rome, l'an 1111, à la tête d'une nombreuse armée, met en confusion la ville et jette en prison Pascal II. Le traité de paix fait avec celui-ci ayant été annulé, après le départ de l'empereur, par le pape rendu à la liberté, Henri marche une seconde fois sur Rome, y entre triomphant, chasse son adversaire et nomme un autre pape, Grégoire VIII, qui le couronne une seconde fois. Rome lutte encore, et après la mort de Pascal, tente de lui donner un successeur sans la participation de l'empereur, en la personne de Gelase II. Mais ce nouveau pape est chassé de Rome, et le protégé d'Henri, Grégoire, est maintenu sur le trône papal, au gré de l'empereur. Ceci se passait en 1118.

Nul doute que le traité vaudois de l'Antéchrist ne fasse allusion à ces événements; les termes mêmes de la citation que nous avons rapportée le démontrent avec évidence. La date de 1120 que porte le traité ne saurait donc être contestée de bonne foi, ayant pour elle une concordance historique aussi frappante.

On a soulevé, quelques objections contre l'authenticité des dates des écrits des Vaudois ; quoiqu'elles n'aient pas une grande force après ce qui vient d'être dit, nous devons les examiner.

On a remarqué que, dans quelques traités vaudois, en particulier dans celui de l'Antéchrist, les citations qui sont faites de passages de la Parole de Dieu portent l'indication des chapitres et des versets, outre celle du livre, et l'on en a conclu que l'origine de l'écrit était plus récente que celle qu'indique sa date, puisqu'il est prouvé que la division de la Bible en chapitres et en versets n'a eu lieu qu'au XIIIe siècle, vers l'an 1250. Mais, pour que cette objection eût de la force, il faudrait prouver que les manuscrits incriminés sont les originaux mêmes, tandis que, s'ils ne sont que des copies d'une date plus récente, on comprend que, pour l'instruction des lecteurs, les copistes (8), qui sans doute étaient des barbes (ou pasteurs vaudois), profitant de la connaissance qu'ils avaient de cette division si utile, s'en soient servis, aient ajouté l'indication des chapitres et des versets, sans qu'il y ait eu pour cela aucune falsification ou détérioration du texte. On est d'autant plus fondé à admettre cette explication, que toutes les citations ne sont point accompagnées de l'indication des chapitres et des versets, ce qui cependant aurait probablement eu lieu, si ce supplément de clarté eût été le fait de l'auteur lui-même.

Que les écrits des Vaudois aient en effet été souvent copiés, c'est ce que ferait déjà supposer l'usage habituel et presque journalier qu'en devaient faire les élèves des barbes pour leur instruction, les barbes eux-mêmes dans leurs travaux, et les fidèles qui puisaient des armes contre leurs adversaires, dans le trésor de leur littérature nationale et religieuse, aussi bien que dans la Bible. La question est d'ailleurs résolue pour ce qui concerne du moins la Noble Leçon. Raynouard a constaté, que les deux manuscrits qui existent de ce poème ont été copiés à des époques éloignées l'une de l'autre, ou sur des exemplaires différents, parce que, dans l'un, la préposition avec est exprimée par au, et dans l'autre par cum, et il conclut que l'exemplaire de Cambridge, qui a toujours au, est plus ancien que celui de Genève qui a cum (9).

On a aussi contesté l'authenticité de quelques livres, parce que l'on y voit des citations des Pères de l'Église. Ceci regarde surtout le traité du Purgatoire, de l'an 1126. Les anciens Vaudois, dit-on, ne reconnaissaient en matière de foi que l'autorité de la Bible; ils n'auraient jamais cité, les Pères : le traité du Purgatoire n'est donc pas authentique. Mais il est facile de répondre que, tout en maintenant intact leur principe, que la Bible seule fait autorité en matière de foi, les Vaudois ont pu démontrer l'erreur de leurs adversaires sur le purgatoire, ou sur d'autres points, en en appelant au témoignage de ces Pères de l'Église, sur lesquels les catholiques romains appuyaient principalement leur doctrine.

Un auteur anonyme très-moderne a fait une autre objection plus sérieuse contre le traité du Purgatoire, bien que, par une étrange méprise, il s'imagine la faire contre celui de l'Antéchrist. Il observe avec raison que l'écrit vaudois du commencement du XIIe siècle cite un ouvrage plus récent, savoir, le Milleloquium de saint Augustin, qui est une compilation des écrits de ce père, faite par un Augustinus Triumphus, qui parut avec éclat à la Sorbonne et an concile de Lyon, en 1274. Certes, l'objection est de toute force et péremptoire; comment y répondre et la réfuter ? Par la mention d'un fait bien simple, déjà énoncé, savoir: que les écrits des Vaudois étaient souvent copiés et parfois, ajoutons-nous, avec des variantes notables. Il se trouve, en effet, que les extraits que Léger a publiés du Purgatoire, et qui ont donné lieu à l'objection, sont tirés d'une copie abrégée, et non du traité primitif, infiniment plus étendu sur cette matière, traité qui existe dans le manuscrit de la bibliothèque de Genève, portant le No 208. L'auteur de l'abrégé a cité, le Milleloquium qu'il avait sans doute à sa portée, tandis que l'écrit primitif cite fréquemment saint Augustin lui-même, une fois d'après son livre des sacrements, mie autre fois d'après le livre de la doctrine de la foi, une autre fois d'après un discours sur cette parole : Ni les ivrognes n'hériteront point le royaume de Dieu. C'est ici que se trouve ce passage : « O frères, que personne ne se trompe : car il n'y a que deux lieux (10), et le troisième n'existe pas du tout, etc. » Chacun peut se convaincre de la certitude du fait,

Ces citations nombreuses de saint Augustin, dans cet écrit, De nous autoriseraient-elles pas à penser, que c'est de cet écrit qu'a voulu parler l'auteur anonyme du XIIe siècle, cité plus haut, et imprimé dans Martène, quand il mentionne un écrit des Vaudois appelé: Les Trente Degrés de saint Augustin? Et alors que signifierait l'objection faite contre cet écrit?

Enfin, on a remarqué que ces écrits parlent de persécutions essuyées par les Vaudois, et on en a conclu qu'ils ne pouvaient être du XIIe siècle, puisque ce n'a été que beaucoup plus tard qu'on les a persécutés dans leurs Vallées. Mais cette objection tombe si, d'un côté, Von réfléchit qu'il peut y avoir eu des persécutions dont l'histoire ne nous a pas conservé le souvenir et de l'autre, si l'on admet avec nous que les hérétiques détruits par le fer et par le feu, à Asti, à Orléans, à Toulouse, à Arras, etc., au XIe siècle, étaient regardés comme frères par les Vaudois.

L'authenticité des écrits vaudois de l'an 1100, 1120, 1126 et 1230, une fois reconnue, nous croyons pouvoir en déduire l'ancienneté de l'Église qui les a produits. Ce n'est pas, en effet, dans ses premiers commencements qu'une société religieuse résume sa doctrine et sa vie dans de nombreux écrits; car, avant de formuler des opinions, il faut qu'elles soient formées et arrêtées, comme aussi avant de produire les traits d'ensemble et de détail dont se compose la vie de cette société, il faut que les faits auxquels ils sont empruntés aient eu le temps de se passer. En un mot, ce n'est pas à l'époque de sa formation, c'est à celle de son plein accroissement et de sa maturité qu'une société religieuse abonde en livres d'édification, d'instruction et de controverse, et en poésies chrétiennes. Il nous semble donc démontré que, l'an 1100, date du poème de la Noble Leçon et du Catéchisme vaudois, des Vallées, loin d'en être premières lueurs de la foi et aux premiers pas de son développement, avait déjà atteint l'âge de la force et de la réflexion. Et, comme l'histoire ne mentionne aucun fait qui fasse connaître de quelle manière la doctrine vaudoise aurait pénétré dans les Vallées, durant les deux ou trois siècles précédents, taudis qu'elle en signale plusieurs qui rendent probable son existence dès Claude de Turin et déjà auparavant, il s'ensuit que l'Église vaudoise, qui a produit des écrits si remarquables, au commencement du XIIe siècle, est la continuation de celle qu'édifia ce fidèle évêque. Elle avait vécu à l'écart, s'instruisant, se fortifiant, se préparant au combat, depuis les jours de ce pieux successeur des apôtres, jusqu'à ceux dans lesquels on vit un Pierre de Bruis, un Henri et tant d'autres courageux disciples de Christ, descendre des monts, apportant avec eux la bonne odeur du pur Évangile, et jusqu'à l'apparition de ces écrits religieux en langue romane, destines à proclamer les vérités révélées et à recommander la vie sainte des enfants de Dieu. De faible et de timide, l'Église vaudoise est devenue forte et courageuse. Le repos ne peut plus convenir à sa fidélité. Elle y a renoncé en publiant sa pensée; elle fera plus, elle marchera bientôt de sacrifices en sacrifices pour amener le triomphe de la vérité.

(1) Un pasteur, Vignaux, qui a exercé son ministère aux Vallées, durant 40 ans, dès 1539, au témoignage de Perrin, avait rassemblé en son temps beaucoup de manuscrits. « C'est à ce bon serviteur de Dieu, dit Perrin, que nous avons l'obligation de l'amas de ces vieux livres des Vaudois; car il en recueillit autant qu'il en trouva, et les garda soigneusement. Sur la fin de ses jours, il donna à certains particuliers les mémoires qu'il avait dressés touchant les Vaudois, et tous les vieux livres qu'il avait recueillis dans leurs vallées. » Voici ce que Vignaux en dit lui-même : « Nous avons de vieux livres des Vaudois, contenant catéchismes et prêches écrits en langue vulgaire, à la main, où il n'y a rien qui fasse pour le pape et papisme. Et c'est merveilleux qu'ils aient vu si clair, en un temps de ténèbres plus épaisses que celles d'Égypte. » (PERRIN, Genève, 1619.)

(2) Ou pasteurs. Nous reviendrons plus tard sur ce titre.

(3) Ils avaient et ils ont encore des anciens, dans chaque quartier des paroisses, chargés de veiller au bon ordre et de porter la consolation aux affligés, etc.

(4) Surtout dans les lieux reculés, où les habitants ont moins de contact avec les Piémontais.

(5) La Noble Leçon porte sa date dans les paroles suivantes, traduites mot à mot de l'original. « Il y a bien mil et cent ans accomplis entièrement, que fut écrite l'heure (V. 6). - Voir l'appendice à la fin du second volume.

(6) Ces exemples se trouvent, t. I p. 112 à 143.

(7) Au moins temporairement.

(8) En admettant qu'il y eût des copistes autres que les barbes, il n'est pas douteux que, par l'effet même de leur occupation, ils avaient les connaissances requises.

(9) Les prépositions au et con sont toutes deux en usage aujourd'hui, selon la localité, avec la même signification. - Au mi, con mi, avec moi.

(10) Le paradis et l'enfer. Le purgatoire n'existe pas du tout.

CHAPITRE XI.
CROYANCES DES VAUDOIS

Source de la foi pour les Vaudois. - Leur règle de foi. - Rejettent toute doctrine humaine. - Leur Confession de Foi, - Questions vaines rejetées. Croient les vérités du symbole des Apôtres et admettent celui d'Athanase. - Foi en Dieu, père, Fils et Saint-Esprit. - Chute de l'homme. - La rédemption. - État de l'homme après la mort. - Les sacrements. - Soumis à l'autorité civile. - Leur silence sur l'élection, la prédestination, etc. - Diverses accusations de leurs adversaires examinées. - Conclusion.

La croyance des Vaudois a, comme leurs écrits, un caractère de fidélité biblique très-marqué, et se trouve ainsi en harmonie, dans les traits essentiels, avec la foi de l'Église primitive et des diverses Églises évangéliques nées de la réformation.

Un parallèle complet et minutieux des doctrines vaudoises avec celles de l'Église primitive nous entraînerait trop loin; nous nous bornerons aux traits principaux.

Et d'abord, remarquons que les Vaudois étaient restés fidèles, à la pure tradition de l'Église des premiers siècles, en ce qui concerne la source et la règle de la foi chrétienne. La source de la vérité était pour eux tout entière et uniquement dans la Parole de Dieu; et ils reconnaissaient comme telle, les livres canoniques de l'Ancien Testament que les Juifs avaient déjà admis comme inspirés, et les livres du Nouveau Testament tels qu'on les possède généralement. Quant aux livres que les Juifs nous ont transmis comme apocryphes, ils disaient : Nous les lisons pour l'instruction du peuple, mais non pour confirmer l'autorité des doctrines de l'Église. (V. Appendice, Confession de Foi, art. III.

Quant à la règle de leur foi, ils rejetaient tout point de doctrine qui ne leur paraissait pas conforme aux enseignements et à l'esprit de la Parole de Dieu, en même temps qu'ils professaient de croire et d'observer tout ce qu'elle révèle et ordonne. Cette règle sage et fidèle leur servait de rempart contre l'erreur, et de réponse aux attaques des adversaires. Prouvez-nous, disaient-ils à ceux-ci, par les saintes Écritures, que nous soyons dans l'erreur, et nous sommes prêts à nous soumettre. Dès les temps les plus reculés, cette déclaration toujours la même, sinon dans les termes du moins dans l'esprit, est un des traits distinctifs de leur physionomie religieuse. Prenant à la lettre cet ordre de l'esprit de Dieu, touchant la vérité révélée : Tu n'y ajouteras rien et tu n'en retrancheras rien, les anciens Vaudois ont constamment rejeté les doctrines basées sur l'autorité et sur les traditions humaines; ils ont repoussé, avec indignation et avec une sainte horreur, les images, les croix, les reliques, en tant qu'objets de vénération "ou de culte; l'adoration et l'intercession de la bienheureuse vierge Marie et des saints; ils ont en conséquence rejeté les fêtes consacrées à ces mêmes saints, les prières qu'on leur adresse, l'encens qu'on brûle en leur honneur et les cierges; ils ont repoussé la messe, la confession auriculaire, le purgatoire, l'extrême-onction et les prières pour les morts, Peau bénite, le crème, l'abstinence des viandes à de certains temps et à de certains jours, les jeunes imposés et les pénitences de commande, les processions, les pèlerinages, le célibat des prêtres, la vie monastique, etc., etc. Leur déclaration concernant ces points est aussi précise qu'elle est forte.

« Nous avons toujours cru, disent-ils, dans leur Confession de Foi de l'an 1120, art. X et XI, que c'est une abomination dont il ne faut pas parler devant Dieu que toutes les choses inventées par les hommes, telles que les fêtes et les vigiles des saints, ainsi que l'eau qu'on appelle bénite, comme aussi de s'abstenir, certains jours, de viande et d'autres aliments ; et enfin, toutes choses semblables et principalement les messes. Nous avons en abomination les inventions humaines comme antichrétiennes; inventions pour lesquelles nous sommes troublés, et qui portent préjudice à la liberté d'esprit. »

On ne voit nulle part que les Vaudois se soient occupés des vaines questions qui ont été souvent agitées avec passion, telles que la virginité perpétuelle de Marie, sa prétendue qualité de mère de Dieu, sa nativité, son assomption, et autres semblables, dont il n'est pas fait mention dans les saintes Écritures.

Les Vaudois souscrivaient d'ailleurs aux articles du symbole des Apôtres. On lit en tête de leur Confession de Foi: « Nous croyons et conservons fermement tout ce qui est contenu dans les douze articles du symbole qu'on appelle des Apôtres, regardant comme hérésie tout ce qui n'y est pas conforme. » Ils admettaient aussi le symbole d'Athanase, qui se trouve parmi les manuscrits en leur langue, et les décisions des quatre premiers conciles généraux., comme ne s'écartant pas de la règle de doctrine par eux conservée; savoir, la Parole de Dieu. (V. LÉGER, t. I, p. 116. )

Pour préciser la croyance des Vaudois sur quelques points fondamentaux, nous ajoutons que leur foi en Dieu est scripturaire : « Nous croyons un Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, disent-ils dans l'art. Il de leur Confession. Ce Dieu tout-puissant, tout sage et tout bon a fait toutes choses par sa bonté. » (Art. III.)

A l'égard de l'homme ils s'expriment ainsi : «Dieu a formé Adam à son image et à sa ressemblance; mais, par l'envie du diable et par la désobéissance d'Adam, le péché est entré dans le monde. et nous sommes pécheurs en Adam et par Adam. » (Art. IV.)

Ils reçoivent la doctrine de la rédemption dans sa simplicité et dans sa pureté. Pour eux le salut est gratuit, c'est un don de Dieu par l'oeuvre de Jésus-Christ, don accordé à tous ceux qui croient. « Nous croyons, disent-ils (art. VII), que Christ nous est vie, vérité, paix et justice, pasteur et avocat, victime et sacrificateur ; qu'il est mort pour le salut de tous les croyants, et ressuscité pour notre justification. » Leur croyance sur l'état des hommes après leur mort est parfaitement conforme à l'Evangile. Nous lisons à l'art. IX de leur Confession de Foi : «Nous croyons de même qu'après cette vie, il n'y a que deux séjours (lieux), l'un pour ceux qui sont sauvés, lequel nous nommons paradis, et l'autre pour les damnés, lequel nous nommons enfer : nous nions tout-à-fait ce purgatoire rêvé de l'Antéchrist et imaginé contre la vérité.

Les Vaudois n'admettaient que les deux sacrements institués par Jésus-Christ ; savoir, le baptême et la sainte cène, et ils les administraient conformément à leur institution.

Nous croyons, disent-ils (art. XII), que les sacrements sont des signes ou des formes visibles de grâces invisibles. Nous soutenons qu'il est bon que les fidèles usent quelquefois de ces dits signes ou formes visibles, si cela peut se faire, et cependant nous croyons et nous soutenons que lesdits fidèles peuvent être sauvés ne recevant pas lesdits signes, lorsqu'ils n'ont ni lien ni moyen d'user desdits signes. » - Et ils ajoutent (art. XIII) : Nous n'avons connu d'autres sacrements que le baptême et l'eucharistie. »

Les Vaudois n'oublièrent pas un point essentiel, pour les vrais disciples de Jésus-Christ (1), la soumission au pouvoir civil. « Nous devons, déclarent-ils ( art. XIV ), honorer le pouvoir séculier par la soumission, l'obéissance, la bonne volonté, et en payant les redevances. » À l'exemple des premiers chrétiens, et selon l'ordre de leur divin maître, ils rendaient à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

Telle était, au XIe et au XIIe siècles, la croyance des Vaudois, comme en font foi leurs écrits de l'an 1100 jusqu'à 1126, et leurs autres traités.

On remarquera peut-être qu'il n'y est pas fait mention, d'une manière spéciale, de quelques doctrines particulières, telles que l'élection, la prédestination et la grâce. Ce silence semble démontrer qu'ils ont suivi et accepté, en simplicité de coeur, les déclarations de l'Écriture, sans prétendre vouloir pénétrer ces profonds mystères.

Pour compléter ce bref exposé de la doctrine professée par les anciens Vaudois, il nous reste à mettre en regard quelques-uns des jugements qu'en ont portés, et des rapports qu'en ont faits les écrivains catholiques, leurs adversaires. Assurément, comme on peut s'y attendre, les doctrines vaudoises n'ont pas été présentées par eux sous un jour avantageux, et bien souvent elles ont été défigurées. Néanmoins, il n'est pas difficile de discerner, dans leurs témoignages, la vérité de l'erreur on du mensonge.

L'un de ces adversaires des Vaudois, le père Richini, les accuse de soutenir qu'il n'est pas besoin de se confesser aux hommes, et qu'il suffit de se confesser à Dieu; que les pénitences extérieures ne sont point nécessaires au salut, et que lorsque le pécheur se repent de ses péchés, quel qu'en soit le nombre, si la mort le surprend dans cet état, il va droit en paradis.

Bien qu'il soit improbable que les Vaudois s'exprimassent en des termes aussi peu convenables que le sont ces derniers, cependant nous reconnaissons que la doctrine qui y est énoncée était bien la leur. N'ayant point vu dans l'Écriture sainte l'obligation de la confession au prêtre ni des pénitences, ils s'en tenaient à la confession des péchés à Dieu, sur laquelle ils insistaient avec d'autant plus de force; et ils croyaient, d'après l'Évangile, qu'une repentance sincère, unie à une vive foi au Sauveur, suffisait pour obtenir de la miséricorde divine le pardon des péchés et l'entrée du royaume des cieux.

Selon le père Richini, les Vaudois disent encore : « Que tous les bons sont prêtres par cela même, et que chaque individu en état de grâce a autant de pouvoir pour absoudre que nous en reconnaissons dans le pape Ils méprisent les absolutions et les excommunications de l'Église, disant qu'il n'y a que Dieu seul qui puisse excommunier. »

Les plus anciens auteurs s'expriment d'une manière semblable. (RICHINI, Dissertatio secunda, cap. III, de Valdensibus, in libros Moneta. - RAINIER et POLICHDORF, Cap. XXXII. - EBERARD, Cap. XII. - MONETA, liv. V, Cap. V.)

Cet exposé est fidèle : les Vaudois, ne reconnaissant à aucun homme le droit d'absoudre les péchés autrement qu'en déclarant à tout croyant que. Christ l'a délivré de la condamnation, ont pu dire que chaque fidèle avait aussi bien que qui que ce soit, que le pape par conséquent, le droit de déclarer le fidèle absous ou sauvé, en proclamant à tout coeur brisé et croyant le bienfait de la mort de Jésus-Christ. Quant au prétendu droit que s'arroge l'Église romaine de lier et d'absoudre, on petit voir le cas que les Vaudois en faisaient, en lisant dans la Noble Leçon de l'an 1100, les vers 378 à 413, et dans le traité de l'Antéchrist, de l'an 1120, aux alinéas 5 et 6 (voir Appendice).

« Ils se moquent des indulgences du pape, dit encore Richini, des absolutions, du pouvoir des clefs conféré à l'Église, des dédicaces et consécrations d'églises ou d'autels, appelant ces cérémonies les fêtes des pierres. Ils disent que toute la terre est également consacrée et bénite de Dieu; à cause de cela (pour cela), ils ne reconnaissent ni cimetières ni églises. »

Il est bien connu que les Vaudois furent souvent réduits à l'état précaire des premiers chrétiens. L'assemblée se formait dans le premier emplacement à leur convenance, et souvent sous la voûte des cieux, au désert, dans la retraite des bois ou dans des cavernes.ils n'estimaient donc pas que le temple sanctifiât l'assemblée, ni qu'on dût attacher du prix à l'édifice lui-même; car la terre appartient au Seigneur. Jésus instruisait la Samaritaine auprès du puits de Jacob, et ses disciples sur la montagne, sur le rivage, ou dans la barque, aussi bien que dans le temple de Jérusalem. Si les Vaudois blâmaient les dédicaces et les consécrations d'églises ou d'autels, les caractérisant du nom de fêtes des pierres, c'est parce que c'est la présence du Seigneur qui consacre l'église, et que c'est par la prière et non par des cérémonies qu'on s'assure cette faveur. Quant aux cimetières, ils ont pu y tenir fort peu, à cause de la pureté de leur foi, et de l'excellence de leurs espérances. Que leur importait le lieu de repos de leur dépouille mortelle en attendant la résurrection ? Leur unique désir était que leur âme fût reçue auprès du Seigneur. On sait cependant que les Vaudois albigeois, disciples de Pierre de Bruis et d'Henri, avaient des cimetières. Dans les Gestes de Toulouse, Nicolas Bertrand dit positivement, d'après Guillaume de Puylaurens : « Quant aux cérémonies et aux rites de l'Église, ils les rejetaient entièrement et en faisaient l'objet de leurs dérisions ; car, au dire de Rainier, ils se moquaient des autels et de leur consécration, des vases et des meubles sacrés, des ornements sacerdotaux, des cierges, de l'encens, de l'eau bénite, et des autres rites religieux. Ils ne rejetaient pas seulement les fêtes des saints, mais aussi leur invocation ils méprisaient les reliques, la canonisation des saints, ils refusaient toute croyance aux miracles que Dieu opère sur leurs tombeaux par leur intercession. Ils affirment qu'il n'y a que Dieu à qui on doive toute sorte d'adoration ; d'après cela, ils proscrivent toute adoration et tout honneur rendu à la croix, à ce que nous croyons être le corps de Jésus-Christ, aux saints et à leurs images. » ( RICHINI, loco Citato. - POLICHDORF, chap. XVI, XX, XXII, XXIII, XXXIII. - BERNARD de FONCALD, chap. XII. - ERMANGARD, chap. VIII, X. - EBERARD de BÉTHUNE, chap. XVII. - MONETA, livre V, chap. I, II, III, VIII et X. )

Il semblerait par ce rapport que les Vaudois, en combattant les erreurs romaines, n'employaient que les armes de la dérision et du mépris; mais il y a évidemment là une exagération (2). La connaissance de la vérité inspire mieux ses défenseurs. La sévérité du langage s'unit le plus souvent dans sa bouche aux efforts persuasifs de la charité; et si l'ironie l'effleure quelquefois, ce n'est que par accident et en présence d'adversaires hypocrites.

Les auteurs catholiques ont dit encore: « Que les Vaudois se moquent aussi du chant religieux et de l'office divin, et ils disent que c'est insulter Dieu que de lui chanter ce qu'on veut lui dire, comme s'il ne pouvait pas entendre nos prières sans qu'on les chante, ou qu'il fallût prier en chantant. »

Ce rapport est inexact; les Vaudois n'ont pas pu blâmer le chant des églises, les psaumes et les hymnes; car ils auraient condamné ce que Dieu a ordonné dans sa Parole à laquelle ils étaient si soumis. D'ailleurs, on ne saurait douter qu'eux-mêmes n'aient admis, comme acte du culte, le chant des louanges de Dieu, puisque chacun peut voir dans la bibliothèque de Genève plusieurs cantiques des anciens Vaudois, formant un recueil assez étendu (manuscrit de Genève). Il ne peut donc être question, dans le blâme exprimé plus haut, que de l'abus que l'Eglise romaine a fait du chant en langue inconnue, et de la substitution des messes et autres offices chantés, aux divers actes du culte en esprit et en vérité.

« Les Vaudois, est-il dit encore, soutiennent que ceux qui n'observent pas les jeûnes prescrits, et qui mangent de la viande selon leur bon plaisir, ne commettent aucun péché, sauf qu'ils ne soient en scandale aux autres; aussi, en leur particulier, ils mangent de la viande en quelque jour et lieu que ce soit, pourvu que personne n'en prenne du scandale. » (Ibid.)

Ce témoignage est honorable ; il nous confirme dans la conviction où nous sommes que les Vaudois n'avaient pas d'autre règle de foi que la Parole de Dieu, et qu'ils savaient unir la charité à la vérité.

Richini dit encore: « Ils accusent de péché quiconque prononce ou exécute une sentence de mort; ils regardent comme des homicides et des hommes damnés ceux qui prêchent les croisades contre les Sarrasins ou les albigeois. » Rainier rapporte (au chapitre V) « que les Vaudois regardent le pape et tous les évêques comme homicides à cause des guerres. » ( Propter bella. ) Moneta traite ce même sujet fort au long, dans son livre V, chapitre XIII.

Faut-il entendre la première proposition comme exprimant une réprobation absolue de la peine de mort ? Nous ne savons vraiment qu'en penser. Mais ce serait du moins bien frappant de voir cette grave question déjà résolue par les Vaudois au XIIe siècle. Quant au blâme jeté sur ceux qui excitent à la guerre, et en particulier sur le pape et sur les évêques qui prêchaient les croisades et qui prenaient part à mainte autre guerre, nous le trouvons parfaitement conforme à ce que nous savons du respect des Vaudois pour l'esprit de l'Évangile.

Un ancien anonyme, déjà cité, s'exprime ainsi : « Les Vaudois affirment aussi que les clercs et les prêtres, qui ont des richesses et des possessions, sont des enfants du démon et des créatures de perdition. Ils condamnent comme coupables de péché ceux qui leur donnent des dîmes et leur font des offrandes. Ils disent que c'est en quelque sorte engraisser le lard. »

Rainier traite plus au long cette question. Il écrit : «Que ces hérétiques enseignaient qu'il ne fallait point payer les dîmes, par la raison qu'on ne les payait point dans la primitive Église; que les prêtres et les moines ne doivent avoir ni prébendes, ni possessions; que les évêques et les abbés ne doivent jouir d'aucun droit régalien; qu'ils ne doivent point se partager les terres et les populations ; que c'est mal faire que de doter les monastères et les églises et de tester en leur faveur; que les églises ne doivent posséder aucun revenu, mais que les clercs doivent, à l'exemple des apôtres, travailler de leurs mains pour vivre. » ( RICHINI, ibid. - POLICHDORF, chap. I. - EBERAD 1, chap. X. - MONETA, livre V, chap. VIII. )

Comme il est vrai que les Vaudois enseignaient et pratiquaient le, détachement du monde, qu'ils blâmaient l'avarice, la cupidité, la mondanité et la sensualité, et que leurs barbes ou pasteurs travaillaient de leurs mains pour leur subsistance ; comme il est constaté que les membres du clergé romain du moyen-âge songeaient plus à s'enrichir et à jouir qu'à être des modèles des vertus chrétiennes, on comprend et on s'explique facilement comment les Vaudois n'ont mis aucune mesure dans leurs reproches, et ont peut-être exagéré quelquefois, dans ses applications, un principe juste d'ailleurs.

Quant à l'autorité de l'Eglise, en matière de foi, il est très-vrai que les Vaudois ont refusé à tout corps ecclésiastique ou autre, et à tout individu, le droit de fixer d'une manière absolue le sens biblique, d'imposer leur interprétation comme règle de foi, en un mot, d'ajouter ou de retrancher à la Parole de Dieu, sous prétexte d'une plus grande clarté. Mais l'on a exagéré, lorsqu'on a prétendu que les Vaudois ne faisaient aucun cas des conciles et des Pères de l'Eglise. Leurs écrits prouvent qu'ils les citaient, non pas il est vrai comme règle de foi, mais comme appui et confirmation de leur manière de voir conformément à l'Ecriture sainte.

On ne saurait donc nier que la doctrine vaudoise n'ait été pure, autant qu'il est donné à la faiblesse humaine de la formuler, puisqu'elle découlait uniquement de, la Parole de Dieu, acceptée d'un coeur humble et soumis.

(1) Et pour fermer la bouche à leurs détracteurs qui les accusaient de ne pas reconnaître le pouvoir civil.

(2) On peut s'en convaincre en jetant les yeux sur leurs écrits.

CHAPITRE XII.
VIE MORALE ET RELIGIEUSE DES VAUDOIS.

Aperçu général. - Discipline sévère. - Barbes ou pasteurs. - Rapports entre eux. - Synodes. - École des barbes. - Missionnaires. - Instruction des enfants. - Correction fraternelle. - Peines ecclésiastiques. - Renoncement aux cabarets et aux danses. - Connaissance de la Bible. - Témoignage de Rainier. - Effets de cette étude. - Moralité, témoignage de Rainier, - de saint Bernard, - de Claude de Seyssel, - de Thou, - de Botta. - Conclusion.

Tout arbre qui est bon porte de bon fruit, a dit le chef de l'Église, notre Seigneur Jésus-Christ (Matth., VII, 17). D'après cette règle invariable, une Église qui prétend être fondée sur la Parole de vérité doit en donner la preuve par des institutions, par des usages et des actes, où brillent en même temps la foi, l'humilité, le zèle, l'amour de Dieu et du prochain, le renoncement au monde et la pureté de coeur, ainsi que tous les autres fruits de l'Esprit. De telles vertus n'ont point fait défaut à l'Église vaudoise. Nous aurons occasion d'en signaler de nombreux et de sublimes exemples dans le cours de cette histoire, à mesure que les faits se développeront sous nos regards. Pour le moment, nous décrirons l'organisation de l'ancienne Église vaudoise et les traits principaux qui l'ont caractérisée.
Une preuve sans réplique de la piété de l'Église vaudoise est la discipline forte et éminemment évangélique qu'elle avait établie. Conservée dans les habitudes et par l'obéissance de chacun, consignée dans des actes authentiques, copiée sur d'anciens manuscrits, cette discipline est parvenue jusqu'à nous. Sans pouvoir assigner une date précise à la copie que nous en avons, et que l'historien Léger nous a conservée, l'on peut dire qu'elle est antérieure à la réformation, comme le prouve le témoignage des réformateurs Bucer et Mélanchton qui l'ont approuvée. (LÉGER, Histoire générale, 1ere partie, p. 190 à 199.)

Sa simplicité et sa sévérité attestent d'ailleurs son ancienneté. « La discipline, ainsi s'exprime le document que nous analysons, la discipline est un corps ou un assemblage de toute la doctrine morale enseignée par Jésus-Christ et par les apôtres, montrant à chacun de quelle manière il doit vivre et marcher dignement dans la justice par la foi, selon la vocation qui lui a été adressée, et qu'elle doit être la communion des fidèles dans un même amour (pour le bien) et dans un même éloignement du mal.

Pour atteindre ce but, l'Église a des pasteurs qui la dirigent. Un grand soin est apporté à ce qu'on n'en consacre que de fidèles. » En effet, les aspirants à cette charge importante devaient faire preuve d'humilié et de leur désir sincère de se consacrer à l'oeuvre du ministère. Les barbes (1) ou pasteurs formaient leurs successeurs.

Nous leur donnons des leçons, disent-ils dans leur discipline, nous leur faisons apprendre par coeur tous les chapitres de saint Matthieu et de saint Jean, et toutes les épîtres appelées canoniques, une bonne partie des écrits de Salomon, de David et des prophètes. Et ensuite, s'ils ont un bon témoignage, ils sont admis par l'imposition des mains à l'office de la prédication.» Le droit de les consacrer était reconnu aux pasteurs. « Entre autres pouvoirs que Dieu a donnés à ses serviteurs, il leur a donné puissance d'élire des conducteurs (pasteurs) qui régissent le peuple, et de constituer des anciens en leurs charges, selon la diversité de l'oeuvre, dans l'unité de Christ, comme le prouve l'Apôtre dans son épître à Tite (au chapitre 1.) : Je t'ai laissé en Crète, afin que tu règles les choses qui restent à régler, et que tu établisses des anciens dans chaque ville, suivant que je te l'ai ordonné. »

Quant à la discipline des pasteurs, il est dit : « Quand quelqu'un de nos pasteurs est tombé dans quelque péché déshonorant, il est rejeté de notre compagnie, et l'office de la prédication lui est retiré. » - Quant à leur entretien, il est dit: « La nourriture, et ce dont nous sommes couverts, nous sont administrés et donnés gratuitement, et par aumônes, en suffisance, par le bon peuple que nous enseignons. » Les barbes s'adonnaient d'ailleurs tous à quelque art utile, spécialement à la médecine et à la chirurgie.

Aucune distinction hiérarchique n'était établie; la seule différence qui existât entre pasteurs était celle qu'amenaient l'âge, les services rendus et la considération personnelle.

« Les barbes s'assemblaient d'ordinaire une fois l'an en synode général pour traiter des affaires de leur ministère, le plus souvent au mois de septembre, » dit Gilles notre historien. « Dans ces synodes, dit-il encore, ils examinaient et admettaient au saint ministère les étudiants qui leur paraissaient qualifiés, et nommaient aussi ceux qui devaient aller en voyage auprès des Églises éloignées (2). » - On sait que, par la suite, l'espace de temps ordinairement assigné à leur mission était de deux ans. Ils devaient attendre, dans leurs stations lointaines, que d'autres pasteurs vinssent les relever. Les pasteurs aptes aux voyages les entreprenaient courageusement, quoique ceux-ci fassent le plus souvent fort dangereux.

Gilles dit encore, en parlant de temps moins anciens:

«Ils s'assemblaient aussi extraordinairement par députés de tous les quartiers de l'Europe, où se trouvaient des Églises vaudoises. Tel fut le synode tenu à Laux (laos), au val Cluson, au temps de nos plus prochains aïeux, auquel se trouvèrent cent et quarante pasteurs des Vaudois, venus de divers pays. » (GILLES, Histoire Ecclésiastique; Genève, 1644, p. 16,17.)

Ces faits sont confirmés par beaucoup d'écrivains. Dans la bulle du pape Jean XXII, adressée à Jean de Badis, inquisiteur dans le diocèse de Marseille, au commencement du XIVe Siècle, on lit entre autres : « Il est arrivé jusqu'à nos oreilles que, dans les vallées de Luserne, de Pérouse, etc., les hérétiques vaudois (Valdenses) se sont accrus et augmentés, au point de former des assemblées fréquentes, en forme de chapitres, dans lesquelles ils se trouvent réunis jusqu'à cinq cents. » Il ne peut être question dans ce passage que des synodes.
La tradition rapporte que l'école des barbes vaudois était dans un vallon reculé, le Pradutour, au centre des montagnes d'Angrogne.

Il parait que quelques pasteurs étaient mariés; cependant la plupart ne l'étaient pas, bien qu'il n'y eût aucune défense, mais afin d'être plus libres au service du Seigneur. (GILLES, ibidem.)

Des anciens (regidors) étaient choisis par le peuple (et parmi le peuple) pour recueillir les aumônes et les offrandes. L'argent qui leur était remis était porté par eux au concile général, et là, en présence de tous, délivré à leurs supérieurs. Une part était réservée, par ces derniers à ceux qui devaient se mettre en voyage (Comme messagers de Christ, ainsi que cela sera dit plus bas, chapitre XIII), et l'autre était destinée aux pauvres (3).

L'instruction des enfants formait un point important de la discipline.

« Les enfants, y est-il dit, doivent être rendus spirituels à Dieu, par le moyen de la discipline et des enseignements. Celui qui enseigne son fils confond l'ennemi, et à la mort du père, on peut presque dire qu'il n'est pas décédé, car il laisse après lui quelqu'un qui lui est semblable. Enseigne donc ton fils en la crainte du Seigneur et dans la voie des (saintes) coutumes et de la foi. De plus, as-tu des filles? Garde leur corps de peur qu'elles ne s'égarent. Car Dîna, la fille de Jacob, s'est corrompue pour s'être exposée aux yeux des étrangers. »

La correction fraternelle était établie, ainsi que la correction ecclésiastique. « La correction doit avoir lieu pour inspirer de la crainte, pour punir ceux qui ne sont pas fidèles, et pour qu'ils soient délivrés de leur vice et ramenés à la saine doctrine, à la foi, à la charité, à l'espérance et à tout bien. » La fermeté, la prudence et la charité présidaient à la répréhension. Si le failli résistait aux exhortations fraternelles et que sa faute ayant été grave et publique, il refusât de s'amender, les peines ecclésiastiques lui étaient infligées. Il pouvait être privé « de tout aide de l'Église, du ministère, de la compagnie de l'Église et de l'union. » La fréquentation des tavernes, « ces fontaines de péché, ces écoles du diable, où il fait des miracles à sa manière, » était défendue aussi bien que la danse, « qui est la procession et la pompe du malin esprit. Dans la danse, le diable tente les hommes par les femmes de trois manières, par l'attouchement, par la vue et par l'ouïe. De même en la danse, on viole les dix commandements de Dieu, les coeurs s'y enivrent de joies temporelles, oublient Dieu, ne disent que mensonges et que folies, et s'adonnent à l'orgueil et aux convoitises. »

La discipline réglait le mariage et requérait le consentement des parents. Elle rappelait enfin sommairement les principales règles de conduite chrétienne, contenues dans l'Évangile.

Une organisation ecclésiastique aussi puissante, et aussi conforme à l'esprit de l'Évangile, n'a pu découler que dune seule et unique cause; savoir, de la connaissance de la Parole de vie et d'une longue soumission à ses préceptes par la foi.

La connaissance de la Bible et la soumission à ses enseignements forment en effet le trait distinctif des anciens Vaudois. L'examen des saintes lettres n'était pas le devoir ou le privilège des seuls barbes et de leurs élèves. L'homme du peuple, le laborieux campagnard, l'humble artisan, le vacher des montagnes, la mère de famille, la jeune fille gardant le bétail, tout en filant avec le fuseau, faisaient de la Bible une étude attentive et consciencieuse. L'inquisiteur Rainier rapporte que des hommes du peuple pouvaient réciter tout le livre de Job, ce qui n'est certainement pas facile, et beaucoup de psaumes. Ce même auteur met dans la bouche d'un missionnaire vaudois les paroles suivantes :

« Chez nous, il est rare qu'une femme ne sache pas communément, aussi bien qu'un homme, réciter l'ensemble du texte en langue vulgaire. »
Assurément Rainier n'a pas avancé sans fondement de tels faits.

Une étude aussi laborieuse et aussi générale de la Parole de Dieu est déjà à elle seule, chez un peuple, l'indice d'un caractère profondément sérieux, réfléchi, et éminemment moral. Elle suppose un sentiment religieux très-développé, aussi bien que des habitudes de piété anciennes et vénérables. Fruit de la foi, elle est elle-même semblable aux fruits qui ont en eux le germe d'une plante de même espèce : elle possède à son tour le principe de sa reproduction, en même temps qu'elle alimente les âmes déjà fécondées. Oui! l'étude constante de la Bible, oeuvre de foi chez le fidèle, devient pour celui qui en est le témoin une semence qui germera en son temps, comme aussi elle demeure un aliment vivifiant pour la foi faible encore.

Un des agents de Rome dans les persécutions contre les Vaudois, l'inquisiteur Rainier Sacco, leur a rendu justice en disant, dans son livre contre les Valdenses :

« On peut reconnaître les hérétiques à leurs moeurs et à leurs discours; car ils sont réglés dans leurs moeurs et modestes; ils évitent l'orgueil dans leurs vêtements qui ne sont d'étoffe ni précieuse ni vile. Ils ne s'adonnent pas au négoce pour n'être pas exposés au mensonge, aux jurements et aux fraudes; ils vivent de leurs travaux comme artisans; leurs docteurs sont même cordonniers. Ils n'entassent pas des richesses, mais se contentent du nécessaire.ils sont chastes, surtout les léonistes. Ils sont tempérants dans le manger et dans le boire. Ils ne fréquentent ni les cabarets ni les danses, et ne s'adonnent pas aux autres vanités. Ils se tiennent en garde contre la colère. Ils travaillent constamment. Ils étudient et enseignent, aussi ils prient peu....
- On les connaît aussi à leurs discours concis et modestes. Ils se gardent de proférer des discours bouffons, la médisance ou des jurements. » (Maxima Biblioth. P. P., t. XXV, chap. III et VII, col. 263, 264, 272. - Voir un passage. analogue d'un autre auteur, 275.)

Nous revendiquons aussi le témoignage de saint Bernard. Les hérétiques dont il parle ne sont pas, il est vrai, les Vaudois des Vallées du Piémont, mais ce sont, nous croyons l'avoir prouvé, leurs disciples, leurs enfants et leurs frères dans la foi, leurs compagnons de travaux, ceux que le midi de la France nomma apostoliques, parce qu'ils aspiraient, comme tout chrétien ami de l'Évangile, à reproduire, dans leurs discours et dans leurs actes, la doctrine et la vie des apôtres. À côté de rapports dictés par la prévention et le mauvais vouloir d'un partisan de Rome, les écrits de saint Bernard contiennent des aveux à signaler. Reprochant aux hérétiques leur refus de prêter serment, il leur demande sur quel passage de l'Évangile ils se fondent? Et alors il reconnaît qu' « ils se glorifient, mais à tort selon lui, de le suivre jusqu'à un iota. » Ce seul trait dit déjà beaucoup. Des hommes qui s'étudiaient à suivre scrupuleusement l'Évangile et qui, par conscience et pour obéir au Seigneur, refusaient de prêter serment, ne pouvaient être que des hommes moraux. Saint Bernard, entraîné par les préventions, accuse encore « cette très-méchante hérésie d'être habile à mentir, non-seulement de langue, mais encore dans sa vie. Si, dit-il, vous demandez quelle est sa foi, rien n'est plus chrétien; si vous demandez quelle est sa manière de vivre, rien n'est plus irréprochable. Et elle prouve par des effets ce qu'elle dit. En témoignage de sa foi, vous voyez l'homme fréquenter l'église, honorer les prêtres, faire son offrande, se confesser et participer aux sacrements. Qu'y a-t-il de plus fidèle (4)? En ce qui concerne la vie et les moeurs, il ne frappe personne, il ne circonvient personne, il ne s'élève au-dessus de personne. Les jeûnes le rendent pâle; il ne mange pas le pain de l'oisiveté, il travaille de ses mains pour sustenter sa vie. » (Divi BERNARDI Opera; Parisiis, 1548. Sermo 65, p. 170 et 171.)

Un archevêque de Turin, Claude, de Seyssel, qui, vers l'an 1517, chercha à entraîner les Vaudois des vallées piémontaises dans le giron de l'Église romaine, leur rend le témoignage que,

« pour leur vie et leurs moeurs, ils ont été sans reproches parmi les hommes, s'adonnant de tout leur pouvoir à l'observation des commandements de Dieu. » (LÉGER,.... Ire part., p. 184.)

De Thou, dans son Histoire universelle, nous a conserve le récit que fit à François 1er Guillaume du Bellay de Langey, qui avait été chargé par ce prince de prendre des informations sur les Vaudois de Provence (Luberon), de Mérindol, de Cabrières, etc. (colonies des Vaudois du Piémont) :

« Il trouva, dit l'auteur, par d'exactes perquisitions, que ceux qu'on appelle Vaudois étaient des gens qui, depuis environ trois siècles, avaient reçu de quelques seigneurs des terres en friche à certaines conditions;... que, par un travail infatigable et une culture continuelle, ils les avaient rendues fertiles en blé, et propres à nourrir des troupeaux; qu'ils savaient souffrir avec patience et le travail et la nécessité; qu'ils abhorraient les querelles et les procès, qu'ils étaient doux à l'égard des pauvres; qu'ils payaient avec beaucoup d'exactitude et de fidélité le tribut au roi et les droits à leurs seigneurs; que leurs prières continuelles et l'innocence de leurs moeurs faisaient voir assez qu'ils honoraient Dieu sincèrement. » (Histoire universelle, par de Thou; Bâle, 1742, t. I, p. 539.)

Enfin, un historien piémontais, Botta, dit en parlant de temps plus modernes :

« Du reste, les Vaudois, soit que ce fût l'effet de leur religion, de leur pauvreté, de leur faiblesse, ou des persécutions qu'ils avaient souffertes, avaient conservé des moeurs intègres, et l'on ne pourrait pas dire qu'ils eussent rejeté le frein de l'autorité pour obéir à l'impétuosité des passions. » (Storia d'Italia di CARLO BOTTA ; Parigi, 1832, t. 1, p. 369, 370.)

D'après ces diverses preuves et tous ces témoignages, on doit reconnaître que les anciens, Vaudois ont honoré, par leur caractère, leurs paroles et leur vie, la profession qu'ils faisaient d'être en toutes choses soumis à l'Évangile.

(1) Le nom de barbes, donné anciennement aux pasteurs vaudois, est synonyme d'oncle. Il a cessé de leur être donné, ; Léger dit que C'est depuis 1630, que la mortalité (la peste) ayant frappé tous les barbes vaudois, à l'exception de deux (trois), on fit venir des pasteurs genevois et français que l'on salua respectueusement du titre de Monsieur le Pasteur. Cependant, le titre de barbe n'a point disparu ; il se donne encore comme témoignage de respect à tout vieillard, etc.
(2) Cet usage ainsi consacré et établi en règle, quand a-t-il commencé ? Il serait du plus haut intérêt d'avoir quelque donnée à cet égard. Il expliquerait peut-être l'existence de tant de prêtres inconnus dont il est souvent fait mention dans cet écrit.
(3) Une troisième part était destinée à l'entretien des barbes.
(4) Ceci ne serait guère honorable pour les Vaudois; mais on peut dire que le fait imputé n'a été que momentané ou individuel. Les chrétiens que mentionne ici saint Bernard n'étaient peut-être convertis que depuis peu, lorsqu'il vint à Toulouse et autres lieux, et ce père a attribué à la généralité ce qui n'était que le fait des moins persuadés et des âmes craintives. Ce qu'il faut surtout remarquer, c'est que Rome n'était pas encore embourbée entièrement dans ses erreurs et ses superstitions, puisque les hérétiques étaient admis à prêcher, comme Henri, au Mans, etc.

CHAPITRE XIII.
ZÈLE MISSIONNAIRE ET PROSÉLYTISME DES ANCIENS VAUDOIS.

Source et cause de ce caractère. - Témoignages de Bernard de Foncald, - d'un anonyme sur cet esprit de prosélytisme vaudois. - Exemples. - Témoignages. - Bernard de Foncald. - Mapée. - Rainier, passage remarquable. - Eckbert. - Planta. - Sur des prêtres inconnus et acéphales.

Il est un trait saillant de la physionomie religieuse des anciens Vaudois, qui mérite une mention spéciale, c'est leur esprit de prosélytisme et leur zèle missionnaire. À cet égard encore, l'Église vaudoise ressemble à celle des premiers chrétiens.

Appréciant d'autant mieux la grâce de connaître et de servir Dieu, selon le pur Évangile de Jésus-Christ, que les contrées d'alentour se plongeaient de plus en plus dans les erreurs et dans les superstitions de Rome, l'Église vaudoise comprit le devoir qui résultait pour elle de sa position et de ses obligations envers son chef. Elle comprit que, si elle avait reçu, et si elle conservait la foi par la lecture et par la prédication de la Parole de vie, elle devait aussi, par reconnaissance pour son Sauveur et par amour pour ses frères plongés dans l'erreur, leur faire connaître, leur prêcher à son tour cet Évangile, qui est la puissance de Dieu en salut à tout croyant, en un mot, accomplir elle-même le devoir exprimé par l'apôtre des gentils, et déjà autrefois par le roi David, en ces termes : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé. (2 Corinthiens, IV, 13. - Psaume CXVI, 10.)

L'Église, qui a gravé sur son sceau un flambeau brillant dans l'obscurité, avec cette devise : Lux lucet in tenebris, la lumière, luit dans les ténèbres, cette Église n'oublia pas de mettre en pratique l'ordre du Seigneur, auquel cette image est empruntée, et qui est ainsi conçu : On n'allume point une lampe pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise devant les hommes. (Matth., V, 15, 16.)

Un auteur catholique du XIle siècle, Bernard de Foncald, parlant des membres de la secte vaudoise répandus en France, dit :

« Tous prêchent çà et là, sans distinction d'âge ni de sexe, et ils soutiennent que quiconque connaît la Parole de Dieu doit la répandre parmi les peuples et la prêcher. »
Un auteur anonyme du siècle suivant s'exprime en ces termes, dans son traité de l'Hérésie des pauvres de Lyon :
« Ils (les Vaudois) emploient tout leur zèle à en entraîner plusieurs avec eux dans l'erreur. ils enseignent aux jeunes filles l'Évangile et les épîtres, afin qu'elles s'habituent dès leur enfance à embrasser l'erreur : et dès qu'elles ont appris quelque peu de ces livres, elles font tous leurs efforts pour l'enseigner à d'autres, en quelque lieu qu'elles se trouvent, s'ils consentent à les écouter favorablement, etc. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1586 à 1600. - Dans MARTÈNE, etc., Tractalus de Hoeresi pauperum de Lugduno, auctore anonymo.)

C'est, sans doute, la crainte des effets de cet esprit de prosélytisme bien connu, qui dicta aux magistrats de Pignerol, l'an 1220, la défense faite aux habitants de cette ville et, de sa banlieue, sous menace d'une amende, de donner l'hospitalité à un Vaudois ou à une Vaudoise. (liber Statutorum civitatis Pinaroli; Augustae Taurinorum, anno 1602.

C'est aussi un fait incontestable que l'Église vaudoise envoyait, dans toutes les directions, de nombreux et actifs missionnaires. L'ancienne discipline des Églises évangéliques du Piémont, citée au long dans le chapitre précédent, en fait foi ; car elle nous apprend qu'une partie de l'argent collecté par les anciens était remise par eux à la direction supérieure, qui le distribuait à son tour à ceux qui devaient voyager. Gilles, dans son Histoire donne des détails intéressants et circonstanciés sur les missionnaires vaudois, dune époque plus récente, il est vrai, mais cependant antérieure à la réformation. Par ces détails, on voit l'application et le développement de l'article si bref de la discipline, qui était lui-même, sans doute, le résumé de ce qui se pratiquait plus anciennement.

Il répète que les barbes, dans leurs synodes ordinaires, examinaient et admettaient les étudiants propres au saint ministère, et nommaient ceux qui devaient aller en voyages et aux Églises éloignées, en Calabre, Apouille, Sicile et autres lieux d'Italie, et aussi en d'autres pays : laquelle mission était ordinairement pour deux ans, et durait jusqu'à ce qu'on les remplaçât par d'autres pasteurs envoyés par un autre synode des Vallées.

Il ajoute dans le chapitre suivant (III)

« Il (le synode) les envoyait ordinairement deux à deux, l'un plus expérimenté en la connaissance des lieux, des chemins, des personnes et des affaires, et l'autre d'entre les nouveaux élus, pour s'y expérimenter, etc. » (GILLES..., P. 16, 17, 20 et suiv.)

L'auteur rapporte en même temps qu'un ministre de son nom, Gilles, avait fait plus d'une fois le missionnaire en Calabre, vers le temps où éclata la réforme. Gilles ajoute sur ce sujet une circonstance particulière que nous tenons à faire connaître.

« Les pasteurs, dit-il, capables aux voyages, s'y assujettissaient franchement, quoiqu'ils fussent la plupart fort dangereux, d'autant qu'ils les faisaient pour l'honneur de Dieu et pour le salut des hommes; et aussi les barbes accoutumaient, dès le commencement, leurs disciples à une obéissance tant absolue, qu'aucun n'eût osé entreprendre chose aucune extraordinaire, sans l'avis et permission des conducteurs. » (Ibidem, p. 16 et 17.)

Nous pensons que c'est cette grande soumission des plus jeunes barbes envers les plus âgés et les conducteurs, qui a induit en erreur les auteurs catholiques, et leur a fait croire que les Vaudois avaient une hiérarchie cléricale comme eux, des évêques, etc. En effet, rien dans leur histoire et dans leurs écrits n'autorise, en quoi que ce soit, une distinction entre les barbes, si ce n'est celle de l'âge, de l'expérience et des qualités personnelles, qui déterminaient parmi eux le choix de conducteurs temporaires, comme cela se pratique encore et s'est sans doute toujours pratiqué dans cette Église.

À l'appui et en confirmation de ce qui vient d'être dit du zèle missionnaire des Vaudois, on peut citer les manifestations religieuses du XIe et du XIIe siècles, provoquées, les unes par des étrangers connus, comme Pierre de Bruis et Henri, par exemple; les autres, par des inconnus, comme cette femme venue d'Italie, à qui l'on attribue l'hérésie d'Orléans.

Les adversaires reconnaissent d'ailleurs la chose. Ainsi, Eberard de Béthune, parlant des Vallenses qu'il appelle aussi xabatatenses, dit :

« Qu'ils ne pourraient pas visiter et voir les divers pays autrement qu'en se faisant passer pour des Christ (1), »
c'est-à-dire pour des chrétiens, disciples du Maître. Nous donnons le même sens au passage suivant de Bernard de Foncald. -
« Ces Valdenses, quoique condamnés par ce même souverain pontife (Lucius Il), continuèrent à vomir, avec une téméraire audace, au long et au large, dans le monde entier, le poison de leur perfidie.» (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIV, col. 1572, 1586.)

Mapée est plus explicite lorsque, parlant des Vaudois qui parurent au concile de Latran III, l'an 1179, il ajoute :

« Ces gens n'ont nulle part de domicile fixe; ils voyagent çà et là, deux à deux, nu-pieds, vêtus de laine, ne possédant rien et ayant toutes choses communes comme les apôtres. » (USSERIUS, souvent cité, p. 269, 270.)

L'inquisiteur Sacco (ou Rainier) fournit plusieurs témoignages semblables sur ce même sujet. Nous nous bornons à en citer un assez piquant. Il nous montre les missionnaires vaudois s'insinuant auprès des grands par le commerce.

Ils offrent, dit-il, aux messieurs et aux dames quelques belles marchandises à acheter, telles que anneaux et voiles. Après la vente, si l'on demande au marchand. Avez-vous d'autres marchandises à vendre ? il répond : J'ai des pierreries plus précieuses que ces objets; je vous les donnerais, si vous m'assuriez que vous ne me trahirez pas auprès du clergé. Ayant reçu cette assurance, il ajoute: J'ai une perle si brillante que l'homme, par son moyen, apprend à connaître Dieu; j'en ai une autre qui est si éclatante qu'elle allume l'amour de Dieu dans le coeur de celui qui la possède, et ainsi de suite. Il parle de perles métaphoriquement; ensuite, il récite quelque texte qui lui est familier, tel que celui de saint Luc : L'ange Gabriel fui envoyé, etc., ou des paroles de Jésus-Christ (Jean XIII): Avant la fête, etc.

Lorsqu'il a commencé de captiver l'auditeur, il passe à ce texte de saint Matth., XXIII, et de saint Marc, XII: Malheur à vous qui engloutissez les maisons des veuves, et ce qui suit. Interrogé par l'auditeur, à qui s'adressent ces imprécations, il répond : Au clergé et aux religieux. Ensuite, l'hérétique compare l'état de l'Église romaine avec la sienne. Vos docteurs, dit-il, sont fastueux dans leurs vêtements et leurs moeurs; ils aiment les premières places à table (Matth. XXIII), et ils désirent d'être appelés maîtres (rabbi); mais nous ne cherchons pas de tels maîtres. Et encore : Ils sont incontinents; mais chacun de nous a sa femme avec laquelle il vit chastement. - Et aussi - Ils sont ces riches et ces avares auxquels il est dit: Malheur à vous, riches, qui avez ici-bas votre consolation. Mais nous, nous sommes contents, si nous avons la nourriture et de quoi nous vêtir. Et encore : Ils sont ces voluptueux auxquels il est dit : Malheur à vous qui dévorez les maisons des veuves, etc. Nous, au contraire, nous suffisons à nos besoins, d'une manière ou d'une autre. Eux combattent, suscitent des guerres, font tuer et brûler les pauvres. C'est d'eux qu'il est dit : Quiconque aura pris l'épée, périra par l'épée. Nous, au contraire, nous souffrons de leur part la persécution pour la justice. Ils veulent être seuls docteurs; aussi c'est à eux qu'il est dit: Malheur à vous qui tenez la clef de la science, etc. Chez nous, les femmes enseignent comme les hommes, et un disciple de sept jours en instruit un autre. Il est rare parmi eux le docteur qui sait littéralement trois chapitres consécutifs du Nouveau Testament ; mais chez nous, il est rare, qu'une femme ne sache pas communément, aussi bien qu'un homme, réciter l'ensemble du texte en langue vulgaire. Et, parce que nous avons la véritable foi chrétienne, que nous enseignons tous une doctrine pure, et recommandons une vie sainte, les scribes et les pharisiens nous persécutent jusqu'à la mort, comme ils ont traité Christ lui-même.

Outre cela, ils disent et ne font pas ; ils attachent de pesants fardeaux sur les épaules des hommes, et n'essaient pas même de les remuer du bout de leurs doigts; mais nous, nous faisons ce que nous enseignons. Ils s'efforcent, eux, de garder les traditions humaines plus que les commandements de Dieu, ils observent les jeûnes, les jours de fête, les temps et les moments de se rendre au temple, et beaucoup d'autres règles prescrites par les hommes quant à nous, nous persuadons seulement d'observer la doctrine de Christ et des apôtres. De même, ils chargent les pénitents de punitions très-graves qu'ils ne remuent pas du doigt,; nous, au contraire, à l'exemple de Christ, nous disons au pécheur : Va-t-en maintenant et ne pèche plus désormais; et nous leur remettons tous leurs péchés par l'imposition des mains; et à la mort, nous envoyons leurs âmes dans le ciel (2), tandis qu'eux, ils envoient toutes les âmes aux enfers. »

Après ce discours ou tel autre analogue, l'hérétique dit à son auditeur : « Examinez et pesez quelle est la religion la plus » parfaite, et la foi la plus pure, de la nôtre ou de celle de l'Église romaine? et choisissez celle là. Et ainsi, étant détourné de la foi catholique par de telles erreurs, il nous abandonne. Celui qui ajoute foi à de tels discours, qui reçoit de semblables erreurs, qui en devient le partisan et le défenseur, cachant l'hérétique dans sa maison pendant plusieurs mois, s'initie à tout, ce qui concerne leur secte. » ( REINERUS, Maxima Biblioth., P. P., t. XXV, col. 275 et suiv.)

Les détails qui précèdent ne doivent laisser aucun doute sur l'existence de missionnaires vaudois et sur l'esprit de prosélytisme qui animait l'Église toute entière. Nous aurons d'ailleurs plus d'une occasion de nous en convaincre dans le cours de cette histoire.

Eckbert ou Egbert (3), auteur du milieu du XIIe siècle, dont les écrits ont de l'importance pour qui sait distinguer les faits des suppositions ou des fausses applications qui les défigurent, confirme ce que les Vaudois nous ont appris de leurs missionnaires. Dans son premier sermon contre les cathares, qui ne sont autres que les Vaudois, parlant de ceux d'entre eux qu'il appelle élus, que d'autres ont appelés parfaits, et que nous croyons être les barbes, il s'exprime en ces termes :

« Or, ils envoient d'entre tous ces élus, ceux qui paraissent propres à soutenir leur erreur, là où elle existe, ou à l'étendre et à la semer là où elle n'est pas encore. » (Maxima Biblioth., P. P., t. XXIII, col. 602.)
M. Planta, dans son Histoire de la Confédération Helvétique en anglais, cite un passage de la chronique de l'abbaye de Corbie, tiré d'un manuscrit qu'il croit avoir été écrit vers le commencement du XIIe siècle. Cette citation, déjà intéressante comme exemple du zèle missionnaire, est aussi une nouvelle preuve de l'ancienneté de l'Église vaudoise des Alpes, comme le remarque Hallam, dans son Europe ait moyen-âge. Nous traduisons du latin :
« Des laïques de Souabe, de Suisse et de Bavière, y est-il dit, personnes séduites par l'antique race d'hommes simples qui habitent les Alpes et leur voisinage, et qui aiment les choses antiques, ont voulu abaisser (humiliare) notre religion et la foi de tous les chrétiens de l'Église latine. Des marchands d'entre les gens de ces Alpes, qui apprennent de mémoire la Bible et qui ont en aversion les rites de l'Église qu'ils appellent nouveaux, arrivent souvent par la Suisse (ex Suicia), en Souabe, en Bavière et dans l'Italie septentrionale. Ils ne veulent pas honorer (venerari) les images, ils ont de l'aversion pour les reliques, ils se nourrissent de légumes, mangeant rarement de la viande et quelques-uns jamais. C'est pourquoi nous les appelons manichéens. Quelques-uns de ces gens venus vers eux depuis la Hongrie, etc. » ( V. History of the Helvetic Conféderacy, par PLANTA, t. I, 179, 180 ; cité par HALLAM, t. IV, p. 271, 272).

Nous ne terminerons pas ce sujet, sans rappeler un fait que nous avons indiqué dans le chapitre III, comme aussi dans les chapitres V et VI de cette histoire; savoir, l'apparition, en divers lieux, durant plus de 300 ans, de prêtres ou de prédicateurs étrangers, inconnus, signalés à l'attention et à la surveillance des prélats, comme ne relevant d'aucune Église, et n'étant assujettis à aucun chef, cause pour laquelle on les appela souvent acéphales. Selon nous, ces hommes ou du moins plusieurs d'entre eux ont pu être des émissaires, ou plutôt des missionnaires des Églises, fidèles de l'Église vaudoise, par exemple, survivant encore en divers lieux à l'apostasie générale, à l'hérésie romaine. Selon nous, ces prêtres sans nom et sans ordination approuvée par l'Église infidèle, étaient peut-être des conducteurs spirituels envoyés pour relever le zèle et ranimer la foi chancelante des troupeaux épars, comme aussi pour gagner de nouvelles âmes à Christ. Tels avaient été les prêtres dénoncés deux fois par Célestin aux prélats des Gaules, ceux dénoncés à Zacharie par Boniface de Germanie, les clercs acéphales anathématisés dans les conciles de Mayence ou d'Arras, l'an 813; de Pavie, l'an 850 et 855, et de Melphi, ville de la Pouille, l'an 1090 ; enfin, un Arnulphe, un Pierre de Bruis, un Henri et bien d'autres. (Pour les conciles, voir Centuriateurs de Magdebourg, Cent. IX, col. 369, 370, 419, 420. - Delectus Actorum Ecclesiae t. I, p. 750, 922, 1555; ou dans les recueils de conciles, aux dates indiquées.)

(1) On voit ici que les missionnaires avaient été obligés d'abandonner le costume de clercs et en avaient adopté un autre, peut-être à l'imitation de Christ, croyaient-ils.
(2) Nous avons vu que la doctrine des Vaudois était conforme à l'Évangile ; rapportée exactement dans les développements précédents, elle est défigurée dans celui-ci. Le Vaudois ne remettait pas les péchés au pécheur pénitent, encore moins à celui qui ne l'était pas, mais il lui déclarait que Christ les remet au vrai croyant ; de même pour l'introduction dans le ciel.
(3) Il était abbé de Saint-Florin, près de Trèves. Les cathares ou Vaudois dont il parle lurent découverts dans la contrée des bords du Rhin.


CHAPITRE XIV.
CROISADES DE L'INQUISITION CONTRE LES VAUDOIS, CATHARES ET ALBIGEOIS AU XIIIe SIÈCLE.

Vaudois répandus en divers lieux, - en France, - en Allemagne et en Italie, - en Autriche et en Bohème. - La persécution générale se prépare. - Décret d'Otton IV en Piémont; - du comte Thomas. - Contre les albigeois en France. - Moyens de conversion. - Conseil de "Saint" Dominique. - Disputes publiques. - Excommunication de Raymond de Toulouse. - Croisades - "Saint" Dominique. - L'inquisition inventée, approuvée. - Ce tribunal établi, en divers lieux. - Seconde croisade - troisième. - L'hérésie reparaît. - Nouvelles menées. - Succès des dominicains ou de l'inquisition, - contre les Vaudois d'Allemagne. - Echard persécuteur converti.

Au commencement du XIIIe siècle, le nombre des chrétiens vaudois était considérable en tous lieux; mais, comme on l'a vu à la fin du chapitre VI, ils étaient connus sous des noms différents, dérivés de ceux de leurs chefs particuliers, ou dûs autant au mauvais vouloir qu'à certaines circonstances.

En France, l'oeuvre commencée par Pierre de Bruis et par Henri avait reçu une nouvelle impulsion de Pierre Valdo, ou le Vaudois. Les prédications ainsi que les exemples de renoncement et de charité de ce fidèle et pieux serviteur de Jésus-Christ, comme aussi les travaux de ses disciples qu'on flétrissait du nom honorable de pauvres de Lyon, avaient servi avantageusement la cause de la vérité chrétienne. L'attention générale s'était arrêtée sur ces manifestations. L'effet que celles-ci avaient produit avait été si vif, que le souvenir des précédentes en avait été comme effacé, et que la plupart des contemporains ne firent mention que de Pierre Valdo et de ses disciples. L'on ne se rappela point l'état où en étaient les affaires religieuses lorsqu'il parut; on ne soupçonna pas même les relations probables qu'il avait soutenues avec les Vaudois qui l'avaient précédé, et à grand tort, on le fit, les uns par ignorance, les autres par une confusion inexplicable, chef de la secte vaudoise, dont il n'était cependant qu'un affilié, mais des plus actifs. Au commencement du XIIIe siècle, le zèle des pauvres de Lyon, joint à celui des pétrobrusiens, des henriciens et des autres sectaires avait singulièrement augmenté le nombre des Vaudois, dans presque toutes les contrées de la France.

L'Allemagne aussi nourrissait toujours de nombreux ennemis de Rome, ainsi que l'Italie. Ils appartenaient à toutes les classes de la société. L'on comptait parmi eux des nobles, des roturiers, des clercs, des moines, des religieuses, des bourgeois et des paysans. Tritème, qui exprime ce fait, nous apprend qu'à la date de l'an 1229, les Cathares, subdivision des Vaudois, comme nous l'avons vu au chapitre VI, étaient répandus, quoique secrètement, en Allemagne, en Italie et surtout en Lombardie, en si grand nombre, qu'au dire de quelques-uns d'entre eux, ils pouvaient aller de Cologne à Milan, et trouver toutes les nuits, dans leur route, l'hospitalité chez des confrères. (V. TRITÈME... p. 224. à 232.)

L'un d'eux, indiqué sous le nom de Maître nouveau, et martyrisé à Vienne en Autriche, l'an 1299, soutenait que, dans cette même contrée, en Bohème et dans les lieux environnants, ils étaient au nombre de plus de quatre-vingt mille. Que le lecteur n'oublie pas que Pierre Valdo, obligé de fuir de Lyon, après avoir passé en Picardie, en Vindelicie, s'était réfugié en Bohème où il avait terminé sa vie.

L'inquisiteur Rainier Sacco nous apprend, de son côté, que l'Italie, au temps où il vivait, vers l'an 1254, était remplie de cathares. Outre les hérétiques bagnolenses, ou de Bagnolo (1), nommés ainsi d'une ville située dans le voisinage des Vallées Vaudoises actuelles, Rainier parle des cathares de Mantoue, de Brescia, de Bergame et du duché de Milan. Il mentionne aussi ceux de Vicence, de Florence et de la vallée de Spoletto. Après avoir énuméré seize Églises de ces Vaudois cathares, établis dans toute l'Europe jusqu'à Constantinople, il ajoute, que, si leur nombre (le nombre des parfaits sans doute, savoir, des principaux parmi eux) ne dépasse pas quatre mille, les croyants, c'est-à-dire sans doute tous les affiliés, sont innombrables. Outre plusieurs de ces Églises qu'il place en France, telles que les albigeoises, il nomme celle de Bulgarie, d'Esclavonie, etc. (Maxima Biblioth., P. P. ., t. XXV, col, 26 9 et suiv.)

Un mouvement aussi général et aussi opposé an culte romain n'avait pu manquer d'exciter une grande colère dans le coeur du pape, des prélats et du clergé. Bientôt, un cri d'indignation et de vengeance retentit du midi au nord, et la persécution, qui n'avait été jusque-là que partielle et locale, éclata sur tous les points. La superstition craignit pour ses autels, pour ses images et pour ses faux miracles. L'ignorance se scandalisa de la lumière évangélique. L'orgueil blessé et l'avarice entrevirent la ruine du crédit et des revenus du clergé; une guerre à mort pouvait seule sauver l'établissement romain du coup terrible dont il se voyait menacé par les efforts des chrétiens vaudois, pour la propagation de la pure doctrine, par l'exemple de leur vie de renoncement, par leur charité, par leur pureté et par leurs bonnes oeuvres. Les prélats et le pape invoquèrent donc l'assistance du pouvoir temporel, et avec son aide ils travaillèrent à la destruction de leur ennemi. Ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils se virent les maîtres et qu'ils estimèrent l'avoir étouffé, on réduit à rien.

Tous les fils de ce tissu d'iniquité ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Les cris des victimes dont guère dépassé l'enceinte des prisons ou le cercle tracé par la foule autour de leurs bûchers. La correspondance de Rome et les archives de l'inquisition gardent plus d'un secret et d'abondants détails qui nous manquent. Sur plusieurs points, nous ne connaissons que quelques faits sans ensemble.

Et pour commencer par un de ces faits peu circonstancié, mais relatif aux contrées le plus souvent mentionnées dans cet ouvrage, aux Vallées Vaudoises du Piémont, nous citerons le premier décret de persécution (que nous connaissions) obtenu contre les Vaudois nominativement par le clergé romain, et émané du pouvoir impérial. Il est de l'an 1198. Otton IV., se rendant à Rome pour se faire couronner par les mains du pape, raccorda aux demandes de Jacques, évêque de Turin. En voici les principaux passages traduits du latin :

« Otton, par la grâce de Dieu, empereur toujours auguste, à son bien-aimé et fidèle évêque de Turin, grâce et bonne volonté, etc.

Nous voulons que tous ceux qui ne marchent pas dans le droit chemin, et qui s'efforcent d'éteindre dans notre empire la lumière de la foi catholique par la perverse hérésie, soient punis avec une sévérité impériale, et que, dans toutes les parties de l'empire, ils soient séparés du commerce des fidèles. Nous vous mandons par l'autorité des présentes, à l'égard des hérétiques vaudois (Valdenses) et de tous ceux qui sèment l'ivraie du mensonge dans le diocèse de Turin, et qui attaquent la foi catholique, enseignant quelque erreur perverse, que vous les expulsiez de tout le diocèse de Turin, appuyé sur l'autorité impériale. À cet effet, nous vous conférons, etc., etc. » (Tiré de Spondanus, en l'an 1198, et des archives de Turin. Voir Monumenta historiae patriae, t. III, p. 488. )

L'on ne connaît pas l'usage que l'évêque de Turin fit des pouvoirs qui lui étaient accordés, mais l'on ne saurait douter qu'il n'ait persécuté ceux contre lesquels il les avait obtenus, et que les hérétiques de Bagnolo et leurs voisins des Vallées Vaudoises actuelles, ainsi que ceux qui étaient établis dans la plaine, n'en aient ressenti les rigueurs.

L'ordonnance du comte Thomas de Savoie et du magistrat de Pignerol, de l'an 1220, citée déjà au chapitre précédent, doit être rappelée ici (1) à l'article des persécutions, puisqu'il y était défendu à tout habitant de, cette ville et de sa banlieue, de donner l'hospitalité à un Vaudois ou à une Vaudoise. Cette mesure sévère démontre l'état de proscription dans lequel se trouvaient les Vaudois de cette partie du Piémont, lorsqu'ils se hasardaient hors de leurs Vallées.

Quelques faits isolés, sauvés de l'oubli, font voir que la persécution religieuse sévissait aussi dans d'autres contrées de l'Italie. Là, c'était une femme, Tedesca ou la Tedesca, l'Allemande, dont le supplice par le feu occasionna de grands troubles à Parme, en 1277, au milieu desquels le couvent des dominicains inquisiteurs fut saccagé, Ici, dans la contrée de Domo-d'Ossola, en 1307, c'est l'hérésiarque Doleigno que l'on poursuit les armes à la main, ainsi que les nombreux partisans qui le suivent, et que l'on accuse de renouveler la secte des cathares et des patarins. Réunis au nombre de treize cents, ils sont attaqués, défaits, et leur chef brûlé. Bossi, Storia d'Italia... t. XV, p. 391-520.)

Mais ce fut, surtout contre les amis de l'Évangile, à l'occident des Alpes, contre les disciples de Pierre de Bruis, d'Henri et de Pierre Valdo, que sévit la cour de Rome. La fureur concentrée se déchaîna particulièrement, durant de longues années, dans les riantes campagnes qu'arrosent le Tarn et les autres affluents de la Garonne, dans les vallons sur la Durance et dans les plaines que baignent le Rhône inférieur et les eaux de la Méditerranée. Elle frappa sans pitié des hommes consciencieux et éclairés qui n'aspiraient qu'à rendre à Dieu un culte plus pur que celui qu'ils lui offraient lorsqu'ils étaient conduits par les prêtres romains. Ces cruelles persécutions sont connues sous le nom de croisades contre les Albigeois, nom emprunté à la ville et au territoire d'Albi, l'un des principaux centres de la secte vaudoise dans le midi de la France.

Il ne saurait entrer dans notre plan de faire l'histoire de ce grand acte d'iniquité. Un tel sujet doit être traité à part; nous renvoyons donc le lecteur, pour les détails, aux historiens particuliers. Nous nous bornons à signaler les moyens qu'employa la cour de Rome et leurs résultats.

Ce fut par des armes charnelles que le prétendu vicaire de Jésus-Christ et son clergé entreprirent de ramener les hérétiques dans le giron de l'Église romaine; tandis que l'apôtre qui a converti le plus d'âmes à la foi chrétienne, l'apôtre saint Paul, s'est écrié : Nous ne combattons point selon la chair, et les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas charnelles (2 Corinth., X, 3, 4), et que Jésus a dit à Pierre qui, un glaive à la main, voulait, non pas attaquer des contredisants, mais défendre la personne chérie de son divin maître : Remets ton épée dans le fourreau ( Matth., XXVI ). Le pape Innocent III commença l'oeuvre, en combinant les moyens de persuasion avec les menaces, les appels à la fidélité catholique avec les démarches insinuantes de la plus habile et de la plus astucieuse politique auprès des princes régnants. Le choix d'agents, parfaitement aptes à une semblable mission, devait lui assurer le succès. Ce furent d'abord Raynier et Guy, moines de Cîteaux, nommés légats, dès 1198, dans les contrées infestées. Le pape Innocent III leur adjoignit, en 1204, Pierre de Castelnau, archidiacre de Maguelone, avec des pleins pouvoirs. Mais, quelque peine qu'ils se donnassent, quelque pressantes que fussent leurs exhortations, et quelque sévères que fussent leurs menaces, la mission n'obtenait que peu de succès, lorsque l'espagnol Dominique de Gusman, si célèbre dès-lors, vint leur conseiller d'imprimer à leur marche une nouvelle direction.

« Considérant, dit le père Touron dans la vie de Saint Dominique, que les voies de fait, qu'on avait pratiquées jusqu'alors contre les apostats, n'avaient servi qu'à les aigrir ; que le luxe et la mollesse des catholiques scandalisaient les amis et les ennemis de l'Eglise... ; que les albigeois, au contraire, par un dehors de piété, se conciliaient la confiance des peuples et l'estime des grands...; que la cupidité et la dissolution de ceux (des prêtres ) que leur état engageait à une plus grande sainteté étaient une odeur de mort qui faisait blasphémer contre leur religion, et que les hérétiques, croyant pouvoir décrier la doctrine de ceux dont ils ne pouvaient estimer les moeurs, en profitaient pour entretenir les ignorants dans cet esprit de révolte qu'ils leur avaient inspiré contre leurs pasteurs légitimes, Dominique conclut de là qu'il fallait employer la persuasion et l'exemple plutôt que la terreur, marcher sur les traces des apôtres, en prêchant et en vivant comme eux, en voyageant comme saint Pierre et saint Paul toujours à pied, sans équipage, sans argent et sans provisions... Il ne doutait pas qu'un tel exemple ne prévînt les peuples en leur faveur, et ne reformât peu à peu les moeurs du clergé et ne confondit l'hypocrisie des hérétiques. » (TOURNON, Vie de saint Dominique, liv. V, p. 36. )

Le conseil fût suivi, les évêques et les légats eux-mêmes se firent missionnaires, et non sans obtenir certains succès. Ils ne reculèrent même point devant des disputes publiques. Mais la méthode de persuasion n'ayant point, par sa lenteur, satisfait des espérances exagérées, et s'écartant trop de la marche exclusive et tyrannique de Rome, les légats en revinrent aux excommunications et à remploi de la force.

Tout étant préparé, Innocent lança ses foudres contre Raymond, comte de Toulouse, l'excommunia et le maltraita dans un manifeste outrageant. Il convia en même temps le roi de France, les ducs, princes et seigneurs de cette contrée et du voisinage à une croisade contre les hérétiques, les y excitant par la promesse de leurs dépouilles et de magnifiques et éternelles récompenses dans le ciel, pour prix du sang des martyrs qu'ils auraient répandu. Obéissant à ses ordres, l'an 1209, sous la conduite du comte de Montfort, commandant de l'armée, et d'Amalric, abbé de Citeaux, légat du pape, cent mille croisés (3), au moins, envahirent le Languedoc, territoire hérétique.

"Saint" Dominique, irrité du peu de succès de son éloquence, appelle maintenant, à grands cris, les châtiments humains sur ceux qu'il n'a pu convertir. Un crucifix à la main, il apparaît lui-même au milieu des soldats, avec sa longue robe blanche et son manteau noir, ainsi que l'ange inexorable de la guerre, ou encore comme le digne suppôt de l'Antichrist. À l'entendre, le fer et le feu doivent venger le ciel. À la prise et au sac de Béziers (4), l'ardeur de massacrer est telle que l'on y fait subir un même sort aux hérétiques et aux chanoines s'avançant en procession au-devant des croisés : Tuez-les tous, avait dit Amalric, le fidèle légat d'un pape sans pitié, tuez-les tous. Dieu saura bien reconnaître ceux qui sont à lui ! Des bords du Rhône à ceux du Lot, les bûchers sont, pour ainsi dire, en permanence. La confiscation des biens, les tortures, d'horribles tourments et les flammes sont réservés à tous ceux de la prétendue doctrine hérétique, que l'épée et la lance n'ont pas transpercés dans les combats.

Tandis que de farouches et avides guerriers attaquent les places fortes, les châteaux et les chaumières des sectaires albigeois, Foulques, évêque de Toulouse et ses confrères du Languedoc, Dominique et ses disciples, intelligents et complaisants instruments de l'Antéchrist, font épier par leurs émissaires, dénoncent, interrogent et condamnent des malheureux sans nombre, qu'ils arrachent à leurs familles.

Des années d'expérience ayant démontré quels services signalés une association de moines intrigants, accusateurs et persécuteurs, pouvait rendre à la cause de l'oppression religieuse, Innocent III approuva, l'an 1215, lors du concile de Latran IV, l'intention que lui exprima Dominique de fonder un ordre de moines mendiants, de frères prêcheurs, pour la conversion et la répression des ennemis de l'Église. Et l'année suivante, Honorius III, successeur du sanguinaire Pape Innocent III, confirma l'institution et constitua l'ordre. Ces frères prêcheurs furent appelés plus tard dominicains (5), du nom de leur fondateur, et reçurent des privilèges spéciaux pour l'extirpation des hérétiques.

Épier et rechercher les non-croyants, les convaincre de leurs erreurs, les persuader de rentrer dans le giron de l'Église, et s'ils résistaient, dresser les actes d'accusation, faire arrêter les prévenus, informer et instruire la procédure, prononcer le jugement et le faire exécuter par l'intervention du bras séculier : tels étaient les offices dont fut chargé cet ordre du sein duquel sortit bientôt le Tribunal de l'Inquisition, voué à jamais à l'exécration des hommes.

Dès l'an 1215, conjointement avec les évêques, les Dominicains célébrèrent avec pompe ces actes de foi, auto-da-fé, comme on les appela par un déplorable abus de langage, dans lesquels ils exposaient les condamnés aux regards de la foule et les brûlaient ensuite avec une dévotion apparente, selon le cérémonial en usage dans les actes les plus solennels du Catholicisme. O saints martyrs de la foi chrétienne ! morts de misère dans les prisons (6), dans les tortures, ou entassés sur les bûchers, vous avez été jugés dignes, comme votre divin maître, de souffrir, victimes de la haine que l'hypocrisie et la superstition ont vouée à la vérité. Comme Jésus, votre Sauveur, accusé de blasphème et condamné par les princes de son peuple, à l'heure en laquelle il proclamait devant eux l'accomplissement en sa personne des prophéties et des promesses, vous avez été, vous, ses fidèles disciples, déclarés dignes de la mort et voués au feu réservé éternellement aux impénitents, alors que vous essayiez de mettre en honneur la lumière de l'Évangile, et que vous confessiez, en opposition aux sectateurs de l'Antéchrist, le nom de Jésus, le roi de gloire! Saints martyrs, nouveaux Étiennes, puissiez-vous à l'heure de vos plus amères douleurs, lorsque la flamme flamboyait autour de vos membres, noircis et palpitants, avoir vu, comme le fidèle diacre de Jérusalem, les cieux ouverts et le Fils de l'homme assis à la droite de Dieu ! Vos derniers regards auront été ceux de la reconnaissance, et vos dernières paroles ici-bas celles de la foi triomphante. Honneur à vos cendres jetées au vent! souvenir respectueux à votre fidélité! Et surtout, plaise à Dieu que votre persévérance à confesser son nom par un culte en esprit et en vérité, et que votre fidélité jusqu'au martyre, ne soient pas un exemple perdu pour nous!

Pour atteindre le but de l'institution de leur ordre, et pour se montrer dignes de la confiance qu'on leur témoignait, les dominicains, aussi haineux que fanatiques, parcoururent les villes et comtés du Languedoc, établissant en divers lieux des tribunaux provisoires d'inquisition. Ils eurent la barbarie de décider que les enfants hérétiques, âgés de plus de sept ans, seraient passibles de la peine du bûcher, comme parvenus déjà, à cette époque de leur vie, à l'âge de raison. Le Cardinal Conrad, nouveau légat du pape, en 1222, soutint avec véhémence ce tribunal sanguinaire. La fureur des inquisiteurs, accrue par son appui, exaspéra à un tel point les peuples du Languedoc, que l'on courut de toutes parts aux armes. Conrad, s'armant des foudres romaines, lança l'excommunication, appela ses fidèles sous les drapeaux, invoqua à son aide la guerre et la destruction, et prêcha une nouvelle croisade contre les Vaudois albigeois.

Raymond VI était mort, ainsi que son ennemi Simon de Montfort; leurs fils, Raymond VII et Amauri, croisèrent, comme leurs pères, le fer l'un contre l'autre sur les champs de bataille. Louis VIII, roi de France, se plaça à la tête des amis du pape, qui commirent partout des cruautés inouïes.

Louis IX, que Rome a béatifié sous le nom de saint Louis, suivit les mêmes errements. Ayant obtenu la soumission du comte de Toulouse et de ses principaux alliés, les anciens soutiens des Vaudois albigeois, il publia une ordonnance stable contre tous les hérétiques. Ceux-ci furent mis hors de la loi commune, privés de leurs droits civils et politiques et proscrits. Une forte somme fût promise à qui les dénoncerait, à qui les arrêterait. Le concile de Toulouse, de l'an 1229, prit des mesures analogues en ce qui concernait l'administration ecclésiastique et les droits de l'Église.

On interdit spécialement aux laïques de conserver chez eux les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, à l'exception des psaumes. On défendit, surtout, d'en traduire aucune partie en langue romane.

L'hérésie, toutefois, ne disparaissant pas et faisant même des progrès sur quelques points de ces contrées désolées, Grégoire IX, pontife romain, attribuant ce mal à la négligence des évêques, plus occupés de leurs affaires temporelles que du salut de leurs ouailles, prit la résolution de leur enlever la connaissance du fait d'hérésie, pour la transporter aux seuls frères prêcheurs, et accorda cet immense pouvoir aux élèves de Dominique, par un décret du 12 avril 1233, dans le diocèse de Toulouse principalement, et dans celui des archevêques (7) de Bourges, Bordeaux, Aix, Arles, Auch, Narbonne, Vienne et Embrun. Il mit les inquisiteurs sous la protection spéciale des comtes de Toulouse, de Foix, et des autres seigneurs, ainsi que des sénéchaux de France, avec l'obligation pour ceux-ci de leur prêter assistance toutes les fois qu'ils en seraient requis. À la suite de ce bref, des tribunaux d'inquisition furent érigés et demeurèrent en permanence à Toulouse, Carcassonne, Avignon, Montpellier, Albi et Cahors. Partout on les reconnut, et jusqu'à la dernière création du parlement de Toulouse, l'an 1444, leurs jugements furent exécutés sans appel.

Est-il nécessaire d'ajouter que les dominicains se montrèrent dignes de la confiance pontificale. Ils déployèrent un zèle sans égal, une sévérité indicible, ne s'astreignant à aucune règle, ou plutôt les enfreignant toutes. Ils pénétrèrent dans les secrets des familles, armèrent les parents, les amis les uns contre les autres, exaspérèrent et abreuvèrent de douleurs toutes les âmes généreuses. Aussi, ils atteignirent enfin leur but. Les prisons regorgèrent de victimes et durent souvent être agrandies ; les bûchers s'élevèrent de toutes parts. Tout ce qui ne renonça pas à ses convictions, et qui ne réussit pas à se cacher ou à dissimuler sa foi, périt dans les flammes ou succomba lentement dans les cachots. On estime que, dans les cinquante premières années de ce siècle, un million d'albigeois perdirent la vie, victimes de la haine, de la barbarie et de la superstition de l'Église romaine.

Ces développements sont, pour la plupart, empruntés à l'Histoire de l'Inquisition en France, par M. de Lamothe-Langon; Paris, 1829.

Hélas ! en exterminant et en emprisonnant la généralité des chrétiens vaudois, là où ils avaient obtenu les plus beaux succès, en ne leur laissant aucun repos, on avait réussi à arrêter les progrès du réveil magnifique que le retour aux saintes Écritures, à la saine et ancienne doctrine évangélique, avait opéré. On put sans doute alors se flatter de l'étouffer bientôt tout-à-fait.

De tels résultats réjouirent la cour de Rome; elle se hâta de poursuivre son oeuvre infernale et d'employer les mêmes moyens dans tous les lieux où l'hérésie lui fut dénoncée, partout où le pouvoir séculier se soumit au rôle d'instrument de ses vengeances et d'exterminateur de ses propres sujets.

Les Vaudois d'Allemagne eurent aussi leur tour et ne purent échapper à la persécution. On en saisit quatre-vingts dans la seule ville de Strasbourg, dont la plupart furent livrés aux flammes. Le fameux inquisiteur Conrad de Marpurg recourut à un moyen sûr de convaincre les accusés ; il les soumettait à l'épreuve du fer rougi au feu. L'an 1233, un grand nombre d'hérétiques furent également brûlés en divers lieux de l'Allemagne par les soins de ce même moine prêcheur et inquisiteur, qui, enfin, paya ses exactions par une mort violente. Dans le cours du. siècle, l'on renouvela souvent les mêmes supplices. Matthieu Paris rapporte que, l'an 1249, on condamna aux flammes quatre cent quarante-trois hérétiques, en Saxe et en Poméranie.

Parmi les victimes qui appartenaient à la Germanie, l'on vit avec étonnement à Heidelberg, l'an 1234, un inquisiteur, le moine Echard, ancien persécuteur des Vaudois, monter à son tour sur le bûcher. L'esprit de Dieu l'avait atteint pendant qu'il faisait subir des interrogatoires aux accusés; leur constance au milieu des supplices l'avait subjugué à l'Évangile. Beau triomphe de la foi! - Nous sommes sans renseignements sur ce qui se passait en Italie.

(1) Ce fait est confirmé par GIOFFREDO, Storia delle Alpi maritime; - dans Monumenta historiae patriae . t. III, p. 488.
(2) On peut conclure de cette citation, selon nous, que Thomas, qui avait fait partie de la croisade contre les albigeois, et qui laissa tranquilles les Vaudois des Vallées piémontais, à ce qu'il parait, n'était pas encore leur souverain. Ce serait donc plus tard que les marquis de Luserne se sont soumis à la maison de Savoie.
(3) il y a des auteurs qui portent infiniment plus haut la force de cette armée.
(4) Dans la première campagne.
(5) Presqu'en même temps, saint François d'Assise formait un second ordre de moines mendiants, Connus sous les noms de frères mineurs et de franciscains. Ils se montrèrent les dignes émules des Dominicains.
(6) L'un des plus barbares supplices consistait à emmurer, c'est-à-dire à mettre le patient entre quatre murs, à le nourrir chétivement par un guichet, ou même à l'y laisser périr de faim...
(7) Lieux, sans doute, où les progrès de l'hérésie se faisaient remarquer.

CHAPITRE XV.
LES VAUDOIS REFOULÉS DANS LES ALPES FONDENT DES COLONIES
.

Effet des persécutions précédentes. - Dans leur fuite, les Vaudois se dirigent vers les Vallées. - Les Églises Vaudoises encombrées. - Colonies dans la Pouille et la Calabre. - Preuves et documents. - Situation des colonies. - Prospérité. - Agrandissement. - À quelle occasion. - Leurs relations avec les Vallées. - Vaudois répandus en Italie visités. - Nouvelles colonies en Provence (Vaudois du Luberon). - Les Vaudois encore nombreux. - menacés dans les Vallées.

Les Vaudois, persécutés dans le midi de la France avec une violence sans égale et incessante, soupiraient après quelque repos. Plusieurs d'entre eux avaient trouvé un refuge temporaire dans les états du roi d'Aragon; d'autres avait passé dans différentes contrées de la France, en Picardie, en Bourgogne, en Lorraine, en Alsace, en divers lieux de l'Allemagne, en Bohème surtout et jusqu'en Pologne; d'autres s'étaient enfuis en Lombardie et dans les villes italiennes, soumises plus particulièrement à l'influence gibeline, où par conséquent le pouvoir papal avait moins de force, et où les dissentions intestines comme aussi les luttes extérieures ne laissaient pas an clergé le loisir d'être persécuteur.
(V. PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 233 à 246. - Histoire de l'Inquisition en France, par de LAMOTHE-LANGON... t. II, 587...)

Un grand nombre se replia dans cette partie des Alpes, qui est frontière de France et d'Italie, dans ces mêmes Vallées Vaudoises, où s'était conservée la pure doctrine de l'Évangile, depuis avant l'époque de Constantin, et d'où elle s'était répandue à pleins flots, par ses missionnaires, durant les siècles précédents. Ils remplirent de leurs familles éplorées les vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin, celle de Pragela ou du Cluson, la haute vallée du Pô, celles de Suse, de Fraissinière et de l'Argentière, le val Loyse (ou Louise) ou val Pute, où leurs coreligionnaires étaient déjà établis depuis des siècles, et où nous les retrouverons bientôt.

L'affluence des réfugiés y devint si considérable que le territoire ne pouvait plus les nourrir. Il fallut songer à de nouvelles migrations, préparer des débouchés à cette surabondance de population. Diverses causes, que la distance où nous sommes de cette époque et le manque de documents ne nous permettent plus d'apprécier, dirigèrent de nombreux Vaudois vers l'extrémité de l'Italie, dans la Pouille et dans la Calabre, dans le royaume de Naples. (V. Hist. de l'Inquisition en France, t. II, p. 613... - GILLES, Hist. Ecclésiastique, etc., p. 18. )

Cet établissement de Vaudois dans la Pouille est mentionné dans le rapport assez récent (1489) du légat de Capitaneis à l'archevêque d'Embrun, dans lequel il en indique encore d'autres en Ligurie et en Italie, en ajoutant ce fait particulier que, lorsque les Vaudois (que faussement il fait sortir de Lyon) se décidèrent à former ces établissements, ils étaient au nombre de plus de cinquante mille, dans les Alpes, aux confins du Dauphiné, dans les diocèses d'Embrun et de Turin. (Tiré de LÉGER, Hist. Générale, IIe partie, P. 22.)

Une ordonnance de l'empereur Frédéric Il, datée de Padoue, l'an 1244, appuie, notre récit :

« Nous devons les poursuivre, y est-il dit des Vaudois, avec d'autant plus de vigueur, qu'ils mettent eux-mêmes plus d'audace à combattre, par leurs superstitions, le christianisme et l'Église romaine, aux confins de l'Italie et, de la Lombardie, où nous savons de science certaine, que leur malice a exercé les plus grands ravages : ils se sont déjà répandus jusque dans notre royaume de Sicile. » (Hist. de l'Inquisition en France,... t. II, p. 538.)

La contrée de la Calabre, ou royaume de Naples, où les Vaudois fondèrent une première colonie, est adossée aux montagnes, contrée délicieuse, formée de riants vallons et de plaines fertiles. Les orangers et les oliviers y étalaient leurs fruits non loin des châtaigniers et des mélèses. Les personnes envoyées pour explorer les lieux étaient revenues aussi satisfaites de la richesse du sol que des conditions d'établissement que les seigneurs du pays leur avaient faites. Un traité avantageux aux colons ayant été bientôt conclu, un nombre considérable de Vaudois se disposèrent au départ; les jeunes gens se marièrent avant d'émigrer.

A leur arrivée, ils fondèrent, dans le voisinage de Montalto, un bourg qui prit le nom de Borgo d'Oltramontani, ou Oltromontani; en français, Bourg des Ultramontains, parce que les nouveaux venus étaient originaires d'au-delà des monts Apennins. L'émigration, continuant à s'effectuer de temps à autre vers les mêmes lieux, les Vaudois bâtirent, à peu de distance du premier, un autre bourg qui fut appelé Saint-Sixte, où fat dans la suite une de leurs plus célèbres Églises. Ils fondèrent de même Argentine, La Rocca, Vacarisso et Saint-Vincent. Enfin, le marquis Spinello leur permit de bâtir Guardia, ville close, qui a conservé l'épithète de Guardia-Lombarda, située sur une éminence près de la mer, et accorda des privilèges importants à ceux qui s'y fixèrent, tellement qu'elle devint avec le temps riche et considérable. Les Vaudois, ou Ultramontains, comme les appelaient les indigènes, s'accrurent extrêmement et prospérèrent de longues années dans leur heureuse colonie.

Plus d'un siècle après, vers l'au 1400, à la suite des rigueurs de l'inquisition sévissant en Provence et en Dauphiné, sous le regard des papes à Avignon, les Vaudois de ces contrées s'étant enfuis dans les Vallées y déterminèrent une nouvelle émigration dans le royaume de Naples, où ils fondèrent, dans la Pouille, les cinq petites villes de Monlione, Montanato, Faito, La Cella et La Motta. Enfin, vers l'an 1500, les Vaudois de Fraissinière et d'autres vallées, fuyant la persécution, allèrent s'établir dans le voisinage de leurs coreligionnaires, dans la vallée de Volturata. L'on comprend que, de ces centres divers, les Vaudois purent se répandre de tous côtés dans le royaume de Naples et jusqu'en Sicile. Nous raconterons en son temps leur fin lamentable. (GILLES, Hist. Ecclésiastique,... p. 18 et suiv.)

Ces colonies soutenaient des relations directes et suivies avec les Vallées Vaudoises qui les pourvoyaient de pasteurs, selon le choix qu'en faisaient leurs synodes. D'après la coutume, c'était deux à deux que les barbes ou pasteurs entreprenaient leur lointain voyage : l'un plus âgé, connaissant déjà les lieux, les personnes, et ayant l'expérience des affaires, l'autre plus jeune pour se former. En allant et en revenant, ils visitaient les fidèles épars dans les villes et les campagnes de l'Italie, les exhortant et les consolant, ce qui n'était pas entièrement inconnu à leurs adversaires(1). Les barbes des Vallées possédaient une maison dans chacune des villes de Florence, de Gênes et de Venise (2), et probablement encore ailleurs. Mais ce n'était que par intervalle et lors dut passage des pasteurs en mission, que les fidèles de ces villes et autres lieux jouissaient de la plénitude du ministère évangélique, tandis que, selon toute apparence, les colonies de la Pouille et de la Calabre conservaient à demeure, et jusqu'à leur remplacement, les pasteurs qu'un synode précédent leur avait envoyés.

À une époque peu précise, vers la fin du XIIIe siècle, peut-être au commencement ou dans le courant du XIVe les Vaudois des Vallées, pour remédier aussi au malaise résultant de leur agglomération sur une minime surface, tournèrent encore leurs regards vers la Provence (Luberon), que plusieurs de leurs pères avaient dû quitter, lors des Croisades contre les Albigeois. Des terres fertiles, mais incultes, dans des vallons inhabités, débouchant sur la Durance, à l'orient de Cavaillon, ayant été concédées à leurs députés par des seigneurs, à des conditions avantageuses, ils y envoyèrent le surplus de leur population. Leur activité, leur bonne foi et leur conduite exemplaire furent récompensées par une prospérité sans égale (3). Cabrières, Mérindol, Lormarin, Cadenet, Gordes, bourgs considérables furent successivement fondés et agrandis par eux. Leur prospérité fut telle que, lorsque François 1er autorisa le massacre des Vaudois de Provence (Vaudois du Luberon) par le trop fameux d'Oppède, l'an 1545, on ne ruina pas moins de vingt-deux bourgs, villages et hameaux.

On a pu voir, par ce récit, que l'Église Vaudoise, malgré les horribles persécutions par lesquelles elle avait déjà passé, surtout dans le midi de la France, était encore assez forte, assez nombreuse et répandue dans un assez grand nombre de lieux pour qu'on pût espérer que la saine doctrine et la pureté relative du culte, transmises par elle, dès les temps de Constantin-le-Grand., se conserveraient et lutteraient encore longtemps contre les efforts de la Grande Babylone. Mais le moment était venu où Rome allait attaquer les Vaudois des Alpes dans leurs retraites, et menacer ainsi de frapper au coeur l'Église militante déjà bien affaiblie.

(1) Gilles raconte qu'un barbe de son nom, étant entré dans une église de Florence, entendit un moine, qui y prêchait, s'écrier: O Florence! que veut dire Florence? fleur d'Italie; et tu l'as été jusqu'à ce que ces Ultramontains t'ont persuadé que l'homme est justifié par la foi, et non par les oeuvres: et ils en ont menti. (Gilles,... p 20.)
(2) Dans le catalogue des barbes que donne Perrin, vers l'an 1602, l'on trouve au nombre de ceux dont on a conservé la mémoire depuis plus de 300 ans, Jehan, de la vallée de Luserne, lequel, pour quelque faute, fut suspendu de son office, pour sept ans, pendant lequel temps il se tint à Gênes, où les barbes avaient une maison, comme ils en avaient aussi une belle à Florence. (PERRIN, p. 66.)
(3) L'époque de la fondation de ces colonies est incertaine. D'après Camerarius, qui leur donne une existence de 200 ans, elles remonteraient à l'an 1345. D'après de Thou, qui leur assigne une durée de 300 ans, elles remonteraient à l'an 1245, environ. (CAMERARIUS, de Excidio, etc. ; et DE THOU, t. 1, p. 293.)

CHAPITRE XVI.
PREMIÈRES PERSÉCUTIONS CONNUES CONTRE LES VAUDOIS DU PIÉMONT, AUX XIVe ET XVe SIÈCLES.

Le nombre des Vaudois en Dauphiné et en Piémont. - L'inquisition à l'oeuvre. - Effets. - Persécution sous Clément VI. - Trop lente au gré de Grégoire XI. - Représailles des Vaudois. - La persécution continue. - Borelli contre Suse et val Pragela. - Ravages. - Persécution de Veleti. - Vaudois brûlés à Coni. - Ordres de Iolanta. - Martyrs. - Croisade de Capitaneis. - Préparatifs. - Marche suivie. - Attaque contre les Vallées. - Résultats. - Paix accordée par Charles II. - Vaudois de la vallée de Pô, persécutés en 1500.

Les Églises d'origine vaudoise étant en ruine dans le midi de la France et en apparente dissolution partout où les légats avaient un libre accès, le moment semblait venu de poursuivre à outrance ces défenseurs de la foi évangélique, dans les montagnes reculées au sein desquelles une partie considérable d'entre eux était comme retranchée. Ils occupaient, à moitié distance entre Turin et Grenoble, les deux versants des Alpes, qui s'inclinent à l'orient et à l'occident des pics neigeux des monts Genèvre et Viso. Leurs humbles demeures s'étageaient sur les flancs des montagnes, se groupaient ou s'étendaient, parsemées au fond des vallons. À l'occident, dans le massif des hautes Alpes du Dauphiné et de la Provence (Luberon), les vallées les plus élevées et les plus retirées étaient habitées, en totalité ou du moins en grande partie, par des Vaudois. Dans le diocèse d'Embrun, en particulier, il n'en était aucune qui ne contint de leurs Églises. Mais l'on signalait surtout la haute vallée de la Durance et les vallons adjacents d'Argentière, de Fraissinière et de val Loyse ou Pute.

À l'orient, tous les vallons et les vallées qui débouchent des hautes Alpes dans la plaine, vers Pignerol et Saluces, ceux qu'arrosent le Cluson et la Germanasque, le Pélice et la Grana, affluents du Pô, et le Pô lui-même; savoir, le val Pragela, la vallée de Saint-Martin, le val d'Angrogne, la vallée de Luserne, celle du Pô et celle de Bagnolo, etc. étaient encore, et depuis des siècles, la patrie terrestre des fidèles Vaudois du Piémont.

C'est dans ces anciennes et vénérables retraites de la pure foi, que le prétendu vicaire de Jésus-Christ, sauveur du monde et prince de, la paix, songea à porter la cruelle persécution. Elle s'en était déjà sans doute approchée plusieurs fois : elle avait même fait verser bien des larmes dans l'Embrunnais et assurément aussi dans les plaines du Piémont, quoique l'histoire s'en taise encore. Mais l'heure était venue où elle devait aussi éclater sur la région montagneuse de l'ancien diocèse de Claude de Turin, sur le foyer même où brillait encore le feu de la vérité.

Le pape Jean XXII, voulant poursuivre l'oeuvre commencée par Innocent III et le faire avec ensemble, ordonna à Jean de Badis, inquisiteur à Marseille, de joindre ses efforts à ceux d'Albert de Castellatio, établi avec la même qualité en Piémont. Dans sa bulle, datée de l'an 1332, le susdit pape désigne à l'attention de son légat les Valdenses ou Vaudois des vallées de Luserne et de Pérouse. Il se plaint de l'accroissement de ces hérétiques, de leurs fréquentes assemblées en forme de chapitres (s'agissait-il peut-être de leurs synodes?) dans lesquels ils se réunissaient jusqu'au nombre de cinq cents personnes. Il les accuse d'avoir tué le recteur Guillaume, après la messe, sur une place qu'il nomme Villa (1), et de s'être soulevés contre l'inquisiteur de Castellatio, lorsqu'il voulait exercer son office. Le récit détaillé de ce, premier essai de persécution contre les vallées de Luserne et de Pérouse n'est pas parvenu jusqu'à nous. Tout ce que l'on sait de cette expédition, qui eut réellement lieu, c'est que de Badis réussit à envelopper dans ses pièges Martin Pastre, l'un des chefs vaudois, et qu'il le fit conduire à Marseille et jeter dans les prisons. Mais, sur l'ordre du pape, il le renvoya en Piémont, afin d'y être jugé par Albert de Castellatio et être exposé à la torture, si cela était nécessaire, pour dénoncer ses complices. (De LA MOTHELANGON, t. III, p. 217. - LÉGER, II ème part., p. 20.)

En 1352, le pape Clément VI chargea Guillaume, archevêque d'Embrun, et Pierre de Mont, cordelier et inquisiteur, de faire disparaître l'hérésie. Les seigneurs, les juges et les consuls (syndics) de la province étaient invités à leur prêter appui.

Mais, cette fois encore, les résultats ne répondirent pas à l'attente pontificale. (DE LAMOTHE-LANGON, t. III., p. 256) À la page 254 du même écrit, on trouve une lettre étrange, écrite au même pape, et qui pourrait avoir donné lieu à la persécution qu'il entreprit après dix ans de pontificat. Cependant, comme cette possibilité n'est pas exprimée, nous nous contentons de signaler la lettre.

Le pape stimulait aussi à la persécution des hérétiques le dauphin Charles de France, ainsi que Louis, roi de Naples, et la reine Jeanne, sa femme. Cette dernière circonstance vient confirmer le fait des colonies vaudoises dans le royaume de Naples ; car, pourquoi le pape se serait-il adressé à ce prince, si celui-ci n'eût pas eu aussi des hérétiques dans ses états ? L'invitation adressée à la reine de Naples, qui possédait des terres dans le marquisat de Saluces, voisin des Vallées, vient ajouter une nouvelle présomption aux indications que nous avons données de la présence des Vaudois sur plusieurs points de ce marquisat. (DE LAMOTHE-LANGON, t. III, p. 256. - Monumenta historae patriae, t. III, p. 860.)

Les instances de la cour d'Avignon n'eurent pas non plus, cette fois, les résultats qu'elle avait espérés.

Deux ans plus tard, Jacques, prince d'Achaïe, de la maison de Savoie, ordonnait à Balangero et à Ueto Rorengo de mettre en prison ceux de la secte vaudoise qui avaient été découverts dans la vallée de Luserne (1) et dans les vallées voisines. (Histoire de la ville, etc., de Pignerol, t. III, p. 33.)

Cependant des appels pressants ne cessaient d'être adressés par la cour pontificale d'Avignon aux autorités séculières pour la destruction de l'hérésie. Mais, loin de déployer tout le zèle requis, les magistrats et le peuple paraissaient pencher vers l'indulgence. Grégoire XI, écrivant, en 1373, au roi de France, Charles VI pour se plaindre de ce que ses officiers contrariaient les inquisiteurs dans le Dauphiné, disait :

« Ils mettent des obstacles au travail des inquisiteurs, en les forçant à tenir leur tribunal dans des lieux exposés aux attaques des ennemis de la foi ; en ne leur permettant pas d'instrumenter contre les hérétiques sans le concours des juges civils ; en les contraignant à révéler le secret de leurs procédures. Ils font sortir de prison les sectaires condamnés ; ils se refusent même à prêter le serment d'agir contre ces opiniâtres (2). Hâtez-vous, ajoutait-il, de remédier à une telle conduite, sous peine de vous attirer l'indignation des saints apôtres Pierre et Paul. » (DE LA MOTHE-LANGON, t. III, p. 270-271.)

Si les inquisiteurs, chargés d'extirper la fidélité vaudoise, étaient souvent mal secondés, cependant ils faisaient bien des victimes et causaient bien des douleurs.

Ces rigueurs incessantes et des violences excessives entraînèrent, en 1375, des Vaudois à se livrer à des actes de représailles déplorables. Ils se jetèrent en armes sur la ville de Suse, forcèrent le couvent des dominicains et mirent à mort l'inquisiteur. On les accuse également d'avoir ôté la vie à un autre inquisiteur de Turin, peut-être près de Briqueras, à l'entrée de la vallée de Luserne. (DE LA MOTHE-LANGON, t. III, p. 278. - Monumenta historiae patriae t. III, p. 86 1. - RORENGO, dans l'Histoire de Pignerol, par Massi, t. II, P.35.)

Le grand schisme qui se forma, en 1378, dans l'Église romaine par l'élection de deux papes, d'Urbain VI à Rome, et de Clément VII à Avignon, ne ralentit point la persécution. L'inquisiteur Borelli, ayant cité vainement à son tribunal tous les habitants de Fraissinière, de l'Argentière et de val Loyse, en fit arrêter un grand nombre. Il fit conduire à Grenoble et brûler vifs cent cinquante Vaudois hommes, avec beaucoup de femmes, de filles et même de jeunes enfants, tous de val Loyse. Des vallées de l'Argentière et de Fraissinière, quatre-vingts victimes, hommes ou femmes, furent livrées au bras séculier, et l'on mit tant de persévérance à les punir, que souvent ils étaient exécutés sans autre jugement qu'une déclaration de culpabilité, fournie par le saint-office....

Il reste des preuves, écrit un auteur catholique, que plusieurs prévenus n'avaient été mis en prison que pour parvenir à s'emparer de leurs biens. Du sang ou de l'or, ajoute-t-il, voilà ce qu'il fallait à l'inquisition. (DE LA, MOTHE-LANGON, t. III, p. 289. - PERRIN, Hist. des Vaudois, p. 114.)

Le même inquisiteur, Borelli ou Borille, est accusé d'avoir, à la tête d'une troupe armée, sévi avec cruauté dans Suse, et surtout d'avoir apporté la désolation dans la vallée de Pragela ou Cluson, au coeur de l'hiver, aux fêtes de Noël de l'an 1400. Les historiens vaudois imputent l'odieux de cette attaque aux gens de la vallée de Suse (3). Les paisibles habitants de Pragela, assaillis à l'improviste, dans une saison où ils se croyaient garantis par les neiges qui couvraient les cimes et las pentes des montagnes, ne purent que s'enfuir en toute hâte, hommes, femmes et enfants, sur les hauteurs et sur les roches escarpées. Fugitifs, poursuivis sans relâche jusqu'à la nuit, plusieurs tombèrent frappés par le fer ennemi, ou emmenés prisonniers; et d'autres, encore plus à plaindre, périrent misérablement de faim et de froid, sur les rochers couverts de neige et de glace. La troupe la plus nombreuse, s'enfuyant dans la direction de Macel au val Saint-Martin, passa la nuit sur une haute montagne, au lieu appelé encore, aujourd'hui, l'Albergan ou refuge. Le coeur s'émeut à la mention de leurs souffrances. Qu'il suffise de dire, qu'au matin, cinquante pauvres petits enfants, d'autres prétendent que ce fut quatre-vingts, furent trouvés morts de froid, les uns dans leurs berceaux, les autres dans les bras glacés de leurs pauvres mères, mortes comme eux. (DE LA MOTHE-LANGON, t, III, p. 295. - PERRIN, p. 116. - LÉGER, II ème part., p. 7.)

Les bandes papistes, qui avaient passé la nuit dans les maisons abandonnées des infortunés Val-Clusons, reprirent le lendemain le chemin de Suse, gorgées de pillage, et saccageant tout ce qu'elles ne pouvaient emporter. On les accuse aussi d'avoir pendu à un arbre une pauvre et vieille femme vaudoise, Marguerite Athode, qu'elles rencontrèrent sur la montagne de Méane.

Cette incursion sanglante, au bruit qui s'en répandit épouvanta les peuples du Dauphiné et du Piémont, en même temps qu'elle les indigna. Ils témoignèrent leurs sentiments avec une telle énergie, que le pape enjoignit à l'inquisiteur de modérer son zèle et d'avoir plus de prudence, dans la crainte que l'hérésie ne fît des progrès. Ce mécontentement général et ces remontrances feraient penser que la population catholique avait souffert de cette expédition, dans laquelle on n'avait guère songé à l'épargner.

Il semble que la persécution dirigée contre les Vaudois s'amortit au début du XVe siècle, pour recommencer vers la fin avec une nouvelle violence.

Vers l'an 1460, l'archevêque d'Embrun chargea le moine franciscain, Jean Veleti ou Veilèti, de procéder contre les réchappés de Fraissinière, de l'Argentière et de val Loyse. Il s'acquitta de sa mission avec tant de barbarie, avec une partialité et une mauvaise foi telle, qu'il irrita et troubla tout le pays, et que des plaintes furent portées contre lui devant le roi Louis XI. Dans l'interrogatoire des accusés, il altérait et dénaturait sans scrupule leurs réponses à ses questions. Par exemple, à la demande adressée à un prévenu: Croyez-vous qu'après que les paroles sacramentelles ont été prononcées par le prêtre en la messe, le corps de Christ soit dans l'hostie? si le Vaudois répondait : Non, Veleti écrivait ou dictait: L'accusé a confessé qu'il ne croyait point en Dieu. Ce prêtre inique fit passer par le feu plusieurs fidèles disciples du Seigneur. (DE LA MOTHE-LANGON, t. III, loco citato.)

Sous le gouvernement de Louis de Savoie, entre 1440 et 1465, vingt-deux personnes dénoncées comme gazares ou vaudoises furent brûlées à Coni, comme relaps. Elles étaient de Bernezzo (Burnecium), ville du voisinage, dans laquelle, selon l'expression d'un auteur catholique piémontais, pullulait l'hérésie des pauvres de Lyon. Nous signalons ce fait, parce qu'il est du petit nombre et un des derniers de ceux qui démontrent que l'Église vaudoise s'est étendue autrefois en Piémont, vers le midi, bien au-delà de ses limites actuelles. (RORENGO, dans l'Hist. de Pignerol, t. Il.)

À l'instigation de l'évêque de Turin, Jean Compesio, et de l'inquisiteur, André de Aquapendente, qui publièrent eux-mêmes, le 28 novembre 1475, des bulles très-sévères centre les Vaudois, la duchesse Iolante, princesse française, veuve d'Amédée-le-Bienheureux, tutrice de son fils Charles, ordonna, en janvier 1476, aux châtelains de Pignerol et de Cavour, au podesta de Luserne et à ses autres officiers dans ces contrées, de pourvoir activement à la répression des hérétiques. Dans son décret, la duchesse s'exprime ainsi -

«Notre volonté est, que ceux de la vallée de Luserne principalement puissent entrer (venire possint) dans le sein de la sainte mère Église. »
L'expression entrer et non pas rentrer pourrait faire penser qu'à cette époque, on ne pensait pas encore à contester à l'Église vaudoise son existence simultanée et antérieure à celle de l'Église romaine. (V. Raccolla degli Editi, etc.; Stamperia Sinibaldo, etc.)

Ces ordres furent exécutés, et il arriva fréquemment que des Vaudois, attirés hors de leurs vallées par le négoce ou par quelque affaire, furent saisis et livrés aux inquisiteurs, qui ne manquaient pas d'en faire mourir quelques-uns. En sorte, qu'à peine y a-t-il ville en Piémont, en laquelle n'ait été supplicié quelqu'un d'entre eux. Jordan Tertian, barbe ou pasteur, fut brûlé à Suse. Hippolyte Roussier monta sur le bûcher à Turin. Villermin Ambroise fut pendu sur le col de Méane, ainsi qu'Antoine Hiun. Ugon Chiamp de Fenestrelles, pris à Suse, fut conduit à Turin. Là, attaché à un poteau, les entrailles lui furent arrachées du ventre et répandues dans un bassin; son martyre fut bientôt consommé. (LÉGER, II éme part., p. 7.)

Mais qu'était-ce que quelques supplices pour satisfaire l'impatience romaine. Aussi peu de sang eût-il pu apaiser la colère de l'ennemie irréconciliable des Vaudois, de celle qui assimile, aux crimes punissables par le tranchant du glaive et par le feu, la prétention des chrétiens évangéliques de penser par eux-mêmes, et la réclamation du droit d'examen en matière de foi ? Ayant commencé l'application de son système oppressif sur les honnêtes et timides habitants des vallées voisines et ayant obtenu quelques succès partiels, comment l'Église persécutrice se serait-elle arrêtée? Son orgueil était intéressé à continuer la guerre, que sa jalousie, sa soif de dominer, son avarice et sa haine avaient commencée. Mais pour que le triomphe fût certain, il fallait que l'attaque, de partielle, de locale, d'artificieuse et de lente, devint générale, violente, rapide et terrible. Une expédition du genre de celle qui avait anéanti les albigeois fut donc résolue contre ces milliers de laboureurs et de pâtres, dont la foi ferme et inébranlable résistait aux efforts de la superstition romaine, comme les hautes cimes de leurs montagnes aux nuées menaçantes, au choc des vents et de la tempête.

Innocent VIII, digne successeur de cet Innocent III, qui prêcha la première croisade contre des chrétiens, chargea Albert de Capitaneis, archidiacre de Crémone, de l'exécution de ses projets cruels et lui adjoignit, pour collègue, l'inquisiteur Blaise de Bena de l'ordre des prêcheurs. Il les accrédita auprès du roi de France et du duc de Savoie, ainsi qu'auprès de tous les seigneurs, comme nonces et commissaires apostoliques dans leurs états, et spécialement en Dauphiné et en Piémont, pour procéder contre cette très-pernicieuse et abominable secte d'hommes malins, appelés pauvres de Lyon ou Vaudois :

« Laquelle, dit-il dans sa » bulle, s'est malheureusement depuis longtemps élevée » dans le Piémont et lieux circonvoisins. » Et bien qu'il reconnaisse à cet objet de sa colère, une apparence de sainteté, il commande de les écraser comme des aspics venimeux, et de les exterminer s'ils ne veulent pas abjurer. (Extrait de la bulle d'Innocent VIII; LÉGER, II ème part., P. 8.)

La bulle papale promettait, pour récompense, à tous ceux qui, princes, seigneurs ou autres, prendraient en main le bouclier de la foi orthodoxe, et prêteraient secours aux susdits légats, indulgence plénière, rémission. de leurs péchés une fois en leur vie, et pareillement à l'article de la mort. Et ce qui n'était pas moins tentatif, elle concédait à chacun la permission de s'emparer des biens quelconques, meubles et immeubles des hérétiques. (Même citation que plus haut.)

Il ne fut bientôt bruit que de la bulle d'Innocent. Toutes les contrées qui touchent aux Alpes Cottiennes en retentirent. À Embrun, à Suse, à Pignerol, à Turin, à Vienne en Dauphiné, à Lyon, et même à Sion en Valais, on ne parlait que de la prochaine croisade. Les populations s'émurent. Charles VIII, roi de France, et Charles II, duc de Savoie, permirent l'expédition, et les seigneurs s'y préparèrent. Une nombreuse armée va cerner de tous côtés et attaquer avec ensemble la forteresse de l'hérésie. Albert de Capitaneis, muni de pouvoirs suffisants, appelle, excite et dirige les croisés. Son coeur est dur et sa main pesante : qui échappera ?

L'année 1488 allait être un temps de douleurs poignantes pour les Vaudois, et de honte perpétuelle pour Rome. De Capitaneis a deux corps d'armée à ses ordres; l'un, réuni en France, remontera les vallées du Dauphiné et viendra donner la main à l'autre, qui, parti du Piémont, doit envelopper les vallées orientales et se rapprocher en demi-cercle des frontières françaises, en détruisant tous les hérétiques sur son passage.

La première de ces divisions, commandée par le comte de Varax, sieur de La Palu, lieutenant du roi, gravit les montagnes du Dauphiné et envahit le val Loyse. Toutes les horreurs de la guerre saisissent, à la fois, les habitants consternés de cette vallée. Les papistes les traitent avec une barbarie sans égale. Les premiers que le fer égorge sont les plus heureux. Ceux qui se sont enfuis dans les creux des rochers et dans les profondeurs des cavernes, connues des seuls habitants de la vallée, y sont poursuivis; de grands feux allumés à l'entrée de leurs refuges ne leur laissent de choix qu'entre l'horrible massacre du dehors et la mort par la flamme ou par la fumée. La plupart se résignent à celle-ci. On rapporte que quatre cents jeunes enfants furent trouvés étouffés dans ces cavernes, et que trois mille personnes périrent dans ces terribles journées. Les malheurs du val Loyse en épargnèrent de semblables aux vallées voisines d'Argentière et de Fraissinière. Ne voyant de, salut que dans une résistance énergique, ils gardèrent les passages, se défendirent vaillamment et virent bientôt leurs persécuteurs s'éloigner pour un temps.

De l'armée qui opérait en Dauphiné, sur le flanc occidental des Alpes, se détacha un corps qui, traversant les cols élevés des montagnes, vint par Césane fondre sur le versant oriental dans la vallée de Pragela ou de Cluson, celle de toutes les Vallées Vaudoises qui était le plus au nord. La troupe ennemie, tombant inopinément comme une avalanche sur un peuple tout occupé en ce jour-là de ses paisibles travaux, le surprend sans défense, le terrasse, dévaste et ravage ses bourgades, pille ses chaumières et en massacre les habitants. Les fuyards eux-mêmes ne peuvent se soustraire à la fureur de ceux qui les poursuivent. Comme au val Loyse, on entasse des matières inflammables à l'entrée des cavernes qui devaient les dérober à la fureur d'adversaires sans pitié, et s'ils essaient d'échapper à la flamme qui les dévore ou à la fumée qui les étouffe, ils sont transpercés à l'instant. De toute la vallée de Pragela, les villages du Fraisse et de Méane eurent le plus à souffrir. Cependant les Val-Clusons, revenus de leur première épouvante, s'organisent sur divers points, fondent à leur tour sur leurs ennemis et réussissent à les repousser.

L'armée réunie en Piémont par les appels pressants du légat du pape, de Capitaneis, et destinée à extirper l'hérésie vaudoise des vallées de Saint-Martin, de Pérouse et de Luserne, ainsi que de Pravilhelm et autres lieux de la vallée du Pô, était prête à envahir ces malheureuses contrées. On assure qu'elle ne comptait pas moins de dix-huit mille hommes dans ses rangs, outre un grand nombre de Piémontais qui les suivaient pour mériter l'indulgence plénière promise par le pape et pour avoir leur part du pillage.

On n'a pas conservé le souvenir de tous les actes de cette grande persécution ; aussi nous ne saurions nommer tous les lieux dévastés, toutes les églises vaudoises isolées qui furent détruites. Mais il est bien probable que c'est de cette époque qu'il faut dater la ruine des nombreux Vaudois, dans les villes et les villages de la plaine du Piémont.

Quant aux attaques contre les Vallées proprement dites, l'on possède plus de détails. Il parait qu'une division de l'armée pénétra sans grandes difficultés dans la vallée de Luserne. Celle-ci est trop large, et le sol y est trop peu accidenté, pour que des hommes inaccoutumés à la guerre eussent pu sérieusement essayer d'en fermer l'entrée à une colonne nombreuse, bien armée et disciplinée. Saint-Jean, La Tour, Le Villar, Bobbi, et tous leurs hameaux, situés dans le bas de la vallée, furent donc occupés par l'ennemi. Dieu sait tout ce qu'on fit souffrir à ceux qui ne s'étaient pas enfuis à temps.

De Bobbi, dernier village en plaine de la vallée de Luserne, paisiblement assis au milieu des châtaigniers et des pampres verdoyants, sur de belles prairies légèrement inclinées, à la base de montagnes gigantesques, que le Pélice a déchirées et dont il s'éloigne couvert d'écume en murmurant; de ce lieu fertile enrichi des beautés de la nature, mais alors dévaste par d'avides et impitoyables soldats, s'ouvre au nord une gorge entre les rochers. Le sentier de montagne que les pâtres y ont tracé s'élève jusque sur l'arête du col Julien (Giulian) qui, non loin des formidables pies de la frontière française, à l'occident, et des cimes de la vallée d'Angrogne, à l'orient, sépare la vallée de Luserne, au midi, de celle de Saint-Martin, au septentrion. En poursuivant sa route, toujours au nord, sur la pente opposée, au travers des pâturages et des bois, l'on descend, enfin, aux hameaux de la commune de Prâli, épars sur un plateau enceint de montagnes abruptes. C'est là, et par le col qui vient d'être décrit, que sept cents hommes, détachés de l'armée papiste, qui occupait la vallée de Luserne, vinrent porter les fureurs de la guerre. Ils avaient espéré surprendre cette commune paisible, que sa position à l'extrémité de la vallée de Saint-Martin et hors de route pouvait rassurer contre une attaque. Ils purent croire un instant qu'ils avaient réussi, Déjà ils étaient au hameau des Pommiers, lorsqu'ils se virent assaillis eux-mêmes par les Prâlins réunis, avec un courage si impétueux qu'ils ne purent résister longtemps. Fatigués par une marche rapide et longue, dans des chemins rocailleux, glissants et en pente, surpris de rencontrer, au lieu de fuyards éperdus et suppliants, des hommes armés, pleins d'ardeur, et quelques-uns animés d'un sombre désespoir, ils fléchirent bientôt et furent tous taillés en pièces, sauf un seul ; c'était un porte-enseigne. Pendant le massacre, il s'enfuit le long d'un torrent qu'il remonta, et se cacha sous un grand amas de neige, dans la cavité qui s'y était formée par la fonte, car c'était en été, et il y demeura jusqu'à ce que le froid et la faim le fissent descendre pour implorer la miséricorde de ceux qu'il avait voulu massacrer. Il l'obtint sans peine. Les Prâlins apaisés par le succès le laissèrent aller en paix annoncer la défaite et la mort de tous ses compagnons.

L'effort de l'armée croisée porta principalement sur le val d'Angrogne, qui peut être regardé comme le coeur des Vallées, et qui fut alors, sans doute, comme tant d'autres fois encore, le lieu de refuge, la forteresse de leurs habitants éperdus, Ce vallon, bras latéral et septentrional de la vallée de Luserne, s'abaisse du nord et de l'occident, où les chaînons escarpés de Soiran, de l'Infernet et du Rouis le séparent des pâturages alpestres de la vallée de Saint-Martin vers le sud-est, et débouche par un brusque contour an midi, dans la vallée de Luserne, à l'orient du bourg de La Tour. L'arête de rochers et de pies qui, du Rous à l'occident, se dirige à l'orient et se termine par le magnifique Vandalin, aux flancs pyramidaux, ferme le vallon au midi, et le sépare de la vallée de Luserne, jusqu'au lieu où il vient se confondre avec elle. De ce côté, il est inattaquable. Des hauteurs de Soiran, au nord, la chaîne de montagnes, qui sépare le vallon d'Angrogne de la vallée de Saint-Martin et de la demi-vallée de Pérouse, se dirige au sud-est, aplatie et uniforme depuis le mont Cervin; son nom est la Séa d'Angrogne; elle contourne, enfin, vers le sud, et s'abaisse en ondulant des hauteurs de Roccamanéot sur la costière de Saint-Jean, et meurt dans la vallée. C'est sur le versant d'abord méridional, puis occidental de ce chaînon, que sont étagés, sur des pentes radoucies, les hameaux principaux de la vallée. Ce vaste plateau, peu accidenté, déboisé et couvert de pâturages dans sa partie supérieure, s'incline ensuite plus fortement, se subdivise, se déchire dans le bas, en sillons variés, s'ombrageant sous une forêt d'arbres fruitiers magnifiques, et se termine par des ravins en précipices dans le torrent de l'Angrogne au fond du vallon. Le chemin qui, de La Tour, conduit aux hameaux populeux semés sur ces pentes fertiles, suit les sinuosités de la rivière, ondoyant et serpentant sur le penchant des collines de la rive gauche à mi-côte.

Attaquer Angrogne par cet endroit serait une folie. Les escarpements, les sinuosités, les déchirures du sol sillonné de ruisseaux, ainsi que l'ombrage des châtaigniers, des noyers au feuillage épais, masquant continuellement la vue, exposeraient une armée à des surprises continuelles et permettraient à un petit nombre d'hommes déterminés de l'arrêter à chaque pas, de lui faire essuyer des pertes incessantes, de la couper et de la précipiter dans les profondeurs que longe la route.

Si la vallée d'Angrogne ne peut être forcée de ce côté, elle peut l'être plus facilement en gagnant le haut plateau par les pentes radoucies qui, de la plaine de Saint-Jean, à l'entrée de la vallée de Luserne, s'élèvent dans la direction du nord, vers la Séa d'Angrogne, par les hauteurs de Roccamanéot. Arrivée là, une troupe ennemie est maîtresse du plateau supérieur. Aucun obstacle ne s'oppose plus à sa marche, jusqu'aux rochers qui enceignent le vallon reculé du Pradutour; elle peut alors se précipiter comme un torrent dévastateur sur les hameaux qu'elle domine et qui n'ont plus de moyen de défense naturel.

C'est par le chemin que nous venons de décrire, en dernier lieu, que l'armée croisée se prépara à envahir la vallée centrale d'Angrogne. Elle quitta ses quartiers et se mit à gravir, par la costière de Saint-Jean, les gradins du flanc méridional des collines, se dirigeant vers le plateau et rocher supérieur de Roccamanéot. Les pauvres Vaudois eurent à soutenir sur ces collines le plus rude combat. Ils s'y préparèrent par la prière. Leurs ennemis en s'avançant les voyaient prosternés et entendaient les requêtes qu'ils adressaient à Dieu à haute voix. Ces papistes s'en moquaient, étant pleins de confiance dans leur nombre, dans leurs équipages de guerre et dans leur vaillance. Mais la miséricorde divine assura la victoire au petit nombre; Dieu exauça ceux qui s'attendaient à lui. Parmi les assaillants, un des principaux chefs, le Noir de Mondovi, nouveau Goliath outrageant Israël, se vantait avec d'horribles blasphèmes de faire un grand carnage de ces pâtres hérétiques, lorsqu'ayant haussé la visière, à cause de la chaleur et comme par mépris, il fut frappé entre les deux yeux par une flèche qu'avait décochée Peiret Revel d'Angrogne. Il tomba, et sa mort épouvanta tellement les siens, surpris déjà et embarrassés de la résistance opiniâtre des Vaudois, qu'ils tournèrent le dos à ceux qu'ils avaient méprisés auparavant et s'enfuirent avec perte. La joie d'une si grande délivrance éclata sur le champ de bataille et dans toute la vallée par des actions de grâces et de saints cantiques.

L'ennemi irrité d'une telle perte et honteux de sa défaite, ayant ramassé toutes ses forces, assaillit de nouveau la vallée d'Angrogne, et se rendit maître de tout le plateau et des hameaux de la rive gauche du torrent jusqu'à la Rocciailla, massif de rochers qui, des hauteurs voisines de la Vachère, descend brusquement au midi jusque dans le lit du torrent et sépare la vallée inférieure et cultivée d'Angrogne de la supérieure. Celle-ci, toute alpestre, a la forme d'un immense entonnoir, déchiré à l'orient, dont les bords sont, au midi, l'arête du majestueux Vandalin, à l'occident les sommités neigeuses de la Sella Veglia et du Rous, au nord les rocs effrayants de l'Infernet et de Soiran, et à l'orient cette Rocciailla, amas de rochers peu élancés, mais déchirés et escarpés qui viennent resserrer à sa sortie le torrent de l'Angrogne.

Au centre de cet entonnoir, s'étend une prairie, bordée d'un côté par le torrent et de l'autre par quelques maisons, c'est le Pradutour ou Prédutour, célèbre dans l'histoire vaudoise. C'est-là, c'est dans ce quartier que, selon la tradition, était autrefois cette célèbre école des barbes ou pasteurs vaudois, qui conservait intacte et pure la saine doctrine de la primitive Église, qui entretenait la flamme de la vérité évangélique dans ces montagnes écartées et qui la faisait rayonner au loin par des missionnaires. Ce vallon retiré, mais fertile encore dans le bas, a été choisi dans presque toutes les persécutions pour dernier refuge terrestre (4), avec quelques autres points également inaccessibles. Dans celle qui nous occupe, la population d'Angrogne et les fugitifs qu'elle avait recueillis s'y précipitèrent, et y entassèrent leurs familles avec le peu de biens qu'ils avaient pu sauver.

En remontant la vallée inférieure d'Angrogne, comme le faisait l'armée victorieuse des papistes, on ne peut pénétrer dans le quartier du Pradutour que par un défilé (5), au pied de rochers inaccessibles qui ne se sont ouverts que pour laisser passer le torrent et un étroit chemin. C'est dans cette gorge resserrée, entre la Rocciailla et l'Angrogne, que les bandes victorieuses se sont engagées. Les plus avancées vont pénétrer dans le refuge des Vaudois, au Pradutour, lorsqu'un épais brouillard s'abaisse inopinément et les enveloppe. Ils ne distinguent plus aucun objet, ils ne peuvent reconnaître où ils sont, ils n'osent avancer par crainte de surprise, ils s'arrêtent, l'inquiétude se met dans leurs rangs. C'est alors que les Angrognins, remplis de courage par cette intervention de la Providence en leur faveur, sortent de toutes leurs retraites, attaquent avec vigueur leurs agresseurs hors d'eux-mêmes, les repoussent, les mettent en fuite et les chassent devant eux. Bientôt, profitant de la connaissance qu'ils ont de la localité, ils gagnent du chemin sur eux à travers les rochers et les prennent aussi en flanc. Les, fuyards encombrant l'étroit chemin se heurtent, et cherchant à se devancer, se précipitent les uns les autres en bas des rochers dans les eaux bouillonnantes. Le brouillard, les abîmes, les rochers et le torrent firent en ce jour-là plus de victimes que le fer et le bras des Vaudois. Le nombre des morts fut très-considérable. La fidèle tradition a conservé le souvenir d'un de ces hommes que la main de Dieu atteignit dans cette déroute, c'est celui d'un capitaine Saguet ou Saquet, de Polonghèra, en Piémont, homme d'une taille colossale qui remplissait l'air de ses blasphèmes et de ses menaces contre les Vaudois. Le pied lui glissa sur le bord d'un rocher, il tomba dans les ondes bondissantes de l'Angrogne, fut emporté et jeté par elles dans un gouffre ou bassin qui porte encore aujourd'hui son nom : Tompi Saquet.

Plusieurs autres assauts furent livrés aux Vaudois dans leurs diverses retraites. Il est reconnu que les vallées de Pérouse et de Saint-Martin éprouvèrent les cruautés de l'armée du légat de Capitaneis. Pravilhelm, dans la vallée du Pô, fut aussi attaqué. Beaucoup de sang fut répandu dans tant de combats répétés. Les malheureux habitants durent verser bien des larmes, et ne se remirent que lentement de leurs désastres. Cependant les années ont effacé le souvenir de la plupart des scènes de désolation qui souillèrent cette époque. Ce qu'on sait de certain, c'est que Dieu donna partout secours à ses enfants, et qu'après que cette armée eut tournoyé pendant, un an dans les vallées et les contrées d'alentour, semblable à une tempête menaçante, le prince de Piémont, Charles II (6), fit cesser cette guerre pernicieuse à ses sujets. Désirant la paix, ce jeune prince, âgé d'une vingtaine d'années seulement, exprima son déplaisir de cette lutte cruelle, et fit porter des paroles de paix aux Vaudois. Il chargea de cette mission un évêque qui vint à Prassuit, hameau de la vallée d'Angrogne, conférer avec les montagnards. Le prélat les assura de la bienveillance de leur souverain et du bon accueil qu'ils en recevraient. Il réussit à leur persuader de lui envoyer une députation.

Les Vaudois firent donc partir pour Pignerol douze des principaux d'entre eux, que le duc reçut avec bonté. Il les questionna longuement, et sur les réponses qu'ils lui firent, il leur témoigna ouvertement qu'on l'avait mal informé, soit à l'égard de leurs personnes, soit à l'égard de leur croyance. Il voulut voir de leurs enfants, car on lui avait certifié qu'ils naissaient tous avec quelques difformités monstrueuses, avec un oeil unique au front, quatre rangées de dents noires, et autres choses semblables. Ayant trouvé beaux et bien faits ceux qu'on lui amena, il ne put contenir son mécontentement d'avoir été si grossièrement induit en erreur. Détrompé sur le compte de ses sujets vaudois, il accepta le don que les députés lui offraient au nom de leur peuple, leur confirma leurs privilèges (7) et libertés usitées, et leur promit de les laisser en paix à l'avenir.

Telle fut l'issue de cette cruelle croisade, de l'an 1488, entreprise au nom d'une religion sans pitié et terminée par la droiture d'un prince clair-voyant. Hélas ! que de fois encore, nous aurons occasion de voir les mêmes faits et les mêmes caractères se représenter, n'ayant subi d'autre changement que celui des circonstances. La calomnie n'a que trop été une arme habituelle dans la bouche de Rome pour perdre les fidèles Vaudois.

Après la paix de 1489, quelques années s'écoulèrent tranquillement pour ceux des Vaudois qui avaient survécu à la cruelle persécution que l'on vient de lire. Mais l'an 1500 fut marqué par une attaque des plus violentes contre les Vaudois de la haute vallée du Pô, dans le marquisat de Saluces. Déjà leurs voisins, les Vaudois de Bagnolo, si nombreux et autrefois si connus, avaient disparu entièrement. Le récit de leurs malheurs n'est pas parvenu à la postérité. On ne connaît ni quand ni comment ils ont cessé d'exister. Mais le bras qui s'appesantit sur eux ne, peut avoir été autre que celui qui venait de décimer les Vallées. Le même esprit ténébreux souffla des pensées de destruction dans le coeur de Marguerite de Foix, veuve du marquis de Saluces, contre ses sujets vaudois de Pravilhelm, des Biolets et de Bietoné, dans la haute vallée du Pô. Assaillis, poursuivis avec acharnement, ces pauvres gens ne virent de salut que dans la fuite. La vallée de Luserne devint leur retraite. C'est de là que, durant cinq ans, ils adressèrent à leur souveraine leurs supplications pour être remis en possession de leurs maisons et de leurs biens. Vain espoir ! On ne leur répondit que par la proposition honteuse de vendre leur âme en consentant au papisme. Des calculs criminels étaient étrangers à leur simplicité; ils demandaient justice : ne l'obtenant pas, ils songèrent à se la rendre. Peut-être dépassèrent-ils en cela la modération chrétienne. Sous la conduite de l'un d'eux, homme intrépide, ils revinrent à l'improviste, et armés, dans leurs anciennes habitations. Ils en chassèrent à coups d'épée les papistes qui s'y étaient établis, et inspirèrent tant d'épouvante aux populations voisines que celles-ci, n'espérant le repos que d'un compromis avec les légitimes et anciens habitants du territoire contesté, et se souvenant sans doute aussi des douces relations qu'ils avaient soutenues avec eux autrefois, joignirent leurs demandes aux leurs, pour implorer de leur souveraine la libre rentrée des Vaudois dans leurs villages; ce qui leur fut accordé ainsi que la jouissance de leurs libertés en ce qui concernait leur foi.

Ainsi se terminèrent pour un temps les persécutions armées contre les Vaudois fidèles à la religion de leurs pères. (Sources : DE LA MOTHE-LANGON déjà cité souvent. - PERRIN et GILLES que nous citerons encore.)

(1) Rorengo dit que c'est à Angrogne que fut tué Guillaume, qu'il y était curé, et qu'il fut frappé pour avoir découvert l'hérésie à Castellatio. Ce que nous pouvons affirmer, c'est qu'il n'existe aucune localité à Angrogne qui réponde au nom de Villa, tandis qu'il existe un bourg appelé Villar à l'occident de La Tour.
(2) On peut aisément comprendre que les intérêts des princes de la terre ne sont pas toujours ceux du pape.
(3) L'orage venant de là, ils ont pu en ignorer la vraie cause.
(4) Ce n'était pas le lieu seul du Pradutour qui servait de refuge, mais toute la contrée basse avoisinante, qui comprend la Ciauvia, le Chiot, Chaudet, etc.
(5) L'ennemi tentera dans la suite d'y pénétrer par d'autres chemins, mais avec le même désappointement.
(6) Gilles attribue cette paix au duc Philippe ; mais il fait une erreur, car ce prince était alors en France et, ne commença à régner qu'en 1496.
(7) Nous avons la conviction que ces privilèges et ces libertés étaient celles réservées par les marquis de Luserne en faveur de leurs sujets, lors de leur soumission à la maison de Savoie.


CHAPITRE XVII.

LES VAUDOIS ET LA RÉFORME PROTESTANTE

AU COMMENCEMENT DU XVIème SIÈCLE.

Petit nombre des Vaudois. - Réduits à se cacher, ou à dissimuler. - Au comble du mal, la réforme éclate. - Coup-d'oeil sur la réforme. - Empressement des Vaudois à s'en enquérir. - Martin, du val Luserne. - Morel de Mérindol et Masson de Bourgogne en Suisse et en Allemagne. - Écrit qui rend compte de l'état des Vaudois. Conseils demandés. - Réponse touchante et bienveillante d'Œcolampade. Bucer et Capiton visités. - Sympathie et accord des réformés avec les Vaudois. - Retour des deux Vaudois, Masson martyr. - Réponse des réformateurs examinée avec soin. - Synode d'Angrogne (Chanforans) en 1532, pour en délibérer. - Décision du synode. - Décision sur le service public - toute dissimulation flétrie. - Dissentiment. - Relation entre les Vaudois et les Églises de Bohème et de Moravie.

La paix de 1489 n'avait pu cicatriser toutes les plaies que la persécution avait faites aux Vaudois. Il est vrai que les paroles bienveillantes du duc de Savoie avaient d'abord rendu l'espérance à bien des coeurs, mais l'on ne s'était aperçu que trop tôt de ce qu'il y avait de peu rassurant et de précaire dans le nouvel état de choses. La population vaudoise était considérablement diminuée dans les Vallées. Pouvait-il en être autrement après tant de massacres et de combats? Et dans les villes et les villages de la plaine du Piémont, où avaient existé des églises vaudoises, la cruelle persécution les avait détruites; elle avait tué, dispersé ou réduit à se cacher leurs membres et adhérents. La perte de tant d'amis et de frères était des plus douloureuses, et la ruine de tant de congrégations vaudoises, foyers de lumière au milieu des ténèbres, était irréparable. Si du moins les Églises an sein des Alpes eussent été désormais à l'abri des pièges des ennemis de leur foi, mais les embûches, pour être plus couvertes, n'en étaient pas moins tendues: au lieu de croisades à main armée, suspendues pour un temps par l'humanité ou la politique du prince, le clergé romain recourait à de sourdes manoeuvres, à l'emploi de moyens détournés et à l'action régulière des tribunaux de l'inquisition. Ceux-ci, en vertu des privilèges concédés par l'autorité civile, avaient le droit de juger des cas spéciaux d'hérésie, qui pouvaient se présenter. La situation extérieure des Vaudois, déjà décimés, affaiblis et appauvris par la guerre de 1488, était donc très-précaire, malgré la paix conclue avec leur souverain. Dans de tels moments, quand à des désastres succède une paix incertaine ou peu rassurante pour la population affaiblie qui l'a conclue, si quelque événement ou quelque mobile nouveau n'intervient pas pour rendre la vie à ses forces déprimées, l'engourdissement la saisit, la crainte de nouveaux malheurs, si elle se remue, paralyse ses membres, et un lâche besoin de repos lui fait accepter l'esclavage.

C'est dans cette lamentable position que se trouva, après la paix de 1489, la population vaudoise des Vallées piémontaises, affaiblie, appauvrie, décimée, craignant de nouvelles persécutions ; spectatrice timorée des souffrances isolées de ceux de ses enfants qui se hasardaient dans les plaines du Piémont et que l'inquisition y faisait arrêter (1), cherchant un soulagement à ses douleurs, dans les promesses et dans les paroles bienveillantes qu'elle avait entendues de son prince, l'Église vaudoise fut menacée dans sa vie intérieure. Un grand nombre de ses membres, préoccupés de leurs intérêts terrestres, oubliant les préceptes du Sauveur sur la confession de son nom, recouraient à une honteuse et criminelle dissimulation. Pour être à l'abri de toute poursuite dans leurs courses pour leurs affaires, ils obtenaient des curés, établis dans les Vallées (2), des certificats ou témoignages de papisme. Pour les mériter, ils fréquentaient les églises catholiques, assistaient à la messe, se confessaient et faisaient baptiser leurs enfants par les prêtres. Il est vrai qu'ils croyaient diminuer leur faute, en disant en eux-mêmes lorsqu'ils entraient dans les temples des ennemis de leur foi: Caverne de brigands, Dieu te confonde! Il est vrai qu'ils fréquentaient aussi les prêches des barbes ou pasteurs vaudois, et se soumettaient à leur censure (3). Mais ces précautions même, loin de les absoudre, font ressortir d'autant plus leur duplicité, leur coeur partagé et le sévère jugement que leur conscience portait sur leur propre conduite. Évidemment l'Église vaudoise, en tolérant un si grand scandale, laissait une eau fétide s'infiltrer dans les canaux de sa vie spirituelle, que la source pure de la Parole de Dieu avait jusqu'alors alimentée seule; évidemment elle allait courir le risque d'altérer sa foi, et d'en modifier la profession.

Mais le chef invisible de l'Église, le Seigneur qui l'a rachetée par son sang, veillait avec amour sur cette faible mais ancienne portion de son héritage. Comme un ami qui ne se montre jamais plus fidèle qu'au moment du danger, ni plus tendre qu'à l'heure de l'affliction, Jésus vint délivrer l'Église vaudoise, lorsque la tentation s'aggravait et la consoler de toutes ses souffrances, en lui faisant parvenir la nouvelle de son triomphe sur l'Antéchrist par la RÉFORMATION.
Que de choses et quelles choses dans ce seul mot!

Il n'exprime rien moins qu'un renouvellement profond, radical et complet de la figure, de la constitution et de la vie de l'Église, rien moins qu'un retour à sa forme primitive, qu'un rétablissement du dogme, de la morale et du service divin sur les fondements posés par le Seigneur lui-même et par les apôtres, et qu'une aspiration à revêtir une vie nouvelle de foi, de renoncement, de charité et de sainteté, une vie en un mot cachée avec Christ en Dieu. Depuis longtemps, au sein même de l'Église devenue romaine, on parlait de réforme; des princes, des magistrats, des savants, des hommes de lettre, des gens d'église et de nombreux fidèles, l'avaient à diverses fois demandée. L'assemblée même des évêques avait voulu l'essayer au concile de Constance; mais toujours en vain. Le mal était trop grand, la plaie trop profonde et invétérée, le corps lui-même trop gangrené, pour que la guérison en fût entreprise avec foi et résignation par tous ses membres. Chacun avait la conscience du mal, et en signalait les symptômes, mais personne dans l'Église n'en indiquait la vraie cause; personne ne lui appliquait le remède seul efficace; savoir, la prédication fidèle de la Parole de Dieu. Le moindre enfant d'entre les Vaudois l'aurait fait connaître; mais pour que l'Église romaine découvrit elle-même le remède et consentit à l'employer, il fallait une intervention directe de la Providence divine; car, comment la cruelle persécutrice des Albigeois et des Vaudois aurait-elle d'elle-même cherché la guérison dans le livre même qui avait inspiré, qui soutenait et consolait encore ces objets de sa haine ?

Ce miracle de sa miséricorde, Dieu se plut à l'opérer en plusieurs lieux comme dans plus d'un coeur à la fois afin que la gloire lui en revînt et non à aucun homme. Il réveilla l'amour de la vérité et suscita çà et là un esprit de recherche, depuis longtemps inconnu à l'Église romaine. Il mit entre les mains d'hommes selon son coeur le texte des saintes Écritures et leur en révéla le sens par son Esprit. En France, un vieillard, docteur illustre; en Allemagne, un jeune moine, Martin Luther, inquiet de son salut, dans un couvent de la Saxe; en Suisse, le curé Zwingli, jeune aussi, voué à ses devoirs pastoraux dans Glaris, au sein des Alpes, puis aux fonctions de prédicateur de la célèbre abbaye de Notre-Dame-des-Ermites, ou d'Ensiedlen, rétablirent simultanément, par la seule étude de la Bible, et sans connaître leurs travaux respectifs, les doctrines vitales de l'Évangile. (V. Hist. de la Réformation du XVIe siècle, par M. MERLE D'AUBIGNÉ.)

À peine initiés à la vérité évangélique et régénérés par elle, ces hommes bénis d'en haut n'avaient plus eu qu'un désir, celui de glorifier Dieu, en communiquant à d'autres, à leurs amis, à leurs parents, à leurs contemporains, la grâce qui leur avait été faite.. Dans leurs entretiens familiers, ils avaient excité un grand intérêt en racontant les circonstances providentielles par lesquelles Dieu avait mis entre leurs mains le texte sacré et ouvert leur coeur à ses inspirations. Par ces récits, ils avaient soulevé dans bien des âmes les vives et profondes émotions qu'ils avaient eux-mêmes ressenties, la joie, le ravissement, la terreur, la repentance et la reconnaissance qui s'étaient tour à tour emparés d'eux à la lecture des déclarations de la Parole de Dieu. Par leurs prédications et par leurs leçons publiques, les illustres réformateurs, surtout ceux de l'Allemagne et de la Suisse, avaient versé des torrents de lumière et allumé des foyers de vie dans une multitude de coeurs sincères. Par leurs publications, par leurs commentaires, et surtout par la traduction, l'impression et la dissémination des saintes Écritures, ils avaient mis à la portée de tous ceux qui avaient quelque élément d'instruction, et par le moyen de ceux-ci, à la portée de chacun, la connaissance de Dieu et de son Christ, selon l'Évangile.

La lumière avait été remise sur le chandelier. À son vif et pur éclat, les superstitions, l'idolâtrie, les erreurs et les vices de Rome apparaissaient dans toute leur laideur. Des milliers d'âmes honnêtes se détournaient de la voie de perdition dans laquelle des conducteurs aveugles les avaient retenues jusque-là et s'avançaient avec joie, confiance et espérance dans les sentiers de l'Évangile.

La réformation s'étendait en Allemagne et en Suisse; elle essayait ses forces à Paris, à Meaux et en divers autres lieux, lorsque le bruit de ses oeuvres retentit jusqu'au sein des Églises vaudoises du Piémont, du Dauphiné et de la Provence. Ces anciennes Églises, isolées, entourées d'ennemis, affaiblies, et quelque peu découragées par la persécution, s'émurent à la nouvelle consolante d'un retour à la Parole de Dieu, à la doctrine du salut par la foi en Jésus-Christ, et à une vie plus pure, dans des contrées auparavant papistes. Elles se hâtèrent de recueillir des renseignements certains et de nouer des relations avec leurs nouveaux frères. Dès l'an 1526, le barbe (pasteur) Martin du val Luserne revenait déjà d'un de ces voyages, rapportant plusieurs livres imprimés par les réformés. Ce fait est prouvé par la déposition d'un Barthélemi Féa, habitant près de Pignerol, qui ayant été, mis en prison pour la religion, confessa aux inquisiteurs que ledit barbe Martin, revenant d'Allemagne, avait passé dans sa maison, lui avait montré les livres qu'il en rapportait, et lui avait raconté merveille de la réformation qui s'y faisait. (GILLES,... p. 30. )

De tous les voyages des barbes vaudois à cette époque, celui de Georges Morel de Mérindol et de Pierre Masson (4), originaire de Bourgogne, est le plus connu. Députés par les Églises vaudoises de la Provence et du Dauphiné (5) auprès des réformateurs de la Suisse et de l'Allemagne, ils conférèrent avec les frères de Neuchâtel, de Morat et de Berne, savoir, avec Berthold Haller, et sans doute aussi avec Guillaume Farel; et, au mois d'octobre 1530, ils présentèrent au réformateur de Bâle, Œcolampade, un long écrit en latin dans lequel ils rendaient compte de leur discipline ecclésiastique, de leur culte, de leurs moeurs et de leur doctrine, lui demandant avis sur plusieurs articles.

Cet écrit, empreint d'une humilité et d'une ouverture de coeur trop rares, même entre frères dans la foi, jette un grand jour sur l'état intérieur où se trouvaient alors les Églises vaudoises du sud-est de la France. Il est même probable que cet état était plus ou moins celui des Églises vaudoises du Piémont, leurs voisines, mais peut-être à un moindre degré de décadence. Ce qui précède l'a fait entrevoir, la suite le rendra certain.

L'exposé que fit le barbe Morel, et qu'on peut lire dans Seultetus ou dans Ruchat, montre chez les Vaudois d'alors une infériorité sensible dans la connaissance des choses du salut, et surtout dans la profession de la foi évangélique, si on les compare à leurs ancêtres, tels que, l'histoire et les écrits religieux du XIIe Siècle nous les ont fait connaître. (SCULTETUS, Annalium Evangelii, etc.; Heidelbergae, 1618, t. II, P. 294. - RUCHAT, Rist. de la Réformation de la Suisse, t. II, p. 319 et suiv. )

Les renseignements que G. Morel donne sur les barbes, ou pasteurs des églises vaudoises, concordent en général avec ce que nous connaissons de leur ancienne discipline. Cependant l'on entrevoit dans son exposé des marques d'une certaine inquiétude ou incertitude sur quelques points de doctrine ou de discipline, une instruction biblique moins développée, et, à ce qu'il semblerait, une connaissance restreinte de leur si intéressante littérature religieuse.

Le candidat à la charge de pasteur, après avoir labouré la terre ou gardé le bétail, jusqu'à l'âge de vingt-cinq à trente ans, se présentait aux barbes et leur exposait sa demande. Si l'enquête formée sur sa conduite était à sa louange, il employait, durant trois ou quatre ans au plus, les mois d'hiver à s'instruire; il apprenait par coeur les évangiles selon saint Matthieu et selon saint Jean, les épîtres catholiques et une bonne partie de celles de saint Paul. Après cela, il devait passer un an ou deux dans la retraite. En cet endroit Morel parle de soeurs ou vierges, vivant ensemble dans un célibat perpétuel, et dit que c'est dans le lieu où elles demeuraient qu'on envoyait les candidats se préparer en silence aux fonctions du saint ministère, qui leur était ensuite conféré par l'administration de l'eucharistie et par l'imposition des mains. Cette espèce de congrégation religieuse de filles est un fait sans exemple dans l'histoire vaudoise, et, s'il est vrai, il prouverait avec le célibat des barbes, général alors, que l'envahissement des idées romaines était devenu considérable à cette époque, du moins dans les Églises de Provence.

Le saint ministère était, a ce qu'il parait, exercé avec foi et amour. La doctrine enseignée était restée généralement la même que dans les temps reculés ; elle était toujours essentiellement évangélique. Cependant, il parait qu'en ce qui concerne l'acceptation du salut et la vie intérieure du chrétien, les barbes d'alors accordaient à la volonté de l'homme une part immense:

« Nous avons cru, disaient-ils, que tous les hommes avaient naturellement quelque vertu que Dieu leur avait donnée , à l'un pourtant plus, et à l'autre moins; qu'ainsi les hommes peuvent quelque chose par cette vertu qui leur est donnée; cependant surtout quand Dieu l'aiguillonne et l'excite, comme il dit lui-même : Je me tiens à la porte et je frappe. »
De plus, ils n'admettaient la prédestination qu'avec certaines explications qui la réduisaient à n'être qu'une vue anticipée des intentions et des actions humaines par la toute-science de Dieu.

Quelques tendances romaines se faisaient apercevoir, telle que la confession auriculaire, mais sans superstition ni tyrannie. Ils demandaient aux réformateurs s'il devait y avoir des degrés de dignité entre les ministres de la Parole de Dieu, comme des évêques, des prêtres et des diacres ? si la distinction de péché originel, véniel et mortel est bonne, s'il est permis de prier pour les morts ? quels sont les préceptes cérémoniels et les préceptes politiques ? si ces ordonnances-là ont été tout à fait abolies par la venue de Jésus-Christ ? Ils rejetaient le purgatoire comme une fiction de l'Antéchrist, ainsi que toutes les inventions des hommes, telles que les fêtes des saints, les vigiles, l'eau bénite, l'abstinence de la viande en certains temps, et, en particulier, ils regardaient la messe comme une effroyable abomination devant Dieu. Mais ils toléraient un grand mal : par faiblesse et par crainte de leurs persécuteurs, ils faisaient baptiser leurs enfants par des prêtres et communiaient à la messe.

L'injustice et la cruauté de leurs ennemis ayant amené des dangers sans nombre pour les Vaudois et occasionné des voies de fait de la part de ceux-ci, Georges Morel demandait aussi si la violence ou la ruse pouvaient être autorisées dans les cas où la vie et le droit de propriété étaient en danger ? Il posait également la question de savoir s'il était permis aux fidèles (Vaudois) de plaider devant des juges infidèles (catholiques.)

Œcolampade, comme les autres réformateurs, vit avec une profonde, émotion et avec joie ces frères étrangers, députés par les anciennes Églises vaudoises, par ce petit résidu des chrétiens évangéliques échappés comme par miracle aux persécutions de Rome. Ainsi que tous ses collègues, Œcolampade bénit Dieu pour la conservation de ces disciples de la vérité, humbles troupeaux épars, aux pieds et au sein des Alpes, sauvés avec peine des pièges incessants tendus à leur vie aussi bien qu'à leurs âmes. Ces sentiments se firent jour dans la réponse du réformateur bâlois aux Vaudois de Provence, sous la date du 13 octobre 1530.

« Ce n'est pas, leur dit-il, sans un vif sentiment de joie en Christ que nous avons appris de Georges Morel, qui prend un soin si fidèle de votre salut, quelle est la foi de votre religion et quel est votre culte. Nous rendons nos actions de grâces au Père très-bon de ce qu'il vous a appelés à une si grande lumière, pendant ces siècles ou de si épaisses ténèbres couvraient presque le monde entier sous l'empire de l'Antéchrist. Nous reconnaissons aussi que Christ est en vous, c'est pourquoi nous vous aimons comme frères, et plût à Dieu que nous pussions vous témoigner par des effets l'affection de notre coeur ! »

Aux actions de grâces et aux témoignages d'attachement, le réformateur se sentit pressé d'ajouter les observations chrétiennes et les conseils de la vérité qu'on avait réclamés de sa fidélité.

« Comme nous approuvons beaucoup de choses en vous, il en est aussi plusieurs que nous voudrions voir amendées. Nous apprenons que la peur d'être persécutés vous fait dissimuler votre foi et que vous la cachez. Or, vous savez que l'on croit de coeur à justice et que l'on confesse de bouche à salut, mais que ceux qui auront eu honte de Christ devant le monde ne seront point reconnus par lui devant son Père. Parce que notre Dieu est vérité, il veut être servi en vérité; et comme il est le Dieu jaloux, il ne permet pas aux siens de se mettre sous le joug de l'Antéchrist, car il n'y a point d'accord entre Christ et Bélial. Vous communiez avec les infidèles, vous assistez à leurs abominables messes dans lesquelles la mort et la passion de Christ sont blasphémées. Car, quand ils se glorifient de faire satisfaction pour les péchés des morts et des vivants par leurs sacrifices, quelle est la conséquence, si ce n'est que Christ n'y a pas satisfait par son unique sacrifice, que Christ n'est pas ce que son nom de Jésus signifie, c'est-à-dire sauveur, et que c'est en vain qu'il est mort pour nous. Et en disant amen à leurs prières, ne renions-nous pas Christ ? Combien de morts ne vaudrait-il pas mieux souffrir? Je connais votre faiblesse; mais il faut que ceux qui savent qu'ils ont été rachetés par le sang de Christ soient plus courageux .....
Il nous vaudrait mieux mourir que d'être vaincus par la tentation »

Œcolampade répondit, dans l'esprit de la réforme, à toutes les autres questions qui lui avaient été posées, donnant les explications et les conseils demandés. Il importe peu de les rapporter ici en détail. Qu'il suffise de dire que le docteur de la réforme et les pasteurs de l'ancienne Église vaudoise se sentirent frères, et que le Seigneur leur donna l'unité de l'esprit par le lien de la paix.

De Bâle, les deux députés des Vaudois allèrent à Strasbourg pour conférer avec Bucer et Capiton. Ils portèrent au premier une lettre de recommandation d'Œcolampade, du 27 octobre 1530.

Ces rapports immédiats des barbes vaudois avec les réformateurs de la Suisse et de Strasbourg ont encore pour nous aujourd'hui un intérêt bien légitime. Il est réjouissant de voir que l'étude consciencieuse de la Parole de Dieu ait conduit les réformateurs, sortis du sein de l'Église romaine, à reconstruire une Église qui eut, dès son apparition, toute l'estime et toute la sympathie des vieilles Églises vaudoises qui avaient conservé la doctrine et le culte des premiers âges du christianisme, aussi purs du moins qu'elles l'avaient pu. Il est également édifiant de voir les Églises réformées, qu'on eût voulu rabaisser en les appelant nouvelles, constater par leur unité de foi et même par leur communauté de formes avec les Églises vaudoises, l'ancienneté de leur doctrine, de leur culte et de, leur organisation ecclésiastique. Quelques légères divergences dans des points secondaires qui ont été signalés n'affaiblissent point cette assertion, non plus qu'un faible commencement de décadence dans un petit troupeau persécuté.

Ayant rempli leur mission et munis de la réponse d'Œcolampade, les deux barbes vaudois reprirent la route de leur pays. L'un d'eux, Pierre Masson, ne put échapper aux soupçons et aux embûches ; il fut arrêté à Dijon, mis en prison et condamné à mort. Georges Morel plus heureux passa inaperçu avec ses lettres et papiers, et arriva sain et sauf en Provence. (PERRIN, p. 216.)

La réponse d'Œcolampade eut bientôt un grand retentissement dans toutes les Églises vaudoises. Les pasteurs des Vallées examinèrent aussi entre eux, et dans des conférences avec leurs voisins, les questions qui y étaient traitées. Quelques diversités de vue subsistant encore, on dut retourner plusieurs fois auprès des réformateurs en Allemagne et en Suisse. On prit aussi le parti de convoquer un synode pour terminer l'affaire. Toutes les Églises vaudoises devaient y être représentées. Les pasteurs suisses y furent invités. Un grand nombre d'entre eux, réunis à Grandson dans la Suisse française, choisirent, pour s'y rendre en leur nom, Guillaume Farel, cet ardent et fidèle réformateur, et Antoine Saunier, l'un et l'autre originaires du Dauphiné. (RUCHAT, t. III, p. 176 et 657.)

La présence de Farel au synode des Vaudois est constatée par la déposition d'un Vaudois jeté en prison par Bersour, dans la persécution de 1535. Jeannet Peyret d'Angrogne déposa qu'il faisait la garde, pour les ministres qui enseignent la bonne loi, qui étaient assemblés dans la bourgade des Chanforans (6), au milieu d'Angrogne, et dit qu'entre les autres, il y en avait un qui s'appelait Farel, qui avait la barbe rouge et un beau cheval blanc, et deux autres en sa compagnie, dont l'un avait un cheval quasi noir, et l'autre était de grande stature, un peu boiteux. (GILLES, P. 40.)

Le synode réuni à Angrogne, au lieu dit Chanforans, commença le 12 septembre 1532 (7). Il fut solennel et décisif. Toutes les questions avaient été mûries suffisamment; elles furent encore débattues en toute liberté durant six jours (8). Enfin, le synode ou assemblée des barbes et des pères de famille rédigea une brève confession de foi, qui peut être considérée comme un supplément à l'ancienne confession de foi de l'an 1120, qu'elle ne contredit en aucun point. Elle se compose de dix-sept articles (9).

Le synode d'Angrogne prit aussi une résolution décisive pour le salut de l'Église vaudoise, compromis depuis un certain nombre d'années par la peur des persécutions. Il fut arrêté d'un commun accord qu'on cesserait entièrement toutes les dissimulations par lesquelles on avait espéré échapper aux regards des ennemis de la foi ; que désormais ou ne prendrait part à aucune des superstitions papistes ; qu'on ne reconnaîtrait pour pasteur aucun prêtre de l'Église romaine, et qu'on ne recourrait à leur ministère en aucun cas et dans aucune circonstance. On résolut également de cesser de dissimuler les assemblées religieuses; on décida que le culte se ferait ouvertement, publiquement, pour rendre gloire à Dieu. (GILLES, p. 30.)

Ces résolutions avaient rencontré quelque opposition dans le synode, de la part de quelques barbes, amis de l'ancien ordre de choses ou craintifs. Deux d'entre eux, d'origine étrangère Daniel de Valence et Jean de Molines s'éloignèrent sans autorisation de l'assemblée générale et s'en furent se plaindre aux Églises de Bohème et de Moravie.

Des relations aussi anciennes qu'étroites unissaient les Vaudois de France et du Piémont aux chrétiens évangéliques de Bohème et de Moravie. Elles dataient vraisemblablement de la fin du XIle siècle, du temps de Pierre Valdo (11) et de ses disciples immédiats, les pauvres de Lyon. Chassés par la persécution, dispersés en divers lieux, ils étaient devenus entre les mains de Dieu un moyen de vivification et d'union pour les Églises régies encore par la Parole de Dieu, au sein desquelles ils avaient trouvé un refuge, entre autres pour les Églises de Bohème et pour les vieilles Églises vaudoises dans les Vallées des Alpes. Valdo lui-même était venu terminer en Bohème sa belle et utile carrière (12). Il avait trouvé là une Église chrétienne qui, comme toutes celles de race slave, avait reçu la foi par l'intermédiaire de l'Église grecque, et qui, comme toutes ses soeurs, abhorrait le joug et les erreurs de Rome. Attachée aux saintes Écritures, quelle lisait dans une excellente traduction slavonne, langue du pays, l'Église de Bohème avait accueilli avec une fraternité toute chrétienne Pierre Valdo et les siens persécutés pour leur fidélité à la Parole de Dieu. Et, grâce à l'activité bien comme des pauvres de Lyon et aux voyages des barbes vaudois, allant en tous lieux évangéliser leurs frères, les Églises de Bohème et plus tard celles de Moravie, étaient entrées en communion étroite avec les Églises vaudoises de France et de Piémont. Une fois en rapport l'une avec l'autre, ces deux Églises, filles l'une et l'autre de l'Église primitive, s'étaient aimées comme deux soeurs et n'avaient cessé de s'en donner des preuves.

En cette occasion encore, les Églises de Bohème et de Moravie témoignèrent leur étroite affection et leur estime pour l'Église vaudoise par des conseils généraux dans l'esprit de l'Évangile. Il était évident, par la lettre qu'elles écrivirent et que les deux barbes mécontents rapportèrent l'année suivante (1533), qu'elles n'avaient été qu'imparfaitement informées; mais il ressortait de moins de son contenu, qu'elles s'intéressaient toujours vivement au bien spirituel de leurs frères vaudois. Ceux-ci, par égard pour leurs frères de Bohème et de Moravie, s'assemblèrent en synode dans le val Saint-Martin, le 15 août 1533 ; et, après avoir confirmé les résolutions du synode de l'année précédente, décidèrent d'en donner connaissance avec les explications convenables, par une lettre fraternelle aux Églises de Bohème et de Moravie. Ce que voyant, Jean de Molines et Daniel de Valence abandonnèrent pour toujours les Vallées.

Cette vive mais inutile opposition des deux barbes étrangers d'ailleurs aux Vallées Vaudoises, fait ressortir d'autant mieux l'accord intime de l'esprit de la réforme avec l'esprit vaudois. L'ancienne et vénérable Église vaudoise, fidèle encore dans sa vieillesse un peu décrépite aux vraies traditions apostoliques, venait de tendre avec joie une main fraternelle à sa soeur nouveau-née, enfantée par l'étude consciencieuse de la Bible. Elles s'étaient reconnues pour les filles du même Père, pour les servantes du même Seigneur; elles s'étaient embrassées, elles s'étaient confondues, se sentant une devant Dieu, reconnaissant en elles, avec des transports d'allégresse, l'épouse bien aimée de Jésus-Christ.

Gloire à Dieu Père, Fils et Saint-Esprit ! Amen.

(1) Perrin, dans son Histoire des Vaudois, p. 155, dit: « Que les moines inquisiteurs faisaient toujours le procès à ceux qu'ils pouvaient faire appréhender, et notamment se tenaient aux embûches en un certain couvent (sans doute le couvent de l'Abbadie) qui est près de Pignerol, d'où ils les livraient au bras séculier. »
(2) Il est fort douteux qu'il y eût d'autres curés qu'à La Tour, à Luserne, Briqueras, etc. - Ce serait une recherche intéressante à faire.
(3) GILLES, ... P. 28.
(4) Le compagnon de G. Morel est appelé Latome par Seultetus.
(5) Perrin dit positivement qu'ils étaient envoyés par les Églises vaudoises de France et non par toutes les Églises vaudoises.
(6) Maintenant maison isolée près des Odins vers Le Serre.
(7) Perrin indique à tort le 12 septembre 1535, puisqu'en ce moment-là l'Église vaudoise était ci) pleine persécution. Léger, 1re part., p. 95 « se trompe également en indiquant le 12 décembre 1532. Cette saison aurait été trop rigoureuse pour le voyage des députés de la Suisse et de tant de pasteurs d'au-delà des Alpes.
(8) GILLES, ... P. 4 1.
(9) LÉGER ... 1re part., p. 95. C'est la copie d'un manuscrit qui est à Cambridge dans la bibliothèque. (Voir aussi GILLES et PERRIN, P. 157.)
(10) Nous suivons LÉGER, 1re part., p. 95, et PERRIN. GILLES ajoute les paroles suivantes : « Et que l'homme peut faire les indifférentes que Dieu n'a point défendues selon les occasions, comme il peut aussi ne pas les faire »
(11) Voir sur Pierre Valdo et ses disciples le chapitre VII de cette histoire.
(12) Cette retraite de Valdo en Bohème n'autorise-t-elle pas à croire que des relations existaient déjà entre l'Église de Bohème et l'Église vaudoise?

CHAPITRE XVIII.
EFFETS PROCHAINS DE L'UNION DE L'ÉGLISE VAUDOISE AVEC CELLE DE LA RÉFORME.

Retour de la persécution des Vaudois en Provence., - celle de Bersour en Piémont. - Martyr. - Cessation de la persécution des Vaudois. - Martin Gonin martyr. - La première Bible en français (Olivetan) imprimée aux frais des Vaudois, à Neuchâtel. - Zèle pour le service divin en public. - L'usage de la langue française succède à la langue vaudoise (provençal). - Occupation du Piémont par la France plutôt favorable à la cause des vaudois. - Plaintes de Belvédère. - Persécution des Vaudois de Provence (Luberon). - Leur destruction enfin. - État assez tranquille des Vaudois du Piémont. - Temples construits aux Vallées. - Plusieurs martyrs à Chambéry. - Danger couru par deux pasteurs. - Plusieurs pasteurs arrivent aux Vallées, défi de dispute. - Tentatives du parlement de Turin contre les Vaudois. - Baronius. - Sartoire et Varaille martyrs, -un troisième échappe. - Nouvelles menaces contre les Vaudois sans effet. - Démarches en leur faveur.

Les résolutions prises au synode d'Angrogne, en 1532, et confirmées l'année suivante s'étaient bientôt traduites en faits. Le repentir des dissimulations précédentes aiguillonnait les âmes ardentes à donner des preuves de la sincérité de leur amour pour Dieu et de leur attachement à sa Parole. Une vue plus claire de leur devoir venait en aide à la foi des plus faibles. L'on voyait un zèle affaibli depuis bien des années ranimer tous les coeurs. Une vie chrétienne, non pas nouvelle, mais renouvelée, circulait fructifiante dans toutes les branches des Églises vaudoises. Barbes et fidèles du troupeau s'appuyaient, se secondaient réciproquement dans la réalisation du même désir, celui de glorifier leur Sauveur au milieu des idolâtres. Leur voeu ardent était de reproduire par leurs actes l'image gravée encore aujourd'hui sur le sceau des Églises vaudoises du Piémont, une lumière brillant dans les ténèbres. Les preuves constatant ce zèle ne manquent pas : nous les indiquerons successivement.

Et d'abord, signalons une preuve extérieure, il est vrai, mais convaincante : le retour de la persécution de la part des papistes. La haine religieuse ne poursuit jamais les tièdes; elle n'est jamais excitée par la vue d'hommes effrayés qui dissimulent et ne demandent qu'à se soustraire aux regards. La résistance et l'opposition seule la provoquent; c'est l'antagonisme qui la rend ardente. Or, deux ans ne s'étaient pas écoulés depuis le synode d'Angrogne, que la persécution recommença d'abord en Provence (Luberon), l'an 1534, à l'instigation des évêques de Sisteron, d'Apt et de Cavaillon, et l'année suivante, en Piémont, par les soins de l'archevêque de Turin et de l'inquisiteur de cette même ville. Le duc de Savoie, Charles III, cédant à leurs instances, remit le cruel office de poursuivre les prétendus hérétiques vaudois à un seigneur du voisinage de ces derniers, au sire de Rocheplatte, Pantaléon Bersour, qui, par son fréquent séjour dans son château de Mirandol (Mirandeul), ou dans la ville de Pignerol, au débouché de la vallée de Pérouse et non loin de celle de Luserne, était plus que personne à portée de connaître les lieux, les circonstances et les hommes.

Dans le but d'obtenir tous les renseignements possibles, Bersour, muni de lettres ducales pour le parlement de Provence, se rendit dans les diocèses de cette province où la persécution avait recommencé. Ayant obtenu copie des dépositions relatives aux accusés, ainsi que la permission d'assister aux interrogatoires subséquents, il eut par ce moyen des données très-précises sur les derniers événements, comme aussi sur les personnes les plus dévouées aux intérêts de la religion évangélique dans les Vallées du Piémont. Car, comme il a été dit auparavant, des relations continuelles unissaient les Vaudois des états du duc de Savoie à ceux du Dauphiné et de la Provence, et leurs barbes passaient souvent les Alpes pour venir édifier les Églises de leurs frères. Il se trouva même que plusieurs des détenus étaient des sujets piémontais, réfugiés en France, et que l'un d'eux, mort en prison, était de Rocheplatte, seigneurie peuplée de Vaudois et appartenant au commissaire ducal.

Revenu en Piémont, Bersour soumit aux inquisiteurs les listes des Vaudois dénoncés ou suspects, et reçut du duc Charles, par des patentes expédiées le 28 août 1535, l'ordre de procéder immédiatement au châtiment des coupables. Ayant rassemblé une troupe d'élite, forte d'environ cinq cents hommes, tant fantassins que cavaliers, il se jeta sur la vallée d'Angrogne, y pénétrant par Rocheplatte, par des chemins qui lui étaient bien connus. Mais l'entreprise ne réussit qu'à demi. La population inquiète et menacée avait place des gardes qui l'avertirent assez à temps pour disputer la victoire à l'agresseur et pour lui arracher une partie du butin ainsi que des prisonniers faits au commencement de l'attaque. De vives remontrances lui ayant été adressées par la comtesse Blanche, veuve du comte de Luserne, seigneur d'Angrogne, laquelle lui reprocha de n'avoir pas respecté la mémoire de son mari, et de l'avoir méprisée, elle et ses enfants, en assaillant ses sujets à son insu, Pantaléon Bersour cessa ses attaques de ce côté et dans les montagnes, pour se jeter de préférence sur les contrées de la plaine, habitées par des Vaudois. Il remplit de ces infortunés son château de Mirandol, les prisons et les couvents de Pignerol, et l'inquisition de Turin où Benoît de Solariis avec ses assesseurs leur faisaient leur procès. Un grand nombre d'entre eux subirent le supplice du feu. Les paroles de l'un de ces martyrs de la foi méritent d'être conservées. Catelan Girardet, arrêté à Revel, en cette même année 1535, était conduit au supplice. Arrivé sur le bûcher, il pria qu'on. lui donnât deux pierres. Les ayant reçues, il les frotta violemment l'une contre l'autre, et dit à la foule attentive, étonnée et curieuse de connaître le motif de cet acte singulier : Vous pensez par vos persécutions abolir nos Églises, mais cela ne vous sera pas plus possible que je ne puis, moi, anéantir ces pierres de mes mains, ou en les mangeant.

La persécution aurait sévi longtemps encore, si les circonstances politiques n'y avaient mis fin tout-à-coup. François 1er, roi de France, revendiquant quelques droits en Piémont pour sa mère, la reine Louise, soeur du duc Charles, et en outre demandant passage pour une armée destinée à recouvrer Milan, venait de recevoir pour réponse un refus et se préparait à entrer de vive force dans les états de son oncle. Les craintes qu'inspirèrent au gouvernement du duc une situation aussi dangereuse lui arrachèrent l'ordre que l'humanité et une sage politique auraient déjà dû lui dicter; savoir, de cesser la persécution contre les Vaudois. Il lui importait, en effet, de ne 'pas s'aliéner entièrement l'attachement de populations établies sur la frontière de son ennemi, occupant des passages fréquentés des Alpes, et pouvant ou les livrer et porter ainsi un coup funeste à leur imprudent souverain, ou les défendre avec leur fidélité éprouvée et lui tenir lieu, dans leurs Vallées, d'un corps de troupes qu'il pourrait dès-lors envoyer ailleurs. La persécution de Bersour prit donc fin tout-à-coup.

Un fâcheux effet qu'eut pour les Vallées Vaudoises la rupture, d'ailleurs favorable à leur cause, survenue entre leur prince et le roi de France, fut l'arrestation et la mort de l'un de leurs meilleurs pasteurs, Martin Gonin d'Angrogne. Il s'était rendu à Genève, au commencement de 1536, pour y conférer de quelques affaires ecclésiastiques avec de doctes théologiens et pour y faire emplette de livres. Il était lui-même doué de talents et de qualités rares; et bien qu'âgé seulement de trente-six ans, il avait déjà beaucoup voyagé et travaillé pour les Églises, en Piémont et ailleurs. Mais à son retour, il fut arrêté en Dauphiné, sa qualité de Piémontais le faisant soupçonner d'être un espion envoyé pour observer les préparatifs de guerre de la France. Le parlement de Grenoble l'ayant toutefois reconnu innocent, il allait être relâché, lorsque le geôlier le fouillant et lui ayant trouvé quelques lettres de religion, il fut incarcéré de nouveau et mis en jugement pour ce dernier fait. Examiné sur sa croyance, il en fit une franche et entière confession. Il résista de même à toutes les instances et à toutes les obsessions tendant à le faire changer de religion, et fut condamné à être noyé dans l'Isère. Cette barbare sentence fut exécutée la nuit du 26 avril 1536. L'on craignit que, si elle avait lieu de jour, la douceur et les pieux discours du martyr n'émussent et n'ébranlassent les assistants. La mort de ce fidèle serviteur de Dieu fut vivement regrettée aux Vallées où il était justement apprécié et où la pénurie de pasteurs commençait à se faire sentir.

L'emprisonnement et les supplices infligés pendant deux années aux Vaudois de France et de Piémont ne sont pas la seule preuve que nous ayons de leur redoublement de vie chrétienne depuis leurs relations avec les réformateurs.ils en donnèrent une frappante, dans le temps même où ils étaient persécutés, en payant les frais d'impression de la première Bible traduite en français. Ils livrèrent, à cet effet, quinze cents écus d'or, somme alors considérable, et surtout pour une population peu nombreuse de campagnards et de pâtres. C'est au synode d'Angrogne, en 1532, en présence de Farel et de Saunier, députés des Églises de la Suisse, que, vit la rareté des manuscrits des livres saints et la difficulté croissante de les copier, la décision avait été prise de faire traduire en français et d'imprimer l'Écriture sainte, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament. Un parent du célèbre Calvin, le réformateur de Genève, P. Robert Olivétan, avait été chargé de ce soin. Cette Bible d'un format in-folio et en caractères gothiques fut imprimée à Neuchâtel en Suisse, l'an 1535, par Pierre de Wingle, dit vulgairement Piccard. L'esprit vaudois, cet attachement à la Parole de Dieu qui, dans les siècles précédents, se manifestait par le soin que chacun mettait à en apprendre des livres entiers, avait reparti dans tous les coeurs rajeuni et ingénieux à profiter de l'invention récente de l'imprimerie, pour faciliter, à tous ceux qui savaient lire, la possession à peu de frais du recueil des saintes Écritures. (PERRIN, Hist. des Vaudois, p. 161. - GILLES,... chap. VII, p. 43, 44. - RUCHAT, Réformation, etc., t. III, p. 176, 403. )

Une nouvelle preuve du redoublement de la vie chrétienne parmi les Vaudois, c'est d'un côté l'élan que prit la prédication de la pure doctrine, et de l'autre le zèle que l'on déploya pour venir l'entendre. Il serait difficile de décider qui montra le plus de courage et de renoncement, des prédicateurs qui cherchaient les âmes à édifier, ou des auditeurs affamés du pain de vie, venant entourer leurs fidèles bergers, sans crainte de se compromettre, souvent même au péril de leurs jours. Le peuple des campagnes se portait en foule sur les lieux indiqués pour les assemblées. On vit peu à peu des citadins et des habitants de la plaine y accourir. Des seigneurs même protégèrent la foi évangélique et se déclarèrent ouvertement pour elle. Bientôt les barbes ne suffirent plus à leur tâche, vu les besoins nouveaux qui se manifestaient. Ceux d'entre eux qui étaient chargés d'instruire et de former les candidats au saint ministère (1) durent cesser ces travaux pour se donner entièrement à la prédication et à la cure d'âmes. Aussi songea-t-on bientôt à tirer parti des académies étrangères réformées, de celle de Genève, par exemple, soit pour y envoyer les jeunes Vaudois qui se destinaient au ministère évangélique, soit pour en faire venir les pasteurs dont on commençait à manquer, à cause du nombre croissant des assemblées et de celui des auditeurs de la vérité.

C'est de cette époque que date l'usage de la langue française dans le culte des Vallées Vaudoises du Piémont. Jusque-là, il avait eu lien dans la langue vulgaire de la contrée, c'est-à-dire, dans la langue romane, dans laquelle tous les anciens écrits étaient composés. Désormais il se fera généralement en français (2), car les éditions de la Bible imprimées aux frais des Vaudois et répandues dans les maisons seront dans cette langue, et la totalité des pasteurs la parleront également, soit par le fait de leur origine, soit par celui de leurs études. V. GILLES,... chap. VII et VIII. - PERRIN,... P. 161.)

Le mouvement religieux qui avait commencé au synode d'Angrogne, en 1532, s'étendit et se fortifia encore davantage lorsque survinrent les complications politiques entre le Piémont et la France, et surtout lorsque cette dernière puissance eut envahi et qu'elle occupa les états de la première. L'attention du gouvernement étant absorbée par des soins plus pressants à ses yeux, il négligea pendant des années de surveiller ou de réprimer l'activité vaudoise, et ne se réveilla que lorsque les papistes, surpris, confus et irrités des succès de l'Église jadis opprimée, jetèrent le cri d'alarme. Les prêtres précédemment établis dans les Vallées (3) ayant perdu tout espoir de voir jamais ce peuple rangé sous la domination romaine, et jugeant bien qu'à l'avenir ils n'en retireraient plus aucun revenu, s'étaient éloignés volontairement, découragés et avec eux la messe. Ces heureux résultats n'ont, au reste, pas été contestés par les auteurs catholiques; bien plus, ils s'en sont plaints amèrement. C'est ce qu'a fait le père Belvédère, dans son rapport adressé, en 1636, à la congrégation pour la propagation de la foi, dans lequel il entasse d'ailleurs bien des erreurs, et entre autres cette absurdité, que le réformateur Farel aurait été nommé gouverneur des Vallées par un comte de Wurtemberg, au nom du roi de France, et aurait persécuté les papistes. Mais, quelque singulières que soient les explications qu'il donne des faits qu'il rapporte, ceux-ci confirment pleinement tout ce que nous avons énoncé, lorsqu'il dit entre autres ces propres paroles :

« L'hérésie s'enfla tellement dans la vallée (de Luserne), que, de tout le Piémont, sujet au roi, allaient gens pour écouter les prêches, contre le vouloir du roi, qui l'ignorait ou le dissimulait. » (V. GILLES,.... chap. VII, p. 45. - PERRIN,... p. 161.)

Mais, tandis que les Vaudois du Piémont jouissaient dit relâche que les complications politiques leur avaient procuré dans leurs affaires religieuses, et qu'ils en profitaient pour consolider et pour étendre leur Église, ils reçurent les nouvelles les plus désolantes de leurs frères les Vaudois de Provence (Luberon). C'est à en rendre compte que nous allons maintenant nous attacher. (Voir ce qui a déjà été dit des Vaudois du Luberon au chap. XV.)

Massacre des Vaudois du Luberon (en Provence)

Le lecteur se souvient, sans doute, de ces florissantes Églises vaudoises, fondées en Provence et dans le Luberon, à la fin du XIIIe siècle, dans des vallons débouchant sur la Durance à l'orient de Cavaillon. Là s'élevaient les bourgs et villages de Cabrières, de Mérindol, de Lourmarin, de Cadenet, de Gordes et beaucoup d'autres encore, aussi célèbres par leur longue prospérité et par leur bonne réputation que par la terrible persécution qui mit fin à leur existence.

Déjà, dès le commencement du siècle (XVIe), on avait tâché d'aigrir contre eux le roi Louis XII. On les lui avait dépeints comme des gens infâmes qui, séparés de l'Église romaine, vivaient dans l'abomination de toutes sortes de turpitudes. Mais le roi ayant envoyé sur les lieux deux hommes probes, qui avaient sa confiance, savoir, son confesseur Parvi, et Adam Fumée, maître des requêtes, et ayant ouï le rapport favorable qu'ils faisaient de leurs moeurs et de leur piété, le roi avait ordonné qu'on les laissât en repos. (V. LA MOTHE-LANGON,... t. III, P. 425.)

L'an 1534, sous François 1er, les recherches, les punitions et les emprisonnements pour cause de religion avaient recommencé. Le parlement d'Aix, à l'instigation des évêques de Sisteron, d'Apt et de Cavaillon, avait procédé avec rigueur contre les Vaudois de ces contrées, ainsi qu'on vient de le lire quelques pages plus haut. Il se laissa même tellement circonvenir et aveugler par l'intrigue, la calomnie et le fanatisme, qu'il les condamna, en 1540, à une destruction générale, à perdre vie et biens, et le lieu à être rendu désert. L'intervention bienfaisante de, Guillaume du Bellay, seigneur de Langey et gouverneur du Piémont depuis l'occupation française, retarda l'exécution de l'arrêt. Il eut le courage de représenter au roi l'injustice de cette condamnation sans pitié. Il montra qu'elle allait atteindre une population recommandable, en qui il signalait, entre autres vertus, la tempérance, la chasteté, la patience, la fidélité au prince, l'amour du travail, l'hospitalité, et une piété vraie mais sans superstition. Éclairé par le jugement de cet honorable seigneur, François 1er refusa de confirmer la sentence. Mais des calomnies irritantes étant répandues sans relâche contre les infortunés Vaudois, de faux bruits colportés à dessein parvenant jusqu'aux oreilles du roi, accusant ces gens paisibles de complots contre le gouvernement, d'armements clandestins, et même de levées de troupes avec l'intention de se jeter sur Marseille, on comprit que le coup fatal allait être bientôt frappé. L'épée nue et la torche allumée que la haine romaine agitait, menaçantes, sur la tête des victimes n'attendait qu'un signal pour tout détruire. Il fut enfin donné. LEGER,... II ème part., p. 330. - GILLES,... p. 47.)

François Ier, à l'instigation de l'un des princes de l'Église romaine, d'un prétendu successeur des apôtres, de l'odieux cardinal de Tournon, ordonna le châtiment des Vaudois de Provence. Vainement,, à la première nouvelle de ce funeste dessin, les cantons évangéliques de la Suisse intercédèrent de la manière la plus active auprès du roi, ils n'obtinrent qu'une réponse fort sèche de ne pas se mêler des affaires de son gouvernement, pas plus qu'il ne se mettait en peine du leur. Calvin, l'illustre réformateur de Genève, voulut aller se jeter aux pieds du monarque français, mais étant tombé malade, et Farel se trouvant trop appesanti par l'âge pour entreprendre ce voyage, Viret, l'un des réformateurs du pays de Vaud, partit pour demander la grâce de ses coreligionnaires, portant avec lui des lettres de recommandation, non-seulement des États réformés de la Suisse, mais aussi des États protestants de la ligue de Smalcalde. Mais toutes ces Interventions furent inutiles. (V. RUCHAT, t. V, p. 253.)

L'ordre de détruire les hérétiques de la Provence et Luberon une fois transmis, on se hâta de procéder à son exécution. Un homme sans pitié et dévoré par la soif des richesses, irrité aussi, dit-on, de ce qu'une dame qui possédait comme seigneuries plusieurs des villages vaudois lui avait refusé sa main, Jean Meinier, baron d'Oppède, premier président au parlement de Provence, et lieutenant du roi dans la province en l'absence du comte de Grignan, marcha contre les innocents qu'il avait indignement calomniés. À la tête d'une troupe de milices provençales ainsi que de deux mille hommes de soldats réguliers, et accompagné de commissaires, soi-disant ses collègues mais en réalité entièrement sous son influence, il assaillit les proscrits voués à la mort, en avril 1545. Ces pauvres gens qu'il avait dépeints au roi, comme des rebelles armés, approvisionnés de munitions de guerre et retranchés dans des lieux de difficile accès, ne songeaient pas même à se défendre. Ils ne virent de salut que dans la fuite.

Laissons parler un auteur moderne qui a raconté ce grand forfait. « Des cris aigus, écrit-il, le son des cornets sauvages, d'autres signaux en usage à cette époque, pour annoncer l'approche des ennemis, avertirent les Vaudois des divers villages et hameaux de la venue du terrible Oppède. Chacun abandonna sa maison, y laissant sa petite fortune. Chacun voulait sauver son vieux père, sa femme, ses enfants et rien de plus. On courait dans les montagnes, dans les rochers voisins, au fond des précipices, sans s'occuper de ce qu'on délaissait, ou plutôt espérant que l''avidité du pillage retiendrait les persécuteurs et les détournerait de les poursuivre.

Pendant ce temps, la bande catholique incendiait les maisons, comblait les puits et les fontaines, arrachait les vignes, coupait les arbres au pied, ne laissait nulle part pierre sur pierre, n'épargnant ni les jardins ni les hospices, ni les ponts, rien en un mot de ce qui était sur cette terre malheureuse. Les Vaudois, mourant de faim et de douleur, épuisés par la fatigue et le besoin, continuaient leur marche incertaine. Bientôt, les femmes, les enfants, les vieillards, vaincus par la lassitude, furent contraints de s'arrêter. Il fallut les abandonner (4) On le fit avec désespoir; mais gardant encore l'espérance que toute charité chrétienne ne serait pas éteinte dans le coeur de ces pieux assassins, et qu'ils n'oseraient pas égorger la faiblesse, l'innocence et la décrépitude. Un soldat piémontais survenant trouva dans une espèce de plaine cette troupe infortunée, et du haut de la montagne fit rouler des pierres pour l'avertir que la bande de meurtriers, commandée par le baron de la Garde, approchait. Mais il n'y avait plus de force dans le reste de cette foule vaudoise; elle ne fit aucun mouvement, et elle attendit sa destinée avec résignation. La soldatesque, guidée par des moines inquisiteurs (5), se précipita sur les femmes et les traita avec une telle indignité, les obligea si cruellement à contenter leur débauche, que la plupart moururent sur les lieux, ne voulant pas vivre déshonorées; et les autres périrent de souffrances et de faim, après avoir été dépouillées jusqu'à leur dernier vêtement.

L'expédition avait commencé le 14 avril par le sac de Cadenet. Le 16, on mit le feu aux villages de Pepin, La Mothe et Saint-Martin, appartenant à la comtesse de Ceudal (qui avait refusé sa main à Oppède). Là, les pauvres laboureurs furent tués sans qu'ils fissent résistance; les femmes, les filles violées, les femmes enceintes et leurs enfants égorgés. Il y en eut à qui l'on coupa les mamelles, et on vit mourir de faim sur les corps de leurs mères des adolescents et des nourrissons en bas âge. Car le baron d'Oppède avait défendu, sous peine de la hart (de la corde), que l'on fournit de la nourriture à aucun de cette race maudite. La population des ces lieux disparut tout entière sous le fer et dans le feu. On ne réserva la vie qu'à ceux que l'on destinait au service des galères.

Le 17 avril, Oppède à la tête du corps des Piémontais, enrégimentés au compte de la France, s'avança vers les villages de Lormarin, Ville-Laure et Trèzemines, qu'il fit brûler le lendemain, tandis que les misérables venus d'Arles à cette croisade sacrilège incendièrent, de l'autre côté de la Durance, Genson et Laroque. Oppède, précédé par la juste terreur qu'il inspirait, ne trouva dans Mérindol qu'un jeune homme, Maurisi Blanc, garçon simple d'esprit et qui se rendit à un soldat, sous la condition de pouvoir se racheter pour deux écus. D'Oppède, paraissant respecter cette convention, paya les deux écus de rançon, et, maître de Blanc, il le fit attacher à un mûrier et tuer à coups d'arquebuse.

Les deux cents maisons qui formaient le village de Mérindol furent entièrement rasées, après avoir été livrées aux flammes le 18. - Cabrières restait encore : c'était un gros bourg fortifié et situé à trois lieues de Cavaillon. Les habitants en avaient fermé les portes. On fit avancer du canon pour les forcer, c'était le 19. Dès les premières décharges d'artillerie, ceux qui étaient dans la place crièrent aux assiégeants, que ce n'était pas pour désobéir aux ordres du roi qu'ils faisaient mine de résistance, mais afin seulement de se garantir de la première attaque d'une soldatesque furieuse, et qu'ils se rendraient volontiers pourvu qu'on leur garantit la vie et qu'on leur laissât les chemins libres pour aller dans une terre étrangère prier comme ils l'entendaient. Le seigneur de Cabrières accompagnait les assaillants. Il traita pour ses vassaux, obtint que leur cause serait portée en parlement et que la violence ne précéderait pas la décision de la justice. La capitulation conclue, Cabrières fut livré. Oppède, montrant alors toute la noirceur de son âme, fit saisir tous les hommes qui étaient là au nombre de soixante. On les conduisit dans un pré voisin, et par son ordre, on les tailla en pièces. Tailla est le mot, car on leur coupa séparément, la tête et les membres, accompagnant le tout d'affreux blasphèmes et d'horribles cris de victoire. Les femmes de tout âge, enceintes ou non, furent renfermées dans une grange à laquelle on mit le feu. Un soldat, touché de pitié, ce devait être un mauvais catholique dans la troupe, fit une ouverture à la muraille afin qu'elles pussent se sauver; mais ses camarades les repoussèrent dans les flammes à coups de piques et de hallebardes. Plusieurs Vaudois trouvés dans les caves, où ils s'étaient cachés, vivaient encore. On les amena dans la grande salle du château, et on les massacra en la présence du baron d'Oppède. Enfin, huit cents personnes des deux sexes avaient cherché un asile dans l'église; les débauchés et la canaille d'Avignon, accourus pour prendre part au pillage et au meurtre, reçurent la commission de les égorger jusqu'au dernier.

De semblables horreurs furent commises dans La Coste et dans tous les autres lieux de la contrée habités par des Vaudois. La plume se refuse à en continuer le récit. Un mot encore. De ceux qui s'étaient cachés dans des endroits écartés firent supplier Oppède de se contenter de leurs biens et de les autoriser à se retirer à Genève. Il répondit : Je vous enverrai habiter un pays d'enfer avec les diables, vous, vos femmes et vos enfants, de telle sorte qu'il n'en restera aucune mémoire...

« Vingt-deux villages vaudois avaient été brûlés ; près de cinq mille personnes avaient perdu la vie; sept cents hommes furent envoyés aux galères. Le nom de Vaudois disparut de la Provence. »

Un cri général d'indignation s'éleva dans toute la France. Mais le cardinal de Tournon fit auprès du roi l'apologie des assassins. On rapporte cependant que François 1er en eut la conscience chargée et bourrelée, et qu'à sa mort, qui eut lieu deux ans après, il recommanda expressément à son fils, Henri II, d'en punir les auteurs. Ceux-ci toutefois esquivèrent pour la plupart le châtiment. (LA MOTHE-LANGON,.... t. III, P. 429 à 442. - GILLES,... chap. VII, p. 47. - RUCHAT,... t. V, p. 253. )

Tandis que les Vaudois de Provence éprouvaient les extrêmes rigueurs d'un gouvernement esclave des prêtres de Rome, et passionné contre la vérité évangélique, les Vaudois du Piémont jouissaient d'une situation incomparablement plus douce.

L'autorité de François 1er en Piémont étant usurpée, ce prince qui persécutait à outrance les réformés de son royaume héréditaire, avait dû procéder avec plus de ménagement contre les prétendus hérétiques de ses nouveaux états, de peur que sa violence ne servit de prétexte à des soulèvements et par conséquent a des complications embarrassantes. Ce n'est pas que, de temps à autres, on n'eût sévi contre eux et qu'on n'en eût même fait mourir plus d'un (6). Mais, comparativement à ce qui se passait ailleurs, la position extérieure de l'Église vaudoise en Piémont était favorable. Quant à la vie intérieure, elle ne laissait rien à désirer, ainsi qu'il a été dit au commencement de ce chapitre. Durant les vingt premières années de l'occupation française, depuis 1536, l'esprit vaudois qui est l'esprit chrétien s'était tellement répandu ou manifesté, non-seulement dans toute l'étendue de la circonscription des Vallées, mais encore par tout le Piémont, qu'il y avait bien peu de villes ou de villages de quelque importance où il ne se trouvât de leurs frères ou de leurs amis, et parmi eux aussi des seigneurs et des personnes de distinction.

L'affluence des auditeurs, accourant de tous les hameaux des Vallées et de divers lieux du bas Piémont, autour des pasteurs, pour s'éclairer et s'édifier, devint si grande, qu'il ne fut plus possible d'éviter un certain éclat dans la réunion des fidèles. Les assemblées étaient devenues entièrement publiques, conformément à la décision du synode d'Angrogne, en 1532, quand, enfin, on fit le dernier pas dans cet acte de fidélité en construisant des temples. On s'était assemblé jusque-là chez les barbes, dans des maisons particulières, ou en plein air. C'est à Angrogne, ce boulevard de l'Église vaudoise que fut construit le premier temple, au lieu dit Saint-Laurent. Peu après, on en construisit un autre dans la même commune, mais plus haut dans la vallée, au lieu appelé Le Serre, à une demi-heure de marche du premier. Cette même année 1355, plusieurs autres communes du val Luserne mirent également la main à l'oeuvre pour le même objet; et, en 1556, l'on vit aussi s'élever dans la vallée de Saint-Martin plusieurs temples pour le culte vaudois ou évangélique.

Si bien des coeurs se réjouirent, en 1555, et rendirent de vives actions de grâces à Dieu, pour la construction de ces édifices, bien des coeurs se serrèrent, et bien des larmes furent versées aux Vallées, en cette même année, à la nouvelle du martyre de deux de leurs chers pasteurs (7) Originaires de France et réfugiés à Genève, ils avaient répondu à un appel des Vallées et y étaient venus exercer leur ministère, puis étaient allés faire un voyage à Genève. Revenant de cette ville vers leurs fidèles troupeaux en la compagnie de trois Français réformés (8), ils furent arrêtés sur le col de Tamiers, en Savoie, et martyrisés à Chambéry, sur la fin du mois d'avril 1555, après avoir confessé leur foi et obtenu une glorieuse victoire sur toutes les tentations. Quelques semaines auparavant, le parlement de Turin avait fait brûler, sur la place du Château, dans cette dernière ville, le libraire Barthélemi Hector de Poitiers, que des gentilshommes de la vallée vaudoise de Saint-Martin avaient livré à l'inquisition, comme coupable d'être venu vendre, dans la vallée, des livres de Genève. Ses réponses sincères et la courageuse confession qu'il avait faite de sa foi avaient ému bien des coeurs parmi ses juges. Mais les froides et égoïstes considérations du monde avaient dicté l'arrêt de mort. La multitude qui entoura son bûcher lui témoigna son vif intérêt par des larmes abondantes. Et du milieu d'elle sortirent des murmures et plus d'une invective à l'adresse des moines et des inquisiteurs.

Deux autres ministres coururent aussi, vers le même temps, un grand danger en Savoie. C'était le barbe Gilles des Gilles qui, à son retour des colonies du royaume de Naples, ayant passé par Venise et franchi les frontières de l'Allemagne, amenait, de Lausanne aux Vallées, Étienne Noël, français. Ne vinrent-ils pas un jour tomber au milieu d'une escouade de gens de justice, dans une hôtellerie ! Obligés par les astucieuses civilités du chef des archers de souper en sa compagnie, ils eurent toutes les peines du monde à ne pas se compromettre en répondant à ses adroites questions sur leurs occupations et sur le but de leur voyage. S'apercevant qu'au lever de table ils n'avaient point endormi tous les soupçons de leur interlocuteur, et qu'il paraissait ne renvoyer qu'avec peine au lendemain un interrogatoire subséquent, ils ne parurent désireux de sommeil que pour se remettre en route sans retard. Leur hôte compatissant et bien récompensé leur ayant donné des adresses, et les ayant fait sortir à la sourdine, ils gagnèrent les champs, les bois et les montagnes, et arrivèrent heureusement aux Vallées, louant Dieu pour une si grande délivrance. Noël fût nommé pasteur d'Angrogne, et Gilles pasteur du Villar.

À cette époque arrivèrent divers pasteurs aux Vallées, pour la plupart français, quelques-uns italiens. Un des premiers, Humbert Artus, peu après son installation à Bobbi, se vit entouré du magistrat, des moines et des autres papistes du lieu, brûlant d'envie de se mesurer de la langue avec lui et y procédant tumultueusement. Mais lorsque, réclamant une dispute en bonne et due forme, il offrit de la soutenir en latin, en grec ou en hébreu à leur choix, sur tel sujet qu'il leur plairait, ces ardents contradicteurs s'éclipsèrent tout confus et le laissèrent en paix.

L'année 1556, la vingtième de la domination française en Piémont, fût marquée par la tentative d'entraîner en masse les Vaudois dans le giron de l'Église romaine, par la persuasion jointe aux menaces. Le parlement de Turin, excité d'ailleurs par les agents du pape et par les ordres d'Henri II, roi de France, venait d'apprendre la construction de temples vaudois en divers lieux des Vallées. Ému par cet acte audacieux, il remit le soin de réprimer l'hérésie à deux de ses membres, le président de Saint-Julien et le conseiller de Ecelesia (della Chiesa), qui partirent au mois de mars pour leur mission avec une suite nombreuse. En la vallée de Pérouse, où il n'y avait pour lors aucun pasteur et où chacun s'enfuit à leur approche, ils ne trouvèrent personne à qui parler. Étant montés dans la vallée de Saint-Martin, ils y publièrent un édit aussi menaçant pour ceux qui résisteraient que conciliant et flatteur pour les sujets qui se hâteraient de se soumettre. N'ayant obtenu aucun succès, ils descendirent à Pignerol, où ils firent comparaître devant eux une foule de prévenus dont ils condamnèrent plusieurs à diverses peines. C'est là qu'un laboureur, auquel on demandait pourquoi il avait fait baptiser son enfant dans le temple d'Angrogne, répondit que c'était parce qu'on y administrait le baptême selon l'institution de Jésus-Christ. Ce même homme recevant l'ordre de le faire rebaptiser incontinent, et ayant obtenu la permission de prier avant de donner sa réponse, embarrassa singulièrement de Saint-Julien, lorsqu'il lui dit après sa prière : « Qu'il vous plaise auparavant de me donner un écrit signé de votre main par lequel vous me déchargez du péché que je pourrais commettre en faisant rebaptiser mon enfant, et par lequel vous prenez sur vous les peines que je pourrais encourir devant Dieu. » Le président, étonné de ce discours, se contenta de dire froidement ; « J'ai assez à répondre pour mes péchés sans me charger des tiens : ôte-toi de devant mes yeux. » Renvoyé à l'instant, le pauvre homme ne fut plus inquiété pour cela. (LÉGER,.... IIème part., p. 28.)

Voulant produire une impression profonde sur la vallée de Luserne, les commissaires ne s'y rendirent et ne montèrent à Angrogne qu'accompagnés de nombreux seigneurs, de prêtres et de moines, outre leur suite ordinaire. Le président, après avoir visité les deux temples, fit prêcher l'un de ces moines. Les pasteurs et le peuple durent écouter une prédication qui les pressait de passer sous l'obéissance de Rome; et quand ils demandèrent qu'un pasteur pût prendre la parole à son tour, ils n'obtinrent qu'un refus. Le président s'adressant ensuite à l'assemblée au nom du roi, du maréchal de Brissac, son lieutenant en Piémont, et du parlement de Turin, les somma de se faire papistes et de livrer leurs pasteurs, les menaçant, en cas de refus, d'une ruine semblable à celle qui avait anéanti leurs frères de Provence (9).

À tout cela, ce peuple digne de ses pieux ancêtres répondit avec la plus admirable simplicité et fidélité: qu'ils étaient résolus de vivre selon la Parole de Dieu, dans l'obéissance à tous leurs supérieurs, en toutes choses possibles, dans lesquelles Dieu ne fût point offensé; qu'à l'égard de leur religion, si on pouvait prouver par la Parole de Dieu qu'elle fût erronée, ils étaient prêts à se corriger. Le président parcourut les jours suivants les communes vaudoises de la vallée de Luserne. Les choses s'y passèrent exactement comme à Angrogne. Les menaces ni les caresses ne purent induire en tentation les descendants d'une si longue suite de pieux serviteurs de Dieu.

Un appel aussi général étant resté sans succès, Saint-Julien recourut aux démarches particulières. Il fit venir séparément auprès de lui les principaux, les flatta, leur fit des offres séduisantes, puis d'effrayantes menaces : tout fut inutile. Il s'adressa une seconde et une troisième fois aux communes; elles restèrent inébranlables. Leurs réponses furent toujours dignes, fermes et respectueuses. Leurs actes montrèrent un vrai courage chrétien. Ils refusèrent toujours, et tous, de livrer leurs ministres et leurs maîtres d'école. (V. GILLES, P. 58. - LÉGER, II ème part., p. 106 et 107.)

Peu satisfait du résultat de ses efforts, le président Saint-Julien reprit la route de Turin avec son collègue de Ecclesia. Leur rapport ne fit jaillir aucune lumière pour éclairer le parlement qui, ne sachant trop que faire, envoya en France les commissaires susdits, porter au roi et à son conseil les réponses des Vaudois, et leur donner de vive voix toutes les explications désirables. Comme la volonté royale ne fut connue du parlement qu'une année plus tard, les Églises des Vallées goûtèrent pendant ce terme les doux fruits de la paix, contre les désirs et l'attente de leurs adversaires.

Un ennemi, plus dangereux pour les âmes que la persécution même, cherchait à distiller un poison subtil et mortel dans les consciences des fidèles vaudois et réformés épars à Turin et dans les autres villes ou villages du Piémont. C'était Dominique Baronius, de Florence, prédicateur papal. Cet homme longtemps indéfinissable condamnait, dans son livre des Constitutions romaines et dans d'autres, les principales erreurs de son Église, et approuvait presque en totalité les vérités proclamées par les Églises vaudoises et par la réforme. Mais malgré cela, il cherchait à persuader que, selon les temps et les lieux, il était permis de dissimuler sa croyance en prenant part à des pratiques opposées, et même, par exemple, en allant à la messe, pourvu qu'intérieurement on désapprouvât ces choses et qu'on retint la saine doctrine. De tels principes auraient pu étouffer dans bien des coeurs, trop enclins à une prudence mondaine, la vie naissante qui s'y développait, si les prières et les représentations des pasteurs des Vallées, comme aussi les lettres des ministres de Genève, et surtout le livre de l'un d'eux, l'italien Celse Martinengo, n'avaient pas réfuté d'aussi tristes doctrines et combattu d'aussi lâches et ignobles sentiments.

La mort glorieuse de deux martyrs de la foi chrétienne vint encore proclamer le devoir de confesser sa croyance a la face des persécuteurs. L'un de ces fidèles témoins de la vérité était cependant un jeune homme, de cet âge dans lequel la vie parait belle, un étudiant instruit aux frais de la république de Berne, Nicolas Sartoire, de Quiers en Piémont, qui venait passer quelques semaines dans sa patrie pour se délasser de ses travaux. À peine ses pieds ont-ils dépassé la frontière qu'il est arrêté, et qu'au lieu des joies qu'il attendait, il doit se préparer à monter sur un bûcher. On chercha à lui faire renier sa foi, on tendit des pièges à sa jeunesse. À une vie achetée par une infidélité il préféra la mort et la paix des élus. Malgré les instantes réclamations de Berne pour obtenir sa liberté, il fût brûlé à Aoste, le 4 de mai 15 57.

Le second martyr avait cinquante ans. La réflexion, l'observation des actions humaines et l'étude de la Parole de Dieu l'avaient mûri; Geofroi Varaille était son nom. Originaire de Busque (Busca) en Piémont, il était papiste par sa naissance. Son père s'était même fait remarquer parmi les chefs de cette armée qui, en 1488, vint désoler les Vallées. Fils unique d'un persécuteur, Geofroi s'était fait moine, avait été envoyé comme prédicateur papal parcourir l'Italie, et en cette qualité était devenu le compagnon d'Ochin (Ochino) de Sienne, le fondateur de l'ordre des capucins. À cette époque déjà, en prêchant aux autres, il avait reconnu plusieurs erreurs dans la religion romaine. Attaché au légat du pape en France, honoré et jouissant de plusieurs bénéfices, il résida longtemps à la cour du roi, jusqu'à l'an 1556, que ne pouvant se dissimuler l'erreur romaine et ne voulant pas compromettre son salut, il quitta le légat et se retira à Genève. Là il continua à s'instruire dans la vérité et dans la vraie méthode de la bien enseigner, jusqu'à ce qu'il reçût l'imposition des mains pour le ministère évangélique, en 1557. En ce même temps, l'Église évangélique de Saint-Jean, dans la vallée de Luserne, demandait un pasteur. Varaille y fut envoyé et y prêcha quelques mois avec grand fruit. Puis, sur l'invitation de se rendre à Busque, sa patrie, et dans les environs où étaient quelques fidèles, il quitta les Vallées pour un petit nombre de jours et n'y put rentrer, car il fut arrêté à son retour sur la dénonciation de moines qui l'épiaient. Prisonnier sur parole à Bargé, il eût pu s'échapper, s'il n'eût pensé qu'à sa vie. Il empêcha même les Vaudois de Bubbiana, qui étaient de sa paroisse, de venir le délivrer, leur faisant dire de laisser agir Dieu. À Turin, l'archevêque, le président Saint-Julien et d'autres hauts personnages qui l'avaient eu connu, firent auprès de lui les plus instantes démarches pour le déterminer à rentrer dans l'Église romaine. Est-il besoin de dire qu'ils perdirent leur temps ? Ayant donc abandonné l'espoir de le gagner par des promesses, ses juges le condamnèrent à la dégradation et au supplice du feu; ce qui fut exécuté à Turin, le 29 de mars 1558. Sa contenance ferme et joyeuse, en allant à la mort, le discours grave et pieux qu'il fit au lieu du supplice, étonnèrent autant ses adversaires qu'ils réveillèrent et édifièrent bien des âmes, attentives à la vérité. Il fut étranglé, puis brûlé.

Un bon vieillard, qui avait déjà souffert beaucoup pour l'Évangile, dut assister au supplice de Geofroi Varaille, après quoi il fut fouetté et marqué d'un fer rouge.

Environ ce même temps, un autre ministre du val Luserne, revenant de Genève, fut arrêté à Suse et conduit à Turin. Mais au jour fixé pour son martyre, l'un des bourreaux feignit d'être malade; l'autre, après avoir supplicié quelques malfaiteurs, craignant d'être contraint d'exécuter le ministre, s'enfuit; celui des Allemands refusa de le faire, si bien que l'exécution étant ainsi retardée, et une heureuse circonstance s'étant présentée, le pasteur réussit à s'échapper et à retourner au milieu des siens.

Cependant, au mois de mars 1557, les commissaires Saint-Julien et de Ecclésia, arrivés de France, étaient revenus à Pignerol avec de nouvelles directions pour continuer et achever, s'il était possible, l'oeuvre qu'ils avaient entreprise l'année précédente; savoir, l'intimidation et la rentrée (10) forcée des Églises vaudoises dans le giron de l'Église romaine. Ils citèrent à leur audience, à Pignerol, les notables des Vallées, leur communiquèrent l'ordre du roi de se soumettre au joug papal et leur donnèrent seulement trois jours pour se décider. N'ayant rien obtenu, ils se rendirent de lieu en lieu assemblant partout le conseil général des chefs de famille, et leur communiquant avec force menaces la volonté expresse de Sa Majesté. Mais partout ils reçurent la même réponse, une protestation de soumission au souverain pour les affaires de ce monde, et une déclaration de ferme et inaltérable fidélité à Dieu, selon les enseignements de sa Parole, pour les choses de la religion.

Alors, dans l'espérance d'arriver à leurs fins par des mesures de rigueur contre les personnes les plus considérables des Vallées, ils ordonnèrent aux pasteurs, aux maîtres d'école et aux notables des communes (au nombre de quarante-trois pour la vallée de Luserne (11), de se présenter devant eux à Turin, le 29 mars 1557, sous peine de châtiments terribles s'ils y manquaient. Ces victimes désignées n'ayant osé aborder cette ville, fatale à tant de fidèles vaudois, et n'ayant envoyé qu'une épître à leur place, l'ordre fut, donné par le parlement de saisir et d'amener prisonniers à Turin les pasteurs et les maîtres d'école des trois vallées, avec menaces aux syndics de perdre leurs biens et leur vie s'ils ne les livraient.

Le danger était grand assurément; mais Dieu dont les miséricordes sont infinies et la providence admirable, veillait sur ses serviteurs. Le roi de France avait trop d'embarras sur les bras pour songer à occuper militairement les Vallées et à persécuter à main armée. Et de plus, les cantons protestants de la Suisse, sollicités par Farel et Théodore de Bèze, intervinrent par écrit auprès du parlement de Turin et du maréchal de Brissac, et par ambassade auprès du roi, et obtinrent la suspension de l'arrêt contre les Vaudois. Des princes allemands firent des démarches semblables. Nos amis des Vallées, grâce à ces circonstances, jouirent de quelque, relâche durant la fin de la domination française en Piémont, c'est-à-dire jusqu'en 1559. (Voir GILLES,.... p. 70. C'est cet auteur que nous avons ordinairement suivi dans le narré des faits de ce chapitre. Pour l'intervention, voir RUCHAT,... t. VI, p. 195 à 196.

(1) On voit manifestement ici l'existence de cette école des barbes dont il a été parlé et qui avait existé au Pradutour.
(2) Les affaires civiles se traitent dans la langue italienne.
(3) Il reste toujours à déterminer dans quelles localités ils étaient établis.
(4) Gilles dit (p. 49) qu'ils étaient environ cinq cents.
(5) Gilles, dans son histoire, mentionne ce fait, comme arrivé après la destruction des villages, ce qui est probable. Pour être juste, nous devons ajouter qu'il ne raconte pas ces indignités; qu'il dit, au contraire, qu'un de leurs chefs les empêcha de faire cette fois les abominations qu'ils avaient commises ailleurs.
(6) On prétend que François 1er répondit aux humbles réclamations de ces prétendus hérétiques, qu'il ne les faisait pas brûler en France pour les supporter dans les Alpes. (LÉGER ... II ème part., p 28.)
(7) Ils s'appelaient Jean Vernou, de Poitiers, et Antoine Labori, du Quercy.
(8) Guiraud Tauran de Cahors, Jean Frigalet de Nîmes, docte en jurisprudence, et Bertrand Bataille, écolier (étudiant) gascon.
(9) Voir le sommaire de l'édit que le président fit publier partout, dans Gilles que nous avons surtout suivi pour ce fait, p. 58. - On lit encore dans les pages suivantes les réponses que firent les Églises vaudoises, et en particulier une brève confession de foi, conforme du reste à ce que nous savons des Vaudois. (Voir aussi LÉGER,... II ème part., p. 106, 107.)
(10) On a vu que le mot rentrée, que les catholiques se plaisent à employer est entièrement erroné. Il faudrait que les Vaudois fussent sortis de leur Église pour y rentrer ; ce qui n'est pas.
(11) Il peut être intéressant pour les descendants de plusieurs de ces notables de trouver ici les noms de leurs ancêtres qui avaient été désignés pour devenir les victimes de leur croyance évangélique.

D'Angrogne: Noël, ministre; Jean Dubroc, maître d'école, et son aide Paul Ghiot; Laurent Rivoire, Jean Stringa, Guillaume Malan, Antoine Odin, Laurent Viton, alias Peron, Antoine Fraschia, George Monastier, Isaac Musset, François Tussiane, Colet Buffa, George Stalè, Pierre Bertin.

De Saint-Jean : Simon Appia, Antoine Daniel, Barthélemi et Jafré Danna, Jean Malanot, Guillaume Thurin, Antoine Simond, François Daniel et Guillaume Girardet.

De Rora: Artuset Durand, Étienne Durand, Jacques Morglia, Jacques Mirot, Jacques Marauda, Louis Mirot.

De Bobbi: M. Humbert Artus, ministre ; Jean Bodet, Antoine Bodet, Jacques Bonjour et Jacobin Rua.

Du Villar: Gille ou Juliano Dughet, prédicateur ; Peiron Moussa, Guillaume Pelenc, Jacques Alaisan, Claude Rambaud, Barthélemi Viton, Jacques et Ciabert Dalmas.

Plusieurs de ces noms se sont conservés jusqu'à présent, quelques-uns sont fort répandus.

CHAPITRE XIX.
LES VAUDOIS RENTRÉS SOUS LA DOMINATION DE LEUR PRINCE LÉGITIME SONT
PERSÉCUTÉS AVEC LA DERNIÈRE RIGUEUR.

Retour des Vaudois sous la domination de Savoie. Emmanuel-Philibert, sollicité, publie un édit de persécution, en 1560. L'inquisition sévit dans la plaine. - Martyrs à Carignan, à Méane, à Barcelonnette. - Démarches des Vaudois. - Cruautés. - Commissaires du duc aux Vallées. - Les moines de l'Abbadie et leurs victimes. - Concession momentanée du duc. - Mission de Poussevin. - Dispute publique. - Dernières démarches. - Préparatifs de défense. - Le comte de la Trinité aux Vallées, avec une armée, recourt à la ruse, éloigne les notables. - Oppression croissante. - Alliance avec le val Cluson - Les Vaudois attaqués à réitérée fois, dans leur refuge du Pradutour, toujours vainqueurs. - Trêve. - Signature du traité de paix; base des relations futures des Vaudois avec leur souverain.

Après avoir été asservi à la France pendant vingt-trois ans, le Piémont fut rendu à son légitime souverain, le 3 avril 1559, par le traité de Catteau-Cambrésis, à l'exception de Turin et de trois villes fortes du voisinage avec leur territoire. Ainsi, les Vallées Vaudoises retournèrent sous la domination de la maison de Savoie. Le duc régnant Emmanuel-Philibert qui, en 1553, avait succédé à son père Charles III (auteur de la persécution de Bersour), était un prince justement apprécié, distingué autant par sa valeur que par des talents peu communs et par la sagesse de son administration. Il venait d'épouser Marguerite, soeur du roi de France. Cette princesse, instruite de l'excellence des principes évangéliques par ses illustres parentes, Marguerite reine de Navarre et Renée de France, fille de Louis XII, était bien disposée pour les réformés. Les Vaudois pouvaient donc espérer des jours tranquilles et la jouissance du culte de leurs pères.

Mais en faisant la paix, les princes contractants s'étaient promis réciproquement de combattre la réforme et de détruire cette hérésie. Le règne d'Emmanuel-Philibert ne devait donc se consolider que pour aboutir à la persécution religieuse. Déplorable et honteuse nécessité, si c'en était une!

Il est certain aussi, et le fait a été constaté dans le chapitre précédent, que la doctrine vaudoise qui n'était autre que celle de la réforme, s'était répandue de proche en proche en Piémont, pendant la domination française, et que, dans les Vallées surtout comme, à leurs abords, l'Église dite hérétique s'était fort accrue et avait remplacé son ancien système de dissimulation par une profession générale et publique. Les clameurs des zélés papistes, blessés dans leurs croyances, irrités des succès des amis de la Bible, les cris d'effroi des dévots, les lamentations incessantes des superstitieux partisans des images, le mécontentement de plusieurs seigneurs, inquiets des effets que pourraient avoir pour leurs revenus les changements de religion de leurs vassaux, pardessus tout enfin, les plaintes des prêtres dont la considération diminuait autant que leur prébende, accusaient auprès du gouvernement du jeune duc les braves Vaudois, et sous le masque de la religion et de la justice ne demandaient (lue vengeance. On peut croire que le jugement du prince lui conseillait une administration paisible et mesurée, et que le voeu de son coeur, éclaire par les douces représentations de son épouse, le portait à épargner des sujets inoffensifs. Mais ne connaissant pas par lui-même la piété qui est selon la vérité, élevé dans les erreurs de Rome, comment eût-il su et pu résister aux instances de l'inquisition, des prélats et du nonce papal, coalisés contre les Vaudois avec des seigneurs de la cour et avec les ambassadeurs de France, d'Espagne et de divers princes d'Italie.

Aux sollicitations de tant d'ennemis de l'Evangile, Emmanuel-Philibert , après une année de règne, publia donc le 15 de février 1560, à Nice, sa résidence (Turin étant toujours entre les mains des Français), un édit de persécution contre les Vaudois et les réformés de ses états. Il y était défendu à tout sujet de son Altesse d'aller entendre les prédicateurs non catholiques du val Luserne ou de tout autre lieu, sous peine de cent écus d'or d'amende, pour une première fois, et des galères perpétuelles pour la seconde. La moitié de l'amende était promise au dénonciateur. Bientôt après suivirent de nouvelles ordonnances plus sévères les unes que les autres, et entre autres, celle d'assister à la messe sous peine du bûcher. L'exécution des édits fut confiée à un prince du sang, Philippe de Savoie, comte de Raconis, cousin du duc, et à George Coste, comte de la Trinité. On leur adjoignit pour la procédure Thomas Jacomel, inquisiteur général, homme cruel et dissolu, le conseiller Corbis, en qui la violence n'avait pas éteint la sensibilité, comme il le prouva en résignant ses pouvoirs après avoir assisté à quelques scènes de barbarie, et le prévôt général de justice. ( Voir LÉGER,... Ii éme part., p. 34. - GILLES,... chap. XI, p. 72, 73. Voir le même auteur pour tout ce qui suit. )

C'est à Carignan qu'on commença à appliquer l'ordonnance de persécution; et d'abord sur un étranger, pour épouvanter les nombreux réformés que comptait cette ville opulente. Mathurin (1), c'était son nom, après avoir confessé sa croyance, devait, aux termes de l'édit, être brûlé, si dans trois jours il ne se rétractait pas et ne consentait pas à aller à la messe. Jeanne, sa fidèle femme, obtint de le voir, voulant, disait-elle, lui parler pour son bien. À peine introduite dans son cachot, semblable à la courageuse mère des Macchabées, elle exhorta son mari en présence des commissaires à persévérer dans la profession de sa foi pour le salut de sort âme, à ne s'inquiéter d'aucune chose de ce monde, non pas même de son supplice qui serait de peu de durée, ni de la laisser veuve et délaissée; car elle était résolue de, raccompagner à la mort, si telle, était la volonté de Dieu. Les menaces des commissaires ne purent l'ébranler ni elle ni son mari. Elle obtint même par ses sollicitations de subir sa peine le même jour et sur le même bûcher que son époux.

Les fidèles de Carignan et une infinité d'autres lieux, persécutés à outrance, s'enfuirent à Turin, alors terre de France, ou ailleurs. Leurs biens furent confisqués, mais ils sauvèrent leur vie, du moins pour le moment. Il est triste d'ajouter, mais la vérité l'exige, que plusieurs abjurèrent par crainte de la mort et pour conserver leur fortune à leurs enfants.

Les exécuteurs des vengeances romaines saccagèrent, dans le voisinage de Suse, les contrées de Méane et Mattis, peuplées de Vaudois, en condamnèrent les habitants aux galères, ou à d'autres peines, et en brûlèrent lentement, à petit feu, le digne ministre. La vallée de Barcelonnette, et d'autres, nouvellement soumises au duc, éprouvèrent de semblables traitements.

Insensiblement la persécution qui venait de sévir tout autour des Vallées, s'approchait de cette antique forteresse de la vérité évangélique. Le récit des dévastations, des confiscations, des arrestations, des sentences infamantes, des supplices et des abjurations, parvenait de toutes parts à ces hommes voués aux mêmes maux. Dans des conjonctures si critiques, les pasteurs et les principaux des Vallées se réunirent pour aviser aux moyens d'écarter le danger, s'il était possible. On implora, par d'ardentes et d'humbles prières, les directions de l'Esprit de Dieu et les effets de sa grâce toute-puissante. Puis l'on décida d'écrire au duc, à la duchesse et au conseil pour leur exposer l'état des affaires, ainsi que la justice de leur cause, et pour implorer la clémence d'un souverain qu'ils n'avaient jamais eu le dessein d'offenser.

Dans la lettre à leur prince, ils réclament de sa justice le droit reconnu à tout accusé, même à tout coupable, savoir celui d'être entendu avant que d'être condamné. Ils protestent ensuite solennellement de leur attachement à la vraie foi et à la religion pure et sans tache du Seigneur Jésus-Christ. Ils déclarent que la doctrine qu'ils suivent est celle des prophètes, des apôtres, du concile de Nicée et d'Athanase, qu'ils acceptent volontiers les décisions des quatre principaux conciles et les écrits des anciens pères de l'Église, dans tout ce en quoi ils ne s'éloignent point de l'analogie de la foi. Ils assurent qu'ils rendent de bon coeur l'obéissance due à leurs supérieurs et qu'ils cherchent la paix avec leurs voisins. Que, quant à leurs opinions, ils ne refusent pas de se laisser éclairer; que, loin de s'opposer à un concile libre, dans lequel toute question serait débattue et résolue par la Parole de Dieu, ils le désirent de tout leur coeur et qu'ils prient Dieu de disposer les princes à en accorder un. Ils supplient ensuite leur souverain de bien considérer que la religion qu'ils suivent n'est pas nouvelle comme quelques-uns voudraient le faire croire; mais que c'est la religion de leurs pères, de leurs aïeux, des aïeux de leurs aïeux, et de leurs prédécesseurs les saints martyrs, les confesseurs, les prophètes et les apôtres.ils font ensuite mention de leur confession de foi, disant qu'ils l'avaient proposée à l'examen des docteurs de toute université du monde chrétien, avec promesse de se départir de toute erreur qui s'y trouverait, si elle était démontrée par la Parole de Dieu; mais qu'on ne leur en avait signalé aucune. En conséquence, ils demandent d'être tolérés.

« Au nom du Seigneur Jésus, écrivent-ils, nous requérons que si, en nous, en notre religion, se trouve quelque erreur ou faute , elle nous soit démontrée; mais si nous avons la vérité pure et irrépréhensible, qu'elle nous soit laissée pure et entière. C'est chose certaine, sérénissime prince, que la Parole de Dieu ne périra point, mais durera éternellement. Si donc notre religion est la pure Parole de Dieu, comme nous en sommes persuadés, et non une invention humaine, il n'y aura aucune force humaine qui la puisse abolir. C'est ce que Gamaliel a dit pour la défense des apôtres, et chacun en reconnaît la vérité : Ne poursuivez plus ces gens-là, disait-il , mais laissez-les en repos; car, si ce dessein est un ouvrage des hommes, il se détruira de lui-même; mais s'il vient de Dieu, vous ne pouvez le détruire, et prenez garde qu'il ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu. » (Actes des Apôtres, chap. V, v. 38 et 39.)

Les courageux Vaudois rappelaient ensuite à leur prince, que l'on avait en vain essayé autrefois de détruire, par la persécution, la religion de leurs ancêtres; et ils le conjuraient de ne pas se joindre à ceux qui s'étaient souillés de sang innocent. Ils lui promettaient une entière fidélité et une parfaite soumission en tout ce qui ne porterait pas atteinte à leur foi, voulant rendre à César ce qui est à César, comme à Dieu ce qui est à Dieu.

« Et nous prierons de tout notre coeur, ajoutaient-ils, notre Dieu tout bon et tout puissant qu'il lui plaise de conserver votre Altesse en toute prospérité. »

La lettre était signée au nom des habitants des vallées de Luserne, Angrogne, Pérouse, Saint-Martin et d'autres innombrables habitants du pays de Piémont.

La lettre adressée à la duchesse était dans un style différent : elle ne renfermait pas d'apologie. On lui témoignait une grande confiance. On lui parlait comme à une protectrice et à une amie. On lui exposait les maux qu'avaient déjà soufferts les disciples de la Parole de Dieu, à Carignan et autres lieux , et les menaces terribles qu'on faisait à tous ceux qui ne consentiraient pas à se rendre à la messe. Enfin, en se recommandant à sa bienveillante et puissante intervention auprès du prince, son époux, on lui rappelait les exemples d'Esther et d'autres femmes pieuses, ainsi que ceux de fidèles qui avaient sauvé les enfants de Dieu persécutés.

La lettre adressée au conseil de son altesse reproduisait les considérations et les prières contenues dans la lettre du duc, avec des développements nouveaux. Elle insistait sur l'obligation imposée aux magistrats chrétiens d'empêcher l'effusion du sang innocent, et sur le compte qu'ils auraient à rendre de leur gestion à Dieu. Elle les invitait à se souvenir de ce que Dieu avait dit et fait pour le sang d'un seul Abel, et à penser à ce qu'il ferait pour le sang d'un si grand nombre de fidèles qu'on persécutait à mort. Ils réclamaient enfin, pour eux chrétiens, isolés dans leurs montagnes, la même tolérance qu'on accordait aux Juifs et aux Sarrasins, au milieu des meilleures villes du Piémont.

Les Vaudois ajoutèrent à cette lettre une apologie ou défense de leur religion, ainsi que de leur conduite présente et passée. Ils y réfutaient victorieusement d'injustes accusations et quelques calomnies. Ils envoyèrent aussi leur confession de foi.

Ce ne fut pas une petite difficulté pour ces hommes voués au mépris, frappés de réprobation, abandonnés d'avance aux exécuteurs de la justice, que de faire parvenir, d'une manière sûre, leur justification et leurs requêtes entre les mains de leur prince et de leur princesse circonvenus. De deux de leurs amis qui s'étaient rendus à Nice à cet effet, l'un, le sire de Castillon, se laissa effrayer par la perspective des affronts et des insultes à endurer. Mais l'autre, Gilles de Briquéras, bien venu auprès du comte de Raconis, ne repartit de la résidence qu'après avoir pu faire parvenir toutes les pièces à la duchesse et obtenu d'elle de les présenter elle-même au duc. Les Vaudois s'étaient aussi recommandés à l'intercession et aux bons offices d'un de leurs seigneurs, le comte Charles de Luserne, seigneur d'Angrogne.

Mais pendant que les députés des Vaudois se rendaient à Nice, puis durant les trois mois qui s'écoulèrent avant que Gilles eut remis les lettres à Marguerite de France, l'état des choses déjà si menaçant empira, et la haine intéressée se fit jour contre les amis de la Bible par des violences. Ce furent d'abord des seigneurs de la contrée qui se firent les agents de la persécution et qui rivalisèrent de barbarie avec l'inquisiteur et ses suppôts. Tandis que le dominicain Jacomel et le conseiller Corbis, établis à Pignerol, signifiaient par lettres aux Vaudois qu'ils eussent à se soumettre à l'Église de Rome et à aller à la messe, et que le comte de Raconis entrait en pourparler à Saint-Jean, en avril 1560, avec les syndics et les ministres, sans autre résultat qu'un échange de paroles, divers seigneurs maltraitaient leurs vassaux et leurs voisins de la religion. Dans la vallée de Luserne, on se plaignait surtout du comte Guillaume qui, avec quelques amis et à la tête de ses serviteurs, arrêtait et dénonçait les Vaudois, surtout ceux de Bubbiana, Campillon et Fenil, qui se rendaient au prêche. Il faisait de cette manoeuvre une spéculation, revendiquant pour sa peine la moitié de l'amende de cent écus d'or, infligée par l'édit à chaque délinquant convaincu de faute pour la première fois.

Dans la vallée de Saint-Martin, deux frères, Charles et Boniface Truchet (2), tourmentaient sans relâche les Vaudois de leur seigneurie de Rioclaret. C'était la haine de la religion évangélique qui les animait. Déjà, durant la domination française, ils avaient fait tout ce qui dépendait d'eux pour empêcher que les services religieux se fissent publiquement. C'étaient eux qui avaient arrêté et livré à l'inquisition le libraire Hector brûlé à Turin. Dernièrement encore, ils avaient, à deux fois, cherché à s'emparer du pasteur. Une première fois, ils l'avaient laissé comme mort entre les bras de ses fidèles paroissiens qui le leur disputèrent ; et une seconde fois, ils l'eussent arrêté dans le temple même, ayant déjà mis la main sur lui, sans la résistance opiniâtre de l'assemblée. L'édit de persécution avait été sollicité par eux. Ils avaient même obtenu permission de lever cent hommes, et de les employer à la soumission des hérétiques.

Or donc, au mois d'avril 1560, ils assaillirent à l'improviste les hameaux de la commune de Rioclaret, épars sur le penchant des monts, ravageant et tuant. Le jour paraissait à peine ; les habitants épouvantés se précipitent hors de leurs maisons, la plupart sans vêtements, jetant des cris d'alarme pour avertir leurs frères, et vont chercher un refuge sur les hauteurs encore couvertes de neige. Le ministre n'échappe qu'avec grande difficulté. Et tandis que la population, chassée à coups d'arquebuse, se consume par le froid et par la faim dans les retraites des bois et des rochers, leurs impies agresseurs se gorgent de biens dans les chaumières abandonnées. Un ministre de la vallée, de retour de Calabre depuis peu, apprenant ce malheur, veut aller consoler ses frères dans la détresse, mais il est reconnu, saisi et conduit à l'abbaye de Pignerol, où Jacomel et Corbis le condamnent au feu, ainsi qu'un autre homme de la vallée de Saint-Martin. Cependant les fugitifs virent poindre la délivrance au quatrième jour; quatre cents de leurs coreligionnaires du val Cluson, soumis à la France, émus de compassion à la nouvelle de leur infortune, passèrent les monts et vinrent se jeter sur la troupe ennemie qu'ils dispersèrent. Les Truchets exaspérés s'en allèrent à Nice se plaindre au duc et réclamer secours. On leur promit tout. On leur accorda aussi de reconstruire le château du Perrier, détruit par les Français, vingt ans auparavant, et d'y tenir garnison. Des circonstances personnelles à ces seigneurs (3) arrêtèrent seules pour le moment l'explosion de leur colère. (GILLES,... chap. XIII, P. 88, etc.)

Vers la fin du mois de juin, Philippe de Savoie, comte de Raconis, haut commissaire, vint pour la seconde fois dans la vallée de Luserne, accompagné du comte de la Trinité, son adjoint. Ayant assemblé les ministres et les syndics, ils leur apprirent que leurs écrits avaient été envoyés à Rome par le duc qui attendait la réponse du pape. Puis s'adressant aux chefs des communes, ils leur insinuèrent que la persécution cesserait aussitôt et que les prisonniers seraient remis en liberté, si les Églises consentaient à écouter les prédicateurs que le duc leur enverrait, et s'ils retiraient à leurs pasteurs le droit de prêcher, pendant qu'on ferait l'épreuve du savoir faire des premiers. Les syndics répondirent sur-le-champ au premier point : que si les prédicateurs proposés annonçaient la pure Parole de Dieu, ils les écouteraient; mais non dans le cas contraire. Quant au second point, ils demandèrent d'y réfléchir jusqu'au lendemain : leur réponse fut qu'ils ne pouvaient faire cesser leurs pasteurs aussi longtemps qu'ils n'auraient pas reconnu que les nouveaux prédicateurs étaient de vrais serviteurs de Dieu et des ministres du pur Évangile de vérité; réponse aussi prudente que sage et digne de magistrats pieux. Ils refusèrent également de renvoyer ceux de leurs pasteurs qui étaient étrangers. Les commissaires du duc exigeant une réponse par écrit à leurs demandes, le conseil des communes s'assembla le 30 juin et la donna rédigée avec toute la fermeté désirable, unie aux formes et aux ménagements dans les expressions que requérait la dignité du prince à qui elle était faite. Le mécontentement des commissaires fut grand. Dans leur colère, ils firent une nouvelle publication des édits, et la persécution se ralluma plus violente que jamais.

Parmi les plus grands ennemis dont les Vaudois eussent à redouter la fureur, il ne faut point oublier les moines de l'abbaye de Pignerol. Non contents de vivre dans l'opulence, ils s'étaient accordé de tout temps la satisfaction, douce à leur coeur, de faire la chasse aux Vaudois. Le moment leur partit unique pour la faire en grand. C'est pourquoi ils prirent à leur solde une troupe considérable de méchantes gens qu'ils lançaient fréquemment sur les évangéliques de la vallée de Pérouse, et de Saint-Germain en particulier, village éloigné de Pignerol seulement d'une lieue et demie.ils ne réussirent que trop bien dans fane de leurs expéditions. Ayant gagné un homme bien connu du pasteur de ce dernier lieu, ils envoyèrent de grand matin, avant le jour, ce traître au presbytère requérir pour un cas pressant le ministère dit fidèle pasteur, qui ne soupçonna le danger que lorsqu'il était trop tard, savoir quand il se vit entoure des sicaires de l'abbaye. Il tenta de s'échapper par la fuite, en même temps qu'il réveillait les villageois par ses cris. Hélas! c'était trop tard ! Il fut atteint, blessé et emmené. Plusieurs de ses fidèles paroissiens le furent avec lui, ainsi que des femmes. Quelques-uns même furent massacrés, en voulant l'arracher des mains des soldats.. Le pasteur fut, quelques jours plus tard, lié sur le bûcher. L'on contraignit même, par un raffinement nouveau de cruauté, et pour le divertissement des spectateurs, les pauvres femmes prisonnières à porter des fagots sur le feu qui consumait lentement leur conducteur spirituel. Nul ne saurait en renseigner aux prêtres de Rome.

La troupe soldée de l'abbaye de Pignerol (de l'Abbadie), forte d'environ trois cents hommes, fit de nouvelles expéditions contre Saint-Germain qu'ils dévastèrent. Ils se jetèrent aussi sur Villar de la Pérouse, qui en est proche, ainsi que sur les villages voisins, Prarustin et Saint-Barthélemi. Ils poussèrent même leurs courses jusqu'à Fenil, Campillon et autres lieux dans la plaine, au débouché du val Luserne. Le pillage était leur oeuvre de prédilection. Les prisonniers qu'ils faisaient étaient pour la plupart envoyés aux galères. À leur approche tout fuyait. C'est à peine si les persécutés osaient faire leurs récoltes. La famine et l'angoisse étaient sur le penchant des montagnes vaudoises qui regarde Pignerol.

Cependant les sicaires des moines allaient à leur tour trouver à qui parler. Les habitants du val Luserne, émus de compassion de la calamité de leurs frères, songèrent d'abord à les protéger, au moyen d'un fort détachement d'hommes armés, qui feraient la garde pendant que les persécutés récolteraient leurs moissons et mettraient ordre à leurs affaires.

Un plein succès couronna leur dévouement.. Mais après leur départ, les courses des pillards recommencèrent, jusqu'à ce qu'un jour des gens d'Angrogne, qui moissonnaient leurs champs sur les hauteurs qui dominent Saint-Germain, ouïrent une fusillade et, aperçurent une grosse troupe d'hommes armés se dirigeant sur le village situé à leurs pieds. Alors, au cri d'alarme de leurs frères, les Angrognins bien armés se précipitèrent dans la plaine, comme une avalanche qui renverse tout sur son passage. Divisés en deux, bandes, tandis que l'une mettait les papistes en faite, l'autre s'emparait à temps du pont sur le Cluson pour leur couper la retraite.

Il ne restait plus à l'ennemi cerné, battu, qu'à abandonner ses morts et ses blessés et à se jeter dans la rivière. Heureusement pour lui que les eaux en étaient basses à cause de la sécheresse de Pété. Plusieurs y périrent toutefois, atteints par les balles qu'on tirait sur eux du rivage. Les Angrognins s'étant comptés, et se trouvant au nombre d'environ quatre cents, eurent un instant l'intention de se porter sur l'abbaye de Pignerol, pour y délivrer leurs frères prisonniers, ce qui eût été très-praticable, comme on le sut ensuite, les moines et leurs gens saisis de crainte ayant en hâte quitté leur couvent pour se réfugier en ville. Mais l'absence d'un chef expérimenté et la prudence les retinrent de s'aventurer au milieu des flots de leurs ennemis acharnés, qui déjà faisaient sonner le tocsin dans lotis leurs villages et aussi à Pignerol.

Les Vaudois de la vallée de Pérouse (rive gauche), soumis à la France, eurent aussi leurs tribulations à cette époque. Ils durent quelquefois, comme leurs voisins, recourir à la force pour se défendre. (V. GILLES,... P. 94 et 95.)

Cependant, le duc et son conseil s'étaient sérieusement occupés des demandes et des représentations que les pauvres Vaudois leur avaient adressées au printemps. Le duc se figurant que sa religion était la bonne et que son excellence pourrait être démontrée par des raisons suffisantes, comme aussi sans doute par l'Écriture sainte à laquelle les Vaudois en appelaient toujours quand il s'agissait de défendre la leur, le duc inclinait pour accorder à ces derniers des conférences dans lesquelles des catholiques éminents par leur savoir démontreraient la vérité de la religion de Rome et l'erreur du culte vaudois(4) Cet avis avait été communique au pape, mais n'avait pas été goûté par lui. Le pontife avait répondu qu'il ne consentirait jamais qu'on mit en discussion les points de sa religion, que les constitutions de l'Église romaine devaient être admises absolument et sans contestation, ni exception, et qu'il ne restait qu'à procéder avec toute rigueur contre les récalcitrants; qu'il consentait à envoyer un légat avec des théologiens pour instruire les repentants et pour absoudre du crime d'hérésie ceux qui abjureraient, mais qu'il n'attendait pas un grand résultat de ce moyen; que le plus expédient, serait de procéder contre eux par voie d'exécution, et même par la force des armes. Il offrait au duc son assistance au besoin.

L'avis du pape fut admis en conseil. On ne le modifia que sur un point. On jugea convenable que le commissaire ecclésiastique cherchât à convaincre les Vaudois d'erreur et à les instruire avant de procéder avec la dernière rigueur. L'on choisit pour cette mission un homme de renom, parmi ses pareils, mais dont le mérite n'égalait pas la réputation, Antoine Poussevin, commandeur de Saint-Antoine de Fossan. Muni de pouvoirs fort étendus, il vint aux Vallées, s'attendant à un triomphe facile. Il prêcha avec fracas à Cavour, à Bubbiana et à Luserne, se vantant beaucoup et vomissant autant de menaces que d'invectives contre les évangéliques. À Saint-Jean, où il avait convoqué les syndics et les ministres de la vallée de Luserne, il crut convaincre les assistants par la Parole de Dieu, en leur démontrant qu'elle fait mention de la messe, dans le mot massah, qui signifie consacrer : il soutint que puisque l'Écriture sainte contient le nom de massah, avec le sens de consacrer, la messe était donc enseignée dans l'Écriture sainte. Les ministres qu'il croyait avoir écrasés et réduits au silence par cette argumentation n'eurent pas de peine à lui prouver que la citation n'était pas exacte; qu'il n'était point parlé de la messe dans le texte sacré; que le mot de massah n'avait point ce sens, et surtout que la Bible n'enseignait point les doctrines figurées ou énoncées dans la messe, la répétition du sacrifice de notre Seigneur, l'adoration de l'hostie, ni tant d'autres erreurs.

Poussevin, qui ne s'était pas attendu à trouver, dans ces ministres méprisés, des connaissances théologiques et bibliques qu'il ne possédait point, renonça brusquement à une discussion qu'il ne pouvait soutenir avec honneur, et emporté par la colère il se répandit en injures et en menaces. Les nobles et les officiers de justice qui l'accompagnaient étaient honteux de son ignorance ; ils étaient aussi profondément humiliés de l'infériorité marquée que cette discussion assignait à leur religion comme à ses prêtres.
Ceci s'était passé dans le courant de juillet et d'août.
Peu après, probablement au commencement de septembre, les Vaudois comprenant quels funestes effets allaient résulter pour eux du rapport que ferait à la cour l'infortuné Poussevin, profitèrent du retour du duc dans le nord du Piémont, pour lui écrire de nouvelles lettres et pour implorer sa justice et sa pitié. Ils s'adressèrent aussi à Renée de France, veuve du duc de Ferrare, princesse éclairée et amie de la réforme, la suppliant d'intercéder en leur faveur, à son passage à la cour de Piémont; mais l'irritation était trop grande en haut lieu. On estimait avoir jusque-là usé d'assez de ménagement envers d'opiniâtres religionnaires. On se crut en droit de les faire abjurer par la force.

Dès le mois d'octobre, le bruit se répandit dans les Vallées que le duc levait et rassemblait des troupes pour en exterminer les habitants. Les Piémontais qui avaient des relations avec les Vaudois pressaient leurs parents ou amis d'abjurer ou de fuir pendant qu'il en était temps encore. Ainsi, le comte Charles de Luserne chercha, par une manoeuvre adroite, à entraîner ses vassaux d'Angrogne dans une criminelle défection, au renvoi de leurs pasteurs, à l'admission de prédicateurs nouveaux et à la célébration de la messe dans leur commune. Une convention était même déjà signée, quand, le peuple reconnut sa faute et désavoua tout ce qui avait été fait.

Il ne restait plus qu'à se préparer à l'orage qui s'amoncelait, qui grondait en approchant et qui allait fondre sur les Vallées. Les pasteurs et les principaux s'assemblèrent à plusieurs reprises et délibérèrent sur ce qu'il était opportun de faire pour éviter la ruine totale dont ils étaient menacés. Et premièrement, convaincus que Dieu seul pouvait les délivrer, qu'en sa miséricorde et en sa grâce était leur seul recours, ils décidèrent de ne donner la main à aucune mesure qui fût préjudiciable à son honneur ou opposée a sa Parole; ils convinrent d'exhorter chacun à recourir sérieusement à Dieu avec une vraie foi et une repentance sincère, ainsi que par d'humbles et ardentes prières. Quant aux précautions à prendre, ils arrêtèrent que chaque famille rassemblerait ses provisions, vêtements et ustensiles et les transporterait, ainsi que les personnes faibles, dans les habitations les plus élevées au pied des cimes et des rochers. Enfin, vers la fin d'octobre, à l'approche de l'armée papiste, on célébra un jeune public, et le dimanche suivant on prit la cène. Dans ce moment solennel, le peuple fut visiblement soutenu d'en-haut. On le voyait résigné aux épreuves dont il plaisait à Dieu de le visiter pour la sainte cause de son Évangile. Dans l'intérieur des chaumières et sur les sentiers des montagnes, dans leurs déménagements, on entendait ces martyrs de la vérité s'encourageant les uns les autres par des discours édifiants et par de saints cantiques.

Quant à la défense, il y eut diversité d'avis. Les uns demandaient qu'on ne fît usage des armes qu'à la dernière extrémité, lorsqu'on serait poursuivi dans les asiles reculés des montagnes. D'autres voulaient une résistance immédiate, alléguant que c'était le pape avec ses satellites plutôt que leur prince qui leur faisait la guerre, puisque, comme on l'affirmait, il entrait pour une grande part dans les frais de l'expédition (5) et que, quant au sang versé, s'il y en avait, le péché devait être imputé, non à ceux qui le répandraient en défendant leur vie, leurs familles et leur religion, mais à ceux qui les attaquaient injustement. Ne vouloir se défendre, disaient-ils, que lorsqu'on serait réduit au dernier asile des montagnes, quand l'ennemi aurait tout pillé et tout détruit dans les hameaux du bas, c'était se perdre sans ressource, puisqu'il ne resterait plus alors aucun moyen de subsister ; ils conjuraient donc de se défendre dès l'entrée des ennemis dans les Vallées, en se confiant en Dieu, le protecteur des opprimés. Cet avis prévalut, et l'on se prépara au combat.

Le 1er novembre 1560, l'armée piémontaise, forte d'au moins quatre mille fantassins et de deux cents chevaux (6), composée en partie d'officiers et de soldats, qui avaient vieilli dans les guerres de leur souverain avec la France, et commandée par le comte de la Trinité, arriva à Bubbiana, terre vaudoise, et le lendemain déjà commença ses opérations dans la vallée de Luserne par une attaque contre les hauteurs d'Angrogne, les plus voisines de Saint-Jean. Les Vaudois n'avaient à opposer à ces troupes aguerries et disciplinées qu'un petit nombre d'hommes, mal armés, sans ordre ni connaissances militaires, n'ayant pour eux, avec le secours d'en-haut, que leur courage, la connaissance des lieux et l'habitude de la montagne. Car, quoique, la population totale des Vallées Vaudoises montât déjà alors à dix-huit mille âmes (7), c'est un fait connu que leurs hommes armés ne dépassaient pas douze cents, et encore ils étaient disséminés à de grandes distances les uns des autres dans leurs trois vallées. À l'attaque des hauteurs d'Angrogne par un corps de douze cents Piémontais, l'on n'avait pu opposer en toute hâte que deux cents hommes. Ceux-ci cependant firent si bien leur devoir que l'ennemi battit en retraite, laissant plus de soixante morts, n'en ayant perdu eux-mêmes que trois (8). Le même jour l'armée occupa la Tour, petite ville en plaine, au coeur de la vallée de Luserne, et peuplée en majeure partie de catholiques. La Trinité en fit réparer le château, situé au nord sur une colline, au débouché de la vallée d'Angrogne et détruit par les Français durant leur occupation. Il y mit une forte garnison qui se distingua par ses cruautés. Il fit aussi occuper le château du Villar, dans la même vallée, celui de Pérouse dans celle de ce nom, et celui du Perrier dans celle de Saint-Martin. Le gros de l'armée était à la Tour, d'où elle pouvait se jeter ait nord sur Angrogne, à l'occident sur Villar et Bobbi, et ait midi sur Bora. À l'orient, Saint-Jean, Bubbiana, etc., étaient déjà occupés.

Le lundi, 4 novembre, la Trinité essaya encore ses forces par une expédition à la Combe, hameau populeux sur la hauteur qui domine le Villar, où les habitants de cette commune avaient retiré leurs familles et leurs biens meubles. Mais ses troupes durent battre en retraite avec perte, ainsi qu'au Taillaret, hameau montagneux au nord-ouest de la Tour. Dans ces combats> les Vaudois avaient fait preuve de capacité militaire, de courage et d'une résolution bien arrêtée de mourir plutôt que de livrer leurs familles à l'ennemi. Le général comprit qu'il avancerait peu, s'il n'appelait à son aide la ruse et la politique. Il avait découvert dans ces montagnards une si grande sincérité et bonhomie, unies à un désir ardent de paix, une ignorance si complète des intrigues, et une confiance si extraordinaire en la bonne foi d'autrui, qu'il vit immédiatement tout le parti qu'il pourrait en tirer. Après avoir employé adroitement Jacomel, l'inquisiteur, et surtout Gastaud, son secrétaire intime qui feignit d'aimer l'Évangile, le comte ne rougit pas de tromper les principaux d'Angrogne appelés auprès de lui, en leur citant de prétendus discours du duc et de la duchesse des plus flatteurs pour eux, mais aussi des plus propres à les endormir, leur laissant entrevoir qu'au moyen de certaines complaisances tout pourrait s'arranger amicalement. Il réussit ainsi à leur faire déposer dans la maison d'un de leurs syndics quelques-unes de leurs armes dont il s'empara, à laisser célébrer, soi-disant pour la forme, une messe dans le temple de Saint-Laurent à Angrogne, et à se faire conduire, lui général ennemi, au Pradutour, forteresse, naturelle, refuge ordinaire en temps de persécution. Certainement les gens d'Angrogne poussèrent un peu loin la confiance ou la simplicité. Enfin, Pour couronner l'oeuvre, il les engagea et après eux les autres communes, malgré l'opposition de quelques hommes clairvoyants et de la plus grande partie des ministres (9), à envoyer les principaux de leurs vallées en députation au duc, résidant alors à Verceil (Turin étant toujours au pouvoir des Français), pour obtenir la paix.

Par cet artifice, le comte de la Trinité atteignit plus d'un but. Il endormait la vigilance de ces pauvres gens; il amollissait leur résolution par l'espérance de la paix; il les privait de leurs meilleurs conseillers et les empêchait de rien faire contre lui, de crainte de compromettre la négociation et même la vie de leurs chefs, actuellement entre les mains des papistes. D'un autre côté, par ces mesures, le comte ne s'était imposé aucune gêne à lui-même et restait libre de ses mouvements comme on put le remarquer bientôt.

(1) Il est appelé Marcellin , dans une lettre écrite à un seigneur de Genève, par Scipion Lentulus , pasteur aux Vallées a cette époque. (LÉGER,... II ème part, , p. 34.) )
(2) On prononce Truquet.
(3) Ils furent capturés par des Turcs sur la mer de Nice puis rançonnés.
(4) Botta dit lui-même : « Il duca désideroso di non far sangue penso d'instituire un colloquio, per cui sperava di potergli acquistare alla religione dei piu Storia d'Italia t. II, p. 423.)
(5) Cinquante mille écus par mois et l'abandon de son revenu d'un an de tous les biens ecclésiastiques des états de son altesse. (GILLES,.... chap. XVIII, p. 115.)
(6) C'est le chiffre qu'en donne le pasteur de Saint-Jean, Scipion Lentulus, dans sa lettre à un seigneur de Genève. (lEGER,... II ème part. p. 35. )
(7) Voir la même lettre de Lentulus.
(8) Selon la même lettre.
(9) Voir la lettre de Lentulus déjà citée.

CHAPITRE XIX.
LES VAUDOIS RENTRÉS SOUS LA DOMINATION DE LEUR PRINCE LÉGITIME
SONT PERSÉCUTÉS AVEC LA DERNIÈRE RIGUEUR. (Suite)

À peine les députés étaient-ils partis pour Verceil que le comte recommença de molester les gens du Taillaret, hameau considérable de la commune de la Tour, situé au nord-ouest, an pied du majestueux Vandalin. Cette localité est d'une certaine importance en temps de guerre, étant à la jonction des chemins de montagne qui mettent en communication les hameaux supérieurs du Villar avec le bourg de la Tour, comme aussi ces mêmes hameaux et bourg avec le vallon du Pradutour de la vallée d'Angrogne. Se plaignant de manque d'égards pour lui et de menaces faites à ses gens (c'était le loup se disant offensé par l'agneau), il exigea d'abord qu'on s'humiliât devant lui, puis qu'on lui remit toutes les armes, puis il saccagea les habitations, sans doute pour qu'elles fussent abandonnées et que le chemin des monts lui restât ouvert. Il fit aussi des prisonniers en grand nombre. Il se conduisit de la même manière dans les hameaux du Villar. L'oppression devint telle qu'à la Tour, sous les yeux du général, nul, ni rien n'était en sûreté, et que les évangéliques du bourg cherchaient à se mettre à couvert, eux, leurs femmes et leurs filles, avec ce qu'ils pouvaient emporter, dans les antres des rochers, quoique ce fût en hiver. D'autres plus heureux trouvèrent un asile dans les communes voisines. Les soldats les suivaient à la piste. Citons un fait. Ils trouvèrent dans une caverne un vieillard de cent trois ans et sa petite-fille qui le soignait. Après avoir tué l'homme vénérable, ils allaient outrager la fille, quand elle s'élança en bas les rochers, préférant la mort à la honte.

La Trinité imposa aussi à la vallée une contribution forcée de seize mille écus. Il exigea ensuite le renvoi des ministres; au moins, disait-il, jusqu'au retour des députés. On dut, on plutôt, on crut devoir y consentir. Il espérait pouvoir s'assurer de leurs personnes à leur départ; mais les Vaudois prirent de telles précautions, qu'ils les conduisirent en sûreté, bien qu'au travers des neiges et par les hauts passages de Giulian, puis du val Saint-Martin, chez leurs frères de Pragela sur terre de France. Étienne Noël, pasteur d'Angrogne, seul avait été excepté, comme par une faveur du comte qui paraissait avoir pour lui une grande estime. Mais on vit bientôt que c'était dans l'espérance de l'enlever plus sûrement. Le coup manqua heureusement, grâce à l'attachement des paroissiens de Noël, qui le protégèrent contre les soldats envoyés pour le saisir et qui le conduisirent hors de leur atteinte.

Enfin, le comte de la Trinité, après avoir détruit tout le vin et toutes les récoltes qu'il ne put emporter, et après avoir brisé tous les moulins qu'il lui fut possible, conduisit son armée en quartier d'hiver dans la plaine, laissant toutefois de fortes garnisons dans les forts et châteaux de la Tour, du Villar, de la Pérouse et du Perrier.

Pendant l'absence du chef, ces garnisons commirent toutes sortes de cruautés et d'infamies. Mais il est plus honorable de les taire que de les raconter.

L'on attendait aux Vallées avec une grande impatience les députés envoyés à Verceil pour obtenir une capitulation honorable. L'on annonça, enfin, leur retour dans leurs montagnes chéries, au sein de leurs familles et de leurs frères persécutés. Mais, à leur air souffrant, à leur regard abattu, on vit, avant même qu'ils ne parlassent, qu'ils n'apportaient aucune bonne nouvelle; qu'ils avaient été cruellement trompés, qu'ils étaient honteux tout à la fois d'eux-mêmes et du rôle qu'on leur avait fait jouer. Gastaud, le secrétaire du comte, racontèrent-ils, les avait effrayés, et leur avait fait présenter au duc une lettre toute différente de celle que leurs frères des Vallées les avaient chargés de remettre. Ils avaient dû demander pardon à son altesse et ensuite au légat du pape. Durant les six semaines de leur séjour à Verceil, ils avaient été continuellement harcelés par les moines. On les avait accablés d'injures et de menaces, au point qu'ils s'étaient vus contraints de promettre d'aller à la messe. Ils apportaient l'ordre formel aux communes vaudoises de recevoir des prêtres, de fournir à leur entretien et de consentir au culte romain, à l'introduction de la messe, par conséquent, sous peine d'une extermination générale.

Que faire ? la situation avait empiré. Il ne restait de choix qu'entre l'apostasie avec la paix, mais au prix du salut de leur âme, et de la fidélité à Dieu, à sa Parole, à l'Église des apôtres avec une perspective de maux affreux et immédiats, mais avec l'approbation de la conscience et l'espérance de la couronne de vie dans le ciel auprès du Seigneur. Placé entre ces deux alternatives, le peuple choisit la bonne part. Aux avantages de ce monde, il préféra la vie éternelle. Il rejeta les conditions honteuses qu'on lui faisait au nom du prince. Il rappela ses pasteurs et rendit au service divin sa publicité et sa forme usitée. Là où l'on avait souffert l'introduction de quelques images dans le temple, à Bobbi, par exemple, on les en arracha avec indignation. Partout se manifesta hautement l'intention généreuse de tout souffrir, jusqu'à l'incendie, la fuite et la mort, plutôt que de renier la foi de leurs pères.

Les pasteurs reçurent aussi, dans ces circonstances critiques, des lettres pleines d'affection et de sympathie chrétienne de leurs frères de l'étranger. La certitude du vif intérêt qu'on leur portait, la connaissance des prières qu'on faisait en divers lieux en leur faveur, les conseils de la charité la plus pure et les encouragements à ne regarder et à ne s'attendre qu'à Dieu pour leur délivrance: tous ces témoignages leur firent du bien, ils se sentirent moins seuls dans la lutte.

L'attachement sincère que leurs voisins et coreligionnaires du val Cluson ou Pragela (1) leur avaient toujours montré dans les jours de joie, comme dans ceux de deuil et de persécution, notamment dans les derniers événements, fit songer à renouveler l'ancienne union. Des députés des trois vallées passèrent les monts couverts de neige et vinrent proposer l'alliance aux communautés val-clusonnes, que leur souverain François II, roi de France, avait donné ordre de persécuter aussi. Acceptée sans hésitation, elle fut aussitôt jurée. On convint de se secourir mutuellement de toutes les forces disponibles, toutes les fois que leur ancienne Église apostolique serait persécutée. On réserva cependant la fidélité, que les contractants devaient à leurs souverains respectifs; (2). Les envoyés des vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin reçurent le serment de leurs frères du Dauphiné qui, à leur tour, envoyèrent des députés recevoir le serment de leurs alliés. Ils arrivèrent par le Giulian à Bobbi, où l'union fut jurée par l'assemblée unanime de tous les pères de famille. Ils purent même voir, le lendemain, le premier acte agressif de ces hommes paisibles, qui dans l'espérance de la paix s'étaient jusque-là bornés à la plus stricte défensive. Tout le peuple des hameaux occidentaux de la vallée de Luserne vint se ruer, semblable à un torrent de leurs montagnes, sur la forteresse du Villar, réclamant la mise en liberté de leurs parents prisonniers dans ses cachots. Les gentilshommes de la contrée enfermés dans le château, firent avec la garnison une vigoureuse défense. Les Vaudois manquaient de canon et de machines de siège. Une partie d'entre eux devait surveiller la route de la Tour, car ils y livrèrent, en quatre jours, trois combats aux troupes que le commandant du château de ce dernier lieu envoyait au secours de ses compagnons d'armes. Cependant les assiégés mal approvisionnes, et surtout manquant d'eau, durent capituler au dixième jour. Ils rendirent le fort qui fut aussitôt démoli, et s'estimèrent heureux d'être reconduits à leurs avant-postes, la vie sauve.

Dans l'intervalle, les députés de toutes les communes s'étaient réunis et avaient ratifié et juré l'union, se promettant secours mutuel et s'engageant à ne rien conclure les uns sans les autres. Entre les mesures de détail qu'ils prirent, on ne peut omettre la levée d'une troupe d'élite de cent arquebusiers constamment de service, destinée à se porter en hâte sur les points menacés, et appelée à cause de cela la compagnie volante. Et, chose digne de remarque aussi bien que d'une juste louange, deux pasteurs furent désignés pour l'accompagner à tour, dans toutes ses expéditions, pour lui rappeler les devoirs du chrétien, s'opposer à tout excès, et célébrer régulièrement avec elle un service religieux.

Il était bien temps de se préparer au combat; car le comte de la Trinité, ayant appris le siège du fort du Villar, s'était hâté de rassembler ses troupes disséminées en quartier d'hiver dans la plaine et de les jeter dans la vallée de Luserne. Il est vrai que, arrivé, le 2 février 1561, un jour après la reddition du fort, il renonça pour le moment à ses vengeances sur le fond de la vallée; mais après avoir encore essayé, quoique inutilement, de diviser ses adversaires en faisant aux Angrognins des offres et des promesses, il reprit ses préparatifs contre la citadelle de ces montagnes, nous voulons dire contre la partie supérieure du vallon d'Angrogne, nommé le Pradutour. Cet endroit, célèbre dans l'histoire des Vallées (3), a la forme d'un immense entonnoir, dont les bords ont une hauteur diverse, et qui est déchiré sur l'un de ses côtés. Il est entouré, an nord, des liantes cimes rocheuses de l'Infernet et de Soiran qui le séparent du val Saint-Martin; à l'occident, par la ceinture infranchissable des monts neigeux du Rous et des pics dentelés, rivaux du Vandalin, qui enveloppent un vallon alpestre, la Sellaveilla avec ses chalets d'été; au midi, par les flancs échancrés du superbe Vandalin, qui s'abaisse en pentes rapides sur le large plateau de Costa-Roussina, d'où l'on descend au sud vers le Taillaret et dans la plaine de la Tour; enfin, à l'orient, par des pâturages plus on moins inclinés et par le massif de rochers, nommé la Rocciailla, qui, quoique inférieur en hauteur aux orgueilleux pics du voisinage, forme cependant une barrière infranchissable entre le pied du mont Cervin au nord, et le torrent de l'Angrogne au midi. Entre ces monts imposants et la Rocciailla, s'étendait au bord d'une eau pure et mugissante une prairie, le Praou Prédutour avec sa bourgade, et de tous côtés, sur les pentes, de petits domaines avec leurs édifices rustiques entourés d'arbres fruitiers.
Ce quartier fort peuplé en été l'est beaucoup moins en hiver; mais il n'avait pas cessé de l'être dans les mois rigoureux de la fin de 1560 et du commencement de 1561. La rentrée dit comte de la Trinité dans les Vallées avait fait refluer aussitôt les Angrognins dans leur asile. Un moulin y existait déjà pour les besoins de la localité; on en construisit un second par prudence. (GILLES,- chap. XXIII, p. 142.)

L'ennemi, comprenant fort bien que l'asile du Pradutour était le coeur des Vallées et qu'on ne les blesserait à mort qu'autant qu'on s'en rendrait maître, dirigea tous ses efforts de ce côté. Après deux attaques successives de la partie inférieure d'Angrogne, une première infructueuse, par les Sonnagliettes ou Roccamanéot, et une seconde, opérée de divers côtés à la fois avec de grandes forces et un plein succès, quoique chèrement payé, le comte de la Trinité en était resté maître jusqu'à la Rocciailla et à la Cassa. Puis, après avoir porté l'incendie dans tous les hameaux, sans pouvoir toutefois consumer les deux temples, il assaillit le Pradutour, le 14 février, par trois points différents ; savoir, par son entrée naturelle, au sud-est, le long du torrent et au pied de la Rocciailla, par les hauteurs qui le séparent au nord-est du vallon de Pramol, et au nord, par celles de la vallée de Saint-Martin. L'attaque par la route ordinaire, au sud-est, s'annonça par l'incendie. À la vue des flammes, consumant les hameaux abandonnés, les réfugiés pouvaient croire que l'armée approchait; ils se seraient peut-être jetés en masse dans cette direction, si l'on n'avait soupçonné une feinte et réfléchi qu'en tous cas quelques hommes suffiraient pour défendre un si étroit passage. L'on ne s'était pas trompé. De ce côté, l'attaque n'était que simulée. Six arquebusiers arrêtèrent et mirent en fuite ce qui se présenta. Un corps de troupe, qui se montra tout-à-coup sur le plateau de la Vachère an nord-est de la Rocciailla, venant de Pramol (4), où il avait passé la nuit, éprouva le même sort. Mais, tandis que nos pâtres aguerris les poursuivaient, l'on aperçut du quartier du Pradutour, sur les pentes des hautes montagnes qui le séparent au nord du val Saint-Martin, une masse considérable de soldats qui descendaient en toute hâte. Un cri d'effroi est jeté. La foule sans défense adresse une prière fervente à Dieu (5), et tandis que quelques-uns courent avertir leur force principale, occupée à la poursuite des fuyards du côté de la Vachère, vingt-cinq à trente hommes seulement montent à la rencontre de l'ennemi. Bientôt rejoints par leurs frères victorieux et par la compagnie volante, en face des papistes, ils se jettent à genoux, priant Dieu de les secourir, et tombent avec tant d'impétuosité sur leurs adversaires, qu'ils les culbutent, les épouvantent et les chassent devant eux. Deux fois, les malheureux soldats, fatigués par une marche inaccoutumée et forcée sur le gazon glissant ou sur les pierres roulantes de la montagne, se retournent, préférant se battre plutôt que de gravir ces mêmes pentes sans fin qu'ils ont descendues, et deux fois effrayés de la force et, du courage croissant des Vaudois, ils reprennent la fuite en se dispersant. Le montagnard au jarret vigoureux et exercé les atteint bientôt et les immole. Le carnage fut grand, mais il l'aurait été bien davantage, si le ministre de la compagnie volante ne l'eut fait cesser partout où il put se porter et faire entendre sa voix.

Ce combat coûta la vie à deux des principaux chefs de l'armée du comte. L'un, Charles Truchet, seigneur de Rioclaret, qui avait persécuté ses propres vassaux, comme nous l'avons vu, et qui était l'un des promoteurs de cette guerre, terrassé d'abord par une pierre lancée avec la fronde et abandonné des siens, eut la tête coupée par sa propre épée, dont son vainqueur le frappa. Son général et l'armée le regrettèrent, car il était vaillant et expérimenté. L'autre chef, Louis de Monteil, qui s'était enfui l'un des premiers, avait déjà passé la crête des monts quand un jeune homme de dix-huit ans l'atteignit sur les neiges, refusa sa rançon et le tua.

Ainsi s'évanouirent pour les papistes les espérances de cette grande journée. Dieu avait accordé la victoire à ses enfants. Les pasteurs et tous ceux qui ne pouvaient combattre n'avaient cessé du matin jusqu'au soir d'invoquer son nom, comme Moïse, Hur et Aaron lorsque Israël combattait Amalec. Le soir dans toutes les directions, l'air retentissait du chant des louanges du Dieu fort et de paroles d'actions de grâces. Cette victoire valut aux Vaudois un butin considérable d'armes, de vêtements et de provisions de guerre.

N'ayant pas réussi au Pradutour, la Trinité, qui avait déjà incendié la plupart des hameaux d'Angrogne, déchargea sa colère sur quelques communautés du val Luserne. Il surprit celle de Rora, composée de quatre-vingts familles, et située dans un vallon derrière la montagne qui s'élève de la rive droite du Pélice au midi de la Tour et du Villar, et qui, incliné vers l'orient, verse ses eaux dans la rivière qu'on vient de nommer à peu de distance du bourg de Luserne. Cependant, malgré les forces que le général y envoya, ce ne fut que le troisième jour qu'il se rendit maître du village. Mais, grâce au courage déterminé de ses hommes valides et surtout de la compagnie volante envoyée à leur secours, toutes les familles et même quelque peu de leurs biens purent être sauvés et conduits au travers des neiges par d'affreux sentiers au Villar où on les reçut avec la plus touchante hospitalité.

Le Villar avait aussi été désigné par le comte à ses chefs. Son armée s'ébranla de la Tour, divisée en trois corps, le gros de l'infanterie par le grand chemin, la cavalerie avec les pionniers et quelques troupes légères le long du Pélice dans la plaine; la troisième colonne suivait de l'autre côté de la rivière le sentier qui traverse l'envers de la Tour pour arriver entre Bobbi et Villar. Les troupes du duc eurent l'avantage sur un terrain aussi découvert. Les Vaudois durent plier sur tous les points. Peut-être s'opiniâtrèrent-ils trop à défendre quelques positions avancées. Pendant ce temps, ils furent tournés et durent battre en retraite avec quelque perte, abandonnant le Villar pour se porter dans les vignes, à l'entrée de la Combe que l'ennemi ne put jamais forcer. Ils virent leur beau et grand village incendié sous leurs yeux, mais en s'estimant moins malheureux de ce désastre que si l'ennemi s'était établi et fortifié dans leurs demeures.

La Trinité poursuivit ses ravages dans le fond de la vallée, pillant, incendiant et tuant. Il essaya même d'attaquer avec des forces considérables les hameaux supérieurs (le la commune du Villar; mais il dut y renoncer et s'en retourner avec perte.

L'on était parvenu à la fin de février. Le comte voyant soit armée fort affaiblie employa un mois à la renforcer. De nouvelles troupes arrivaient tous les jours au quartier général. Le duc de Savoie avait même obtenu du roi de France dix compagnies de fantassins et quelques autres troupes d'élite (6). Un corps d'Espagnols joignit aussi les drapeaux de la persécution. En sorte que, de quatre mille hommes, nombre auquel se montait d'abord. l'armée de la Trinité, elle s'accrut jusqu'au chiffre d'environ sept mille. Elle comptait dans ses rangs la noblesse du pays. À la tête d'une aussi belle armée, le comte se crut assuré de réussir, et son premier effort se porta encore contre le coeur et le boulevard des Vallées, contre l'asile de tous les fugitifs, contre le célèbre Pradutour. Il l'attaqua, le 17 mars, à l'orient, par le chemin le long du torrent, au bas de la Rocciailla, par la croupe ou arête de la montagne, au nord-est de la même Rocciailla où les Vaudois avaient élevé sur toute la largeur un formidable rempart (7), et par un sentier intermédiaire, un peu au-dessous de ce dernier, sentier dangereux à travers les rochers, et qu'on n'avait pas songé, à cause de cela, à garnir de défenseurs. Peu s'en fallut que l'ennemi ne pénétrât par cet étroit passage, car toutes les forces des Vaudois étaient rassemblées aux places principales de défense; heureusement, il fut aperçu à temps et repoussé. Battu à la fois sur les trois points d'attaque, le général ennemi vit tuer sous ses yeux ses meilleurs officiers et décimer ses troupes d'élite si belles et si renommées. Il renonça donc au dessein de continuer l'assaut les jours suivants, quoiqu'il eût fait les préparatifs pour cela, et se retira le soir même avec soit armée harassée et ses blessés, laissant un grand nombre de morts au pied du rempart et sur tous les abords.

Pendant que l'armée battue se retirait en grande hâte, les Vaudois auraient pu lui causer des pertes irréparables, en l'attaquant dans les défilés, au passage des torrents ou le long des précipices ; c'était aussi le désir d'un grand nombre. Mais les principaux chefs, et surtout les ministres, ne voulurent jamais y consentir, rappelant qu'on était convenu de n'employer les armes que pour défendre sa vie, et de n'en user qu'aussi longtemps qu'elle serait menacée, modération admirable, et d'autant plus exemplaire, que ceux qu'on épargnait étaient sans pitié.

Le succès de cette journée redonna du courage et de l'espérance aux Vaudois. Les ennemis, au contraire, en furent déconcertés et abattus. Dieu combat pour eux, s'écriaient-ils; et ces paroles se répétaient dans tout le Piémont. Le comte parut même désirer la paix, et fit faire à ces paysans invincibles des propositions d'accommodement. Ils répondirent qu'ils souhaitaient aussi de voir la guerre faire place à une honorable paix, qui leur permît de servir Dieu avec une bonne conscience. Mais ils n'osèrent se fier à lui, ayant été déjà plus d'une fois la dupe de ses belles paroles, et ayant même expérimenté que c'était lorsqu'il parlait de paix qu'il méditait les coups les plus rudes. Ils se montrèrent plus confiants à l'égard de Philippe de Savoie, comte de Raconis, qui, quoique haut commissaire de la persécution, paraissait désapprouver cette guerre. Ils reçurent avec faveur son envoyé, ce même Gilles de Briquéras, qui était parvenu à remettre leurs doléances, réclamations et apologie à la princesse de Savoie, à Nice, l'année précédente. Mais le plus triste événement vint interrompre cette négociation. Gilles, quoiqu'il se fit tard, voulut se rendre le même soir au quartier de son seigneur. On lui donna une escorte; mais l'ayant renvoyée trop tôt, il fut tué par deux hommes d'Angrogne qui le rencontrèrent. Les démarches qu'on fit aussitôt auprès du comte de Raconis, et la remise immédiate des coupables, lavèrent de tout soupçon l'autorité vaudoise. Mais la négociation fut interrompue pour le moment.

Pendant ces pourparlers, l'armée du comte était allée dans la vallée de Saint-Martin débloquer le château du Perrier, étroitement par les Vaudois du voisinage et par leurs voisins et alliés du val Cluson. À son approche les assiégeants se retirèrent avec leurs frères des villages inférieurs dans les hameaux. du haut de la vallée, où ils se défendirent avec succès pendant un mois, après lequel ils eurent la joie de voir l'ennemi s'éloigner.

Les Vaudois retirés dans les localités les plus âpres et les plus sauvages, pressés, entassés dans un petit nombre de cabanes avec toutes leurs familles, voyaient diminuer rapidement leurs provisions, en même temps que grossir le nombre de leurs frères fugitifs, qui venaient réclamer d'eux un abri et du pain. On eût pu craindre que la disette ne se fît sentir et ne vint, ajoutée à tant d'autres souffrances, affaiblir les corps et décourager les coeurs. Mais celui qui avait nourri Élie sur les bords du Nérith fournit aussi de vivres ses serviteurs réfugiés vers les sources des torrents de leurs montagnes, et il remplit à souhait de farine et d'huile les vases des veuves, dos enfants et des pauvres, comme il l'avait fait autrefois à Sarepta pour la pieuse veuve.

Le printemps commençait à faire sentir, même sur les monts, sa douce chaleur. Mais, tandis que le souverain bienfaiteur et dispensateur de toutes choses allait rendre la vie à la création endormie et féconder la terre, le cruel comte de la Trinité ne songeait qu'à détruire de nobles créatures et à arroser le sol de leur sang. Il voulait à tout prix pénétrer dans l'asile du Pradutour pour y éteindre sa soif dans un bain de sang, semblable à un loup amaigri, qui, la gueule béante, la langue desséchée et pendante, rôde depuis bien des jours, la rage dans le coeur, autour d'une multitude de brebis et d'agneaux parqués dans une bergerie bien close, y cherchant quelque ouverture pour s'y introduire. Le comte espéra enfin l'avoir découverte. Il se proposa de surprendre le Pradutour par le Taillaret. On se souvient que le hameau de ce nom est situé au nord de la Tour, sur le versant méridional d'un plateau médiocrement élevé (au pied du flanc oriental du Vandalin), qui sépare la vallée de Luserne, et la commune de la Tour en particulier, du vallon supérieur d'Angrogne, ou Pradutour.

Pour réussir, par ce côté-là, il était de toute nécessité d'arriver sans bruit, avec toute la colonne expéditionnaire, sur le plateau de Costa-Roussina avant que l'alarme eût pu être donnée; sinon on s'exposait à être assailli et infailliblement repoussé d'en haut, en gravissant une pente de plus de deux lieues de longueur. La triste fin de Truchet et de sa division taillée en pièces dans une situation pareille, par un petit nombre de pâtres, était une leçon suffisante. Il fallait donc, si la chose était possible, endormir la vigilance des gens du Taillaret et de leurs voisins. Le comte, à qui les paroles trompeuses coûtaient peu, persuada à quelques particuliers influents du Taillaret, et en particulier au capitaine Michel Reymondet, de le venir trouver, leur ayant envoyé le sauf-conduit nécessaire. Il flatta leur vanité en leur disant que le duc les estimait et qu'il leur donnerait des preuves de son bon vouloir, s'ils posaient les armes et cessaient de lui montrer de la défiance et un esprit de révolte par les patrouilles incessantes qu'ils se permettaient de faire sans nécessité. Il les assura que, s'ils restaient en repos, il empêcherait ses soldats de leur causer le moindre déplaisir; mais que, dans le cas contraire, il les châtierait avec la dernière rigueur.

La vanité de ces pauvres gens ainsi mise en jeu, ils promirent de rester en repos, et ils gardèrent leur parole, malgré les sérieux avertissements et les reproches du ministre de la compagnie volante, à qui ils rendirent compte de leur voyage. Le ministre, augurant ce qui allait arriver, fit réunir sa compagnie d'arquebusiers à la Combe du Villar, placer des sentinelles et envoya des messagers dans diverses directions annoncer une attaque prochaine.

En effet, à l'aube du jour, le petit corps d'élite, qui avait déjà rendu de si grands services à la cause vaudoise, fût averti par ses sentinelles avancées que les papistes montaient au Taillaret. Il se mit aussitôt en marche par un chemin affreux, le long des escarpements et des précipices, dans l'intention d'arriver au plus haut du Taillaret et au-dessus de l'ennemi, Cependant, celui-ci, en plusieurs bandes, surprenait toutes les bourgades de ce grand quartier. Un régiment d'Espagnols se fit remarquer par ses excès. Le crédule Reymondet échappa à peine avec sa femme qui était accouchée depuis peu et son petit enfant. Les troupes atteignirent le plateau. Les arquebusiers vaudois n'avaient pu arriver à temps. Du haut de la montagne, les ennemis virent devant eux, au nord, le grand et profond ovale du Pradutour. En moins d'une heure de descente, par les pentes de Barfé, ils en auraient atteint les habitations du côté du midi. Mais ils préférèrent suivre un sentier qui leur permît d'attaquer le Pradutour par le haut : c'est ce qui les perdit. Les Vaudois venaient d'achever la prière accoutumée du matin, quand, presqu'en même temps, leurs sentinelles avertirent de l'approche de l'ennemi sur trois points : par le plateau à leur midi dont il vient d'être fait mention, et à l'orient par les deux chemins au nord et au sud de la Rocciailla. Douze hommes seulement s'élancèrent tout d'abord au-devant de la colonne débouchant du plateau par l'étroit sentier, et ils suffirent pour l'arrêter.

Le voyageur, peu exercé aux courses de montagnes, ne marche qu'avec hésitation et tremblement sur le sentier à peine tracé qui coupe une pente rapide. Le pas de la plupart des soldats du duc n'était pas plus assuré; aussi s'arrêtèrent-ils, quand ils virent leur étroit passage barré par six hommes résolus, et des pierres, des débris de rochers que les six autres détachaient des hauteurs du voisinage rouler sur eux et menacer de les entraîner d'un même bond dans le ravin. Mais le, coeur leur manqua tout-à-fait à la vue des agiles et intrépides montagnards, accourant toujours plus nombreux au secours de leur avant-garde. Ils tournèrent le dos et s'enfuirent au plus vite sur le plateau ou était encore une partie de leur troupe. Sur ces entrefaites, la compagnie volante arriva par le flanc du Vandalin sur les hauteurs qui dominent le plateau, et s'abritant derrière de gros arbres, des rocs et de petits murs qui séparent les pâturages, fit un feu nourri et meurtrier. La colonne papiste, ramassée et à découvert, perdit beaucoup de monde, tandis que les tirailleurs des montagnes n'eurent que trois morts. Enfin, après avoir encore fait l'essai de reprendre l'offensive, elle battit en retraite, non par le Taillaret par lequel elle aurait été trop exposée, mais par le sommet de la montagne qui s'abaisse insensiblement, en contournant vers la Tour, et qui par son peu de largeur facilitait la défense.

Quant aux deux colonnes qui s'étaient avancées par Angrogne, comme elles devaient, non opérer seules, mais simplement appuyer l'attaque par le Taillaret, en faisant diversion, elles se retirèrent lorsqu'elles virent leurs frères d'armes en fuite sur la montagne voisine.

Telle fut l'issue du dernier combat livré aux Vaudois dans cette campagne. Le comte de la Trinité craignant peut-être, après tant de revers, de se voir attaqué dans ses quartiers de la Tour par les montagnards aguerris, détala le soir même et se retira à Cavour avec une partie de ses troupes. De là, il menaçait encore de tout ravager, d'aller couper les blés en herbe, les vignes et les arbres. Mais une dangereuse maladie qui l'atteignit, et le fit descendre jusqu'aux portes du tombeau, rendit impossibles ses sinistres projets. Pendant son inactivité forcée, les Vaudois renouèrent avec Philippe de Savoie, comte de Raconis, les relations interrompues par le meurtre de Gilles de Briquéras. Ce prince, qui dans l'acquit de sa charge de haut commissaire avait toujours fait preuve de modération, se montra favorable à la paix. Il consentit à transmettre à madame la duchesse les voeux et une requête de ses sujets persécutés, tendant à obtenir des conditions que leur conscience pût accepter. Ayant reçu les pouvoirs nécessaires pour traiter, le comte de Raconis déploya une bienveillance pleine de confiance, qui abrégea la négociation et, après un mois de pourparlers, amena un accord résolvant toutes les questions pendantes et signé par les deux parties.

Un pardon général y était accordé à tous ceux des Vallées et d'ailleurs, qui avaient pris les armes contre son altesse et contre leurs seigneurs particuliers, pour cause de religion.

La liberté de s'assembler dans les lieux accoutumés pour ouïr des prédications, et pour célébrer tous les actes de leur religion, était reconnue à la majeure partie des communautés des trois vallées (8), ainsi que celle de construire des édifices à cet usage. Mais le droit de prêcher et de se réunir était formellement refusé, en dehors des limites indiquées dans la capitulation. Toutefois les ministres étaient autorisés à faire des visites pastorales à ceux des leurs qui seraient domiciliés dans des lieux où il n'y avait pas d'exercice public de leur religion(9), pourvu que ces visites se fissent avec prudence et discrétion. Il était spécifié, qu'on ne regarderait point comme une infraction au présent accord, ni comme une prédication prosélytique, les réponses qu'un Vaudois pourrait faire lorsqu'il serait interrogé touchant sa foi.

Tous les fugitifs des dites Vallées et tous ceux qui auraient abjuré ou promis d'abjurer avant, la guerre étaient admis à rentrer dans leurs maisons, avec leurs familles, ainsi que dans le libre exercice de leur religion. Leurs biens devaient leur être restitués, tous ceux du moins qui leur avaient été enlevés par le fait de cette guerre. La même promesse était faite à ceux de la vallée de Méane et à ceux de Saint-Barthélemi.

On assurait à tous la restitution, par voie de justice, de leurs meubles et de leur bétail (sauf ce qui aurait été enlevé par les soldats), ainsi que le rachat des objets vendus, au même prix que les acquéreurs les auraient payés. Le même droit était garanti aux catholiques contre les Vaudois.

On confirmait aux susdits Vaudois (10) toutes franchises et immunités, ainsi que tous privilèges, tant généraux que particuliers, concédés, soit par son altesse, soit par ses prédécesseurs, soit par des seigneurs, pourvu qu'ils ressortissent de documents publics.

Une bonne justice leur était promise.

Un rôle des fugitifs à réintégrer serait dressé et remis à son altesse.

Le duc se réservait de pouvoir construire un fort au Villar; mais il donnait à la fois l'assurance de ne pas s'en servir au préjudice des biens et des consciences de ceux des Vallées.

Le duc exigeait aussi des susdits de renvoyer ceux de leurs pasteurs qu'il indiquerait; mais en retour, il leur permettait de les remplacer auparavant. Il excluait toutefois de leur choix le pasteur Martin du Pragela.

Le droit de faire célébrer des messes et autres offices du culte romain dans toutes les paroisses des Vallées était réservé par son altesse. Mais elle reconnaissait à son tour à ceux de la religion opposée la liberté de ne pas y assister, en leur imposant toutefois l'obligation de laisser faire ceux qui voudraient y venir.

Remise était faite aux susdits de tous les frais de guerre, ainsi que des huit mille écus qu'ils redevaient à son altesse sur les seize mille qu'ils s'étaient engagés a payer.

Tous les prisonniers restés entre les mains des soldats seraient relâchés contre une rançon modérée; tous ceux qui pour cause de religion auraient été envoyés aux galères seraient mis en liberté gratuitement.

Il était permis à tous ceux des vallées de Méane et autres lieux mentionnés dans la capitulation, les ministres exceptés, de s'arrêter, d'aller et de venir, d'acheter, de vendre et de trafiquer dans les états de son altesse, pourvu qu'ils eussent leur domicile dans l'intérieur de leurs limites(11), et qu'ils s'abstinssent dans leurs voyages de controverser, de prêcher et de faire des assemblées.

Ce traité de paix fut signé, à Cavour, le 5 juin 1561, an nom du duc, par Philippe de Savoie, comte de Raconis, et au nom des communautés des Vallées, par deux pasteurs, François Val, ministre du Villar, Claude Berge, ministre du Taillaret, et par deux des principaux députés, George Monastier, syndic d'Angrogne, et Michel Reymondet, envoyé dit Taillaret (12). (V. LÉGER,... II ème part., p. 38. - Storia di Pinerolo,... Torino, 1834, t. III, p. 54.)

Tel fut l'accommodement qui intervint, grâce au coeur noble et généreux du glorieux Emmanuel Philibert, secondé par sa royale épouse, Marguerite de France, par le loyal Philippe de Savoie, comte de Raconis, et assurément par la majorité d'un conseil éclairé et juste. Que ce soit un accord, un traité ou une patente, peu importe; l'essentiel est que le contrat ait eu son effet, selon l'engagement des parties signataires. Appeler faiblesse blâmable un tel acte de clémence, il est vrai, mais aussi de justice, comme l'a fait l'historien Botta, parce que le duc de Savoie a admis le concours de ses sujets vaudois pour régler et déterminer les points de cet accommodement, nous paraît une critique mal fondée autant qu'injuste. Car pourquoi un souverain n'admettrait-il pas ses peuples à exprimer leur adhésion à l'acte, solennel qui règle leurs rapports avec lui, surtout lorsque, étant de religions différentes, il s'agit de régulariser un mode de vivre qui concilie ses droits avec l'acquit des devoirs qu'ils s'estiment obligés de rendre à Dieu. Loin d'être coupable de faiblesse, le prince qui condescend aux besoins religieux de ses sujets ne se montre que juste, et s'il consent à leur donner des garanties par un accord signé des deux parts, il fait preuve d'une haute sagesse, il se place au rang élevé et glorieux de pète de son peuple. Certes, la maison de Savoie n'a pas à regretter la politique qu'elle a suivie. Si, pour condescendre aux exigences de Rome, elle a dû souvent persécuter ses sujets vaudois, en leur rendant ensuite sa bienveillance, elle a aussi tellement conquis leurs coeurs, que leur attachement, leur fidélité et leur dévouement pour elle ne se sont jamais démentis. ( Storia d'Italia da CAROLO BOTTA,... t. Il, p. 428, etc.; Parigi, 1832.)

Botta remarque encore que, quoique le duc observât l'édit pendant quelques années, il ne voulut cependant jamais le ratifier, ni le faire enregistrer par le sénat et par la chambre des comptes, formalité indispensable pour qu'il acquît force dédit exécutoire. Mais cette argumentation est étrange. L'authenticité du traité ne saurait être niée (13), et son exécution, n'eût-elle été que momentanée, est également, une preuve suffisante pour en constater la valeur. La suite de cette histoire démontrera, d'ailleurs, qu'il est devenu la base des relations ordinaires entre l'autorité civile et, les Vallées. Il est triste de voir recourir à un tel subterfuge, lorsqu'il est si essentiel que la parole du prince soit entourée de respect et de confiance. Honneur à Emmanuel Philibert, qui, pendant toute sa vie, a été fidèle à l'accommodement qui avait été fait en son nom !

Si les deux parties intéressées consentirent à la convention, y trouvant chacune leur avantage, une personne en éprouva un vif déplaisir ; ce fut le pape à qui le duc la communiqua. Le pontife de Rome S'en plaignit avec amertume. Il pensait que ce pernicieux exemple de tolérance pourrait trouver des imitateurs, et que, par leur lâche complaisance, l'hérésie s'implanterait à toujours dans tant de royaumes placés sous sa houlette. Les moines et les prêtres du Piémont se donnèrent beaucoup de mouvement, et, s'ils ne réussirent pas à faire rompre l'accord, ils en retardèrent on entravèrent l'exécution, particulièrement en ce qui concernait la restitution des biens confisqués ou enlevés (14), et la libération des prisonniers, surtout de ceux qu'on avait envoyés aux galères. Cependant Philippe de Savoie, comte de Raconis, ayant consenti à porter aux pieds de la duchesse les griefs des Vaudois, cette excellente princesse, après avoir encore appelé auprès d'elle le vénérable pasteur Noël d'Angrogne, obtint le redressement de tous les torts et la stricte exécution du traité. (Voir, pour tout ce chapitre, GILLES,... chap. XI à XXVIII. - LÉGER,... II ème part., p. 29 à 40.)
La persécution avait duré quinze mois, dont sept de guerre acharnée.

Quittons maintenant les vallées du Piémont et transportons-nous dans une de leurs anciennes colonies, en Calabre, pour assister à son entière destruction.

(1) Vallée au nord des trois vallées vaudoises du Piémont : le val Chuson est la continuation de la vallée de Pérouse. - V. la carte.
(2) Quoique le val Cluson soit sur le versant oriental des Alpes, enclavé dans les possessions piémontaises de la maison de Savoie, il avait fait partie du Dauphiné anciennement, et appartenait encore maintenant à la France.
(3) Voir chap. XVI.
(4) En faisant ce détour par Saint-Germain et Pramol, l'ennemi avait tourné le passage dangereux de la Cassa, un peu à l'est, traînée de débris de rochers roulés et épars.
(5) Voir la lettre de Lentulus déjà citée.
(6) Voir Léger (lui cite l'Histoire Universelle de d'Aubigni. (LÉGER, .... II ème part., p. 36, 37. - GILLES . chap. XXV, p. 150.)
(7) il y avait sur ce point un rempart naturel, la Cassa, déjà mentionné ; un autre rempart élevé sur la Gavia qui domine, et un troisième à l'autre extrémité de la Vachère nommé, barricades.
(8) Les lieux où les Vaudois étaient autorisés à se réunir en assemblées religieuses sont les suivants : - dans la vallée de Luserne, Angrogne, Bobbi, le Villar (avec cette condition que, si le souverain établissait un fort en ce lieu, les réunions religieuses ne se feraient plus dans le bourg, mais dans un des hameaux ou autre lieu qui plairait aux habitants), Val-Guiebard, Rora; - dans la communauté de la Tour, les hameaux du Taillaret et la Rua de Bonet (le bourg de la Tour était exclus) ; - dans la vallée de Saint-Martin, Praali, Rodoret, Macel, Maneille ; - dans la vallée de Pérouse, le Pevy (Peui), hameau de la paroisse de la Pérouse, le Grand-Dublon (hameau de la paroisse de Pinache), Saint-Germain (au quartier de Dormillouse), Rocheplatte (aux Gaudins). - Le droit de s'assembler dans des temples était donc refusé à ceux de Saint-Jean, (lu bourg de la Tour, de Bubbiana, etc., Rioclaret, etc.
(9) La capitulation mentionne spécialement ceux de la commune de Méane, ainsi que ceux de Saint-Barthélemi voisins de Rocheplatte, comme autorisés à jouir de ce bénéfice.
(10) Dans la capitulation aucun nom particulier, par exemple celui de Vaudois, n'est donné à ceux avec qui elle est faite.ils n'y sont désignés que par ces mots : Ceux des Vallées.
(11) L'histoire de Pignerol mentionne, après cet article, un article supplémentaire qui ne se lit pas dans le texte donné par Léger; il porte en substance : qu'un Vaudois pourra obtenir le domicile hors de ses limites, dans les états de son altesse, s'il y trouve de l'emploi, comme serviteur ou fermier, ou encore, s'il y acquiert des propriétés, pourvu qu'il ne fasse point d'assemblée, etc. Cet article, inconnu à Léger, et cité par un auteur catholique, n'est pas sans importance. (V. Storia di Pincrolo,... Torino, 1831, t. III, p. 54. )
(12) Les autres députés étaient Rambaud du Villar, Arduino de Bobbi, Jean Malanot de Saint-Jean, Pierre Pascal de la vallée de Saint-Martin, Thomas Roman de Saint-Germain pour la vallée de Pérouse.
(13) Léger donne dans son histoire des preuves irrécusables de la validité légale de ce document. (II ème part., p. 200, etc.)
(14) Cette restitution rencontrait surtout des entraves à Bubbiana, à Fenil et à Campillon, petites villes de la vallée de Luserne, à l'extrême frontière, vers la plaine.

CHAPITRE XX.
DESTRUCTION DES COLONIES VAUDOISES
DE LA POUILLE ET DE LA CALABRE.

État des colonies. - Influence de la réforme. - Demande d'un pasteur à Genève. Envoi et travaux fructueux de Pascal. - Persécution. - Surprises. - Supplices affreux. - Anéantissement des colonies. - Martyre de Pascal.

La vie religieuse, que la réformation avait réveillée au sein des anciennes Églises vaudoises des Alpes, s'était aussi ranimée, mais avec plus de lenteur, dans leurs colonies du royaume de Naples(1). La doctrine évangélique constamment enseignée depuis trois siècles par les barbes vaudois, dans leurs missions régulières chez leurs frères de la Pouille et de la Calabre, avait maintenu dans les coeurs de ces fils de la persécution un éloignement indestructible pour les superstitions romaines, en même temps qu'elle avait donné à leurs moeurs un cachet de douceur, de sobriété, de chasteté et de fidélité qui frappait tous leurs entours, quoiqu'une certaine timidité ou prudence les contraignit, en présence de l'ennemi de leur foi, à dissimuler une partie de leurs sentiments et de leurs actes religieux. Aucune contrée n'était plus paisible ni plus florissante dans tout le royaume de Naples que celle que les Vaudois de Calabre habitaient et cultivaient, non loin de Montalto, et dont Saint-Sixte et la Guardia étaient alors les lieux les plus marquants.
L'activité infatigable de ces laboureurs, leur ordre, leurs bonnes moeurs, source de bien-être pour eux, leur avaient gagné la faveur de leurs seigneurs qui en retiraient de notables bénéfices, des rentes plus élevées et une sécurité bien plus grande que de la part d'aucuns autres vassaux.

«Les curés et les prêtres seulement, dit un ancien auteur, se plaignaient qu'ils ne vivaient pas en matière de religion comme les autres peuples, ne faisant aucuns de leurs enfants prêtres, ni nonnains, ne se souciaient de chantats, cierges, luminaires, son de cloches, ni même de messes pour leurs morts; avaient fait bâtir certains temples sans les vouloir orner d'aucunes images; n'allaient point en pèlerinage; faisaient instruire leurs enfants par certains maîtres d'école étrangers et inconnus auxquels ils rendaient beaucoup plus d'honneur qu'à eux, ne, leur payant aucune autre chose que la dîme, ainsi qu'ils avaient traité avec leurs seigneurs. Ils se doutaient que lesdits peuples n'eussent quelque croyance particulière, laquelle les empêchait de s'allier ni mêler avec les peuples originaires du pays et qu'ils ne fussent de mauvais catholiques romains. »

Toutefois l'abondance des dîmes et la régularité avec laquelle on les acquittait, jointes à la crainte de déplaire aux seigneurs, avaient contenu le zèle soupçonneux et irritable des prêtres de la contrée. (Voir PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 197.) Mais, à la nouvelle des triomphes de la réformation, au retentissement qu'eurent ses doctrines, à l'émotion profonde qu'elles excitèrent en Italie, la défiance se réveilla, scrutant d'un oeil inquiet les moindres démarches des hommes intelligents et généreux. L'inquisition, épiant sa proie, suivait comme des limiers à la piste les traces des nombreux écrits et surtout des livres saints répandus en tous lieux par l'imprimerie récemment inventée. Et quand les colonies vaudoises de la Calabre se remuèrent de leur sommeil, agitées par le vent de l'esprit de vie qui soufflait du septentrion, elles rencontrèrent le regard, farouche de leur éternelle ennemie surveillant chacun de leurs pas et s'efforçant de lire dans leurs plus secrètes pensées.

Informées des résolutions courageuses du synode d'Angrogne, de 1532, par les barbes qu'on leur envoyait (2), entraînées à glorifier ouvertement leur Sauveur par l'exemple des Églises réformées, comme par celui de leurs frères du Piémont, les colonies vaudoises de Calabre désirèrent adjoindre au barbe Étienne Négrin, qui leur était venu des Vallées, un ministre consacré à Genève, la ville réformée par excellence. Elles députèrent, à cet effet, un de leurs notables, Marc Uscegli, qui, arrivé dans la cité de Calvin, s'adressa à l'Église italienne, et obtint pour elle ce qu'il souhaitait. Un jeune Piémontais, Jean-Louis Pascal, achevait alors ses études à Lusanne. Il avait quitté le papisme pour l'Évangile, et le service militaire pour celui du Seigneur Jésus-Christ. L'opinion unanime le désigna pour la périlleuse mission de Calabre. Il partit avec Uscegli (3), laissant à Genève sa fiancée qu'il ne devait plus revoir ici-bas.
Le ministère actif de Pascal porta des fruits. Sa prédication saisissait les âmes. La lumière souvent cachée sous le boisseau brillait sur le chandelier; mais sa clarté, bienfaisante pour les yeux sains des fidèles, irrita les yeux malades des papistes et effraya le principal seigneur des Vaudois de Calabre, le marquis, de Spinello. Aux cris d'alarme, jetés par les dévots de sa religion, et craignant peut-être d'être lui-même soupçonné d'hérésie, s'il n'agissait pas, le marquis, si indulgent jusqu'alors, recourut aux mesures de rigueur. Il cita à son audience les principaux de ses vassaux avec Pascal. Il les censura, les menaça et fit jeter dans les prisons de Foscalda le fidèle pasteur et son ami Uscegli. C'était en 1558 ou 1559. L'évêque diocésain de Cosenza, non content de ces arrestations, prit l'affaire en mains. Il procéda à la conversion forcée des prisonniers, si elle était possible, et persécuta en même temps le troupeau désolé, malgré les efforts secrets du marquis pour en détourner les coups.

Le procès de Pascal et la persévérance des fidèles Calabrais dans la doctrine évangélique ayant attiré l'attention du pape, celui-ci délégua le cardinal Alexandrin, inquisiteur général, pour mettre fin à l'hérésie dans le royaume de Naples. Le premier essai de conversion forcée fut tenté au printemps de 1560, à Saint-Sixte, bourg considérable dans le voisinage de Montalto. Promesses, exhortations, menaces, rien ne fut négligé pour en effrayer on en séduire les habitants.

Mais, plutôt que de se rendre à la messe, ils s'enfuirent tous ensemble dans la montagne au milieu des bois. Les inquisiteurs, ne pouvant les poursuivre pour le moment, se rendirent en toute hâte dans la ville de Guardia, vaudoise aussi, éloignée de douze milles. Ayant fermé les portes, ils convoquent la foule, leur annoncent faussement la rentrée des habitants de Saint-Sixte dans le giron de l'Église romaine. Ils feignent de les aimer et les pressent d'imiter un si bel exemple. Le marquis de Spinello joint ses prières à celles de ces fourbes, il leur promet de nouveaux avantages temporels... Et ces pauvres gens; abusés, surpris, cèdent et promettent ce qu'on demande d'eux. Bientôt, cependant, la vérité leur étant connue, une partie notable s'échappe et va rejoindre les fugitifs de Saint-Sixte. Deux compagnies de soldats sont envoyées à leur poursuite. En vain les malheureux supplient. qu'on traite avec eux et, qu'on leur permette d'émigrer; on ne leur répond que par des cris de mort. Contraints de se défendre par les armes, ils mettent en fuite leurs agresseurs.

Cette victoire leur valut quelques jours de repos; mais elle attira en Calabre le vice-roi en personne, à la tête de troupes considérables. Les fugitifs traqués dans les bois étaient suivis à la piste par des chiens dressés à cet usage, jusqu'aux pieds des arbres sur lesquels ils s'étaient réfugiés, dans les taillis, dans les creux où ils s'étaient blottis. Faits prisonniers ou tués, presque aucun n'échappa. Pendant que le vice-roi menaçait de tout détruire, les inquisiteurs affectant de la compassion et prodiguant des paroles de paix, attiraient dans leurs filets les gens crédules qui, croyant éviter, la fureur du lion, dit, le chroniqueur Gilles, se jetaient, ainsi dans la gueule du serpent.

Quand ces hommes à double face se furent emparés par cette feinte de plus de seize cents personnes, ils jetèrent le masque et les exécutions commencèrent. Ils auraient voulu faire passer les victimes pour d'infâmes paillards : ils les soumirent donc, à la torture, espérant les contraindre d'avouer que, dans leurs assemblées religieuses, ils se livraient aux plus honteuses turpitudes. Mais la patience des suppliciés déjoua leur vil dessein, aucun n'avoua. Charlin expira sur l'instrument même; les entrailles lui sortaient du corps. Verminel, qui cependant venait de consentir à apostasier, se laissa tenir huit heures de suite sur l'instrument de torture, appelé l'enfer, sans vouloir avouer d'aussi infâmes calomnies. Marçon père fût fustige, avec des chaînes de fer, puis assommé. L'un de ses fils fut égorgé et l'autre précipité d'une haute tour en bas. Bernard Conte, pour avoir secoué loin de lui un crucifix qu'on voulait lui faire tenir, fut conduit à Cosenza, et là, couvert de poix, il fut brûlé comme un flambeau de résine, supplice atroce imité de Néron. Soixante femmes furent torturées, une partie d'entre elles furent brûlées; d'autres moururent de leurs blessures : les plus belles disparurent. Quatre-vingt-huit hommes de Guardia furent égorgés à Montalto par l'ordre de l'inquisiteur Panza,

« Franchement, dit un témoin de cette scène, catholique romain, dans une lettre qui nous a été conservée (4), je ne puis comparer ces exécutions qu'à une boucherie. L'exécuteur est venu, il a fait avancer un de ces malheureux, et, après lui avoir enveloppé la tête d'un linge, il l'a conduit sur un terrain qui touche au bâtiment, l'a fait mettre à genoux et lui a coupé la gorge avec un couteau.
Ramassant ensuite le voile ensanglanté, il est venu chercher un autre prisonnier auquel il a fait su le même sort; et quatre-vingt-huit personnes ont été égorgées de la même manière. Je laisse votre imagination se figurer ce terrible spectacle En ce moment même j'ai peine à retenir mes larmes. On ne se représentera jamais la douceur et la patience avec laquelle ces hérétiques ont souffert ce martyre et la mort... Un petit nombre d'entre eux, au moment d'expirer, ont déclaré qu'ils embrassaient la foi catholique; mais la plupart sont morts dans leur infernale opiniâtreté. Tous les vieillards ont fini avec un calme imperturbable; A n'y a que les jeunes gens qui aient manifesté quelque frayeur. Tous mes membres frissonnent encore quand je me figure le bourreau avec le couteau ensanglanté, entre les dents, tenant à sa main le linge dégouttant, entrer dans la maison, le bras rougi de sang, et saisir les prisonniers l'un après l'autre comme un bouclier s'en va prendre les moutons qu'on veut égorger. » (Voir Revue Suisse, 1839, t. II, p. 707.)

Leurs corps, réduits en quartiers, furent ensuite attachés à des pieux, le, long du chemin de Montalto à Châteauvilar, l'espace de, trente-six milles, pour l'effroi des hérétiques et pour la satisfaction des catholiques!!! Ceux qui ne furent pas massacrés, et qui néanmoins ne voulurent pas abjurer, allèrent remplir les galères d'Espagne. Quelques-uns seulement échappèrent par la fuite et atteignirent les Vallées des femmes habillées en hommes), au plus fort de la persécution décrite au chapitre précédent; quelques-uns plus tard encore, après des dangers incessants, obligés qu'ils avaient été de ne voyager que de nuit, le plus souvent de remonter les rivières jusqu'aux lieux où ils pouvaient les passer à gué, de vivre chétivement de grains, de racines, de fruits et de ce qu'ils recevaient à titre d'aumônes, ou achetaient dans des lieux écartés. Combien d'entre eux qui furent arrêtés en chemin et livrés, l'ordre ayant été donné dans toute l'Italie, à tout garde de ville, pontonnier, marinier ou autres, de ne laisser passer, et à tout hôtelier de ne loger aucun étranger se présentant sans témoignage de son curé, attesté de lieu en lieu depuis l'endroit du départ.

Les Églises des Vallées Vaudoises menèrent deuil sur leurs soeurs de Calabre qui venaient d'être anéanties; les pasteurs surtout qui avaient exercé leur ministère et qui connaissaient chacune des victimes que les réchappés leur nommaient. Leur coeur se fondit en eux, lorsqu'ils apprirent le sort de leur collègue, Étienne Négrin, qui, après avoir résisté dans la prison de Cosenza à toutes les sollicitations et séductions des prêtres, y était mort de faim ou victime d'autres tortures secrètes., Quant à Louis Pascal, il consomma après tous les autres, sur le bûcher, à Rome, en présence du pape, des cardinaux et d'un peuple immense, le sacrifice qu'il avait commencé en se séparant temporairement de sa fiancée pour se rendre en Calabre. Les flatteries, les obsessions, les menaces continuelles d'une meute de moines et de prêtres, les tourments corporels qu'il endura dans d'humides prisons où on lui refusait même de la paille, les prières et les larmes d'un frère chéri (5), resté papiste, qui le suppliait de le redevenir, et qui, pour le tenter plus fortement, lui offrait là moitié de ses biens, le souvenir douloureux d'une tendre amie qu'il laissait veuve avant de l'avoir épousée, aucun pouvoir humain, en un mot, rien ne put ébranler cette âme fidèle et éprouvée. L'on se décida, enfin, à le supplicier sans tarder davantage. Le pape voulut se donner le plaisir d'assister aux derniers moments d'un hérétique si obstiné, qui l'avait constamment qualifié d'Antéchrist.

Le lundi, 9 septembre 1560, une foule agitée et curieuse se pressait vers la place du château Saint-Ange. Un échafaud et tout auprès un bûcher y étaient dressés. Dans le voisinage s'élevait un amphithéâtre de riches gradins, sur lesquels étaient assis sa sainteté le pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, les cardinaux, les inquisiteurs, des prêtres et des moines de toute espèce, en grand nombre. Quand le martyr de la vérité chrétienne partit, se traînant à peine sous le poids de ses chaînes, ses ennemis, qui observaient tous ses mouvements et le jeu de sa physionomie pour triompher de la moindre faiblesse, ne purent surprendre sur ses traits ni altération ni crainte. C'était la même attitude douce et résignée qui ne l'avait jamais quitté durant tout le temps de son long emprisonnement. Arrivé sur l'échafaud, et profitant d'un moment de silence qui s'était fait, il déclara au peuple que, s'il mourait, ce n'était pour aucun crime qu'il eût commis, mais pour avoir osé confesser avec pureté et franchise la doctrine de son divin maître et sauveur Jésus-Christ :

« Quant à ceux, continua-t-il, qui tiennent le pape pour Dieu en terre et vicaire de Jésus-Christ, ils s'abusent étrangement, vu qu'en tout et par tout il se montre ennemi mortel de sa doctrine, de son vrai service et de la pure religion, et que ses actes le manifestent vrai Antéchrist. »
Il ne put en dire davantage. Les inquisiteurs venaient de donner le signal au bourreau qui, l'enlevant de terre, l'étrangla. Son corps, jeté sur le bûcher, fut réduit à l'instant en cendres.
« Le pape eût voulu être ailleurs, dit un historien, ou que Pascal eût été muet et le peuple sourd ; car il dit beaucoup de choses contre le pape, par la Parole de Dieu, qui lui déplurent extrêmement. Ainsi mourut ce personnage, invoquant Dieu d'un zèle si ardent qu'il en émut les assistants, et fit grincer les dents au pape et à ses cardinaux. » (V. CRESPIN, Hist. des Martyrs, fol. 520. PERRIN, Hist. des Vaudois et des Albigeois, p. 207.)

Quant aux Églises vaudoises de la Pouille et de quelques autres Provinces de Naples, n'ayant point déployé une ferveur singulière, elles échappèrent à l'attention soupçonneuse de Rome. Ceux de leurs membres, qui avaient de la piété, ne tardèrent pas à réaliser leurs biens et se réfugièrent en lieu sûr. Tous les autres ployèrent la tête devant l'orage et abandonnèrent la profession de l'Évangile. Aujourd'hui l'on chercherait en vain, dans ces contrées, les vestiges de ces colonies vaudoises si longtemps florissantes (Pour tout le chapitre, voir BOTTA, Storia d'Italia, t. II, p. 430 et suiv. - GILLES, Histoire Ecclésiastique, chap. XXIX. - LÉGER Histoire Générale, II ème part., p. 333. - PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 199, etc. - Revue Suisse, t. Il. - CRESPIN, foi. 515, etc.)

(1) Voir plus haut chapitre XV .
(2) Voir chap. XVII. Le ministre Gilles, ancêtre de l'historien, fut le dernier de ces barbes qui put revenir en paix aux Vallées.
(3) M. J.-P. M***, dans un article de la Revue Suisse (lausanne, 1839, t. II p. 691) sur les Vaudois de Calabre, dit, en se fondant sur le témoignage ministre grison de l'époque, que Pascal partit pour la Calabre, d'un autre pasteur et de deux maîtres d'école.
(4) Voir cette lettre dans à PORTA, Historia Reformationis Rhetiae,.... t. II, p. 310 à 312, et dans PARTALÉON, Rerum in Eccles. gestarum, p. 337, 338. L'auteur de la lettre dit aussi. « Ces gens sont originaires de la vallée d'Angrogne près de la Savoie; et dans la Calabre, on les appelle Ultramontains. Ils occupent encore quatre villes dans le royaume de Naples; mais je n'ai point appris qu'ils s'y conduisent mal. (Voir l'article de M. J.-P. M***, sur les Vaudois, dans la Revue Suisse, t. II, p. 707)
(5) Ce frère écrivait : « C'était une chose hideuse que de le voir la tête nue, les bras et les mains liés si étroitement de petites. cordes qu'elles perçaient la chair, comme si on l'eût mené au gibet. Le voyant en tel état et pensant l'embrasser, saisi de douleur, je tombai par terre, ce dont son mal fut augmenté. » (CRESPIN, Histoire des Martyrs, fol. 520.)

CHAPITRE XXI.
LES BIENFAITS DE LA PAIX ACCOMPAGNÉS DE GRANDES MISÈRES
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Les Vallées dans la misère secourues. - Tracasseries de la part des prêtres. - Ordre injuste. - Intrigues. - Les Vallées sous le gouverneur Castrocaro. - Ambassade des princes Palatin et de Saxe. - Persécution dans le marquisat de Saluces. La Saint-Barthélemi; attaque du val Pérouse. - Mort de la bonne duchesse Marguerite. - Règne de Charles-Emmanuel. - Les Vallées sous la domination française. - Leur retour sous celle de Savoie. - Moyens employés pour entraîner les Vaudois au papisme. - Les bannis. - Martyre de Coupin. - Les milices vaudoises en campagne. - Amende au sujet de cimetières. - Le val Pérouse occupé par les troupes du duc. - menées de l'Inquisition. - Rapt d'enfants. - Les Vaudois à leurs frontières. - Essai infructueux d'établir les moines et la messe dans les communes vaudoises. Invasion des Français en Piémont. - Une terrible maladie emporte la moitié de la population.

La paix, signée à Cavour, le 5 juin 1561, par Philippe de Savoie et par les députés des Vallées, avait dissipé bien des craintes et ramené des jours sereins sur une terre désolée. Le coeur des mères ne défaillait plus à l'ouïe du seul nom de soldats, et la perspective de scènes odieuses ou déchirantes ne leur faisait plus jeter à la dérobée un regard inquiet sur leurs enfants. L'on avait fait redescendre à pas lents les vieillards des retraites des montagnes. La joie du retour aux lieux où s'était passée leur enfance, sous les treilles du coteau, ou à l'ombre des châtaigniers, avait ramené le sourire sur leurs lèvres. Les fils, les pères, avaient suspendu leurs armes, et allaient reprendre de leurs mains aguerries la bêche et la faucille pour de paisibles travaux. Mais la signature du traité, en apaisant bien des craintes, n'avait pas cicatrisé toutes les plaies. Il en était même de très-profondes. La plus généralement sentie était une misère croissante. Sept mois d'une guerre impitoyable de la part des papistes avaient appauvri toutes les familles. Des villages entiers et une infinité de hameaux avaient été la proie des flammes et n'étaient plus qu'un amas de décombres. Il fallait les rebâtir, mais on manquait de tout. Les provisions de l'année précédente avaient pris fin. Le temps de semer le blé était passé. Les moissons approchaient, mais elles étaient presque nulles, les hauteurs seules ayant pu être cultivées, et les meilleurs champs étant restés en friche. À cette pénurie se joignait encore la difficulté de pourvoir aux besoins d'entretien et d'établissement des fugitifs de Calabre qui arrivaient dénués de tout aux Vallées.

Dans ces conjonctures, et par les conseils de l'Église de Genève, les Églises des Vallées recoururent à la charité de leurs frères de la Suisse et de l'Allemagne. Jean Calvin s'employa pour elles avec un grand zèle. Leurs députés, reçus partout avec intérêt, eurent la consolation de recueillir des sommes assez fortes pour subvenir aux plus grandes de leurs nécessités. L'électeur Palatin fit le don le plus considérable. Après lui, on peut signaler le duc de Wurtemberg, le marquis de Baden, les cantons évangéliques avec Berne au premier rang, l'Église de Strasbourg, et un grand nombre d'autres entre lesquelles il convient de citer celles de Provence. La France eût envoyé bien davantage, si les collectes qui s'y faisaient en divers lieux n'avaient été arrêtées par les troubles intérieurs.

Aux épreuves journalières, causées par leur indigence actuelle, vinrent s'ajouter des tracasseries suscitées par des prêtres et des moines. Ceux-ci provoquaient les pasteurs à des disputes de religion. Un échange de lettres eût lieu et devint un prétexte de mesures violentes. Les Vaudois furent accusés de fomenter la discorde, et l'autorité trompée par de faux rapports publia, le 6 mai 1563, un mandement défendant aux catholiques toute relation et tout commerce avec les hérétiques. Mais cette mesure vexatoire portant préjudice aux papistes, autant pour le moins qu'aux pauvres Vaudois, les gentilshommes de la contrée et du voisinage réclamèrent auprès du duc, et firent modifier le décret (1). Le jour du marché, 9 de juillet, on publia à Luserne que son altesse n'entendait pas que le commerce cessât entre les deux religions, mais que seulement on s'abstint de controverse.

Les ennemis des Vaudois ne se tinrent pas pour battus. Prétendant que le traité de paix n'avait pas été observé exactement dans tous ses points par ceux des Vallées, ils ne cessaient de fomenter contre eux des intrigues à la cour et de circonvenir le duc par des rapports mensongers. Sur leurs instances, calomnieuses, le gouvernement de son altesse songea à restreindre les libertés des Vaudois par des mesures sévères, et choisit, pour exécuter ses desseins, un homme digne d'une telle confiance, Sébastien Gratiol de Castrocaro, toscan de naissance. Il avait fait la guerre aux Vaudois comme colonel de milices dans la dernière persécution, sous le comte de la Trinité. Fait prisonnier dans une affaire, il avait été traité honorablement, puis relâché par respect pour madame la duchesse, dont il se disait gentilhomme. Profondément blessé de s'être vu entre les mains de ces rustres montagnards et d'avoir dû sa liberté à leur générosité, il se sentit propre au rôle d'oppresseur et réussit à se faire nommer, d'abord, commissaire du duc dans les Vallées, puis peu après gouverneur de celles-ci. Deux influences contraires contribuèrent à son élévation : l'appui de l'archevêque de Turin, à qui il avait promis de tout entreprendre pour la conversion des Vaudois au papisme, et la recommandation de la pieuse princesse, protectrice des Vallées, dont il sut toujours fasciner les yeux ou tromper la vigilance par de faux discours.

Les premières paroles de Castrocaro à son arrivée dans le val Luserne, au printemps de 1365, furent menaçantes. Le duc, disait-il, retirait les concessions qu'il avait faites dans le traité de paix. Mais les Églises ayant réclamé auprès de son altesse, le commissaire modifia ses paroles et insista seulement sur la signature immédiate de promesses rédigées par lui-même, tendant à restreindre considérablement les libertés des Églises et des particuliers. En cas de refus, la cavalerie entrerait aussitôt dans les Vallées et la guerre recommencerait.

Dans une position si critique, les Églises se conduisirent avec sagesse, unissant dans leurs réponses la prudence à la fermeté, la convenance du ton à l'excellence des raisons. Celles-ci cependant, selon toutes les apparences, auraient été de peu de poids, si l'excellente princesse que Dieu avait placée auprès du duc, comme leur sauvegarde, n'eût encore intercédé en leur faveur. La réponse, dans laquelle elle apprit aux Églises le succès de son intervention et l'abandon des exigences qui les avaient si fort inquiétées, laisse percer néanmoins une trop grande confiance dans l'homme astucieux, imposé aux Vallées en qualité de gouverneur.

Castrocaro, établi avec une forte garnison au château de la Tour, dans la vallée de Luserne, ne tenait que trop bien les promesses qu'il avait faites à l'archevêque. Il ordonnait au pasteur de Saint-Jean de refuser la sainte cène aux nombreuses personnes qui, du bas Piémont, venaient la lui demander. Il exigeait de l'Église de Bobbi le renvoi de son pasteur, sous prétexte qu'il était étranger : puis, sur le refus des hommes de coeur qui la composaient, il prononçait leur séquestration, défendant à tout ressortissant de son gouvernement le moindre rapport ou commerce quelconque avec eux. Il emprisonnait, rançonnait ou maltraitait d'une autre manière tous ceux qui ne se pliaient pas à ses moindres volontés. Il abreuvait de dégoût les pasteurs. L'un des plus considérés, Gilles, à son retour d'un voyage à Genève par le Dauphiné, se vit arrêté comme conspirateur par les soldats du gouverneur, jeté dans un cachot du fort, puis chargé de fer, conduit à Turin par les archers de justice et un détachement de cavalerie.

Ce n'était pas seulement dans les vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin (la majeure partie de celle de Pérouse, rive gauche, était alors française), que l'intolérance, que l'oppression religieuse se faisait sentir, c'était dans toutes les villes du Piémont où se trouvaient des réformés. Un édit, publie le 10 juin 1565, leur enjoignait d'aller à la messe ou de quitter, dans les deux mois, les états de son altesse. Le duc ne veut plus deux religions dans son pays, avait répondu le chancelier à quelques membres réformés de la noble famille des Solari. En effet, un grand nombre d'entre eux durent choisir entre l'exil et la prison.

L'ouïe et la vue de tant de vexations, et surtout la crainte fondée de plus grandes encore, dictèrent une mesure extrême à quelques Vaudois et à leurs amis; ils implorèrent l'intercession de princes protestants de l'Allemagne, et spécialement des électeurs Palatin et de Saxe, auprès du duc. Ces généreux défenseurs de la foi envoyèrent, à cet effet, en ambassade, à son altesse de Savoie, Jean Junius, conseiller d'état de l'électeur Palatin, homme pieux et versé dans les affaires. Il arriva à Turin, en février 1566. Un étrange procédé, contraire au droit des gens, l'instruisit aussitôt du degré de zèle ou de fureur avec lequel on agissait contre les non-papistes. Barberi, fiscal général, n'eut, pas plutôt appris que le secrétaire de l'ambassade, David Chaillet, était ministre du saint Évangile, qu'il alla le constituer prisonnier dans son hôtel. Il est vrai de dire que le conseiller Junius s'étant plaint, l'instant d'après, de cette infraction grossière du droit des gens, et ayant demandé réparation de l'injure faite à son prince dans la personne d'un des membres de l'ambassade, en obtint la libération immédiate et l'arrestation de Barberi. Mais cet acte inouï servit de base et de preuve aux remontrances que le délégué des cours protestantes d'Allemagne fit de la part de ses maîtres à la cour de Savoie, au sujet des persécutions contre les Vaudois et contre les réformés en général. Le gouvernement de Turin ne fut point satisfait de ces démarches officieuses. Cependant le duc promit quelque adoucissement, aux mesures prises contre les réformés du Piémont et en général de ses états. Il assura aussi à l'ambassadeur, que les conditions du traité de paix, fait avec ceux des Vallées, seraient observées exactement. Le résultat le plus rapproché fut la libération de quelques prisonniers, du respectable ministre Gilles en particulier, à la grande joie des fidèles de son Église, de ses collègues et de tout le peuple.

Le peu de fond que l'on pouvait faire sur les promesses de la cour de Turin à l'ambassadeur protestant parut aussitôt après son départ. Il avait à peine franchi la frontière, que Castrocaro fit publier dans la vallée de Luserne deux ordonnances, dont l'une enjoignait à tout habitant, natif d'autres lieux que de ceux de son gouvernement, de sortir des terres de sa juridiction dès le lendemain, sous peine de la vie et de la confiscation de ses biens. L'autre ordonnance défendait aux réformés de Luserne, Bubbiana, Campillon et Fenil, de venir au prêche à Saint-Jean, sous les mêmes peines. Le château de la Tour regorgea bientôt de prisonniers qui n'avaient pas cru devoir obtempérer à de tels ordres. Une députation à la cour et l'intercession de la bonne duchesse détournèrent encore cette fois l'orage. Les cachots s'ouvrirent, les accusés rentrèrent en paix dans leurs demeures et les ordonnances tombèrent en oubli (2).

Castrocaro ne se laissait pas arrêter par les obstacles imposés de haut lieu à son ardeur. Il n'en poursuivait pas moins le cours de ses tentatives oppressives, conformément à ses engagements secrets. Il avait déjà essayé, mais sans succès, grâce à l'intervention de Madame, de restreindre un usage établi de temps immémorial, celui de la réunion en synodes des pasteurs et des députés des paroisses de toutes les Églises vaudoises, tant de celles des vallées piémontaises, que de celles du Dauphiné et d'autres lieux (3). N'ayant pu empêcher les synodes, il s'efforça d'en altérer le caractère et d'y gêner la liberté des membres, ainsi que des discussions et des votations en y assistant en personne. On protesta contre sa présence au synode de Bobbi, mais vainement ; Castrocaro resta dans l'assemblée.

La persécution recommença aussi contre les réformés du bas Piémont, de Barcelonnette et. d'autres lieux. Elle devint même si vive qu'un grand nombre de ces pauvres gens se réfugièrent pour un temps à Vars, à Guillestre, en Fraissimère et dans les autres vallées du haut Dauphiné.

La nouvelle de ces actes, si peu conformes aux promesses faites au conseiller Junius, parvint aux princes qui l'avaient envoyé en ambassade à Turin, et leur causa un vif déplaisir. L'électeur Palatin s'en plaignit au duc de Savoie: l'historien Gilles nous a conservé la lettre remarquable que ce prince écrivit à cette occasion. Elle est aussi distinguée par l'élévation des vues que par la noblesse et la pureté des sentiments. C'est une défense chaleureuse de la liberté de conscience, un éloquent plaidoyer en faveur de la tolérance, en même temps qu'un hommage à la foi chrétienne, un appel à la conscience, à la justice du duc, et un sérieux avertissement du jugement à venir.

« Que votre Altesse, y lisons-nous, sache qu'il y a un Dieu au ciel, qui non-seulement contemple les faits, mais aussi qui sonde les coeurs et les reins des hommes et auquel il n'y a rien de caché. Que votre Altesse prenne garde de ne pas faire volontairement la guerre à Dieu, et de ne pas persécuter Christ dans ses membres, car s'il supporte ceci pour quelque temps, pour exercer la patience des siens, il châtiera néanmoins finalement les persécuteurs par d'horribles punitions. Que votre Altesse ne se laisse point abuser par les discours persuasifs des papistes qui peut-être lui promettent le royaume des cieux et la vie éternelle, pourvu que, par quelque moyen on prétexte que ce soit, elle exile, traîne en prison et extermine à la fin ces huguenots (c'est ainsi qu'ils appellent maintenant les bons chrétiens); car, certainement, on ne va pas au royaume des cieux par des cruautés, des actes inhumains et des calomnies. Il faut suivre une autre voie pour y entrer, La persécution d'ailleurs n'avance pas la cause qu'elle prétend défendre. Tant s'en faut que ceux qui ont affligé les chrétiens, qui les ont tourmentés, exilés, livrés à la mort par des supplices, les aient anéantis; au contraire, ils en ont accru le nombre, tellement que l'on a vu cet adage se vérifier constamment:

Les cendres des martyrs sont la semence de l'Église chrétienne. Car l'Église est semblable à la palme qui s'élève, d'autant plus qu'elle est davantage gênée à l'entour. Que votre Altesse considère que la religion chrétienne s'établit par la persuasion et non par la violence. Et, comme il est certain que la religion n'est pas autre chose qu'une persuasion ferme et éclairée de Dieu et de sa volonté révélée dans sa Parole, puis gravée dans le coeur des croyants par le Saint-Esprit, elle ne peut, une fois enracinée, en être arrachée par des tourments; car les fidèles endureront plutôt quelque supplice et souffrance que ce soit, que de se soumettre à aucune chose estimée par eux contraire à la piété. »

L'on ignore quel fût l'effet moral de cette lettre sur l'esprit du duc. Il serait possible qu'elle ait contribué pour une part quelconque au système plus modéré qui prévalut en général dans l'administration des Vallées, durant une suite d'années, même alors que le roi de France eût donné le signal et l'exemple de la persécution à outrance, en faisant verser des flots de sang de ses sujets protestants dans la nuit de la Saint-Barthélemi.

Les Églises vaudoises du marquisat de Saluces, au sud de la vallée de Luserne, sur les rives et près des sources du Pô, avaient subi le sort du territoire et se trouvaient depuis un grand nombre d'années sous la domination de la France. Grâce aux ménagements de toute espèce que les intérêts de la politique française prescrivaient dans l'administration d'une contrée de moeurs et de langue étrangères, au-delà des monts, la réforme, ou ce qui est la même chose, l'Église vaudoise y avait fait de rapides progrès. Des assemblées ou Églises plus ou moins nombreuses s'étaient formées dans la plupart des villes du marquisat et dans un grand nombre de villages. Des pasteurs actifs et, dévoués visitaient à tour et fréquemment celles des lieux où ils ne résidaient pas. Ils étaient au nombre de neuf, en 1567. Pour la sûreté de leurs personnes, ils étaient généralement obligés de recourir à des précautions de prudence dans leurs courses d'évangélisation et dans leurs assemblées. Les Églises écartées dans les montagnes, comme celle d'Aceil, jouissaient de plus de liberté. À Pravilhelm surtout, ancienne et vénérable souche de l'Église vaudoise dans ces contrées (4), la prédication de la Parole et l'administration des sacrements se faisaient ouvertement et avec une pleine sécurité. Aussi s'y rendait-on dans ce but de toute part. D'ordinaire cependant, partout ailleurs, le service religieux se faisait à domicile et dans de petites assemblées.

Le clergé romain irrité des progrès de la réforme, mais contenu dans ses transports jaloux par l'intention royale de ne pas inquiéter les réformés paisibles et prudents dans l'exercice de leur culte, recourut à un moyen adroit de les affaiblir. Sachant que le plus grand nombre des pasteurs n'étaient pas natifs des états du roi, ils réclamèrent et obtinrent du duc de Nevers, gouverneur, un édit du 19 octobre 1567, enjoignant à toits ceux de la religion (réformée) habitant le pays, mais non sujets du roi, d'en sortir, eux et leurs familles dans trois jours, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. La mesure n'atteignit pas le but qu'on s'était proposé; les pasteurs, fidèles au devoir, continuèrent en secret leur oeuvre de salut. Deux d'entre eux, il est vrai, ayant été découverts, furent jetés en prison où ils restèrent plus de quatre ans, après lesquels, sur les instantes démarches faites à la cour par le ministre Galatée, au nom des Églises du marquisat, ils furent remis en liberté.

L'on était arrivé à l'année 1572. Si l'on excepte quelques actes arbitraires et rigoureux, intervenant de temps à autre, ainsi qu'une gêne et une surveillance habituelles, les Vaudois et les réformés, tant du marquisat que des Vallées et du Piémont proprement dit, jouissaient d'une certaine tranquillité. La nouvelle du prochain mariage de la soeur du roi de France avec le jeune roi de Navarre, chef du parti protestant en France, avait parti indiquer un rapprochement dans les esprits et annoncer un meilleur avenir, quand tout-à-coup, au commencement de septembre, le bruit d'horribles massacres, exécutés sur toute la surface de ce royaume, passe les monts avec la rapidité du vent, vient semer l'angoisse et jeter la terreur dans l'âme de tous les réformés. Tout ce qu'il y avait de plus considéré dans les rangs de leurs frères avait été perfidement égorgé, la plupart dans leur lit, en cette nuit odieuse de la Saint-Barthélémi. La boucherie avait continué les jours suivants (5).

Le sous-gouverneur des pays du roi en Piémont, Louis de Birague, avait aussi reçu l'ordre de faire mourir les principaux réformés de son gouvernement, mais il s'était décidé à en retarder l'exécution, sur les observations judicieuses et charitables (nous aimons à le croire) de l'archidiacre de Saluces. Cet ecclésiastique avait fait remarquer le désaccord complet entre les derniers ordres si cruels et les précédents qui prescrivaient la mise en liberté des deux ministres, et une manière d'agir tolérante et douce avec les réformés. Il avait donc proposé de se borner à l'arrestation des principaux, disant qu'on pourrait toujours procéder plus tard à les faire mourir, si sa majesté l'exigeait. Cet avis prudent et humain avait été suivi, mais aux premières arrestations, la plupart des suspects s'étaient éloignés ou retirés en lieu sûr. Un message royal portant de surseoir à toute exécution, s'il en était encore temps, et de s'en tenir aux ordonnances précédentes relatives aux réformés, arriva peu de jours après et rétablit les choses sur le pied où elles étaient auparavant.

La nouvelle des horreurs de la Saint-Barthélemi ne fut pas plutôt connue dans le Piémont (sujet au duc de Savoie), que les papistes ardents firent de grandes démonstrations de joie et bafouèrent les réformés, leur criant que leur Dieu était aboli et leur ruine prochaine. Les discours du gouverneur des Vallées, Castrocaro, jetèrent la population dans le trouble; aussi l'on eut rien de plus pressé que de retirer dans les retraites accoutumées des montagnes les familles et les objets importants. Les hommes seuls restèrent en observation dans leur domicile, le coeur serré, ne trouvant de repos que dans la prière. Mais le duc, qui ne paraissait pas approuver le système d'assassinat qui venait de souiller la France, n'eut pas plutôt connaissance de la défiance des Vaudois, qu'il les fit assurer de ses dispositions pacifiques et les invita à rentrer dans leurs demeures pour y reprendre leurs travaux, ce qui eut lieu.

À cette époque, le même gouverneur des terres françaises au-delà des monts, Louis de Birague, essaya d'enlever à la vallée vaudoise de la Pérouse (passée sous la domination de la France, en 1562) l'exercice public de sa religion. Les Églises réclamèrent, s'appuyant sur ce que le roi, lors de leur annexion à la France, avait reconnu leurs privilèges et libertés, tant ecclésiastiques que politiques, et leur en avait garanti l'exercice. Ne pouvant les persuader de céder. Birague recourut à la force. Cependant, craignant que les Vallées Vaudoises, restées sous l'autorité de la Savoie, ne secourussent leurs soeurs dans la détresse, il obtint du duc qu'une défense leur fût faite d'intervenir. Mais si les braves Vaudois, fidèles à leurs traditions et aux exemples qu'ils avaient tant de fois donnés, exprimèrent dans leur réponse leur dessein bien arrêté de respecter la volonté de leur souverain dans tout ce qui regardait ses intérêts ainsi que sa gloire, ils ne se montrèrent pas moins décidés à servir Dieu invariablement et à soutenir, par tous les moyens en leur pouvoir, la religion menacée dans les droits comme dans la personne de leurs frères du val Pérouse.
Le nouveau gouverneur pour le roi de France, Charles de Birague, renonçant bientôt aux mesures de persuasion que son frère défunt avait essayées, rassembla des troupes, et en juillet 1573, les lança sur le village de Saint-Germain. Cinq pauvres villageois furent faits immédiatement prisonniers et conduits à Pignerol. (Quelques jours après, ils furent condamnés à être ramenés près de leur bourgade pour y être pendus.) Le jour même de la prise de ces cinq hommes, les gens d'Angrogne, conduits par le vaillant Pierre Frasche, se précipitèrent de leurs hauteurs dans la plaine au secours de leurs frères, en danger, et réunis à eux ils repoussèrent l'ennemi. Des contingents de toutes les communes des Vallées venant, les jours suivants, grossir la troupe vaudoise, celle-ci se trouva en état de tenir tête aux deux divisions françaises qui, de la Pérouse et de Pignerol, l'assaillaient à la fois. Après plus d'un mois d'attaques inutiles et d'une vaillante défense, la paix étant désirée aussi bien dans un camp que dans l'autre, on tomba d'accord assez facilement. Pour satisfaire aux convenances., ou plutôt pour sauver les apparences, on convint que les Vaudois du val Pérouse présenteraient une requête pour obtenir la paix et l'exercice de la religion que leurs pères, écrivirent-ils, avaient suivie de temps immémorial. Ils s'engagèrent aussi à suspendre pour un mois leur culte public, et ce qui était plus grave quoique remédiable, à congédier leur pasteur Guérin (6). À ces conditions, les Vaudois de la vallée de Pérouse obtinrent la conservation et la garantie de leurs coutumes et en particulier de la capitulation accordée par le duc de Savoie, leur ancien seigneur, aux Vallées Vaudoises, dont ils faisaient partie. Ainsi se termina, à la satisfaction de tous, la lutte appelée guerre de la Radde, du nom de l'officier qui commandait les troupes françaises.

Pendant ces troubles, et dans le voisinage de la contrée attaquée, l'Église vaudoise avait obtenu, par le zèle de ce même pasteur Guérin, que les siens sacrifièrent pour avoir la paix, un succès moral notable, qui fut sans doute la cause de son éloignement.

Pramol, dont les divers hameaux occupent le centre d'un vallon solitaire au nord-ouest de Saint-Germain, entre la Séa (ou arête) d'Angrogne, vers le midi et les dernières, ramifications des montagnes de la vallée de Saint-Martin, au nord, Pramol avait jusqu'alors compté des papistes et un curé dans son enceinte. Mais Guérin y étant monte un dimanche pour célébrer le service divin, apostropha le prêtre qui avait achevé sa messe, lui demandant s'il aurait bien le courage de soutenir que la messe qu'il avait chantée fût bonne. Le pauvre homme montrant un assez grand embarras à cette interpellation, Guérin, qui ne, voulait pas paraître abuser de l'avantage de l'attaque contre un adversaire non préparé et surpris, le quitta en lui disant que, le dimanche suivant, il lui démontrerait, par la Parole de Dieu, et par le missel même dont il se servait pour la chanter, qu'elle était pleine d'erreurs. Le dimanche suivant, le ministre étant monté à Pramol, n'y trouva ni prêtre ni messe. Le serviteur du pape avait fui le combat. Guérin, dans une allocution aux ouailles délaissées, les pressa d'éclairer leur conscience et leur offrit d'être leur guide dans l'étude de la Parole du salut. Ces hommes, déjà à moitié persuadés, se rendirent assidûment à son domicile de la Balma, entre Pramol et Saint-Germain, et en peu de temps, tons se déclarèrent pour l'Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ. La population évangélique étant considérablement augmentée par cette conversion des papistes du vallon, Pramol fut dès-lors érigé en paroisse et pourvu d'un pasteur particulier.

À l'occasion des troubles de la Pérouse et du secours que les Vaudois des vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin avaient porté à leurs frères dans la détresse, Castrocaro renouvela ses mesures de rigueur; mais la faveur de la duchesse les fit révoquer, ou du moins en affaiblit l'effet. Ce fut la dernière fois que Marguerite de France, duchesse de Savoie, donna aux Vaudois, méconnus et opprimés, une preuve signalée de sa bienveillance. Princesse éclairée et compatissante, elle osa accepter et garda jusqu'à sa mort, arrivée le 19 octobre 1574, le rôle difficile de médiatrice. C'est sans doute à elle, après Dieu, que les Vaudois durent les conditions comparativement plus douces qui leur furent accordées à cette époque si orageuse, marquée par la persécution et par la mort de tant de leurs frères réformés, en France, en Espagne, en Italie et ailleurs.

Depuis la mort de la duchesse, le crédit de Castrocaro diminua rapidement à la cour, car chacun savait que, si elle avait soin de tempérer son ardeur contre les Vaudois, c'était elle toutefois qui l'avait fait nommer et qui l'avait maintenu dans son gouvernement. Des cris de mécontentement se firent, jour de toute part. Les seigneurs des Vallées, qui avaient vu avec tant de regret leur autorité affaiblie et leur position rabaissée par la sienne, s'agitèrent contre lui. Une occasion de le mettre en accusation se présenta bientôt. Un officier de Castrocaro, à la tête d'une troupe de soldats, assassina par son ordre, dit-on, un capitaine, Malherbe, qui s'était toujours montré assez froid pour le gouverneur et très-attaché au contraire aux gentilshommes de la Vallée. Quoique Vaudois, le capitaine Malherbe était estimé du duc à cause de sa valeur. Les parents du mort ayant porté plainte, et les seigneurs la soutenant de tout leur pouvoir, la cause de Castrocaro prit une tournure fâcheuse pour lui. Il lutta encore quelque temps, il est vrai, contre ses adversaires, parmi lesquels il comptait l'archevêque de Turin, irrité de ce que, malgré ses promesses secrètes, il n'avait pas même réduit une seule commune vaudoise à embrasser le papisme, ni enlevé aux Vaudois aucun de leurs droits. En vain, pour se remettre en bonne odeur auprès du prélat, il essaya de rétablir la dîme en faveur de certains prêtres, et de soutenir adroitement le jésuite Vanin, trop faible malgré sa présomption, pour lutter en public avec les pasteurs; en vain, pour se rendre nécessaire, il accrédita des bruits sinistres, sema l'inquiétude parmi les Vaudois, afin de les noircir dans ses rapports; la chute de cet adroit aventurier avait été résolue.

Un nouveau prince avait pris la direction des affaires. Charles-Emmanuel, âgé de dix-neuf ans avait succédé à son père, Emmanuel-Philibert, décédé le 30 août 1580. N'ayant aucune raison de soutenir un homme justement accusé de malversation, d'abus de pouvoir, de rapine et même de meurtre, tant par ses administrés que par ses égaux, le jeune duc consentit à son arrestation, et en chargea le comte de Luserne qu'il nomma gouverneur en sa place. Castrocaro finit ses jours en prison.

Environ ce temps-là, pendant une suite d'années, les Églises vaudoises du Dauphiné, situées à l'ouest et au nord des vallées piémontaises, dans celles de Queiras, de Château-Dauphin, de Césane, d'Oulx et d'autres encore, furent souvent assaillies et si maltraitées par les papistes que, dans quelques lieux, on ne pouvait plus s'assembler que de nuit pour vaquer aux exercices de la religion. Et lorsque ces Églises aspirant à la mesure de liberté, alors générale en France, cherchaient à secouer la tyrannie de leurs voisins catholiques romains, on leur courait sus à main armée pour les détruire, avec d'autant plus d'ardeur que la situation de leurs Vallées élevées et reculées rendait impossibles les secours de leurs frères éloignés. L'aide de leurs alliés et coreligionnaires des vallées piémontaises ne leur fit du moins pas défaut, et les tira souvent de la plus grande peine. Peut-être même que le zèle que l'on mit à secourir des frères dans la détresse dégénéra quelquefois en passion de la guerre. Du reste, nous ne suivrons point le vaillant capitaine Frasche et ses compagnons d'armes dans les combats qu'ils soutinrent avec et pour leurs frères des vallées, dauphinoises. Car, après que beaucoup de sang eut été versé de part et d'autre en diverses rencontres, les choses reprirent la position qu'elles avaient auparavant.

En 1592, les Vallées Vaudoises, qui avaient passé quelques années dans une assez grande tranquillité, furent occupées subitement, ainsi qu'une partie de la plaine, par une armée française sous les ordres du sire de Lesdiguières, chef aussi habile que courageux, qui venait d'enlever le haut Dauphiné aux ligueurs, ou parti catholique. Durant cette occupation, ce général fortifia Briquéras, à l'entrée de la vallée de Luserne, rétablit le château de ce dernier lien et rasa ceux de la Tour et de la Pérouse. Gentilshommes et habitants des Vallées durent prêter serment de fidélité au roi de France. Ils ne le firent qu'à regret, après plusieurs représentations et un premier refus. L'occupation ne dura que deux années. À la fin de 1594, Lesdiguières dut battre en retraite, ayant perdu l'importante place de Briquéras, et le duc rentra en possession de cette partie de ses états. Mais comme si ce n'eût pas été assez pour les pauvres Vaudois d'avoir été chargés de logements militaires et de contributions de guerre, d'avoir essuyé toute sorte de maux, même le pillage et l'incendie (7), il fut même un moment question, en conseil, de les punir encore pour le serment qu'ils avaient dû prêter à la couronne de France en même temps que leurs seigneurs et les autres papistes, à qui cependant on n'en faisait point un crime. Il se trouva heureusement au conseil du duc des hommes consciencieux, qui, sachant que les Vaudois avaient premièrement pris avis à Turin, et qu'ils n'avaient agi comme ils l'avaient fait qu'avec l'autorisation tacite de la duchesse (le duc se battait alors en Provence) et de son conseil, firent agréer leurs explications et excuses, mais non sans peine.

Au bruit des armes, au tumulte des gens de guerre, aux réclamations qui surgissent de leur passage comme de leur départ, succéda un bruit de voix animées, un tumulte de gens d'église, de moines et de prêtres, déclamant, réclamant, insistant, assourdissant, disputant, récriminant, injuriant parfois, et ce qui est pire, fomentant la haine, la défiance et les divisions, recourant à la tromperie, à l'intimidation et jusqu'aux persécutions qui s'accomplissent dans l'obscurité silencieuse des cachots. Le jeune duc avait, il est vrai, en traversant la vallée de Luserne, rassuré ses fidèles sujets vaudois par ces paroles (8) :

« Soyez-moi fidèles et je vous serai bon prince, et même bon père; quant à votre liberté de conscience et à l'exercice de votre religion, je n'y veux faire aucune innovation ; je ne changerai rien à votre mode de vivre usité jusqu'à présent; et si quelqu'un entreprend de vous y troubler, venez à moi, et j'y pourvoirai. »
Mais le duc n'avait pas pu refuser à son clergé l'autorisation de faire une mission, même des missions régulières aux Vallées ; et il n'en fallait assurément pas davantage pour créer bien des troubles et des tourments au sein de celles-ci.

L'archevêque de Turin se fit voir aux Vallées avec une suite nombreuse. On semblait attendre un grand effet de sa présence. Les Vaudois, éblouis par l'éclat qui entoure un prince de l'Église, allaient, pensait-on, se jeter à ses pieds ; ou du moins, s'ils retardaient encore un peu leur passage au papisme, ils écouteraient avec faveur les missionnaires placés sous son haut patronage et installés par lui. Ces missionnaires étaient, les uns, des jésuites dans la vallée de Luserne; les autres, de révérends capucins, dans celles de Pérouse et de Saint-Martin.

Ces serviteurs du pape ne s'épargnèrent point. Ils étaient partout, dans les assemblées publiques, dans les maisons particulières, dans les boutiques, dans les champs, sur les chemins. Ils entraient en discussion avec chacun, passant aussi rapidement d'un auditeur à un suivant que d'un sujet à un autre. Ce n'était que criailleries continuelles. Les ministres avaient cédé à la tentation de répondre; ils avaient même cru leur honneur et leur ministère intéressés à leur participation à ces luttes. Mais ils s'aperçurent bientôt qu'ils se consumaient en paroles, sans grande édification, à cause de la souplesse de leurs adversaires à changer le terrain du combat, aussitôt qu'ils le sentaient trop glissant. Les flèches de la vérité s'éparpillaient, et le but n'était pas atteint. Les ministres résolurent donc de ne plus discuter qu'en séances régulières et publiques sur un sujet énoncé avec précision, et ils s'en tinrent à leur décision. La première de ces disputes eut lieu à Saint-Jean, en 1596, sous la présidence du comte de Luserne; elle tourna tellement à la défaite du jésuite, que le comte, pressé de se prononcer et de donner raison au ministre, recourut à un échappatoire (9) et clôtura précipitamment les débats.

Dans les vallées de Pérouse et de Saint-Martin, les pères capucins s'agitaient aussi beaucoup, d'autant plus qu'ils se sentaient appuyés par le voisinage des troupes du duc, en guerre dans le val Cluson avec celles du roi de France. Entre autres, ils firent tant que le gouverneur de Pignerol entreprit d'ôter aux nombreux évangéliques de Pinache l'usage de leur temple, ravagea ce village et envoya en prison, à Turin, le père et le frère du pasteur Ughet qui leur avait échappé. D'autres vinrent les y joindre, plusieurs y moururent. On n'en sortait que difficilement, et rarement sans abjurer. Le pasteur de Pravilhelm, Antoine Bonjour, enfermé dans le fort de Revel, avait été plus heureux; s'étant dévalé en bas les murailles, il avait pu gagner les bois, puis les montagnes, et était rentré en paix à Bobbi, sa patrie, dont il devint le pasteur jusqu'à sa mort.

Pleins de présomption, les capucins, en mission dans le val Pérouse et le val Saint-Martin, voulurent aussi s'accorder l'honneur d'une dispute publique à Saint-Germain, en 1598, mais ils n'eurent pas lieu de s'en féliciter beaucoup. Ils recoururent donc à une méthode plus habile et moins compromettante de faire des prosélytes. Ils faisaient dire avec mystère aux évangéliques qu'il y avait de grands et terribles desseins contre eux qui s'effectueraient au dépourvu. Cette communication confidentielle, qu'ils priaient de tenir secrète de peur que mal n'en arrivât à ses auteurs pour leur charitable imprudence, n'avait d'autre but, disaient-ils, que d'inviter les intéressés à se tourner du bon côté pendant qu'il en était temps encore. Ces bruits suscitèrent, on n'en peut douter, bien des craintes, mais n'eurent pas l'effet que les alarmistes en avaient espéré.

Les moines missionnaires, mécontents de leurs efforts infructueux, songèrent à un autre moyen, dont ils sentaient la force et qui n'a été dès lors que trop mis en pratique au détriment de l'honneur de ceux qui l'employèrent et de la religion qui y a recours. Ils s'attachèrent aux endettés, aux misérables, chargés de famille et de peu de probité, leur promettant une somme convenue et des secours subséquents, s'ils abjuraient l'Évangile. On promit également un plein pardon, s'ils allaient à la messe, à des coupables de délits que la vengeance des lois allait atteindre. Ce moyen immoral eut le plus de succès. Les Vaudois se seraient consolés de la perte d'hommes indignes, occasion de honte pour leur Église, si par leur infidélité leurs enfants n'avaient été entraînés avec eux dans l'abîme. Deux hommes plus considérables, l'un de Pramol, l'autre de la vallée de Saint-Martin, abjurèrent aussi ; le premier, pour éviter le châtiment qui le menaçait pour abus d'autorité et concussions; le dernier, par vanité, séduit qu'il était par les caresses des gentilshommes et des magistrats de la contrée. Ces défections servirent du moins à démontrer aux Vaudois dans quel nouveau danger l'orgueil, l'amour de l'argent et tout acte immoral, pouvaient les précipiter.

(1) En effet, par cette mesure, les marchés de plusieurs petites villes frontières et de Pignerol même se trouvaient privés d'abondants approvisionnements, etc.
(2) C'est sous le gouvernement de Castrocaro que l'on éleva le fort de Mirebouc, au fond de la vallée de Luserne, sur la commune de Bobbi, à la frontière de, France, au pied du col de la Croix.
(3) Du marquisat de Saluces, par exemple. - Un synode général vaudois, tel que ceux que nous indiquons, eut lieu à la fin de mai 1567, au Villaret de val Cluson ou Pragela (Dauphiné), pour prendre des résolutions et des mesures de sûreté, commandées par la crainte du passage prochain, dans le voisinage des Vallées, de l'armée du duc d'Albe se rendant en Flandres. (Voir GILLES, chap. XXXV. p. 239.)
(4) Voir sur ce sujet la fin du chapitre XVI.
(5) On croit que plus de cent mille huguenots (nom qu'on donnait en France aux réformés) furent massacrés à cette époque.
(6) Guérin néanmoins ne fut pas perdu pour les Vallées. Il ne fit que passer dans une autre paroisse.
(7) La Tour fut, pendant le siège de Briquéras par le duc, assaillie a l'improviste, pillée et incendiée en partie par une division d'Espagnols qui, à leur retour, mirent aussi le feu à divers quartiers de Saint-Jean.
(8) Dans un voyage de Charles-Emmanuel an fort de Mirebouc une députation de Vaudois se rendit au Villar pour le complimenter c'est dans cette occasion qu'il leur adressa ces belles paroles.
(9) « Si vous étiez en dispute, dit-il, touchant les qualités d'un bon cheval ou d'une bonne épée, je vous dirais mon avis, parce que j'y entends quelque chose ; mais je n'entends rien à vos controverses, et cela étant, je ne veux pas m'y ingérer. Au reste, je dois vous avertir que j'ai ordre de son altesse de me rendre promptement à Turin, etc. »

CHAPITRE XXI.
LES BIENFAITS DE LA PAIX ACCOMPAGNÉS DE GRANDES MISÈRES. (Suite)

Vers la fin de l'an 1599, le duc ayant fait un voyage en France, les adversaires des Vaudois crurent le moment favorable pour les molester. Ils voulurent les obliger à chômer les fêtes papistes en quelques lieux où cette sujétion n'avait jamais existé, et fermèrent les écoles en d'autres endroits. La moindre résistance entraînait la prison dont on ne sortait qu'à prix d'argent, ou en promettant d'aller à la messe. De plus, on plaça comme curé à la Tour un homme entreprenant, Ubertin Braide, qui revendiqua des évangéliques la dîme dont ils étaient affranchis dès 1561, et sur leur refus, il fit saisir leurs effets par la justice. Il s'ensuivit une excessive irritation chez plusieurs. L'on craignit des troubles. Mais une députation envoyée au duc, alors en Savoie, obtint le redressement des griefs. Le prêtre ayant été débouté de ses prétentions, le calme parut renaître. Cependant des jeunes gens mal inspirés rallumèrent, par un acte répréhensible, le feu à peine caché sous la cendre. Ils effrayèrent un soir par leurs cris le prêtre retiré dans sa cure. Celui-ci, craignant quelque vengeance, s'enfuit chez un gentilhomme du voisinage.

L'affaire fut envisagée comme criminelle. L'on fit des enquêtes. Les jeunes gens bien connus devaient être conduits à Turin. L'arrivée d'une escouade d'archers leur fit prendre la fuite. Ne comparaissant pas à l'audience, ils furent condamnés par contumace et bannis des états de son altesse. Cet événement fut la source de nombreux déplaisirs pour les pasteurs, gardiens vigilants de la morale publique, et une cause prolongée de troubles, même de délits et de crimes. Car ces jeunes gens contraints de fuir leurs demeures, sans moyen régulier d'existence, réclamaient souvent par la force ce qu'ils n'obtenaient pas par bienveillance. Des gens dépravés, dont plusieurs papistes, profitèrent de la confusion générale pour commettre dans l'ombre des iniquités, assurés qu'ils étaient qu'on les attribuerait aux bannis.

Un douloureux événement donna, au commencement de ce siècle, la mesure de cette susceptibilité romaine, qui ne reconnaît pas même au chrétien évangélique le droit de répondre, pour sa défense, à celui qui lui conteste l'excellence de sa religion. Un honnête marchand de la Tour, nommé Coupin, étant à Asti, en 1601, pour la foire, fut un soir, au souper, entraîné par les questions des convives à se dire Vaudois, et à nier la présence réelle du Sauveur dans la cène. Dénoncé comme coupable, quoiqu'il fût resté dans les limites de défense validées par la capitulation de 1561, il fut jeté dans les prisons, et n'en put être tiré, quelques démarches que ses parents, ses amis et les Églises fissent, même auprès du duc. L'inquisition ne lâcha sa proie que privée de vie et même ne s'en désista point, car elle fit brûler publiquement la dépouille du martyr trouvé mort dans sa prison. Durant les deux années de sa captivité, ce chrétien, aussi humble que sincère, ne put être ébranlé un seul moment dans sa foi, il édifia jusqu'à la fin ceux qui étaient admis à le voir. Il s'étonnait lui-même de la force inattendue qui lui était communiquée, ainsi que des réponses claires, précises, évangéliques, que Dieu lui inspirait en face de ses juges.

La même année de l'arrestation de Coupin, c'est-à-dire en 1601, l'ordre fut donné, à tous les évangéliques du marquisat de Saluces (1), de sortir des états de son altesse dans le cours de deux mois depuis la publication de l'édit. Liberté leur était laissée de vendre leurs biens dans le même espace de temps. Hélas ! plusieurs faillirent et devinrent papistes. Toutefois un grand nombre de familles préférèrent obéir à Dieu, et passèrent en France ou en Suisse, quelques-unes obtinrent de se fixer aux Vallées. Les anciennes Églises vaudoises dit marquisat, Pravilhelm et les autres de la montagne, furent enfin laissées en repos après avoir partagé quelque temps les tribulations communes.

L'effort papiste ne s'arrêta pas là. On tenta d'induire à l'abjuration, par flatteries et par menaces, les membres de l'Église vaudoise, domiciliés dans le bourg de Luserne ainsi que dans les villes de Bubbiana, Campillon et Fenil, sur la lisière du Piémont, où ils ne jouissaient pas du droit de pratiquer leur culte publiquement. Le gouverneur de la province, Ponte, pour les intimider, dénonçait aux récalcitrants, par des édits publiés à grand bruit, l'expiration de leur permis de séjour. L'archevêque de Turin, présent aussi sur les lieux, faisait paraître les intéressés devant lui, les flattait par de douces paroles, ou cherchait à ébranler leur foi par des raisons qu'il croyait sans doute plausibles. Dans ce dernier but, et pour leur agréer, sans penser mûrement au danger que courait sa cause, il provoqua même une dispute publique, qui eut lieu à Saint-Jean, entre son délégué, le professeur et recteur des jésuites à Turin, Marchesi, et le pasteur Auguste Gros, ancien professeur papiste, converti depuis longtemps, homme de talent, de science et de grande piété. Cette dispute, qui affermit dans leur croyance les Vaudois qu'elle avait attirés, ne fut pas renouvelée, malgré le bon vouloir du ministre, n'ayant pas produit les résultats que l'archevêque en espérait.

Le bourg de Luserne n'étant point compris dans la capitulation de 1561, les Vaudois qui y étaient domiciliés, et qui n'abjurèrent pas, durent se fixer ailleurs. Ceux qui étaient établis à Bubbiana, Campillon et Fenil, conformément au traité, ne se laissaient pas persuader d'en sortir. Pour faire fléchir cette résistance, on recourut à un moyen que des prêtres seuls, plus préoccupés de leurs conquêtes que de l'honneur de leur souverain, pouvaient imaginer. Ils obtinrent du duc qu'il interviendrait de sa personne auprès des plus considérés, et qu'il ajouterait, à ses actes précédents, le poids de son ascendant immédiat, l'instance d'une parole affectueuse, l'irrésistible autorité d'une demande de sa bouche. Les imprudents ! ne voyaient-ils donc pas que, même dans le cas le plus favorable, celui du succès, le prince perdait plus qu'il ne gagnait? et qu'en induisant ses sujets à renier leur foi, il ébranlait lui-même son trône, puisque la fidélité au souverain, si juste, si légitime, ne l'est pas plus que celle qui est due à Dieu, et même qu'elle n'est forte et durable qu'autant qu'elle s'appuie sur la foi religieuse? Et dans le cas défavorable à leur point de vue, dans le cas de la résistance du Vaudois à la pression morale exercée sur lui par son prince, la majesté, du trône n'était-elle pas compromise par un effort infructueux sur la conscience d'un sujet, et la personne même du prince exposée à un jugement sévère de celui qui eût désiré pouvoir le respecter toujours?

À un jour marqué, les quatre personnages les plus considérés d'entre les Vaudois de Bubbiana, qui, par leur influence, à ce que disaient leurs adversaires, avaient, jusqu'alors rendu inutiles les efforts réunis du gouverneur irrité et de l'insinuant archevêque, furent mandés à Turin, au nom du prince, et furent introduits l'un après l'autre en sa présence. Le premier, appelé Valentin Boule (ou Bolla), après avoir ouï les paroles affectueuses de son altesse, lui exprimant son vif désir qu'il embrassât sa religion, supplia respectueusement son souverain de lui permettre de demeurer fidèle à Dieu selon sa Parole. Est-il nécessaire d'ajouter que le duc n'insista pas, et qu'il lui permit de se retirer en lui disant : Vous m'auriez assurément fait un grand plaisir en déférant à mes remontrances, mais je ne veux pas faire violence à votre conscience. Pendant que Valentin Boule s'éloignait, sans avoir pu échanger une parole avec les trois autres, on annonça perfidement à ceux-ci que leur frère et ami avait cédé au désir du duc et lui avait donné sa parole d'abjurer. Trompés par ce rapport, déconcertés par l'apparente défection de celui qu'ils considéraient comme le plus fidèle, ils promirent l'un après l'autre ce qu'on désirait d'eux si ardemment. Une partie de leurs amis de Bubbiana suivit leur exemple. Toutefois plusieurs rentrèrent par la suite dans l'Église.

Quelque temps après, on agît de même à l'égard de quelques particuliers influents parmi les Vaudois de Pinache, dans la vallée de Pérouse, après que le gouverneur Ponte et l'archevêque eurent été travailler auparavant la contrée. Les trois Vaudois qui parurent devant le duc, les nommés Michel Gilles, Jean Micol et Jean Bouchard, demeurèrent fermes dans la foi, comme aussi la plupart de leurs frères de la Pérouse et du val Cluson, malgré les moyens divers qui furent mis en oeuvre pour les entraîner au papisme. Pour séduire les pauvres pendant la disette, qui était fort grande cette année-là, l'an 1602, l'archevêque promettait des vivres en abondance à ceux qui iraient à la messe; il n'épargnait, en effet, ni blé, ni argent : néanmoins, il fit peu d'avance par cette captation immorale. Il fit aussi défendre d'employer, comme moissonneurs, dans la plaine, les Vaudois qui ne seraient pas porteurs d'un certificat délivré par lui.

Encore un exemple des moyens indirects de conversion employés par les papistes. Sous prétexte que les nombreux Vaudois, dont les maisons étaient sises sur la grande route de la Pérouse, donnaient du scandale aux passants, on fit éclore un édit qui leur défendait d'y habiter plus longtemps, et leur ordonnait de se retirer de l'autre côté de la rivière, vers Pramol. Il faut ajouter cependant que, sur d'instantes réclamations et prières, tant des victimes de la mesure que de leurs voisins de la religion romaine, la mise à exécution fut d'abord suspendue et enfin abandonnée.

On comprendra toutefois que le gouvernement et le duc lui-même, entraînés fréquemment par les menées des prêtres à des démarches et à des actes de peu d'effet pour la conversion des Vaudois au papisme, et comprenant mal les motifs de conscience qui prescrivaient la résistance à ceux-ci, étaient mécontents du peu de cas qu'ils paraissaient faire de leur désir ou de leur volonté. Les troubles que causaient les jeunes gens, bannis pour leur conduite imprudente envers le curé de la Tour, et maintenant fugitifs, errants, vivant à l'aventure au jour le jour de dons ou de rapine, ces troubles, ces désordres que les pasteurs n'avaient pu arrêter furent représentés au prince comme des symptômes de révolte contre son autorité, et on en prit occasion de l'exciter à des mesures de la dernière rigueur. On parla même de détruire les églises.

Les Vaudois, recevant de divers côtés le conseil de se tenir sur leur garde, comprirent toute la grandeur du danger; mais, au lieu de recourir aux moyens de défense humaine, ils n'eurent qu'une pensée, celle d'implorer l'assistance si souvent éprouvée de leur céleste protecteur, bien persuadés qu'ils étaient de cette vérité que si l'Éternel ne garde la ville celui qui la garde veille en vain. On exhorta le peuple à la repentance et à redresser sa vole en plusieurs points. Les pasteurs les plus aptes à la chose parcoururent les Églises, s'attachant surtout aux plus malades. On s'adressa aussi aux moins coupables des bannis et on fit appel à leurs meilleurs sentiments. Surtout, on s'humilia par un jeûne solennel, le Il et le 12 d'août 1602. Peu après, on vit arriver dans la vallée de Luserne le gouverneur de Turin avec le prévôt général et une grande compagnie de gens de justice. Ils venaient juger les bannis que les communes avaient eu ordre de livrer. En place de ceux-ci, on voulut remettre au gouverneur une requête pour son altesse, qu'il refusa. Il publia quelques ordres sévères et s'éloigna (2).

Les Vaudois recoururent alors à la médiation du comte Charles de Luserne, principal seigneur d'une des Vallées et qui était en faveur à la cour. Ils envoyèrent aussi une députation, chargée de présenter à son altesse une supplique rédigée aux Vallées, dans laquelle ils exposaient les faits dans leur vrai jour, se plaignaient des calomnies que leurs ennemis répandaient sur leur compte pour les noircir aux yeux de leur prince, et recouraient avec confiance à sa bienveillance, comme aussi à sa haute justice. Mais, qui le croira ? pour être présentée au prince, la supplique dut être modifiée dans sa forme, dès là-même, dans le fond. Il fallait s'exprimer comme l'auraient fait des coupables. Elle n'eut, malgré ces changements, ou peut-être à cause de ces changements, qu'un succès tout-à-fait partiel.

Pendant que les Églises se préparaient à rédiger une nouvelle requête au duc, quelques faits se passèrent qui ne devaient pas contribuer à rétablir le calme. Les Vaudois de Pinache (val Pérouse), ne pouvant depuis longtemps obtenir justice à l'égard d'un temple dont on leur contestait l'usage, s'emparèrent de celui du Dublon, auquel ils avaient également droit, abandonnant en retour aux papistes leurs droits sur le précédent. Des menaces et quelques troubles s'ensuivirent, toutefois sans issue fâcheuse. À Luserne, un jour de marché, en mars 1603, l'on aperçut six des bannis. Cernés et attaqués dans une rue étroite, ils se firent jour à main armée, en tuant entre autres un capitaine Crespin. L'un d'eux étant tombé plus loin, en sautant d'une muraille, et s'étant fracturé la cuisse, fut pris, jugé et condamné à être écartelé. On fit venir pour l'exécution une compagnie d'infanterie, qui demeura ensuite plusieurs mois pour protéger Luserne contre les attaques redoutées des bannis.

Au mois d'avril, les Vallées reçurent l'heureuse nouvelle que, par l'intercession du comte Charles de Luserne, le duc Charles-Emmanuel leur accordait la plupart de leurs demandes, notamment la grâce des bannis, à la réserve de quelques-uns qui étaient nommés. Cette issue réjouit bien des coeurs, mais pour quelques jours seulement, car l'on s'aperçut bientôt que toutes les difficultés n'étaient pas aplanies. Comment l'auraient-elles été, quand il semble que c'était de principe admis, dans les relations avec les Vaudois, de ne considérer les concessions et les promesses qui leur étaient faites que comme un pis-aller, en attendant qu'on pût les révoquer ou en entraver l'exécution?

La compagnie d'infanterie de Luserne porta le trouble dans la vallée par une expédition sur Bobbi, dans laquelle elle eut pu être taillée en pièces par la masse de gens qu'elle s'attira sur les bras, et que les prudents efforts de quelques Vaudois eurent peine à contenir. Ces soldats provocateurs durent s'estimer heureux, après la fuite de leur capitaine et la mort (déplorable à nos yeux) de quelques-uns d'entre eux, de mettre bas les armes et de se rendre prisonniers. Au reste, sur la demande du comte Emmanuel de Luserne et par respect pour le souverain, on les remit en liberté, et on leur rendit leurs armes quelques jours après.

Enfin, après une nouvelle mission du comte Charles aux Vallées, cette fois en compagnie du prévôt général de justice, toutes les difficultés parent être levées. Un temple fut concédé à ceux de Pinache. Les bannis furent graciés à l'exception de cinq, et les Vallées s'engagèrent à payer une somme convenue, à titre de dédommagement pour les dégradations de temples papistes attribuées à des Vaudois.

Des jours paisibles succédèrent à ceux assez tristes qui venaient de s'écouler. Ils ne furent interrompus que par des événements ordinaires. L'Église de la Tour agrandit son temple, malgré l'opposition des papistes, et grâce à la faveur du duc qui intervint. L'année 1605, la dysenterie emporta beaucoup de monde aux Vallées, entre autres le pasteur du Villar, Dominique Vignaux, natif de Pénasac en Gascogne, noble de naissance et de port, de moeurs pures, très-lettré, bon théologien, employé pour l'ordinaire dans les affaires majeures des Églises. C'est à lui qu'on avait confié le soin de recueillir les écrits originaux des Vaudois en langue romane ou vaudoise et en Latin (3), qui furent remis à Pierre Perrin, pasteur dans le Dauphiné, d'après le voeu du synode de France, pour l'éclairer dans ses travaux sur l'histoire des Vaudois.

L'an 1611, les Vallées s'effrayèrent de la présence d'un corps considérable de troupes françaises au service de Savoie, qui séjourna un mois dans la vallée de Luserne et y commit quelques excès.

L'année 1613 et la suivante, les Vaudois durent eux-mêmes prendre les armes pour le service de leur prince. Ils fournirent plusieurs compagnies de milices qui se conduisirent parfaitement, tant au siège de Saint-Damian que dans Verceil et ailleurs. On leur accorda de pouvoir se réunir entre eux matin et soir pour faire leurs prières accoutumées. En plusieurs lieux, surtout dans les 'villes, ils furent reçus avec amitié. Leurs hôtes les questionnaient sur des points de religion et leur témoignaient le désir de connaître la vérité; quelques-uns même faisaient voir qu'elle ne leur était pas étrangère. Mais dans les lieux écartés l'on s'enfuyait à leur approche, et l'on tremblait de leur fournir le logement. Car, ainsi que dans les siècles reculés, la superstition papiste les dépeignait comme des hommes monstrueux dont plusieurs n'avaient qu'un oeil au front; elle garnissait leur bouche de quatre rangées de dents longues et noires, destinées à broyer la chair et les os des petits enfants qu'ils aimaient, racontait-elle, à rôtir sur la braise.

La population de Saint-Jean fort accrue, se trouvant trop à l'étroit dans le local où se faisait le service divin accoutumé, s'était construit un temple plus vaste. Une influence puissante à la cour le fit fermer (4). Le même esprit priva les Vaudois de Campillon de l'usage de leur ancien cimetière, attenant à celui des papistes. Les Vallées eurent même à payer six mille ducatons pour arrêter un déploiement de rigueurs, auxquelles une tentative d'enterrement à main armée dans le cimetière contesté avait donné lieu.

Le paiement de cette somme considérable faillit amener la désunion entre les trois vallées, celles de Pérouse et de Saint-Martin ayant refusé de rembourser à celle de Luserne leur quote-part. Elles ne tardèrent cependant pas à voir que, si elles suivaient ultérieurement ce système égoïste, elles s'isoleraient les unes des autres et offriraient une proie facile à leur ennemi commun, toujours vigilant. En effet, la vallée de Luserne ayant à payer à l'autorité une nouvelle somme qu'on lui arrachait sans motif bien fondé en justice, elle fit cession à la chambre ducale, un peu par force, prétendit-elle, de ses droits sur les valeurs qui lui étaient dues par les autres vallées. Les communes vaudoises se virent ainsi contraintes de solder, par crainte de l'autorité supérieure, ce à quoi elles auraient dû consentir de bon gré, par amour pour leurs frères et dans l'intérêt commun.

Les officiers de la chambre réclamaient incessamment l'acquittement de la dette. Alors, dans une assemblée générale des préposés des communes de la vallée de Pérouse, réunis pour se disculper d'un fait grave, la soustraction de comptes mis sous scellé et laissés à la garde de quelques-uns d'entre eux, les papistes (seuls compromis, puisque c'était à eux seuls que les objets enlevés avaient été confiés) conseillèrent aux Vaudois de se joindre à eux pour écrire une requête en commun, dans laquelle on réunirait les demandes que les uns et les autres avaient à faire, et dans laquelle on offrirait en dédommagement une somme ronde de trois mille ducatons qu'on paierait entre tous. Les préposés vaudois se flattèrent d'obtenir, par leur union aux papistes et par la protection de hauts patrons que leurs amis avaient à la cour, la remise de leur dette et la corroboration de leurs libertés. Ils espéraient aussi faire oublier, par cette démarche qu'ils croyaient habile, quelques petits actes de résistance à l'autorité qui avaient eu lieu pour maintenir leurs privilèges. Ces faits étaient la délivrance du ministre Chanforan, qu'on soustrayait à sa juridiction en le conduisant à Pignerol, pour avoir déplu aux révérends capucins du Perrier dans une altercation avec eux, et l'opposition que des Vaudois de Pinache avaient faite à des officiers de justice d'une localité éloignée, qui, ignorant que l'usage autorisât les Vaudois à travailler dans leurs limites les jours de fête papiste, avaient voulu saisir quelques ouvriers occupés à la bâtisse du clocher. Entraînés par le beau dire de leurs collègues papistes, les préposés vaudois signèrent donc, mais à l'insu des pasteurs et du peuple des Églises, une requête où la cause qu'ils prétendaient servir n'occupait qu'une fort mince place. Pleins d'une confiance aveugle, ils abandonnèrent au châtelain, rusé papiste, la conduite de la négociation et les communications verbales.

Doit-on s'étonner que le résultat ait trompé leur espoir et les ait jetés dans des perplexités nouvelles? La réponse favorable aux papistes mettait les trois mille ducatons entièrement à la charge des évangéliques; de plus elle les condamnait, à démolir six de leurs temples, sous le prétexte qu'ils étaient hors des limites, ce qui n'était nullement. Tel était donc le fruit amer de la division des Vallées, et de l'union des Vaudois avec les ennemis de leur religion. Mais ceux du val Pérouse n'étaient pas au bout de leurs peines. Un mémoire explicatif, dans lequel ils demandaient des conditions plus douces, attardé par une fatale négligence, ne fut pas présenté à temps. L'ordre de démolir au moins le clocher de Pinache ayant été répété dans l'intervalle par le gouverneur de Pignerol, sans être suivi d'aucune exécution, les Vaudois s'en référant à leur requête et ne s'en mettant plus en peine, tandis que leurs ennemis travaillaient sous main contre eux, le prince aux yeux de qui on les avait noircis se prépara à les châtier sévèrement. Ceci s'était passé en 1623.

Au commencement de 1624, l'ordre péremptoire de démolir les six temples arriva aux communes avec menaces, s'il n'y était pas fait droit immédiatement, de les contraindre par les armes. Dans les derniers jours de janvier, un régiment de troupes françaises vint occuper Fun des grands villages vaudois du val Pérouse; savoir, Saint-Germain, au nord-ouest de Pignerol, au débouché du vallon de Pramol, sur la rive droite du Cluson. Bientôt après, toute la vallée fut occupée par un total de six à sept mille soldats. Dans la perplexité où cette invasion jeta subitement la vallée de Pérouse, les autres et même celle de Cluson (Pragela), alors française, ne l'abandonnèrent point. Quelques empêchements qu'on s'efforçât d'y apporter de la part du duc et des seigneurs, des détachements nombreux d'hommes déterminés, traversant les montagnes couvertes de neige, ne cessaient d'accourir de tous les points des Vallées. Mais quel espoir raisonnable pouvait-on nourrir de repousser hors des limites une armée aussi considérable et aussi bien exercée que celle du duc? Aussi, fallut-il bientôt se résoudre à la cruelle extrémité de démolir les six temples désignés. On se consolait un peu par l'espoir de les relever sitôt après le départ des troupes, ainsi qu'on était convenu avec Syllan, commissaire ducal. Mais le comte Taffin, qui commandait l'armée. ne semblait nullement considérer sa mission comme terminée; il exigeait des Vaudois qu'ils déposassent leurs armes, et en particulier qu'ils défissent les barricades et autres moyens de défense, derrière lesquels ils s'étaient retranchés sur les hauteurs de Saint-Germain, à rentrée du vallon de Pramol.
Une telle exigence trahissant des projets cachés, on se refusa d'y satisfaire. Une affaire assez chaude s'ensuivit ; mais, quelque effort que fissent les papistes, ils ne purent jamais forcer le passage. Leur situation à eux mêmes n'était rien moins qu'avantageuse ; ils étaient au gros de l'hiver, mal logés, et pour une partie d'entre eux pas du tout, souvent sans feu ni abri, au milieu des neiges, abondantes cette année-là, ayant devant eux des adversaires vigoureux, dont le nombre grossissait incessamment depuis l'assaut donné aux barricades. Dans de telles circonstances un accommodement put être conclu assez facilement entre le comte Taffin et les principaux des Vallées, en présence et par les bons offices du comte Philippe de Luserne. L'armée se retira, et des députés de toutes les communes du val Pérouse se rendirent devant son altesse pour s'excuser de leur mieux et obtenir leur pardon, ainsi que la permission de relever leurs temples.

De temps à autre, l'inquisition trouvait moyen de faire quelque victime. Elle en voulait principalement aux convertis du papisme, réfugiés aux Vallées. Elle les arrêtait lorsque, trompés par une paix apparente, ils se hasardaient en Piémont. Ainsi, mourut à Turin, en 169-3, sur le bûcher, Sébastien Basan, sans compter Louis Malherbe qui, en 1626, ne sortit que mort de la prison. Combien d'autres qui gémirent pendant des années dans les cachots, ou qui, après une libération contestée, périrent le plus souvent victimes d'un attentat isolé, loin des regards.

Un moine, le père Bonaventure, essaya aussi d'une guerre d'un nouveau genre. Familier, flatteur, se faisant bien vouloir des enfants, il parvint à enlever plusieurs garçons de dix ou douze ans, dans les villages bas de la vallée de Luserne, touchant au Piémont (5), où d'ancienneté les Vaudois et les papistes vivaient entremêlés. Les enfants ne furent jamais rendus à leurs parents. Et, quelques démarches qu'on pût l'aire, la meilleure réponse que l'on obtint de l'autorité civile fut que ces actes n'étaient imputables qu'aux moines et qu'on ne savait qu'y faire.

On jeta aussi en prison plusieurs Vaudois des mêmes villages de la plaine de Luserne, sous prétexte qu'ils habitaient hors des limites, quoique cela ne fût pas. Dans les démarches faites auprès du sénateur Barberi et de ses acolytes, pour délivrer les prisonniers, on put s'assurer que ces prétendus agents de la justice outrepassaient leur mandat, et visaient, pour le moins, autant à extorquer quelque rançon et à lever des contributions qu'à assouvir leur haine religieuse et celle de leurs amis.

Une menace d'invasion du Piémont par une armée française, sous les ordres du marquis d'Uxel, en 1628, fournit l'occasion aux Vaudois de prouver leur fidélité à leur souverain et de recevoir, à leur tour, la preuve de la pleine confiance qu'ils inspiraient. On leur confia la garde de plusieurs passages de leurs montagnes qui étaient particulièrement menacés, et on leur accorda, à leur instante prière, de servir isolément, sans être mêlés aux autres troupes de son altesse. Leurs compagnies étaient toutes commandées par des officiers sortis de leurs rangs et choisis par eux. Les chefs supérieurs seuls appartenaient à l'armée régulière. Il ne se livra qu'un petit nombre de combats, dans lesquels l'armée d'Uxel eut le dessous, et auxquels elle mit fin elle-même en se retirant.

À cette époque le comte de Carlisle, ambassadeur du roi de la Grande-Bretagne auprès du duc de Savoie, entendit, de la bouche même de son altesse, le témoignage de satisfaction qu'elle se plut à donner à ses fidèles sujets des Vallées, énonçant en même temps l'intention bien arrêtée de leur en donner des marques.

Mais, tandis que Charles-Emmanuel nourrissait les meilleurs sentiments envers les Vaudois, de chauds partisans de Rome, revêtus d'éminentes dignités, abusaient de leur autorité et du nom de leur prince, pour introduire furtivement aux Vallées les ennemis irréconciliables de l'Église évangélique, la cavalerie légère du pape, les moines.

Déjà une semblable tentative avait eu lieu partiellement à la fin du dernier siècle, et avait abouti à l'établissement définitif des capucins au Perrier, bourg papiste de la vallée de Saint-Martin. Mais, cette fois, il ne s'agissait de rien moins que de doter chaque commune vaudoise d'un couvent de moines. Pour les faire agréer aux populations, on s'y prit de toutes les manières, sans scrupule. À Bobbi, la finesse prédomina; à Angrogne, l'ostentation, l'éclat et les menaces; à Rora, la violence. Le prieur de Luserne, Marco Aurelio Rorenco, ou Rorengo, à la tète des prêtres, le comte de Luserne, le plus puissant des seigneurs de la vallée, et le comte Righino Roero, au nom du gouvernement, n'épargnèrent aucune peine pour arriver à leur fin. On fit même intervenir l'héritier du trône, le prince de Piémont, Victor-Amédée. On remit de sa part à chaque commune une lettre, dans laquelle il annonçait d'abondantes distributions de blé et de riz (l'hiver de 1628 à 1629 était sévère, l'on souffrait de la disette); il demandait pour ces denrées et pour leurs distributeurs, qui devaient être les moines, une maison fournie par la commune. Mais, quelque effort qu'on fit à Angrogne, on ne put obtenir pour eux l'hospitalité, même une seule nuit. Après quelque temps de séjour à Bobbi, au Villar et à Rora, ils durent céder à la volonté générale et s'éloigner. Comme ils résistaient avec trop d'obstination en ce dernier lieu, quelques femmes les emportèrent sur leurs bras une partie du chemin. Des tentatives échouèrent dans la vallée de Pérouse, à Saint-Germain et à Pramol. Ainsi la messe ne put être célébrée nulle part dans les communes vaudoises, si l'on excepte peut-être Saint-Jean et le bourg de la Tour, dans lequel le culte évangélique n'était pas toléré. C'est dans ce dernier lieu que le moine Bonaventure (que Gilles appelle le porte-enseigne de toute leur fourmilière) recueillit tous ses confrères et qu'ils s'établirent. Il n'est pas sans importance de rappeler ici, qu'à cette époque, le culte romain ou papiste n'avait aucun desservant, ni temple, ni autel, dans la presque totalité des Églises vaudoises des trois vallées.

Les Vallées se remettaient à peine des inquiétudes que leur avaient données les efforts des moines et de leurs puissants protecteurs, lorsque l'arrivée d'une armée française devant Pignerol, au printemps de 1630, les jeta dans la plus grande perplexité. Le maréchal de Schomberg, qui la commandait, exigeait une prompte soumission à son roi. Les troupes, sous ses ordres, pillaient et ravageaient les lieux accessibles des trois vallées. Il venait de réduire Pignerol et sa citadelle, où les milices vaudoises tenaient garnison. Déjà il occupait Briquéras, à une lieue de Saint-Jean, avec mille chevaux et quinze mille fantassins. Le dernier des quatre jours de réflexion, accordés à grand'peine aux Vaudois, tirait à sa fin et ils délibéraient encore. Le secours promis par son altesse, que l'on avait avertie du danger, n'arrivait pas. Au contraire, le bruit se répandait que le duc retirait ses troupes derrière le Pô. Par ce mouvement, les Vallées étaient livrées à l'ennemi. Elles se décidèrent donc pour la soumission, conjointement avec leurs seigneurs papistes, toutefois à la condition que leurs milices ne seraient point contraintes à porter les armes contre son altesse, hors de leur territoire. Parmi les quinze articles de la capitulation, signée et jurée peu après, il en est un que le prieur de Luserne, député du clergé de ladite vallée, avait essayé, d'exclure puis de modifier, mais sans succès; il spécifiait que ceux de la religion réformée jouiraient de la plénitude des droits que les édits leur assuraient en France, quant à l'exercice de leur religion, et que nul ne pourrait les troubler en aucune façon. À ces conditions, les trois vallées n'auraient guère connu d'autres maux, pendant l'occupation française qui dura une année, que ceux qu'amenait le passage continuel de troupes, de France en Piémont, et le transport d'un grand matériel, si Dieu ne les eût visitées par une des plus sévères épreuves qu'il leur eût jamais envoyées, par une maladie contagieuse et épidémique, apportée de France par l'armée, à ce qu'il parait, et désignée comme une peste par l'histoire contemporaine.

Les premiers cas furent signalés au commencement de mai 1630, dans la vallée de Pérouse, puis dans celle de Saint-Martin, peu après dans celle de Cluson ou de Pragela, et seulement plus tard dans la vallée de Luserne. Les pasteurs et les députés des Églises, réunis à Pramol pour prendre des mesures contre un mal si terrible, ne négligèrent rien de ce qui pouvait en arrêter la marche. Ils pourvurent entre autres aux achats de médicaments, ainsi qu'à l'assistance régulière et suffisante, des pauvres. On aurait aussi désiré de célébrer un jeûne général et public; mais ne voyant pas comment il serait possible de le faire avec solennité, au milieu d'un si grand encombrement de troupes, d'approvisionneurs, de gens d'affaires, d'allants et de venants, on se borna à ce que chaque pasteur pourrait obtenir de son Église par ses exhortations à la repentance, tant en public qu'en particulier. La maladie étendait ses ravages et sévissait avec fureur. Toutes les maisons, dans certaines localités, comptaient des morts ou des mourants. Le manque de vivres, déjà fort sensible au commencement de l'année, augmentait tous les jours. On ne savait où s'en procurer. L'état de l'atmosphère contribuait aussi à étendre le mal. En juillet et en août, la chaleur fut excessive. Ce dernier mois fut le plus funeste. Sept pasteurs furent emportés par la peste, dans ce court espace de temps. Quatre autres étaient déjà morts le mois précédent. Le douzième mourut le mois suivant comme il s'apprêtait à partir pour Genève, où il était député, pour y chercher de nouveaux pasteurs. Il n'en resta que trois, outre un octogénaire invalide (6).

Heureusement encore que, par une dispensation providentielle, ils appartenaient à des vallées différentes; en sorte que chacune d'elles ayant le sien, aucune ne manqua absolument de secours religieux; d'autant plus que, sans craindre la mort qui les menaçait sans cesse, ils se multipliaient pour ainsi dire, tant ils mettaient de zèle dans l'accomplissement de leurs devoirs. Ils se transportaient de village en village, prêchaient en plein air aux valides, et visitaient à domicile des centaines de mourants. Eux-mêmes durent veiller, à réitérées fois, dans leurs presbytères auprès du lit de parents chéris. Le seul pasteur restant dans la vallée de Luserne, Pierre Gilles, pasteur de la Tour, l'auteur d'une histoire des Églises vaudoises, justement appréciée (7), que nous avons eue constamment sous les yeux dans la rédaction de celle-ci, ne perdit pas moins de quatre fils pleins d'espérance.

Si la peste se ralentit quelque peu pendant l'hiver, ce ne fut que pour s'étendre an printemps dans les bourgades élevées qu'elle avait épargnées. Enfin, elle cessa tout-à-fait en juillet 1631, après avoir duré plus d'une année. La moitié de la population avait disparu. La plupart des maris vivants avaient perdu leurs femmes; presque toutes les femmes étaient veuves et les filles orphelines. Des grands-pères et des grands-mères, chargés d'années, restaient seuls., eux qui comptaient auparavant avec joie de nombreux enfants et petits-enfants, soutiens et espérance de leur vieillesse. Le coeur se serrait à l'ouïe des cris de petits êtres, désormais orphelins, appelant d'une voix triste et fatiguée le nom chéri de leurs parents, de l'absence prolongée desquels ils ne pouvaient se rendre compte.

La proportion des morts fut à peu près la même partout; elle monta à la moitié de la population, tant vaudoise que papiste. La vallée de Saint-Martin estima sa perte à mille et cinq cents Vaudois et à cent papistes; celle de Pérouse à plus de deux mille Vaudois; l'Église de Rocheplatte à cinq cent cinquante, qu'il faut ajouter aux précédents. Les morts de la vallée de Luserne, y compris ceux d'Angrogne, montèrent à environ six mille Vaudois, dont huit cents dans la commune de la Tour. Ce qui fait un total de plus de dix mille Vaudois enlevés en un an par la mortalité. Un nombre considérable de familles s'éteignirent entièrement. Nous n'avons point compté les étrangers aux Vallées, qui étaient venus demander à l'air pur des montagnes la conservation de leur vie, et qui n'avaient obtenu du sol qu'un tombeau. Et encore des centaines en furent privés. Les soldats, les vivandiers, les pauvres que la peste renversait morts, hors des routes, y restaient sans sépulture infectant, l'air de leurs cadavres. En divers lieux, on brûla des maisons où plusieurs morts se trouvaient, afin de n'avoir pas à les enterrer.

Vers la fin de l'automne, on voyait encore en beaucoup de contrées les blés dans les champs, les raisins dans les vignes, et toute sorte de fruits dans les possessions, se perdre, sans que personne les récoltât. Des terres excellentes restèrent sans culture. Le salaire des ouvriers augmenta prodigieusement à cause de la rareté de ceux-ci.

Au milieu de tant de maux, une seule chose fut prospère,... la piété, ce fruit exquis auquel est faite la promesse de la vie présente et de celle qui est à venir.
« Le zèle du peuple, dit Gilles dans son langage naïf, à se trouver és prédications en la campagne,, or ci, or là, estoit fort grand: et chacun s'esmerveilloit et louoit Dieu de l'assistance qu'il nous faisoit parmi les afflictions tant cuisantes et espouvantables. »

Pendant la peste l'on avait appris la mort du duc Charles-Emmanuel, qui avait régné cinquante ans et qui s'était généralement montré favorable à ses fidèles sujets vaudois, autant du moins que les intrigues incessantes de leurs ennemis le lui avaient permis.
La nouvelle de la paix conclue entre le roi de France et le duc de Savoie, vint aussi relever les esprits abattus par tant de secousses successives. Les Vallées, en effet, retournèrent, à la fin de l'année, sous la domination de Savoie, à l'exception de la portion du val Pérouse qui est située sur la rive gauche du Cluson, laquelle resta aux Français ainsi que Pignerol.
Il semblait que la guerre et la peste, ces fléaux de Dieu, une fois éloignées de ces campagnes et de ces vallons désolés, il deviendrait possible aux survivants de se remettre doucement de tant de souffrances, de sécher leurs pleurs,... et de jouir de quelques jours calmes et paisibles. En effet, tous les liens se resserraient, il s'en formait aussi de nouveaux par de nombreux mariages : tant de personnes isolées se rapprochaient et cherchaient les unes auprès des autres un mutuel soulagement. Les travaux reprenaient quelque activité. L'on échangeait quelques paroles d'espérance, assis à l'ombre des grands châtaigniers, à l'heure du loisir, ou auprès du feu pétillant des chalets, sur les hautes Alpes, à la tombée de la nuit.

Mais leurs peines n'étaient pas finies. La jeune génération, échappée à la peste, devait supporter un jour tout ce que la barbarie peut inventer de plus cruel. En attendant, elle allait se former à la patience, au milieu des vexations et des intrigues sourdes ou avouées qui devaient les précéder, et que nous allons raconter au chapitre suivant. (Voir pour ce chapitre, dans GILLES, les chapitres XXX à LX.)

(1) Ce marquisat fut cédé au Piémont par la France cette même année, par le traité de Lyon.
(2) A son arrivée à Turin il fut arrêté et disgracié, mais pour des causes étrangères à notre histoire.
(3) Voir notre Chapitre X.
(4) Le service divin se célébrait sans nul doute anciennement à Saint-Jean, puisqu'un pasteur y résidait et y fonctionnait spécialement; que le comte de Raconis lui-même assista au prêche, à Saint-Jean, en 1560, avant la persécution (V. GILLES, p. 96); que c'était le plus souvent à Saint-Jean que les évangéliques du bas Piémont, de Campillon, Bubbiana, etc., venaient prendre la cène, comme Gilles en fournit la preuve spécialement à la page 195.
Il est vrai que le traité de 1561 n'avait pas mentionné Saint-Jean parmi les paroisses ayant droit à un temple, mais la liberté de s'y réunir en assemblées religieuses avait été reconnue aux membres de cette Église. Il semblerait que le local affecté aux réunions pour le culte était au quartier des Appia, puisque c'est là que se firent, en 1596 et en 1602, les disputes publiques, mentionnées dans GILLES, p. 306, 319.
(5) Bubbiana, Fenil, Campillon et autres.
(6) Antoine Bonjour, l'ancien pasteur de Pravilhelm.
(7) Histoire ecclésiastique des Églises réformées, recueillies en quelques vallées du Piémont, autrefois appelées Eglises vaudoises, etc. ; par Pierre GILLES, pasteur de la Tour. Genève, chez Jean de Tournes, 1644.

CHAPITRE XXII.
LES VAUDOIS, CALOMNIÉS À LA COUR, SONT MAL VUS ET MAL MENÉS.

Griefs injustes élevés contre eux. - Lettres patentes refusées. - Expulsion complète et définitive des Vaudois de la vallée du Pô. - Disputes avec les prêtres. - Conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques. - Coups montés découverts à temps.

Le premier soin des Églises vaudoises, en 1631, à leur retour sous la domination de Savoie, fut d'envoyer une députation à son altesse Victor-Amédée 1er avec mission de demander, après les hommages et les félicitations, la confirmation générale de leurs privilèges, et en particulier des grâces et concessions, accordées par son auguste père, l'an 1603, et entérinées l'an 1620. Cette démarche n'était pas seulement commandée par la convenance; elle était devenue indispensable, à cause de l'acharnement avec lequel des prêtres et d'autres papistes les desservaient et les accusaient auprès de son altesse. Le succès se fit attendre. Les députés furent, il est vrai, reçus avec bienveillance par leur souverain, mais la confirmation de leurs privilèges fut renvoyée après l'examen de quelques points qu'on les accusait d'avoir transgressés ou mal observés. Mais quoiqu'il fût facile d'éclaircir les faits en question, les mois, les années se succédèrent sans qu'on pût obtenir la confirmation désirée. Les commissaires délégués par la cour étaient évidemment d'accord, pour étouffer ou voiler la vérité, avec les intrigants papistes qui attisaient le feu, à la tête desquels figurait l'ardent prieur de Luserne, Rorenco ou Rorengo. Ces hommes, aveuglés par la passion, soulevaient des difficultés toujours nouvelles.

Ils soutenaient que l'habitation des Vaudois dans Luserne était de fraîche date, tandis que les plus vieux papistes de, l'endroit étaient prêts à témoigner que, dès leur première enfance, ils y avaient vu établies les mêmes familles, auxquelles on contestait aujourd'hui le domicile. Il est vrai de dire, et nous l'avons remarqué au chapitre précédent, qu'on avait, pendant quelques années, contraint les Vaudois à sortir de ce bourg, où ils étaient revenus ensuite s'établir. On contestait également le droit d'habitation aux Vaudois de Campillon, de Fenil et de Bubbiana. Toutefois la démonstration de leurs droits était facile. Ils avaient pour eux le fait du domicile non interrompu et la lettre du traité de 1561, qui, sans les nommer, les désignait suffisamment, comme d'ailleurs les rôles remis alors au, comte de Raconis en faisaient foi.

Les mêmes adversaires faisaient un crime aux Vaudois d'avoir acheté des biens de catholiques romains, tandis qu'on pouvait prouver leur droit par un grand nombre d'instruments anciens aussi bien que nouveaux, actes bien en règle, rédigés par main de notaires et sanctionnés par des juges, les uns et les autres de la religion romaine.

Enfin, ils paraissaient même trouver mauvais l'emploi des maîtres d'école évangéliques, comme si c'eût été une nouveauté aux Vallées, tandis qu'on pouvait prouver que, de toute ancienneté, les Églises vaudoises en avaient eu sans interruption. Le but particulier que ces intrigants papistes avaient en vue, sur ce dernier point, était de substituer leurs moines aux maîtres d'école évangéliques. Aussi, dans une des grandes conférences des députés des Vallées, présidées par le commissaire ducal, pour l'arrangement de cette affaire, un vieillard de Bobbi, Pierre Pavarin, à l'ouïe de l'offre que leur faisait faire son altesse, d'envoyer, à ses dépens, pour tenir leurs écoles, des révérends pères, aussi instruits que modestes et bien supérieurs à leurs régents, ne put contenir son émotion et s'écria: L'on voudrait nous faire envoyer nos enfants à l'école des moines? Pour moi, j'aimerais mieux voir consumer les miens sur un bûcher que de les voir instruire par de telles gens. Il n'y eut pas jusqu'à la modeste et unique cloche de Saint-Jean qui ne devint le point de mire des tentatives papistes. Ils ne voulaient pas moins que la réduire au silence, ou la confisquer à leur profit, pour la faire sonner ensuite dans leurs fêtes au grand déplaisir des Vaudois. Mais ceux de Saint-Jean, qui d'ancienneté s'en étaient servis pour leurs assemblées et pour d'autres usages encore, défendirent si bien leur droit qu'on ne put la leur enlever.
On eût désiré obtenir un aussi plein succès sur les autres points; mais Fauzon, le commissaire ducal, écoutait plus volontiers les insidieux discours des papistes que le droit. On faisait même difficulté de laisser exercer le notariat à M. Étienne Mondon, le seul Vaudois de son état qui eût échappé à la peste, et on refusait d'en admettre, aucun autre à cet office, qu'ils avaient cependant exercé de tout temps, Les frères Goz (Gos), l'un docteur en droit, l'autre en médecine, l'un et l'autre réfugiés du marquisat de Saluces, venaient d'être invités par le duc à transporter leur domicile hors de la Tour et de la vallée de Luserne. Quelle espérance fondée d'obtenir la sanction ducale pour les anciennes concessions pouvait-on conserver, quand on voyait l'intolérance menacer tout et donner déjà des preuves palpables de son retour ? Ce fut donc inutilement que l'on attendit les lettres patentes qu'on avait sollicitées. Elles ne furent plus expédiées.

Loin de là, la persécution ouverte qui éclata contre les Vaudois de Saluces (1), soumis alors au même prince, vint éclairer ceux des trois vallées sur la nature des desseins qu'on méditait contre eux. Il restait dans les montagnes de Saluces, vers les sources du Pô, au pied du Viso, quelques débris des anciennes Églises vaudoises. Leur isolement dans des vallons élevés, leur possession du sol de temps immémorial, leurs moeurs paisibles et leur résistance calme, mais soutenue, aux séductions comme aux tentatives d'oppression papiste, les avaient préservés de la ruine qui avait atteint toutes les autres Églises du marquisat. Pravilhelm, Biolets, Bietoné et quelques autres lieux, dans le voisinage de Païsana, jouissaient encore de la pure clarté de l'Évangile de Jésus-Christ. Mais la peste avait réduit leur nombre de moitié. On n'avait plus à craindre leur résistance. Un édit, du 23 septembre 1633, ne leur laissa le choix qu'entre le papisme et l'exil. Deux mois leur étaient accordés pour vendre leurs biens et s'éloigner, s'ils ne voulaient abjurer.

Eux et leurs amis du val Luserne sollicitèrent, mais inutilement, le retrait de l'édit ou son adoucissement. L'évêque de Saluces, grand harangueur, s'étant transporté à Païsana s'efforçait d'émouvoir, par de douces paroles, les principaux qu'il mandait auprès de lui. Mais la fidélité à Dieu l'emporta dans ces coeurs sincères sur les calculs de l'intérêt et sur l'amour de la patrie. Quoique le terme fatal approchât, sans qu'on eût effectué la vente des maisons et des fonds de terre; quoiqu'on touchât à l'hiver, presque tous se décidèrent au départ. Leurs frères du val Luserne leur tendaient les bras. Ils se mirent en route eux et leur bétail, traînant et emportant tout ce qui était transportable. Répartis dans les villages et hameaux de leurs amis et frères, ils y apprirent l'embrasement de leurs anciennes demeures par les moines de Païsana. Tout espoir de retour leur était ainsi ôté. Cet acte odieux était superflu. Les Vaudois de Saluces se sentaient plus forts et, partant, plus heureux de leur réunion à ceux du Luserne. Entendant gronder le tonnerre de la persécution, voyant éclater sur eux les foudres romaines, ils pressentaient, comme leurs frères, une faveur de Dieu pour leur salut commun, dans leur rapprochement.

Deux d'entre eux, étant retournés peu après pour leurs affaires dans le marquisat, y furent reconnus et emprisonnés. L'un, Julian, se racheta par une rançon considérable; l'autre, Peillon, mourut sur les galères en persévérant dans la foi.

De tous les ennemis des Vaudois, il n'y en avait point de plus actifs ni de plus redoutables que les prêtres et les moines, comme on a déjà pu le voir. Ils l'étaient surtout à l'époque où nous sommes parvenus. C'étaient eux qui s'opposaient le plus au renouvellement et à l'observation des concessions et privilèges accordés jadis aux Vaudois. Entre tous ces hommes d'église se faisaient remarquer le prieur de Luserne, Marc Aurèle Rorenco, et le préfet des moines, Théodore Belvédère. Pour atteindre plus sûrement leur but, en se saisissant de l'opinion publique, ils eurent recours à l'imprimerie. Rorenco, le premier, publia en 1632, sous le titre de Breve narrazione (2), un livre qui calomniait la religion et la vie des chrétiens réformés, et spécialement des Vaudois. Il y avait recueilli les édits contre les Vaudois arrachés à la bonne foi du souverain par les manoeuvres de leurs ennemis, et révoqués, pour la plupart, peu après, par la justice et la bienveillance éclairée de leurs altesses de Savoie. Et, quoique l'auteur eût parlé des concessions accordées, il ne l'avait fait que d'une manière décousue, incomplète et partiale. Le pasteur Valère Gros avait préparé une réponse qui ne fut cependant point imprimée, grâce aux perfides conseils de quelques faux amis papistes, et surtout des commissaires délégués aux Vallées qui assuraient qu'elle n'était point nécessaire, vu le peu de cas que l'on faisait en haut lieu du livre de leur adversaire; ce qui était faux.

Rorenco encouragé par ce succès publia, en 1634, de concert avec le préfet des moines, Belvédère, des Lettres apologétiques, de peu de science, ou de peu de conscience, dans lesquelles abondaient les railleries contre les Vaudois, de ce qu'ils n'avaient pu répondre quoi que ce fût au premier livre. Cette fois, ce fut l'historien P. Gilles, pasteur de la Tour, qui entra en lice; il réfuta les deux livres précédents, dans des Considérations sur les Lettres apologétiques. Les deux auteurs papistes répliquèrent, en 1636, par un ouvrage latin dont le titre surtout s'annonçait assez pompeusement. Qui pourrait résister à cette Tour contre Damas, à cette forteresse de l'Église romaine contre les incursions des calvinistes ? Une telle audace était réservée au même soldat de Christ contre qui la flèche romaine était surtout lancée. Gilles publia en opposition à la Tour contre Damas, la Tour évangélique, solide et bien bâtie sur le vrai fondement, sur la pierre de l'angle qui est Christ. Le préfet des moines publia enfin un livre italien, dédié à la congrégation pour la propagation de la foi, séant à Rome, sur l'état de l'Église vaudoise, sur leur ordre (discipline), leur doctrine et leurs cérémonies, livre farci de mensonges et de calomnies, dans lequel il insinuait obliquement la nécessité, de leur extermination. Gilles le réfuta aussi, avec soin, dans un ouvrage spécial approfondi et détaillé, chapitre par chapitre. Mais les accusations étaient mieux accueillies de la généralité des lecteurs italiens que les réfutations, et, chose déplorable, elles excitèrent sourdement à la haine et à la persécution. Qui dira jusqu'à quel point ces productions monacales ont préparé la grande et épouvantable persécution qui éclata quelques années après?

Un édit semblable à celui qui avait expulsé de leurs villages les Vaudois de Pravilhelm, de Biolets et de Bietoné, vint jeter l'effroi dans la vallée de Luserne. Le petit nombre de familles vaudoises, demeurées de reste à Campillon, bourg de la plaine, compris encore dans la vallée de Luserne, reçurent l'ordre d'évacuer pour toujours leurs maisons, dans les vingt-quatre heures, et de se retirer ailleurs, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. Toutes obéirent, et Campillon ne compta plus de Vaudois dans son sein. Plusieurs familles quittèrent aussi Bubbiana à la même époque. (V. LÉGER,... II éme part., p. 63.)

Dans les endroits où ils avaient pu s'établir, au Périer et à la Tour, les moines ne se tenaient point tranquilles. Ils se conduisaient souvent en agents provocateurs. Par exemple, au mois de mai 1636, le moine Simond assaillit par de grosses injures quelques Vaudois paisibles qu'il trouva sur la place de la Tour; puis, tenant un crucifix doré entre les mains, il se mit à genoux en proférant des paroles exécrables contre les rois et les princes réformés. Évidemment il espérait irriter les assistants, et par son crucifix, devant lequel il se mettait à genoux, et par ses discours inconvenants. Mais eux, connaissant trop bien l'astuce de ces gens-là, se continrent, et pour leur décharge s'allèrent plaindre de ses procédés au magistrat. C'est ce même moine Simond qui souleva une émeute, à Luserne, contre le pasteur de Saint-Jean, Antoine Léger, parce que celui-ci s'était rendu dans ce bourg papiste pour y visiter un paroissien gravement malade, ce qui était licite d'après la capitulation de 1561. L'alarme s'étant donnée, les Vaudois accoururent de toute part au secours du pasteur, qui, par leur sollicitude et leur empressement, échappa au danger.

De vives disputes verbales, ou par écrit, éclataient de temps en temps. Des discussions publiques eurent aussi lieu, provoquées par le fougueux Rorenco et par un moine envoyé de Rome. Elles annonçaient aux pasteurs ainsi qu'aux fidèles vaudois, que leurs ennemis pleins d'ardeur se préparaient à de plus rudes luttes, comme les pluies subites avertissent qu'on est dans la saison des orages.

Le ciel s'assombrit bientôt tout-à-fait. Aux difficultés que la haine tracassière du clergé papiste soulevait dans les affaires de tous les instants, aux débats sur la religion, aux obstacles mis à la prospérité individuelle, à la libre jouissance du domicile consacré par un long usage et par des concessions souveraines, aux empêchements mis surtout à l'instruction de l'enfance et à l'exercice de la liberté religieuse dans certaines communes, à toutes ces entraves, objets de la sollicitude inquiète des conducteurs des Églises, vinrent s'ajouter des difficultés politiques et matérielles d'une immense gravité. Le duc Victor-Amédée ler venait de mourir en octobre 1637. La régence de son fils, âgé de cinq ans, remise à sa veuve Christine de France, était réclamée par le cardinal Maurice de Savoie, aidé de son frère Thomas, tous deux frères du défunt, et par conséquent oncles du jeune duc. Ces princes, soutenus par l'Espagne, s'emparèrent du Piémont. Turin même leur ouvrit ses portes. Madame royale et ses enfants passèrent les Alpes et se réfugièrent en Savoie. La cause de la régente semblait perdue en Piémont. C'est dans ce moment critique, où tous l'abandonnaient de ce côté des Alpes, que les Vallées, suivant jusque dans le malheur de leurs souverains les traditions de leur antique fidélité, déclarèrent leur ferme résolution de soutenir le droit de leur duc et de sa mère. Elles furent pour cela cruellement maltraitées, surtout celle de Luserne par son seigneur, marquis de Luserne et d'Angrogne, qui avait pris parti pour les princes Maurice et Thomas. S'attendant à être assaillies par l'armée des princes et de l'Espagne, elles crurent devoir prendre des précautions de défense, pour se conserver à leur souverain; elles créèrent en particulier des officiers militaires. Grâce à cette énergique attitude, elles ne furent point forcées, et rendirent même un service éminent; car elles tinrent libres les passages des Alpes, par lesquels l'armée française, sous les ordres du comte de Harcourt et du maréchal de Turenne, pénétra en Piémont, et après en avoir chassé l'armée espagnole, procura la paix et remit le jeune duc, sous la régence de sa mère, en pleine possession de ses états. (V. LÉGER,... II éme part., p. 69 et 70. - GILLES, que nous avons suivi jusqu'ici de préférence, clôt son histoire à l'an 1643. C'est donc LÉGER que nous suivrons désormais.)

Il ne paraît pas que la régente ait su beaucoup de gré aux Vallées Vaudoises pour leur fidélité, ou qu'elle y ait seulement pris garde. Car, à peine fut-elle de nouveau en possession du pouvoir que son gouvernement recommença à les traiter avec rigueur. Peut-être trouva-t-on plus facile de reprendre les vieilles traditions de persécutions que d'entrer dans une nouvelle voie de justice et de vérité. Il est d'ailleurs des personnes auxquelles on tient à ne pas devoir de la reconnaissance et qu'on traite durement. précisément parce qu'on ne veut pas avouer qu'on leur est redevable.

Le temple de Saint-jean, qui avait été rouvert, fut fermé de nouveau. Un commissaire fut envoyé, pour chasser sur la rive gauche du Pélice, tous les Vaudois domiciliés sur la rive droite, au débouché (le la vallée, à Luserne, à Bubbiana, à Fenil, et pour faire rentrer dans les limites ceux qui étaient établis à Briquéras (3). L'un des pasteurs qui avait le plus concouru aux mesures de défense, prises en faveur de la régence de Madame royale, contre les princes de Savoie, Antoine Léger, oncle de l'historien, fut même cité à comparaître à Turin. Averti à temps que c'était pour le perdre, il ne s'y rendit point, et quelques démarches que fissent les Églises, ainsi que plusieurs personnages de distinction qui l'estimaient, il fut condamné à mort par contumace et ses biens confisqués. Victime de sa fidélité, il s'éloigna pour toujours de sa patrie, et se rendit à Genève, la ville des réfugiés protestants, où il obtint une place de pasteur et de professeur de théologie et de langues orientales (4) Pour le dire en passant, les adversaires des Vaudois ont eu constamment pour système de se défaire, d'une manière plus ou moins plausible, de tout homme éminent qui surgissait aux Vallées. Par cette sentence de mort, prononcée contre le personnage le plus distingué que les Églises vaudoises possédassent, elles furent privées d'un conseiller aussi habile que prudent et pieux, à l'heure même où elles en avaient le plus besoin. Les temps, en effet, étaient sérieux plus que jamais, car un conseil spécialement chargé de surveiller l'hérésie venait d'être formé à Turin par la régente. Le cardinal Maurice de Savoie en était le président (5), et l'archevêque de Turin vice-président. Ce fut, sans doute, à la demande de ce conseil, appelé ordinairement de la simple désignation, il congresso, que la duchesse publia, en 1644, des règlements sur les honneurs dûs au crucifix, sur le chômage des fêtes, sur la sépulture des Vaudois, etc., et qu'elle délégua, en 1646, le prieur Rorenco dans la vallée de Luserne pour y rétablir les églises ruinées (églises papistes qui n'avaient existé que dans l'imagination des amis de Rome ).Le conseil, il congresso, subit une transformation quelque temps après le jubilé de 1650, lorsque le Conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques, séant à Rome, eut décidé la création de conseils auxiliaires de même nom dans les villes métropolitaines qui étaient aussi en quelques lieux des sièges de parlements.

Ces conseils de second ordre, sous la direction immédiate de celui de Rome, dirigeaient à leur tour des comités inférieurs, et tous les nombreux agents répartis dans les divers lieux de leur arrondissement. Cette organisation ne laissait rien à désirer sous le rapport de l'ensemble, de l'unité d'esprit qui y présidait, de la promptitude et du secret de 'l'exécution, comme aussi sous celui de l'activité et du zèle fanatique de ses membres. Le pape était bien servi, et la machine à destruction aussi bien organisée que bien aiguisée et montée. Pour réunir le plus de moyens d'action et les plus efficaces, les conseils de provinces avaient été invités à organiser des comités de femmes, spécialement chargées de collecter les fonds considérables dont on avait besoin pour acheter la conversion de certains hérétiques et pour couvrir les dépenses des agents. Elles devaient aussi, par le moyen de leurs espions, qui étaient le plus souvent des servantes, des garde-malades et des personnes officieuses, pénétrer dans les ménages des hérétiques, afin d'y profiter du moindre motif de désunion qui pourrait se présenter, pour entraîner le mécontent à l'abjuration.

Le conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques siégeait à Turin, sous la présidence de l'archevêque et dans son palais. Mais le membre le plus actif et le plus influent de cette assemblée était un laïque, un seigneur de la cour, le marquis de Pianezza, homme rusé et cruel s'il en fut jamais. Sa femme présidait le comité féminin et lui imprimait une activité qui ne le cédait qu'à celle de son mari.

À peine constitué, le nouveau conseil se mit à l'oeuvre avec vigueur. Des ordres sévères, disons vrai, des ordres injustes et cruels furent rédigés et soumis à la signature de Charles-Emmanuel Il. Ce prince, âgé de seize ans, déclaré majeur depuis deux ans, l'an 1648, était dans son inexpérience, sous l'influence directe de sa mère, qui approuvait ces mesures oppressives. Un magistrat complaisant, l'auditeur André Gastaldo, fut choisi et délégué, aux Vallées pour les mettre à exécution. D'après ses instructions, qui nous ont été conservées, il devait refouler dans les montagnes toute la population vaudoise, non-seulement de la rive droite du Pélice où elle était en minorité, mais encore de la grande commune de Saint-Jean où elle formait la presque totalité, et, du bourg de la Tour où elle était en majorité. Il devait confisquer toutes les terres et maisons de ces mêmes lieux, que leurs possesseurs vaudois n'auraient pas vendues à des papistes dans le terme de quinze jours, à moins qu'ils ne se lissent eux-mêmes papistes. Dans ce cas leurs biens leur seraient rendus pour eu jouir. Il devait poursuivre au criminel tout Vaudois porteur d'armes à feu. Il devait contraindre les communes d'Angrogne, du Villar, de Bobbi, de Rora, etc., de fournir dans le terme de trois jours une maison où les pères missionnaires pussent se loger et célébrer la messe. Enfin, il devait défendre aux. communes d'accorder l'habitation à aucun hérétique étranger, sous peine de deux mille écus d'or d'amende pour la commune et de mort ainsi que de confiscation de biens pour l'étranger. Par cette dernière mesure, on espérait priver les Vallées de pasteurs, pour l'avenir du moins. Ces ordres portent la date du 15 mai 1650, et la signature du duc Charles-Emmanuel. (Voyez Storia di Pinerolo, etc., t. III, p. 212 à 216.)

L'auditeur Gastaldo procéda d'entrée avec brutalité à l'accomplissement de son mandat, n'accordant dans son manifeste que trois jours aux Vaudois des localités mises au ban, pour choisir entre la mort et la dépossession ou l'abjuration (6). Cette partie du décret ne fut cependant pas, pour le moment, suivie de l'exécution, sans que nous puissions supposer d'autre motif de ce retard que la difficulté d'accomplir cette oeuvre barbare, les moyens de coercition n'étant pas encore suffisamment préparés, et la préférence que l'on donna à l'établissement des moines et du culte papiste dans toutes les communes. Cette autre partie des ordres du conseil reçut une pleine et prompte exécution à la grande douleur de tous les fidèles. Rora, Angrogne, Villar et Bobbi virent les zélés satellites du pape s'établir au sein de leurs populations et l'office de la messe odieux aux Vaudois y prendre racine. Désormais, sur cette terre sanctifiée de temps immémorial par la Parole de vérité, par la pure prédication de l'Évangile de Jésus-Christ, l'erreur aura aussi son culte, l'idolâtrie ses autels. Le peuple des vrais adorateurs de Dieu verra circuler au milieu de lui les prêtres des images et des saints, les invocateurs de Marie. Il devra s'entendre répéter que l'encens est agréable à Dieu, que les litanies latines et chantées sont les prières et les cantiques qu'il aime. Ceux que l'éclat d'un culte pompeux et tout extérieur n'aura pas séduits seront amorcés par la promesse du pardon des péchés après la confession, oui gagnés à prix d'argent par des flatteries et des honneurs mondains. Et ceux que l'exemple de leurs frères n'aura pas entraînés, les menaces, les amendes, les prisons, l'enfer et le fer les réduiront au silence. En peu de mois, en peu d'années du moins, la victoire du pape sera complète (7).

Telles étaient les espérances du conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation de l'hérésie. Mais il vit bientôt que tous les moyens de persuasion, de séduction et d'intimidation restaient sans effet sur des hommes aussi éclairés et aussi consciencieux que l'étaient les chefs des Églises et sur la foule des Vaudois, que leurs traditions de fidélité à l'Évangile et une forte instruction religieuse prémunissaient généralement contre l'apostasie. Le conseil ne réussissant pas dans la propagation de la foi, premier moyen et premier but de ses travaux, se décida pour le second, pour l'extirpation de l'hérésie. Il ne manquait plus que de saisir une occasion favorable, ou de la faire naître, si elle ne se présentait pas. Dans l'espace de quelques années, il en suscita plusieurs que nous allons rapporter, mais qui n'eurent pas tous les résultats désirés, jusqu'au jour où ces hommes altérés de sang trouvèrent, enfin, le moyen d'étancher leur soif ardente dans les flots qu'ils en firent verser.

La première occasion favorable que le conseil crut trouver pour l'extirpation des Vaudois avait été ménagée au Villar par une créature du marquis de Pianezza, le nommé Michel Bertram Villeneuve. Cet homme avait été sauvé par ce seigneur de la prison, à laquelle son père accusé comme lui pour fabrication de fausse monnaie n'avait échappé qu'en s'empoisonnant. Établi au Villar, simulant une vive indignation de l'introduction des moines et de leurs offices dans ce bourg, cet homme excitait sous main à la violence, ne cessant de dire qu'il ne fallait pas laisser prendre racine à ces pères ou vipères, dans un lieu où nul ne se souvenait d'avoir vu habiter aucun papiste, bien moins encore des missionnaires. Il fit si bien que la femme, du pasteur et deux personnages considérés de l'endroit, Joseph et Daniel Pelenc, jeunes hommes pleins de feu, adoptèrent cette manière de voir et finirent par la faire partager au pasteur lui-même, nommé Manget, qui cependant ne fut d'avis d'agir qu'autant que les Églises de la vallée y donneraient leur consentement. Dans ce but, il demanda au modérateur, ou président ecclésiastique du comité directeur des Églises vaudoises, d'assembler les députés des communes et les pasteurs pour un objet important. L'assemblée eut lieu aux Bouisses, dans la communauté de la Tour, le 28 mars 1653. Elle entendit avec surprise la proposition de Manget, de chasser les moines du Villar, ces étrangers insolents, dont le couvent, foyer d'intrigues, injustement établi, pourrait devenir, si l'on n'y mettait opposition, un feu aussi dangereux pour l'Église vaudoise qu'il lui était hostile. Mais, quoique éprouvant une vive peine de la présence et des tentatives des moines, l'assemblée ne goûta point sa proposition ni l'expédient par lequel il voulait rendre cet attentat moins coupable, et qui consistait à en charger des femmes. Jean Léger, pasteur de Saint-Jean, qui s'est fait connaître plus tard par son histoire générale des Églises vaudoises, se montra digne de la confiance que son peuple lui avait témoignée en l'appelant si jeune encore (il n'avait que trente-huit ans) à la place difficile et importante de modérateur; Léger, en sujet fidèle, démontra l'injustice du procédé proposé, en citant l'article XIX de la capitulation de 1561, qui réservait au prince la liberté de faire célébrer la messe dans les lieux où il y aurait des prédications, sans obliger cependant en aucune manière les Vaudois à assister à celle-là. ( V. LÉGER,... II ème part., p. 40.)

Néanmoins, l'imprudent Manget, emporté par un zèle amer et aveuglé sur les conséquences d'une entreprise criminelle, consentit à l'expulsion des moines, que ses amis, égarés comme lui, effrayèrent le soir même. Sa femme s'oublia au point de porter aux exaspérés les allumettes nécessaires pour mettre le feu à des chenevottes, entassées à dessein, qui eurent bientôt propagé l'incendie et consumé le couvent.

Le malheureux pasteur du Villar avait poussé l'imprudence et la mauvaise foi jusqu'à laisser croire à ses fougueux amis, que l'assemblée des Bouisses avait approuvé et ordonné l'expulsion des moines et l'incendie de leur repaire. Ce bruit se répandit de lieu en lieu avec la nouvelle de l'événement dont il était le commentaire. C'est ainsi qu'il arriva aux oreilles du redoutable marquis de Pianezza et de ses adjoints du conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques. Ils parurent aussi irrités qu'ils durent se réjouir intérieurement. Ils avaient enfin une occasion; non pas seulement un prétexte, mais une raison, un motif aussi plausible que juste de punir. La punition devait être proportionnée à l'offense. Une ruine entière n'était pas un châtiment trop grand contre des hommes incorrigibles qui, après avoir résisté aux appels de l'Église romaine, en avaient outragé les ministres, profané les mystères et incendié les lieux saints. Et de fait, Madame royale donna des ordres pressants de réunir toutes les troupes de l'état, et expédia sur-le-champ le colonel Tedesco, militaire entreprenant et courageux, à la tête de cinq à six mille cavaliers et fantassins pour surprendre le bourg populeux du Villar et pour le réduire en cendres.

De son côté, le jeune et prudent modérateur n'avait pas plutôt appris les bruits qui attribuaient au colloque des Bouisses l'ordre d'incendier le couvent et l'expulsion des moines, qu'il s'était rendu en compagnie des principaux de son Église et des voisines chez le magistrat de la vallée, résidant à Luserne, et y avait protesté de son innocence, de celle de ses collègues, du colloque entier, et même de la majeure partie des habitants du Villar; l'acte déplorable de l'expulsion et de l'incendie n'ayant été commis l'intention et de fait que par un petit nombre de coupables. Léger et les députés ses collègues s'offraient, au nom de leurs Églises, de prêter main forte à la justice pour punir les auteurs du délit. Ils suppliaient en retour de faire grâce aux innocents. Ces déclarations, rédigées dans un acte authentique, furent portées à l'heure même à Turin par un des seigneurs de Luserne.
Néanmoins, le 26 avril, pendant que les hommes de la vallée étaient, selon la coutume, au marché de Luserne, le comte Tedesco se hâtait d'atteindre le Villar, à la tête de douze cents cavaliers bien montés, suivis de bien près par le reste de ses troupes. Sa diligence fut telle, qu'il traversa Fenil, Bubbiana, Saint-Jean et la Tour, et se trouva aux portes du Villar avant de rencontrer la moindre résistance.

Le bourg menacé eut été perdu sans retour, si Dieu dans sa miséricorde n'eût fait tomber des torrents de pluie qui percèrent si fort l'équipement des cavaliers, que presqu'aucune arme à feu ne se trouva en état de répondre au feu bien nourri de la petite troupe de vingt-cinq hommes environ qui, réunie à temps à l'entrée du bourg, osa résister(8). La pluie ne cessant point, le jour tirant à sa fin et l'alarme étant donnée dans toute la vallée, le comte se vit contraint de sonner la retraite, et se retira le soir même à Luserne, sans avoir été assailli, ni coupé sur la route.

Le lendemain, tous les Vaudois de la vallée étaient sous les armes. Les bruits les plus sinistres montaient du Piémont. L'on disait que divers corps de troupes étaient en marche, qu'on voulait faire un exemple effrayant. Les chefs des communes et les pasteurs s'assemblèrent en hâte. Les députés des lieux bas, en particulier ceux de Saint-Jean, opinaient pour la soumission, parce que leurs biens et leurs familles étaient déjà en la puissance de l'armée. Mais la prière ayant rendu du calme à l'assemblée, et les nouvelles, reçues de divers lieux et amis, ainsi que les exhortations de Léger et de plusieurs autres ayant démontré la certitude d'un massacre, on se réunit dans une même volonté de se défendre jusqu'à la mort.

Cette résolution étonna le comte Tedesco. Il vit bien que ses pas dans la vallée seraient marqués par des flots de> sang. La route qu'il devait suivre était constamment dominée par des hauteurs. Il s'exposait à de grandes pertes s'il s'avançait imprudemment. Manoeuvrer lentement n'était pas son dessein. Il n'avait pas fait les préparatifs nécessaires pour une expédition lente ou compliquée. Il consentit donc à des pourparlers. On y convint que les communes signeraient une déclaration semblable à celle que quelques-uns de leurs chefs avaient fait parvenir à son altesse; qu'elles protesteraient de leur innocence quant à l'expulsion des moines et à l'incendie de. leur couvent; qu'elles supplieraient leur souverain de se borner à châtier les auteurs du délit; qu'enfin, elles demanderaient pardon de ce qu'elles avaient pris les armes pour se défendre, n'ayant pu croire que ce fût la volonté de leur souverain qu'elles fussent exterminées.

Le comte Christophe de Luserne, qui avait consenti à porter à Turin l'acte de soumission des communes vaudoises, en rapporta la promesse d'une amnistie générale et de la confirmation de leurs concessions, moyennant le renvoi définitif du ministre Manget et de sa femme, ainsi que la réintégration des pères missionnaires dans une maison fournie par la commune du Villar. Une députation devait aussi se rendre en personne à la cour pour demander pardon de leur prise d'armes.

Ces conditions ayant été remplies (9), le comte Tedesco se retira avec son armée. Avec elle aussi s'éloigna, pour un petit nombre de mois, la crainte de scènes déchirantes. La vallée de Luserne ne jouit pas longtemps d'une pleine tranquillité. Elle se vit, tout-à-coup menacée, au commencement de 1654, de toutes les horreurs de la guerre, par les combinaisons artificieuses, on n'en saurait douter, de la princesse même qui tenait les rênes de l'état, quoique son fils eût déjà été déclaré majeur. Madame royale avait consenti, pour de bonnes sommes d'argent, à recevoir en quartier d'hiver dans ses états l'armée de France en Italie, commandée par le maréchal de Grancé. Elle lui avait assigné les Vallées Vaudoises et un petit nombre de communes du voisinage. Deux régiments furent d'abord répartis dans la vallée de Luserne déjà bien chargée par la présence habituelle de l'escadron de Savoie, logé chez les particuliers et entretenu en partie par eux, hommes et chevaux. La prestation matérielle, quoique grande, eût été supportée avec patience, par soumission à la volonté du prince; mais de tous côtés on s'entendait dire, à l'oreille, que c'était contre les intentions de Madame royale que les troupes françaises de Grancé s'établissaient dans le pays; que Madame royale estimait trop les Vallées pour croire que celles-ci admettraient au milieu d'elles des troupes étrangères sans ses ordres précis, signés de sa main ; que les recevoir serait s'exposer à être traités comme traîtres et rebelles après le départ des troupes. Ces bruits inquiétants étaient répandus par les moines et les seigneurs papistes, qui se disaient bien instruits de l'état des choses. Leur but fût atteint, le peuple de la vallée prit les armes pour repousser les Français. Pour l'apaiser, le préfet Ressan écrivit aux préposés que le maréchal avait l'approbation de son altesse mais son secrétaire vint aussitôt les avertir que cette lettre lui avait été arrachée, qu'elle n'exprimait donc pas la vérité. Les communes de la Tour, de Bobbi et du Villar, non encore occupées, persistèrent dans leur refus. Le préfet, feignant d'être irrité du mépris fait à sa lettre, animait le maréchal, homme bouillant à rassembler son armée pour mettre à la raison les barbets (10). Ainsi dit, ainsi fait. Le 2 de février, Grancé était avec toutes ses troupes devant la Tour. Les hommes de la vallée s'apprêtaient à lui barrer le passage, effort dangereux. dans la plaine, lorsqu'on manque d'artillerie et, de cavalerie et que l'ennemi en est pourvu. Le feu allait commencer lorsqu'un capitaine français réformé, nommé de Corcelles, ayant aperçu le modérateur Jean Léger, courut à lui; Léger, saisissant la queue de son cheval, traversa avec lui l'armée rangée en bataille et vint se jeter aux genoux du maréchal, comme celui-ci achevait de donner ses derniers ordres, et lui exposa rapidement les scrupules de ses concitoyens :

« Ayez, dit-il, le moindre billet de son altesse royale qui témoigne qu'elle consent à ces logements, et faites alors des Vallées à votre discrétion; elles auront patience, si même on leur marche sur le ventre, pourvu qu'elles n'encourent pas l'indignation de leur prince. »

Paroles qui peignent parfaitement la soumission complète des Vaudois à leur souverain, dans tout ce qui ne touche pas à la foi religieuse.
Le maréchal maugréant, dit Léger, ces pestes qui fomentaient tant de troubles, consentit à suspendre ses opérations jusqu'au retour du courrier qu'il expédia sur-le-champ à Turin et qui rapporta le lendemain matin une lettre de Madame royale aux Vallées les autorisant au cantonnement des troupes françaises. La vallée de Luserne seule n'eut pas moins de quatre régiments à loger, dont l'un, à lui seul, comptait environ trois mille hommes.

L'intention de perdre les Vaudois avait donc été déjouée une seconde fois (11). Elle ne pouvait l'être toujours, comme nous allons nous en assurer nous-mêmes de nos yeux étonnés et au grand déchirement de notre coeur.

Rappelons auparavant un fait qui ressort de toute l'histoire des Vaudois; c'est leur fidélité à leur souverain, et leur entière et prompte obéissance à ses ordres, comme à ses lois, dans tout ce qui ne portait pas atteinte à leurs devoirs envers Dieu, selon le saint évangile de Jésus-Christ. Ils en avaient fourni la preuve en bien des occasions, récemment encore en défendant la régence contre les princes coalisés avec les Espagnols, et en dernier lieu, en risquant de se faire massacrer par l'armée de Grancé, plutôt que de se soumettre à l'étranger contre le gré de leur souverain.

Aussi voyons-nous le jeune duc confirmer, en 1653, par trois décrets, leurs privilèges antérieurs, et par un quatrième du mois de mai 1654, dans le même sens. Il est vrai, que les agents subalternes soulevèrent obstacles sur obstacles à ce que ces décrets fussent entérinés, opposant de nouvelles difficultés de forme à mesure qu'on levait les précédentes, tellement qu'on ne put pas parvenir à les faire enregistrer.

Néanmoins, l'histoire a constaté qu'à l'époque où nous sommes parvenus, hormis la faute commise au Villar par quelques imprudents, faute qui d'ailleurs ne pourrait être attribué à la généralité qu'avec injustice, la conduite des Vaudois envers l'autorité et leur prince était à l'abri de tout reproche et même exemplaire. Ce n'a donc pas été, comme les ministres de son altesse l'ont prétendu plus tard, pour des motifs politiques que l'on a fait tomber le tranchant du glaive sur tant de victimes. Le fait d'ailleurs de l'existence, à Turin, dès 1650, d'un conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques, est démontré par le texte même d'une proclamation de Gastaldo, datée de Luserne 31 mai 1650, et portant que ceux-là seulement seront exempts de peine qui prouveront s'être faits catholiques au conseil susnommé, érigé à Turin par son altesse royale (12). Ce l'ait déjà suffisant pour tout expliquer, quand même on réussirait à entasser des accusations plus ou moins plausibles contre les Vaudois, démontre avec d'autant plus de force, en l'absence de prétextes politiques, que les épouvantables persécutions qui vont suivre sont le fruit des manoeuvres de Home. Qui s'en étonnera ? Ceux qui connaissent son histoire, ou qui ont vu à l'oeuvre cette Église corrompue, savent qu'une des preuves de la malédiction qu'elle a reçue du Seigneur, est de se voir contrainte par ses propres principes, et forcée par l'esprit qui anime ses plus fidèles agents, à poursuivre à outrance, comme des ennemis irréconciliables, dignes de tous les supplices, les plus fidèles confesseurs du nom de Jésus-Christ, les amis les plus zélés de sa parole, les âmes les plus sanctifiées, les Eglises les plus pures.

Nous nous arrêtons; laissons le jugement de cette Eglise au Seigneur ; c'est à lui qu'il appartient ainsi que la vengeance.

FIN DU TOME PREMIER.

(1) Toutes ces difficultés et prétentions décèlent le dessein arrêté de gêner, d'intimider de plus en plus les Vaudois et de les détruire. Chaque acte de persécution fait avancer d'un pas la crise imminente.
(2) Brève narration de l'introduction de l'hérésie dans les Vallées.
(3) Il y avait à cette époque quarante-sept familles vaudoises à Luserne et dans son voisinage, trente-cinq à Bubbiana, trente-trois à Fenil et neuf à Briquéras. (V. Mémoire de Rorenco, Storia di Pinerolo, t. III, p. 201.
(4) A. Léger avait été instituteur dans la maison de l'ambassadeur de Hollande, à Constantinople, pendant plusieurs années.
(5) On peut comprendre que le cardinal s'était désisté de la régence en imposant des conditions à Christine.
(6) Voir LEGER,... II éme part., p. 73.
(7) Rome nourrit toujours les mêmes espérances.
(8) Mais, il faut le dire, la position est très-favorable à la défense, l'abord n'étant praticable que par un chemin étroit bordé de pentes escarpées et formant un contour découvert.
(9) L'une des conditions, celle qui obligeait la commune du Villar à fournir une maison aux moines, étant contraire à la lettre des traités antérieurs qui stipulaient que les communes n'auraient aucun frais à faire pour le culte romain, on leva la difficulté de la manière suivante. Le comte Tedesco prit de force, au nom de son altesse, une maison choisie, appartenant à Jacques Ghiot, et y établit les révérends pères. Le particulier fut, sans doute, dédommagé par la commune. (V. LÉGER,... II ème part., p. 78.)
(10) Nom injurieux, synonyme de chien, que les Piémontais papistes donnent par mépris aux Vaudois. Peut-être que, originairement, il est dérivé de celui de barbe donné par les Vaudois aux pasteurs avant la réformation et dès-lors aux vieillards; dans ce dernier cas il est synonyme de oncle. Les papistes auraient généralisé ce titre l'appliquant à tout Vaudois, après en avoir fait subir une légère transformation pour le rendre ridicule. Au reste, le mot barbe, signifiant monsieur ou oncle, est aussi usité chez les catholiques en Piémont.
(11) L'année suivante après les massacres, Léger, conversant à Paris avec le maréchal de Grincé, l'entendit s'exprimer ainsi : « Monsieur le pasteur, je connais fort bien maintenant, et déjà je l'avais reconnu ci-devant, qu'on se voulait servir de moi pour vous couper à tous la gorge, et puis me faire trancher la tête à moi-même, quand Madame royale me disait : Logez vos troupes aux Vallées, et que cependant on menaçait les Vallées de sa totale disgrâce, si elles les recevaient, comme vous m'en donnâtes vous-même le salutaire avis, à la bonne heure, devant le bourg de la Tour. (Voir LEGER,... IIème part., p. 91.)
(12) Voir ... LEGER,... II ème part., p. 73.


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