HISTOIRE DES VAUDOIS DU PIÉMONT ET DE L'EGLISE VAUDOISE DEPUIS SON ORIGINE JUSQU'A NOS JOURS

TOME II

AVEC UN APPENDICE CONTENANT LES PRINCIPAUX ÉCRITS ORIGINAUX DE CETTE ÉGLISE,
UNE DESCRIPTION ET UNE CARTE DES VALLÉES VAUDOISES ACTUELLES,
ET LE PORTRAIT D'HENRI ARNAUD.

Par

ANTOINE MONASTIER
DU CANTON DE VAUD, ET ORIGINAIRE DES VALLÉES VAUDOISES DU PIÉMONT
.

Si ce dessein est un ouvrage des hommes, il se détruira de lui-même; mais s'il vient de Dieu, vous ne pouvez le détruire; et prenez garde qu'il ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu.
- [ ACTES, V, 38, 39.]

TOME SEGOND.

LAUSANNE, CHEZ GEORGES BRIDEL,
LIBRAIRE-ÉDITEUR.

1847


TOME II
Table des Matières

23. CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES VAUDOISES
Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. - L'armée piémontaise aux Vallées - Massacres - Défense héroïque de Janavel - Les Vaudois sous les armes - Trêve - Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse - Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances Protestantes - Collectes - Conférences de Pignerol - Médiation de la France - Signature du traité

24. PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION DES VAUDOIS (1656-1686)
Érection du fort de la Tour - Vexations commises par la garnison - Condamnation de Vaudois marquants - Ordre de cesser tout service religieux à Saint-Jean - Résistance du synode - Léger condamné à mort - De Bagnols - Les bannis - Une armée surprend Saint-Jean - Générosité des Vaudois - Déroute de l'armée - Médiation de la France - Démarche des Cantons évangéliques - Conférence - Patente de 1661, dite de Turin - Arbitrage de Louis XIV - Jours paisibles - Révocation de l'édit de Nantes - Exigence du roi de France - Édit d'abolition du culte évangélique - Ambassade des Cantons suisses - Projet d'émigration - Indécision des Vallées vaudoises - Attaques contre celles-ci par Catinat et l'armée de Savoie - Soumission des Vaudois - Leur emprisonnement - Leydet martyr - Négociations des Cantons pour la délivrance des prisonniers et leur départ pour la Suisse - État des Vaudois dans les forteresses - Leur voyage au coeur de l'hiver, - et leur arrivée à Genève

25. LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690)
Leur arrivée à Genève - Dissémination en Suisse - Projet et première tentative de rentrer aux Vallées vaudoises - Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes allemands - Henri Arnaud - Seconde tentative - Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg - Retour en Suisse de la plupart d'entre eux - Troisième tentative - Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, - puis la Savoie, - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées - Difficulté de la situation, mesure cruelle - Les Vaudois, maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne - Vainqueurs, puis repoussés - Se retirent sur les hauteurs - Désertions - Forcés successivement se réfugient à la Balsille - Attaqués en vain avant l'hiver - Approvisionnement providentiel - Souffrances - Essai de négociation - Attaque de la Balsille - Siège - Fuite merveilleuse - Bonnes nouvelles - La paix - Retour des prisonniers - Bobbi remis aux Vaudois, - Arnaud devant le duc - Allocution do Victor-Amédée - Vaudois au service du duc - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées

26. LES VAUDOIS AU XVIIIe SIÈCLE ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (1690-1814)
Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince - Leur rétablissement dans leurs héritages - Leur nombre - Édit de 1694 - Exil des Protestants français domiciliés aux Vallées vaudoises - Colonies du Wurtemberg. Mort d'Arnaud - Essais d'oppression - Relâche - Subsides étrangers - Siège de Turin, en 1706 - Victor-Amédée aux Vallées - Dévouement des Vaudois - Vexations nouvelles Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. Édit du 20 juin 1730 - Abrégé des édits concernant les Vaudois - Effets de la révolution française - Garde des frontières par les Vaudois - Injustes soupçons sur leur fidélité - Projet de massacre déjoué - Arrestations - Requête au roi - Minces faveurs - Esprit révolutionnaire en Piémont - Abdication de Charles-Emmanuel - État nouveau des Vaudois - Les Austro-Russes en Piémont, - Carmagnole - Blessés français - Bagration - Réunion du Piémont à la France - Misère aux Vallées - Détresse des pasteurs - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement - Nouvelle circonscription consistoriale - Tremblement de terre - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois - MM. Mondon, Geymet et Peyran - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise

27. LES VALLÉES VAUDOISES DEPUIS LA PAIX GÉNÉRALE (1814-1846)
La restauration - Conduite des Vallées en 1814 et 1815 - Déception - Édit qui les replace dans leur ancienne condition - Mesures qui en sont la conséquence - Temple de Saint-Jean - Question des rentes du clergé romain - Traitement alloué aux pasteurs - Lettres pastorales des évêques de Pignerol - Charles-Félix - Charles-Albert - Cessation d'abus - Restrictions - Étrangers, bienfaiteurs des Vaudois - Frédéric-Guillaume III - Le comte de Waldbourg - Chapelle évangélique de Turin - Fondation de deux hôpitaux pour les Vallées - Collectes - Bourses créées à Berlin - Bienfaiteurs anglais - Collège de la Tour - Écoles - Comité Wallon - Cantons suisses - Érection du couvent de la Tour - Inquiétudes aux Vallées - Visite de Charles-Albert à ses sujets Un mot à mes chers Compatriotes des Vallées Vaudoises

APPENDICE A L'HISTOIRE DES VAUDOIS
I. - Géographie
Statistique

II. - Écrits des anciens Vaudois
1° - La Noble Leçon
2° - Extraits de Poèmes vaudois
3° - Catéchisme des anciens Vaudois et Albigeois
4° - Confession de Foi des anciens Vaudois
5° - L'Antéchrist
6° - Le Purgatoire
7° - Formulaire de la Confession des péchés des anciens Vaudois


L'HISTOIRE DES VAUDOIS - TOME II

CHAPITRE XXIII.
CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES

Le calme avait succédé au vent d'orage. Les événements, semblait-il, n'avaient pas servi les intentions du conseil pour l'extirpation des hérétiques; aussi les Vaudois, au sein de leurs Vallées, se complaisaient déjà dans l'espérance d'un meilleur avenir et se hâtaient de solliciter l'enregistrement, au sénat, des quatre décrets par lesquels, en 1653 et 1654, le duc avait confirmé leurs privilèges. Mais, qu'ils étaient loin d'entrevoir la vérité et de soupçonner l'épouvantable catastrophe qu'on leur préparait. Car, tandis que sous divers prétextes on écartait leurs demandes, ou que l'on tardait de s'en occuper, les agents de Rome à la cour de Turin, d'accord avec les principaux personnages du gouvernement, ourdissaient dans l'ombre de nouvelles trames, dignes dès puissances ténébreuses qui les inspiraient. La conception du plan à suivre ne les arrêta pas longtemps; on reprit un ancien projet, déjà mentionné, en 1650, dans un manifeste de l'auditeur Gastaldo, et tendant au refoulement violent des Vaudois dans de plus étroites limites, comme aussi à une oppression croissante.

En conséquence de ces délibérations et muni de nouveaux pouvoirs, le docteur en droit Gastaldo, auditeur à la chambre des comptes, conservateur général de la sainte foi, chargé d'assurer l'observation des ordres publiés contre la prétendue religion réformée des, vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin, délégué spécialement à cet effet par son altesse royale, s'étant transporté à Luserne, y publia, le 25 janvier 1655, l'ordre cruel qui suit :

« Il est enjoint et commandé à tous les particuliers, chefs de famille, de la prétendue religion réformée, de quelque état et condition qu'ils soient, sans aucune exception, habitants et propriétaires des lieux et territoires de Luserne, Lusernette, Saint-Jean, la Tour, Bubbiana, Fenil, Campillon, Briquéras et Saint-Second (1), de s'éloigner desdits lieux et territoires, et de les abandonner avec toutes leurs familles, dans l'espace de trois jours, dès la publication du présent édit, pour se transporter dans les localités et dans l'intérieur des limites que son altesse royale tolère, selon son bon plaisir, et qui sont : Bobbi, Villar, Angrogne, Rora et le quartier des Bonnets. Les contrevenants, qui seront trouvés hors desdites limites, encourront la peine de la mort et de la confiscation de tous leurs biens, à moins que, dans les vingt jours suivants, ils ne fassent conster devant nous (Gastaldo) qu'ils se sont catholisés, ou qu'ils ont vendu leurs biens à des Catholiques. »

Le manifeste renfermait un allégué étrange, incroyable : il y était dit que, ni son altesse, ni ses prédécesseurs n'avaient jamais eu la volonté d'assigner aux Vallées des limites plus étendues que celles que leur donnait le présent édit; que ces limites plus étendues que les Vaudois réclamaient étaient une usurpation que cette usurpation constituait un crime, et que ceux qui se l'étaient permise étaient passibles de châtiment (2).

L'ordre qui expulsait violemment, en trois jours, au cœur de l'hiver, des familles entières et par centaines, eût-il été fondé en droit et arraché au pouvoir par la conduite indigne des condamnés, n'en aurait pas moins été un ordre cruel.

Qu'on se représente, en effet, l'abattement des pères et des mères, contraints d'abandonner tout-à-coup, sans avertissement préalable, la demeure qu'ils avaient bâties ou reçue en héritage des auteurs de leurs jours, dans laquelle ils avaient élevé leurs enfants, soigné leurs récoltes, où ils vivaient heureux dans la crainte du Seigneur et sous le regard de sa face. Voyez-les maintenant s'interrogeant et se demandant : Où aller ? que devenir ? faut-il donc tout quitter, abandonner nos biens, nos foyers, renoncer à tant d'avantages terrestres? Un moyen leur restait d'éviter une si grande ruine. Par une compassion cruellement raffinée, Gastaldo le leur a indiqué, c'est l'apostasie. Fais-toi Papiste, invoque la vierge et les saints, prosterne-toi devant les images taillées, assiste à la messe, adore l'hostie, confesse-toi au prêtre, puis fais-lui des présents, et tu conserveras ta maison, tes vergers, tes vignes et tes champs,.... au prix de ton âme immortelle. Si tous sont affermis, on peut espérer, sans doute, que la foi au Sauveur et l'attente des biens à venir obtiendront dans leurs cœurs la victoire sur l'amour des biens terrestres. Mais qui osera attendre de tous, ou seulement du plus grand nombre, autant de foi et de renoncement? Et les vieillards infirmes, et les malades et les nombreux petits enfants, que deviendront-ils? comment les transporter? sur quel point les diriger? dans quel des villages de leurs frères compatissants faudra-t-il demander pour eux et avec eux un refuge ? Oh ! cher lecteur, soyez témoin des angoisses, des embarras, des craintes et des pleurs de victimes dévouées aux plus grands maux par la cruauté Papiste.

Voyez le temps horrible qu'il fait au-dehors; il neige sur les montagnes, mais dans le fond de la vallée les flocons se changent en pluie qui transperce tout. C'est cependant l'heure du départ... Le cruel Gastaldo l'a marquée. Ceux qui tarderont auront leurs biens confisqués et tomberont sous une sentence de mort. Quelle décision allez-vous prendre, hommes paisibles, qui soupirez après le repos? O victoire de la foi! l'amour de Dieu a triomphé dans leur cœur ils partent, emportant comme ils peuvent, ce qu'ils ont de plus précieux. Souvent même à la place d'objets d'une absolue nécessité, dont on aurait chargé le mulet rare serviteur des maisons aisées, on a fait monter sur son dos le débile octogénaire, le malade qu'on vient de sortir de son lit, ou des enfants incapables de marcher. Saintes familles, battues par l'orage, glacées de froid, marchant avec confiance au-devant d'un avenir incertain, nous vous contemplons avec vénération, nous vous suivons avec amour. Que le récit de vos souffrances transmette encore aujourd'hui, à vos descendants, l'exemple glorieux de votre foi et de vos sacrifices.

Le pasteur de la plupart de ces victimes, l'historien Jean Léger, ne peut, dans son récit, admirer assez la bonté de Dieu, qui ne permit pas que d'un aussi grand peuple (3) personne ne manquât à sa conscience. Tous préférèrent une perspective de misère et de souffrances de toute espèce à la paisible possession de leurs maisons et biens, achetée par l'abjuration. Ils avaient pris pour devise, s'écrie-t-il, ces paroles des livres saints qui rappellent le sacrifice d'Isaac: En la montagne de l'Éternel, il y sera pourvu.

Les exilés furent reçus avec compassion par leurs frères des villages tolérés; on leur fit place auprès du foyer; on se serra pour les loger; la table fut dressée pour tous; on partagea avec eux le mets brûlant de farine de mais ou polenta, la châtaigne bouillie, le beurre et le lait. En leur honneur la coupe d'un vin vermeil circula de main en main, tandis qu'on écoutait leurs récits plaintifs.

Mais on ne s'en tint pas là. On essaya d'attendrir Gastaldo. On fit parvenir au duc une humble requête. Hélas! tout fut inutile. La requête fut rejetée; les députés revinrent consternés. La messe ou l'exil, leur avait-on répondu. Il n'y avait pas d'autre alternative.

Sans se laisser rebuter, les trois Vallées persévérèrent à présenter des mémoires en faveur de leurs frères persécutés. Ils frappèrent à toutes les portes. On nous a conservé leurs principales lettres à Madame royale, au duc et à l'homme de qui leur sort paraissait le plus dépendre, à cause de son influence et des pouvoirs qu'il avait reçus, nous voulons dire le marquis de Pianezza. Ils remontrèrent avec tout le respect possible que, de temps immémorial (4), ils avaient habité ces lieux dont on venait de les exiler; que la capitulation de 1561, qui avait refusé la liberté de prédication aux Vaudois dans la plupart des communes en question, leur avait cependant reconnu l'habitation; que celle-ci était constatée par des actes authentiques très-anciens ; qu'elle avait été constamment garantie dans les concessions postérieures; que leur expulsion des lieux de leur naissance et des communes de leurs ancêtres ne pouvait, par conséquent, s'effectuer sans déchirer les documents les plus précis et les plus respectables, ni sans léser un usage incontesté jusqu'alors. L'on était loin de s'entendre. L'accès au trône de leur souverain était même fermé aux Vaudois. Gastaldo le leur avait déclaré, et ils s'en étaient promptement assurés. Ni leurs requêtes ni leurs députations n'avaient été admises. On exigeait qu'ils demandassent grâce et qu'ils s'en remissent, pour les conditions, au bon plaisir de son altesse. C'était, en effet, le seul moyen de les amener à l'abjuration. Cependant, quoi qu'on fît, on ne put l'obtenir d'eux. Dans toutes leurs requêtes et dans toutes leurs promesses de soumission, ils réservaient constamment le maintien de leurs anciens privilèges et principalement celui de leur liberté de conscience. Et si ces vœux et réserves devaient être rejetés, ils suppliaient leur prince de les laisser sortir en paix de ses états...

Ces insistances et demandes irritaient le conseil. La situation, déjà bien critique, fut encore aggravée par des imprudences dont la calomnie sut tirer grand parti. Quelques expulsés de Bubbiana et des autres villages de la plaine de Luserne, ayant ouï que des pillards piémontais dévastaient leurs biens et pillaient leurs maisons, y étaient retournés pour s'assurer de la vérité et pour protéger leur propriété. Leurs anciens seigneurs et surtout le comte Christophe de Luserne, feignant des sentiments de bienveillance, les avaient encouragés à surveiller leurs demeures et à ne pas abandonner entièrement la culture de leurs terres, moyennant toutefois que leurs familles restassent éloignées : l'auditeur Gastaldo, ajoutait-on, n'y voyait aucun mal. Ces paroles étaient comme l'amorce que le pêcheur met à l'hameçon pour attirer et retenir le poisson vorace. Les Vaudois de Saint-Jean, de la Tour, de Luserne, de Bubbiana et autres lieux, trop occupés à protéger leurs biens sans maîtres, ne virent pas qu'ils donnaient à leurs ennemis une occasion de les accuser de transgresser l'édit du souverain, comme on ne manqua pas de le faire. On écrivit à la cour qu'ils résistaient, qu'ils persistaient dans leur obstination. On qualifia même leur imprudence de rébellion enragée.

Un meurtre commis sur la personne du prêtre de Fenil, l'une des communes d'où les Vaudois venaient d'être chassés, fut attribué aussitôt à la vengeance dés barbets. Les véritables auteurs de l'assassinat furent poursuivis bientôt par les parents du mort et jetés en prison. C'étaient le seigneur de Fenil, Ressan, préfet de justice de la province, l'un des plus ardents ennemis des Vaudois, son secrétaire Dagot et un bandit célèbre, nommé Berru. Néanmoins la renommée hâtive avait déjà rempli tout le Piémont de ce crime imputé aux barbets détestés, quand on soupçonna les vrais criminels. Le mal était produit, la calomnie avait atteint son but (5). Les Vaudois étaient, au jugement des Piémontais, non-seulement des hérétiques, ennemis de la vierge et des saints, mais encore des rebelles à leur prince et des assassins. Les châtiments qui leur seraient infligés par la justice vengeresse du souverain ne pourraient jamais être assez sévères.

Enfin, les persécuteurs des Vaudois avaient atteint leur but ; le conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques avait, obtenu le consentement du duc, et de la famille ducale, ainsi que l'assentiment général. L'heure est donc venue de frapper le grand coup, d'extirper l'hérésie en un jour. Le marquis de Pianezza, l'âme du conseil, rassemble des troupes, tandis qu'il trompe et endort les députés des Vallées à Turin.

Toutes les troupes disponibles se préparent en secret pour l'expédition, ou y joint des compagnies bavaroises. L'armée française, à la demande de Charles-Emmanuel, fait passer les Alpes, couvertes de neige, à six régiments, ainsi qu'au régiment irlandais composé des Papistes qui avaient fui devant Cromwell. On prétend même que les bandits, les repris de justice, et des gens sans aveu furent attirés, à dessein, à la suite de l'armée, avec promesse de grâce et de pillage, s'ils s'acquittaient bien de leur devoir.

Le marquis de Pianezza se jouant jusqu'au bout de la députation vaudoise, à qui il promettait depuis longtemps une audience qu'il remettait d'un jour à l'autre, l'assigna enfin au 17 avril 1655. Mais, tandis qu'elle heurtait à sa porte, à l'heure convenue, et qu'on répondait aux sieurs David Bianchi de Saint-Jean, et François Manchon de la vallée de Saint-Martin, qu'ils ne pouvaient pas encore parler à son excellence (6), le fourbe Pianezza, parti dans la nuit, entrait dans la vallée de Luserne à la tête d'une armée qui, le lendemain, ne comptait pas moins de quinze mille hommes, de l'aveu même des adversaires.

Saint-Jean et la Tour, abandonnés par les Vaudois depuis le manifeste de Gastaldo, furent occupés sans peine, ainsi que leurs anciennes demeures dans les villages de la plaine. Il est à peine besoin d'ajouter que tout fut saccagé. Les pauvres expulsés et leurs frères de Bobbi, du Villar, d'Angrogne, se tenaient tristement sur les collines, en lieux sûrs, d'où ils regardaient les troupes se disséminer dans la plaine et la ravager. Leurs sentinelles veillaient jour et nuit. L'intention agressive des Papistes était trop évidente pour hésiter à se défendre. Les montagnards résolurent de vendre chèrement leur vie. Déjà, le 19 avril, ils furent rudement assaillis en plusieurs endroits, de Saint-Jean, de la Tour, d'Angrogne et des collines de Briquéras, tout à la fois. Quoique très-inférieurs en nombre, ils repoussèrent partout les troupes réglées. Le 20, les attaques furent renouvelées,, mais sans plus de succès.

Alors le marquis de Pianezza appela la ruse et la tromperie à son aide. Il réunit chez lui, au couvent de la Tour, le mercredi 21, de grand matin, les députés des communes du val Luserne, les calma, les rassura. Il fit comprendre, qu'il n'en voulait qu'aux opiniâtres qui résistaient aux ordres de Gastaldo; que, quant à tous les autres, ils n'auraient quoi que ce soit à craindre, pourvu que, en signe d'obéissance et de fidélité au prince, ils consentissent à recevoir et à loger, dans chacune de leurs communautés, pour deux ou trois jours, un régiment d'infanterie et deux compagnies de cavalerie. De douces paroles diminuèrent, dans l'esprit des députés, la première impression pénible que leur firent ces propositions. Un excellent dîner, servi somptueusement et offert avec aménité par le fourbe vice-président du conseil pour l'extirpation des hérétiques, acheva de les convaincre de la sincérité et de la bienveillance de ses intentions. De retour dans leurs communes, ils inspirèrent à leurs frères une confiance semblable, malgré les efforts de bien des hommes clairvoyants, du pasteur Léger en particulier.

Toute l'armée se mit donc en marche, le 22 avril, pour occuper les communes vaudoises. Les régiments prirent premièrement possession des grandes bourgades du Villar et de Bobbi, dans la plaine, ainsi que des hameaux inférieurs d'Angrogne. Ils s'emparèrent en même temps des principaux passages, et ne rencontrant aucun obstacle ils pénétrèrent, tant que le jour le leur permit, jusqu'aux hameaux des vallons les plus élevés. Au lieu de quelques régiments et de quelques escadrons, toute l'armée s'était logée et établie dans les habitations des crédules Vaudois. Leur foi à la parole d'autrui et leur respect pour leur souverain les perdirent. Il est triste de penser que des sentiments aussi honorables soient souvent devenus une cause de ruine.

L'empressement de quelques soldats à exécuter les ordres secrets avertit les Vaudois, déjà inquiets, de ce qu'ils avaient à craindre. Une troupe se hâtait de gravir les hauteurs au-dessus de la Tour pour pénétrer par là dans le quartier du Pradutour, citadelle naturelle d'Angrogne souvent mentionnée dans les persécutions précédentes en montant, ces forcenés mirent le feu à toutes les maisons, bien plus ils massacrèrent tous les malheureux qu'ils purent attraper. Le spectacle de ces flammes, l'ouïe de ces cris et des hurlements des infortunés qu'ils égorgeaient on poursuivaient, ne laissèrent plus aucun doute. L'avertissement : sauve qui pourra! la trahison est découverte! retentit d'une extrémité de la vallée à l'autre. Dans le vallon d'Angrogne, la plupart des hommes eurent encore le temps de se jeter dans les montagnes et de sauver une bonne partie de leurs familles, à la faveur des ténèbres. Ils se glissèrent par le versant opposé de la montagne, sur laquelle s'étagent leurs hameaux, jusque dans la portion de la vallée de Pérouse qui est terre de France et où ils se trouvèrent en sûreté. Les malades, les vieillards avaient dû rester; plusieurs femmes avec leurs enfants étaient demeurés auprès d'eux.

Les soldats, le jour de leur arrivée et le suivant, furent très-pacifiques. Ils ne paraissaient occupés que du soin de se rafraîchir. Ils usaient largement des provisions, entassées par les réfugiés de Saint-Jean, de Bubbiana et des autres bourgs de la plaine. Ils exhortaient ceux qui étaient entre leurs mains à rappeler les fugitifs, les assurant qu'ils ne recevraient aucun dommage, si bien qu'il y en eut d'assez crédules pour se rejeter dans les filets auxquels ils avaient échappé une première fois.

Les troupes se comportaient de la même manière dans les communes du Villar et de Bobbi et dans tous les hameaux occidentaux qu'elles occupaient. Mais, ni les pauvres habitants de ces lieux-là, ni les réfugiés qu'ils comptaient parmi eux, n'eurent autant de facilité que ceux d'Angrogne pour s'échapper. Ils n'avaient que deux issues pour se sauver en France, le col de la Croix et le col Giulian (Julian) qui débouche sur Prali, d'où l'on gagne celui d'Abries, tous couverts de neiges profondes, le premier gardé en outre par le fort de Mirebouc, ou Mirabouc, situé à moitié chemin du. passage, et les deux autres prodigieusement longs et difficiles, surtout encore au cœur de l'hiver dans ces contrées alpestres.

Les circonstances ne paraissant pas promettre un avenir plus favorable aux troupes du duc, et un retard pouvant éventer leur sinistre, projet, le samedi, 24 avril 1655, fut choisi pour l'exécution des ordres du conseil pour la propagation de la foi et pour l'extirpation des hérétiques.

O mon Dieu ! comment redire un si grand forfait? Caïn a versé une seconde fois le sang de son frère Abel! .....

« Le signal ayant été donné sur la colline de la Tour qu'on appelle le Castelus (ainsi s'exprime Léger, témoin de ces horreurs), presque toutes les innocentes créatures qui se trouvèrent en la puissance de ces cannibales se virent égorger comme de pauvres brebis à la boucherie; que dis-je ? elles ne furent point passées au fil de l'épée comme des ennemis vaincus auxquels on ne donne point de quartier, ni exécutées par les mains des bourreaux comme les plus infâmes de tous les criminels; car les massacres de cette façon n'eussent pas assez signalé le zèle de leur général, ni acquis suffisamment de mérites aux exécuteurs.

Des enfants, impitoyablement arrachés à la mamelle de leurs mères, étaient empoignés par les pieds, froissés et écrasés contre les rochers ou les murailles, sur lesquelles bien souvent leurs cervelles restaient plâtrées, et leurs corps jetés à la voirie. Ou bien un soldat, se saisissant d'une jambe de ces innocentes créatures, et un autre de l'autre, chacun tirant de son côté, ils le déchiraient misérablement par le milieu du corps, s'en entrejetaient les quartiers, ou parfois en battaient les mères, et puis les lançaient par la campagne.

Les malades ou les vieillards, tant hommes que femmes, étaient, ou brûlés dans leurs maisons, ou hachés (à la lettre) en pièces, ou liés tout nus en forme de peloton, la tête entre les jambes et précipités par les rochers, ou roulés par les montagnes. Aux pauvres filles ou femmes violées, on leur farcissait le ventre de cailloux, ou bien on les remplissait de poudre à laquelle on mettait le feu. D'autres malheureuses femmes ou filles ont été empalées, et dans cette effroyable posture, dressées toutes nues sur les grands chemins comme des croix. D'autres ont été diversement mutilées et ont eu surtout les mamelles coupées, que ces anthropophages ont fricassées et mangées.

Des hommes, les uns ont été hachés tout vifs, un membre après l'autre, ni plus ni moins que de la chair à la boucherie. D'autres ont été suspendus par les génitoires, d'autres écorchés vifs, etc. (7).

Tous les échos des Vallées rendaient des réponses si pitoyables aux cris lamentables des pauvres massacrés, et aux hurlements que l'extrême douleur leur arrachait, que vous eussiez dit que les rochers eux-mêmes étaient émus de pitié, tandis que les barbares exécuteurs de tant d'infamies et de cruautés restaient absolument insensibles.

Il est vrai que plusieurs de ces infâmes massacreurs, du Piémont, n'ayant pas d'enfant et voyant ces douces créatures, belles comme, de petits anges, en emportèrent un certain nombre dans leurs foyers. Il est vrai aussi que, soit dans l'espérance d'une rançon, soit pour d'autres motifs, ils épargnèrent quelques notables, tant hommes que femmes, dont plusieurs ont péri misérablement dans les prisons (8).

Après le massacre des Vaudois général, les soldats se mirent à la poursuite des fuyards qui, n'ayant pu passer la frontière, erraient dans les bois et sur les montagnes, ou qui languissaient, privés de feu et d'aliments, dans des masures écartées on dans les retraites des rochers. La mort sous les formes les plus horribles les poursuivait. Malheur à ceux qui étaient découverts et atteints. Quand les maisons des victimes eurent été saccagées, on se fit un jeu, disons mieux, un devoir de les réduire en flammes : villages, hameaux, temples, maisons isolées, granges, étables (9), bâtiments grands et petits, tout fut embrasé. La belle vallée de Luserne, à l'exception du Villar et de quelques demeures, réservées pour les massacreurs irlandais, qu'on pensait à y établir, toutes ces contrées, semblables jadis à la riche terre de Goscen, ne ressemblèrent bientôt plus qu'aux ardentes fournaises d'Égypte.

C'est bien alors, s'écrie Léger, que les fugitifs, tisons arrachés du feu, pouvaient crier à Dieu ces paroles du psaume LXXIX :

Les nations sont dans ton héritage:
Ton sacré temple a senti leur outrage
Jérusalem, ô Seigneur, est détruite,
Et par leur rage en masures réduite.

Ils ont donné les corps
De tes serviteurs morts
Aux oiseaux pour curée,
La chair de tes enfants
Aux animaux des champs
Pour être dévorée.

Autour des murs où l'on nous vint surprendre,
Nos tristes yeux ont vu leur sang répandre,
Comme de l'eau qu'on jette à l'aventure,
Sans que l'on pût leur donner sépulture, etc.

Nos larmes n'ont plus d'eau, écrivaient, de Pinache aux Cantons évangéliques de la Suisse, le 27 avril, des Vaudois fugitifs; elles sont de sang, elles n'obscurcissent pas seulement notre vue, elles suffoquent notre pauvre cœur ; notre main tremblante et notre cerveau hébété par les coups de massue qu'il vient de recevoir, étrangement troublé aussi par de nouvelles alarmes et par les attaques qui nous sont livrées, nous empêchent de vous écrire comme nous désirerions; mais nous vous prions de nous excuser et de recueillir, parmi nos sanglots, le sens de ce que nous voudrions dire. » (V. DIETERICI, die Valdenses; Berlin, 1831, p. 66.)

La cour de Turin, dans un manifeste, publié en français, en latin et en italien, a nié la plupart des faits énoncés plus haut. Les historiens Catholiques Romains ont accusé Léger d'exagération dans ses récits; on le comprend, le crime, une fois commis, cause même à ses auteurs ou à leurs amis une horreur involontaire. La conscience proteste; l'orgueil souffre des taches ineffaçables, faites à l'honneur des coupables, et l'on s'efforce de voiler, partant de nier la vérité. Mais le crime n'était pas de ceux qu'on peut cacher. Les victimes par centaines ont été vues gisantes, mutilées, déshonorées, sans sépulture, dans les champs et sur les chemins; leurs noms et le genre de leur mort ont été notés avec soin. Pourquoi des milliers de familles auraient-elles pris le deuil, si ce récit était ampoulé ? Pourquoi le commandant d'un régiment français, le sieur du Petitbourg, que le marquis de Pianezza dans son manifeste appelle un homme d'honneur, digne de foi, a-t-il donné sa démission après les événements de la vallée de Luserne, si ce n'est parce que, comme il l'a déclaré dans un acte authentique, il ne voulait plus assister à de si mauvaises actions?

« J'ai été témoin, dit-il, de plusieurs grandes violences et extrêmes cruautés, exercées par les bannis de Piémont et par les soldats, sur toute sorte d'âge, de sexe et de condition que j'ai vu massacrer, démembrer, pendre, brûler, violer, et de plusieurs effroyables incendies. Quand on amenait des prisonniers au marquis de Pianezza, je l'ai vu donner l'ordre de tout tuer parce que son altesse ne voulait point de gens de la religion dans toutes ses terres (10). »

Les yeux de l'Europe Protestante se sont d'ailleurs assurés de la réalité de ces horreurs. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse, des provinces unies de la Hollande et de l'Angleterre l'ont constatée et déclarée. Leurs dépêches, les lettres de leurs gouvernements et leurs démarches auprès du duc de Savoie en font foi, comme aussi l'histoire qu'a publiée l'envoyé extraordinaire du protecteur de la Grande-Bretagne, lord Morland, personnage distingué par toutes les qualités de l'esprit et du cœur, qui s'est rendu sur les lieux, sitôt après les massacres des Vaudois.

(1) Il n'est fait mention, on le voit, que de la vallée de Luserne, sauf Saint-Second. C'est sur elle, comme la plus considérable, que portait tout l'effort du conseil de la foi.

(2) Si le lecteur se rappelle ce que contient le chapitre VIII de cette histoire, il pourra juger du fondement de cette prétendue usurpation.

(3) Quinze cents personnes au moins, et peut-être deux mille.

(4) Léger fait aussi remarquer, que les Vaudois habitaient ces lieux, avant que la maison de Savoie possédât le Piémont.

(5) Berru avait même osé déclarer qu'il avait été gagné par les pasteurs Léger et Michelin pour commettre ce meurtre. Mais dans les conférences, du mois d'août, tenues à Pignerol, en présence de l'ambassadeur de France et des députés suisses, Léger confondit ses calomniateurs, en, démontrant sa parfaite innocence, ainsi que celle de son collègue, et en offrant d'éclaircir l'affaire à Pignerol, terre de France, où l'on amènerait Berru lui-même qu'on venait de saisir aux Vallées. Les Piémontais Papistes ne le voulurent pas, disant que c'était inutile, que Léger était pur de tout soupçon, etc., etc., qu'il fallait livrer Berru à ses juges ordinaires.

(6) Ils auraient, sans doute, été arrêtés eux-mêmes peu après, si un seigneur, ami des Vaudois, ne leur avait dit à l'oreille : Le marquis est aux Vallées, sauvez-vous.

(7) Les détails de ces horreurs sont racontés dans l'histoire de Léger, II ème partie, p. 116 à 139, après avoir été recueillis et consignés par main de notaire, sur les témoignages de témoins oculaires, interrogés dans toutes les Vallées par Léger, au retour de la paix.

(8) L'impitoyable marquis de Luserne et d'Angrogne poussa la barbarie jusqu'à laisser dans les cachots, au milieu des prisonniers, les cadavres de ceux d'entre eux qui y mouraient. L'on peut se figurer ce que durent souffrir, en leur santé et dans leurs sentiments les plus intimes, des hommes s'attendant tous les jours à la mort, et contraints de respirer, de manger et de dormir durant les ardeurs de l'été à côté de cadavres en putréfaction, etc. (LÉGER, II ème part., p. 139.)

(9) Sur chaque propriété un peu étendue et écartée, il y a grange et écurie.

(10) Voir la déclaration authentique de ces horreurs donnée par M. du Petitbourg, commandant du régiment de Grancé, dans LÉGER, II ème part., p. 115.

CHAPITRE XXIII. (suite)
CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES

Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. - L'armée piémontaise aux: Vallées. - Massacres. - Défense héroïque de Janavel. - Les Vaudois sous les armes. - Trêve. - Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse. Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances Protestantes. Collectes. - Conférences de Pignerol. - Médiation de la France. - Signature du traité.

De toute la vallée de Luserne, une seule communauté avait échappé aux vengeances de l'armée, c'était la plus petite, nommée Rora, composée de vingt-cinq familles seulement, située au midi de celles du Villar et de la Tour, du côté droit du Pélice, dans les montagnes, ou elle forme un vallon reculé entre les bras de deux arêtes abaissées qui descendent à l'orient du massif imposant du Friolant. L'on pénètre dans cette enceinte par deux chemins, l'un qui monte de Luserne (c'est la voie ordinaire), et qui serpente, à plusieurs places, en précipice sur le torrent, dit la Luserna; l'autre qui, des bords du Pélice, et par des sentiers qu'on prend de Bobbi et du Villar, conduit péniblement le long de pentes rapides, tournées au nord, passe au pied de rochers escarpés, et parvenu au sommet de l'arête redescend dans le vallon solitaire de Rora. Quoique épargnée d'abord par l'armée, la petite commune n'avait pas été oubliée ; car, malgré les promesses réitérées de son seigneur, le comte Christophe de Luserne, au nom du marquis de Pianezza, le samedi 24 avril, jour de la grande boucherie des Vaudois, quatre à cinq cents soldats reçurent l'ordre de gravir en secret le sentier décrit plus haut, pour se porter ensuite par la montagne du Rummer sur Bora. Ils auraient surpris la communauté, si la miséricorde divine n'eût permis qu'ils fussent découverts de bien loin par un homme de cœur, Josué Janavel, qui avait quitté sa demeure des Vignes, près de Luserne, et s'était retiré à Rora avec sa famille. Il veillait sur les rochers avec six hommes. À la vue du danger, loin de fuir, il se porte en avant et se met en embuscade dans un poste avantageux. Une décharge subite de toutes les armes de sa petite troupe, en couchant six ennemis à terre, effraie d'autant plus la tête de la division, que celle-ci n'aperçoit point ceux qui la mitraillent et qu'elle ne peut par conséquent en connaître le nombre. Le désordre se met dans ses rangs épars déjà par un effet de la marche. Ils reculent, se précipitent les uns sur les autres, atteints par les balles de Janavel et de ses six compagnons. Ils s'enfuient poursuivis par ceux-ci, qu'ils n'ont pas un seul instant le courage d'envisager, laissant, outre les six premiers morts, cinquante-trois ou cinquante-quatre autres, gisant sur le sentier ou dans les précipices.

Les pauvres Rorains (Roraines), échappés au danger, s'en vont auprès de leur comte et du marquis de Pianezza s'excuser et se plaindre. Pour les endormir dans une fausse sécurité, on leur répond qu'aucune division n'a marché contre eux; que ceux qui les ont assaillis ne peuvent être que des pillards piémontais qu'ils ont bien fait de châtier, et que des ordres sévères seront donnés pour que personne ne les trouble à l'avenir. Mais comme c'est un principe de droit Papiste, qu'on n'est point tenu par la parole donnée aux hérétiques, dès le lendemain six cents soldats, choisis entre les plus propres à une attaque dans les montagnes, prirent une route un peu différente par le Cassulet. Ils n'échappèrent point aux yeux de lynx de Janavel. Ce vaillant et prudent guerrier surveillait les mouvements de son perfide ennemi, à la tête de douze pâtres armés de fusils, de pistolets et de coutelas, et de six autres munis seulement de frondes à cailloux, qu'ils savaient, il est vrai, rendre meurtrières. Placés à temps en embuscade, de flanc et de front, dans un endroit très-avantageux, ils firent pleuvoir sur la tête de la colonne une grêle de balles et de pierres, dont chacune renversait son homme. Les ennemis épouvantés par une si rude attaque, ne sachant comment sortir du défilé, ni comment poursuivre, dans les taillis et les rochers, des combattants le plus souvent invisibles, cherchèrent le salut dans la fuite, laissant, comme le jour précédent, de cinquante à soixante cadavres,

Ce qui semble incroyable, c'est que le comte de Luserne vint lui-même expliquer une seconde fois à ses vassaux que c'était par un malentendu que l'attaque avait eu lieu, et que pareille chose n'arriverait plus. Quelle bassesse jointe à tant de cruauté ! Dès le jour suivant, huit à neuf cents hommes enveloppaient de nouveau Rora, incendiant toutes les maisons qu'ils atteignaient. Il était à craindre que personne n'échappât. Mais Janavel et les siens, voyant les soldats, trop empressés à faire du butin et trop sûrs de leur victoire., se débander, les assaillirent avec tant de courage, et Dieu leur donna un tel succès, au lieu nommé Damasser, que la division tout entière se replia par Pianpra sur la Tour et sur le Villar, abandonnant le butin et le bétail qu'ils avaient pris, dont l'embarras était en grande partie la cause de leur défaite.

Irrité de ces échecs, Pianezza ordonna une quatrième attaque, pour laquelle il rassembla toutes ses troupes disponibles, ainsi que tout ce que Bagnols, Bargé, Famolasc, Cavour et autres lieux parent fournir d'hommes armés. Mais, au jour marqué, les troupes de Bagnols, commandées par le fougueux et cruel Mario, s'étant trouvées au rendez-vous avant les autres, et celles-ci tardant à venir, Mario emporté par sa haine contre les barbets, et par l'ambition qu'il avait de moissonner la gloire de la journée, part à la tète de sa bande, d'une troupe d'Irlandais et de quelques autres détachements, et parvient sans résistance jusqu'au hameau de Rummer, où les familles de Rora s'étaient réfugiées. Là, les dix-sept compagnons de Janavel surent encore si bien choisir leur point de défense qu'ils ne purent être forcés, et qu'après une longue et opiniâtre résistance, ils virent la confusion et le découragement se glisser dans les rangs opposés. En ce moment décisif, il plut à Dieu de semer l'épouvante dans les coeurs de ces bandes si orgueilleuses quelques heures plus tôt. Elles s'enfuirent, laissant soixante-cinq morts sur la place. Leur terreur s'accrut par effet même de leur précipitation, puis à leur arrivée dans un endroit nommé Petrocapello, où elles croyaient pouvoir reprendre haleine, par l'attaque inopinée de Janavel et de ses héros qui les avaient suivies, la déroute fut complète. Ne pouvant s'enfuir assez vite sur l'étroit chemin qui longe la Luserne, les malheureux se poussaient et tombaient de rochers en rochers dans ses flots. Ce fut le sort du grand Mario lui-même qui ne fut retiré des eaux que pour s'en aller rendre l'âme à Luserne, dans une angoisse inexprimable, tourmenté qu'il fut à son heure dernière par le souvenir des horreurs qu'il avait commises dans cette vallée.

Après un si long combat et une délivrance si miraculeuse, Janavel et sa troupe, harassés de fatigue, s'étaient assis sur une élévation et se fortifiaient par un léger repas, quand ils aperçoivent un petit corps d'armée qui, venant du Villar, grimpait la montagne, espérant sans doute de les prendre par derrière et entre deux feux. Ils courent se placer avantageusement. L'ennemi qui s'approche les aperçoit, et détache un peloton pour les reconnaître. Ils le laissent avancer, et au lieu de répondre par le mot d'ordre qu'ils ignorent et qu'on leur demande, ils font signe aux soldats de venir à eux. Ceux-ci, pensant que sans nul doute c'était des paysans Papistes de l'expédition combinée, pressent le pas, et reçoivent la mort à bout portant. Ceux que les balles ont épargnés s'enfuient à toutes jambes jeter le désordre dans le gros de la division qui est à découvert sur un terrain désavantageux, à cause de son inclinaison, et l'entraînent dans sa fuite, sans que les uns ni les autres aient le temps de reconnaître le nombre de leurs vainqueurs qui en tuèrent encore plusieurs. Janavel après ce nouveau succès, ayant rassemblé son monde sur une élévation, les invita, comme il le faisait toujours, à se jeter avec lui à genoux, pour rendre de vives et de justes actions de grâce à Dieu, l'auteur de leur délivrance.

Trois jours après, le marquis de Pianezza fit sommer les gens de Rora, avec d'affreuses menaces d'aller à la messe dans les vingt-quatre heures. « Nous aimons cent mille fois mieux la mort que la messe, » lui répondit-on. Alors le marquis, pour réduire vingt-cinq familles, ne trouva pas que ce fût trop de réunir huit mille soldats et deux mille paysans Papistes. Il divisa, cette armée en trois corps, dont deux devaient pénétrer par les deux chemins déjà mentionnés; savoir, par le chemin du Villar et par celui de Luserne. Le troisième corps traversa les montagnes qui séparent Rora de Bagnols. Hélas! tandis que Janavel et sa troupe dévouée opposaient toute la résistance possible à la première division qui se présenta, les deux autres atteignirent le lieu où les pauvres familles s'étaient réfugiées, et exercèrent sur elles toutes les horreurs que nous avons énumérées plus haut et que la plume se refuse à décrire une seconde fois. La vieillesse, l'enfance ou le sexe, loin d'être une sauvegarde, semblaient exciter la furie et les honteuses passions de ces hommes qu'aucune discipline ne retenait plus. Cent vingt-six personnes y perdirent la vie dans les tourments. La femme et les trois filles du capitaine Janavel furent réservées pour la prison, ainsi que quelques réfugiés du hameau des Vignes de Luserne. Les maisons encore debout furent incendiées après qu'on en eut enlevé tout ce qu'on pouvait. Les vainqueurs se partagèrent le butin.

Janavel et ses amis avaient échappé au désastre. Pianezza, craignant peut-être le ressentiment d'hommes qui n'avaient plus rien à perdre, écrivit au héros de Rora, lui offrant sa grâce, celle de sa femme et de ses filles, s'il renonçait à son hérésie, le menaçant, au contraire, s'il résistait, de mettre sa tête à prix et de faire périr sa famille dans le feu. Loin d'être subjugué par ces menaces, cet homme, digne du nom de Vaudois, répondit:

« Qu'il n'y avait point de tourments si cruels, ni de mort si barbare qu'il ne préférât à l'abjuration; que si le marquis faisait passer sa femme et ses filles par le feu, les flammes ne pourraient consumer que leurs pauvres corps; que, quant à leurs âmes, il les recommandait à Dieu, les remettant entre ses mains aussi bien que la sienne, dans le cas où: il lui plût de permettre qu'il tombât au pouvoir de ses bourreaux. »

Un de ses petits garçons, âgé de huit ans, avait échappé au massacre. Janavel, presque dépourvu de vivres, de poudre et de plomb, fendit avec sa troupe les neiges des hautes montagnes voisines, portant son enfant sur son cou, et après l'avoir déposé au Queyras, terre de France, et s'y être reposé quelques jours, lui et ses gens, il repassa les hautes Alpes, ramenant avec lui un petit nombre de réfugiés bien armés. Ils revinrent grossir la petite armée vaudoise qui, depuis les massacres, s'était formée sur les montagnes de Bobbi, du Villar et d'Angrogne.

Pendant ces combats à Rora, les autres vallées avaient aussi été menacées. Les seigneurs de celle de Saint-Martin avaient fait leur possible pour l'engager à se soumettre et à abjurer la foi de ses pères, l'avertissant sérieusement qu'une division de l'armée allait l'envahir et la châtier si elle ne cédait. Loin de là, la vallée prit les armes et réussit par son courage à éloigner les maux qui avaient écrasé celle de Luserne. Celle de Pérouse souffrit davantage. Mais ses peines ne sont pas à comparer aux malheurs que nous avons énumérés précédemment.

Cependant les réchappés de Rora, de Bobbi, d'Angrogne, de la Tour et de Saint-Jean, auxquels s'étaient joints un petit nombre de frères des autres vallées, s'étaient armés et formaient, lorsqu'ils étaient tous réunis, une force d'environ quinze cents combattants; ce qui cependant n'eut lien que rarement. Dans la plupart des rencontres, elle ne monta qu'à la moitié de ce chiffre et souvent même à peine au tiers. Cette petite armée, maîtresse des montagnes que leurs ennemis avaient abandonnées, après y avoir incendié tous les villages et hameaux, se dispersait incessamment pour se pourvoir de subsistance ou pour échapper au danger, et se reformait aussitôt pour fondre à l'improviste sur les corps détachés de l'armée piémontaise, stationnée dans les petites villes, bourgs et villages, à l'entrée de la vallée de Luserne. Elle livra un grand nombre de combats dans les derniers jours de mai, et dans les mois de juin et de juillet. Elle obtint même des succès mémorables, sous la conduite des vaillants capitaines Janavel et Jayer. Ce dernier était de Pramol. Dans l'une de leurs entreprises, ils surprirent le bourg de Saint-Second, rempli d'ennemis. À l'aide de tonneaux, qu'ils avaient sortis des premières maisons emportées d'assaut et qu'ils roulaient devant eux pour se mettre à couvert, ils approchèrent si près de la forteresse, dans laquelle la garnison s'était retirée, qu'ils en brûlèrent la porte, au moyen de fagots de sarments auxquels ils mirent le feu. Ils en firent autant à la porte d'une vaste salle, où les soldats, pressés les uns contre les autres, avaient cherché leur dernier refuge. Ces malheureux, en grande partie irlandais, dont la cruauté avait été sans égale, dans l'œuvre (l'oeuvre) des massacres, ne pouvaient inspirer aucune pitié à ceux dont ils avaient déshonoré les soeurs, les femmes et les filles, et qu'ils avaient privés de pères, de mères ou d'enfants ! Aussi crut-on les traiter doucement en, les faisant passer, tous, au fil de l'épée, sans autre tourment préparatoire que la pensée de la mort. Bien différents de leurs ennemis, ils épargnèrent la vie des vieillards, des enfants, des malades, et respectèrent le sexe ici comme en tous lieux. Ils agirent ainsi pendant toute la durée de la guerre. Seulement, soit par représailles, soit pour enlever ce poste à leurs ennemis, ils mirent le feu au bourg, après en avoir retiré tout ce qui était transportable, butin dans lequel ils retrouvèrent quelque peu de celui qu'on avait fait sur eux. Le régiment irlandais fut affaibli de plusieurs centaines d'hommes par cette défaite. Les troupes piémontaises y perdirent aussi un pareil nombre.

Enhardie par ce succès, la petite armée vaudoise osa même s'approcher de Briquéras et en ravager les cassines ou habitations environnantes (1). L'alarme ayant été donnée par un signal convenu, elle se vit assaillie par toutes les forces piémontaises des environs, cavalerie et infanterie. Dans sa retraite, en bon ordre, elle chargea plusieurs fois avec avantage et se retira n'ayant eu qu'un tué et quelques blessés. Peu après, cette troupe aguerrie se porta devant le bourg de la Tour qui était fortifié et y tint la garnison en échec. Des montagnes d'Angrogne, où elle établit ses quartiers, elle envoya une forte division assaillir le bourg de Crassol (dans la haute vallée du Pô); à son approche, les habitants, qui leur avaient fait beaucoup de mal dans les massacres, s'enfuirent abandonnant leurs troupeaux qu'elle amena sur les Alpes du Villar (2). Nos Vaudois reconnurent dans le butin un grand nombre de pièces de bétail qui leur avaient appartenu.

Malgré l'absence du vaillant Jayer, occupé ailleurs, Janavel tenta un coup de main sur Luserne, mais il se retira après deux assauts infructueux; la garnison ayant été renforcée d'un régiment dès la veille, ce qu'il ignorait à son arrivée.

Attaqué lui-même par trois mille ennemis, sur une des hauteurs d'Angrogne, n'ayant à ses côtés que trois cents défenseurs, il leur tint tête constamment et repoussa tous leurs efforts. Et quand les assaillants se retirent vers les deux heures de l'après-midi, ayant perdu de leur aveu plus de cinq cents hommes, voici venir le capitaine Jayer avec sa troupe. La joie de se retrouver surexcite le courage des Vaudois. Sans tenir compte de leur fatigue, ils s'élancent dans la plaine, fondent avec furie sur les ennemis qui se retirent, les uns à la Tour, les autres à Luserne, et leur tuent encore une cinquantaine d'hommes avec trois officiers de marque. Mais, ô douleur sur la fin de ce rude combat, le brave, le vaillant, le pieux Janavel tombe. Une balle lui a traversé la poitrine. On croit qu'il va rendre le dernier soupir. Il désire parler à Jayer qui le remplacera dans le commandement. Il lui donne encore quelques conseils avant d'être emporté loin du champ de bataille, à Pinache, dans la vallée de Pérouse, sur terre de France, où il se rétablit peu à peu.

Ce jour devait être un jour de deuil pour les Vallées. Oubliant le conseil, donné par Janavel mourant, de ne plus rien entreprendre ce soir-là, et comme si ce n'eût pas été assez d'avoir battu l'ennemi dans sa retraite, Jayer, trop bouillant et trompé par un traître qui lui fait espérer un immense butin du côté d'Ousasq, s'en va, à la tète de cent cinquante hommes choisis, se jeter entre les mains de ses ennemis. Ayant déjà pillé et incendié quelques cassines, sur la hauteur, il se laissa entraîner par le traître, avec cinquante de ses hommes, vers des habitations, où il se voit tout-à-coup entouré par la cavalerie de Savoie qui, avertie, l'attendait placée en embuscade. Surmonté par le nombre, Jayer mourut en héros, aussi bien que son fils qui ne le quittait jamais, et tous ses compagnons à l'exception d'un seul. Il fit mordre la poussière à trois officiers, et ne tomba qu'après une longue défense et couvert de blessures. Léger l'a dépeint en ces mots :

« Grand capitaine, digne de mémoire, zélé pour le service de Dieu, sachant résister à la séduction des promesses comme aux menaces; courageux comme un lion et humble comme un agneau, rendant toujours à Dieu seul la louange de toutes ses victoires, il eût été accompli s'il eût su modérer son courage. »

Les Vallées, un moment consternées, se ranimèrent à la voix du capitaine Laurent, de la vallée de Saint-Martin, d'un frère de Jayer et de plusieurs autres. Dans un combat que la petite troupe soutint contre six mille ennemis, elle leur tua deux cents hommes, parmi lesquels le lieutenant-colonel du régiment de Bavière; mais elle perdit en retour l'excellent capitaine Bertin, d'Angrogne.

Au commencement de juillet, les Vaudois eurent la joie de voir arriver de nombreux frères d'armes du Languedoc et du Dauphiné; l'un d'eux, nommé Descombies, officier expérimenté et de renom, obtint peu après le commandement général. Le colonel Andrion, de Genève, qui s'est distingué en France et en Suède comme aux Vallées, arriva dans le même temps (3). Le modérateur Léger, à peine de retour d'un grand et rapide voyage qu'il venait de faire en France et en Suisse pour la cause des Vallées, se porta immédiatement avec le colonel Andrion sur la montagne d'Angrogne, nommée la Vachère, où la petite armée vaudoise avait élevé quelques retranchements. Les ennemis, comme s'ils eussent en vent de leur arrivée, et pour prévenir l'élan qu'elle allait donner au moral de ces pâtres persécutés, montèrent pour les surprendre, dès le lendemain de grand matin, avec toutes leurs forces, parmi lesquelles se trouvaient des troupes fraîches. Les Vaudois, avertis à temps par leurs espions, avaient pu se concentrer dans le poste fortifié des Casses (4). L'armée du duc divisée. en quatre corps, dont l'un resta en observation comme réserve, donna l'assaut sur trois points à la fois, presque sans relâche pendant près de dix heures et enfin rompant les barricades, franchissant les obstacles, força les Vaudois à la retraite, les poursuivant au cri de victoire ! victoire! jusqu'au pied d'une dernière hauteur retranchée aussi, sur laquelle ils se réfugièrent comme dans leur dernier asile terrestre. Celui qui des cieux veillait sur eux, les soutint si bien que, quoique les ennemis les eussent souvent abordés à la distance d'une longueur de pique, ils se défendirent sans désemparer. La poudre et le plomb commençaient à manquer à plusieurs, ce qui aurait été fatal, s'ils n'eussent à l'instant saisi leurs frondes et s'ils n'eussent roulé des quartiers de rochers qui, souvent, volant en éclats dans leur course rapide en bas les pentes, atteignaient même des détachements éloignés. Remarquant, enfin, de l'hésitation et du désordre dans les rangs ennemis, ils se jetèrent tous à la fois hors des retranchements, le pistolet d'une main, leurs coutelas (longs d'une coudée, larges de deux ou trois doigts) de l'autre, et répandirent un tel effroi parmi les troupes Papistes fatiguées, qu'elles battirent en retraite. Plus de deux cents soldats y furent tués et autant grièvement blessés. Le régiment de Bavière y perdit quelques-uns de ses meilleurs officiers.

C'est au retour de ces troupes mécontentes, et à la vue des blessés et des morts, que le syndic Bianchi (Bianqui) de Luserne, bien que Papiste, jouant sur le surnom de barbets donné aux Vaudois, et qui est synonyme de chiens, s'écria:

« Autrefois les loups mangeaient les barbets, mais maintenant le temps est venu que les barbets mangent les loups, » parole qui lui coûta la vie.

Le 18 juillet, dans la nuit, l'armée vaudoise, forte pour la première fois, grâce aux renforts venus de France, de dix-huit cents hommes, dont soixante à quatre-vingts cavaliers, montés depuis peu, investit le bourg de la Tour, et l'aurait peut-être emporté d'assaut, ainsi que le fort (5), si le nouveau général Descombies, qui la commandait pour la première fois, eût mieux connu l'ardeur et l'intrépidité des montagnards sous ses ordres. Il perdit du temps à reconnaître le fort. L'alarme se donna, les régiments piémontais en garnison à Luserne et ailleurs arrivèrent, et l'entreprise fut manquée. Néanmoins le capitaine Belin et le lieutenant Peironnel, dit Gonnet, forcèrent la muraille du couvent des capucins, s'en emparèrent, y mirent le feu ainsi qu'au reste du bourg, firent prisonniers quelques révérends pères, et ne se retirèrent que lorsque les renforts ennemis, se joignant aux troupes battues de la Tour et à celles du fort, les pressèrent de toute part.

Le général Descombies, plein de confiance en sa petite armée, allait la ramener contre le fort de la Tour, pour la conduire ensuite sur Luserne, lorsqu'une trêve fut conclue, et plus tard un traité, qui mit fin à toutes les opérations militaires des Vaudois. Mais avant de parler de cette négociation, nous devons retourner en arrière pour montrer l'effet produit par les persécutions et les massacres des Vaudois sur les populations Protestantes de l'Europe et sur leurs gouvernements.

Un cri de réprobation avait retenti dans tous les pays réformés, à l'ouïe du sanglant récit des tourments de leurs frères des vallées du Piémont. Un frisson d'horreur avait parcouru les membres de chacun. Des larmes amères avaient coulé au souvenir des morts. Et, au narré des maux qu'enduraient les survivants, un besoin de leur venir en aide s'était saisi de tous les cœurs (coeurs), des gouvernants comme des administrés. C'est un fait à consigner que les peuples réformés s'émurent comme un seul homme, et qu'ils donnèrent à leurs frères dans la foi un bel exemple de charité chrétienne. Presque toutes les Églises s'humilièrent devant Dieu dans un jour solennel de jeûne et de prières à l'intention des Vallées.

Des collectes abondantes se firent en même temps, dans tous leurs ressorts, pour fournir aux réchappés les moyens de subsister, dans la disette de toutes choses, à laquelle la rage de leurs ennemis les avait réduits, de rebâtir leurs maisons incendiées, de racheter des instruments d'agriculture, et le bétail indispensable qu'on leur avait enlevé.

Mais qu'eussent été ces secours, quelque considérables même qu'on eût pu les réunir, si les pauvres persécutés avaient été abandonnés sans protection sons le pesant et tranchant joug de fer qui ensanglantait leur cou ? Il fallait plus que des dons en argent; il fallait plus que des lettres de sympathie et de consolation; il fallait que la charité chrétienne se montrât par des démarches directes auprès du gouvernement piémontais pour en obtenir des assurances et des garanties de paix à l'égard des pauvres opprimés.

Cette intervention de la charité chrétienne fut spontanée; elle devait l'être, comme tout fruit de la foi. La cour de Turin a mis de l'insistance à l'attribuer aux demandes, plaintes et obsessions des Vallées auprès des gouvernements réformés ; c'est méconnaître ou ignorer la force de l'amour fraternel qui unit les disciples de la vérité; c'est même douter du cœur de l'homme. Car, là où les sentiments chrétiens n'auraient pas été assez puissants pour inspirer de généreux efforts envers des frères malheureux, l'humanité seule les eût dictés. Il est vrai que les Vallées donnèrent connaissance de leur affreuse position à leurs amis éprouvés de la Suisse, pouvaient-elles ne pas le faire ? Cache-t-on ses larmes à ses intimes? Il est possible que les Vaudois aient prévu, qu'ils aient espéré même que leurs frères élèveraient leur voix en leur faveur. Mais qui pourrait les en blâmer? Exigerait-on que le malheureux renonçât à toute espérance d'exciter l'intérêt? Le récit de ses maux constituerait-il un crime ? L'oppresseur seul osera le prétendre. Car, s'il en était ainsi, toute lettre d'une victime serait un acte d'accusation, toute lamentation d'un peuple écrasé un cri de révolte.

L'honneur des premières démarches en faveur des Vaudois persécutés appartient aux Cantons évangéliques de la Suisse. Leur zèle religieux et leur charité brillèrent de l'éclat le plus pur. Leur sollicitude se fit déjà remarquer avant les massacres. En effet, à peine eurent-ils connaissance du cruel ordre publié par Gastaldo, qu'ils écrivirent au duc, le 6 mars, une lettre pleine de convenance, dans laquelle ils le suppliaient de permettre que ses sujets vaudois continuassent à demeurer dans leurs anciennes habitations, et de leur assurer la liberté de conscience par le maintien de leurs privilèges héréditaires (6). Et quand la nouvelle des massacres leur parvint, rapide et écrasante comme la foudre, déjà le 29 avril, ils ordonnèrent incontinent un jeûne et des collectes dans toutes leurs contrées, et dès le lendemain, ils avertirent dans des lettres pathétiques les puissances Protestantes de ce qui venait de se passer dans les Vallées Vaudoises du Piémont, les invitant à s'intéresser à l'avenir de celles-ci. Eux-mêmes, sans attendre l'effet de leurs avis, députèrent à la cour de Turin le colonel de Weiss (7), de Berne, avec charge de remettre entre les mains de Madame royale et de Charles-Emmanuel une lettre d'intercession en faveur de leurs frères affligés.

Le voyage du député suisse n'eut pas grand effet. Reçu, il est vrai, par leurs altesses, il fut renvoyé, pour traiter, au fourbe et fanatique Pianezza avec lequel il ne put nouer aucun arrangement. Celui-ci essaya de l'employer au désarmement des persécutés; mais de Weiss, ne pouvant leur garantir un traité honorable, les choses demeurèrent dans le même état où il les avait trouvées. Du moins il s'était assuré de la situation des affaires par ses propres yeux. Il retourna peu après rendre compte de sa mission à ses seigneurs.

Les Cantons évangéliques, loin de se décourager de n'avoir rien obtenu, résolurent d'envoyer une ambassade qui offrirait sa médiation entre les deux parties actuellement sous les armes, et s'efforcerait d'obtenir du duc pour les Vaudois la libre habitation dans tout le territoire des Vallées, la rentrée dans leurs biens et le libre exercice de leur religion. Les Cantons instruisirent, par de nouvelles lettres, les états Protestants de la situation des Vaudois, ainsi que des démarches que leurs députés allaient tenter, et les invitèrent à appuyer leur intervention par des lettres, ou mieux encore par des ambassadeurs.

Toutes les puissances Protestantes répondirent à cet appel. Toutes, outre les collectes qu'elles ordonnèrent dans toutes leurs villes et leurs campagnes, écrivirent au duc de Savoie pour le supplier d'en agir autrement avec ses sujets de la religion. Le roi de Suède, l'électeur Palatin, l'électeur de Brandebourg, le landgrave de Hesse-Cassel, firent en particulier preuve d'un grand zèle dans le maniement de cette affaire; mais les efforts les plus grands partirent des Cantons déjà nommés, de la Grande-Bretagne, gouvernée par le protecteur Cromwell, et des provinces unies de la Hollande. L'Angleterre toute émue encore de ses mouvements religieux, prit fait et cause pour les Vaudois, jeûna et fit d'abondantes collectes. Olivier Cromwell déploya un grand zèle, écrivit aux états protestants et intervint par ambassade, d'abord auprès de Louis XIV, allié de la maison de Savoie, et dont les régiments avaient pris part aux massacres, puis auprès de Charles-Emmanuel. Lord Morland, jeune diplomate aussi savant que pieux, essaya d'intéresser le monarque français au soulagement des victimes de ses propres soldats et en reçut du moins quelques promesses. Arrivé à Turin, sur la fin de juin, il obtint audience, et ayant exprimé un jugement sévère sur les horreurs commises, il réclama de la justice et de la générosité du prince, au nom de son état, des mesures pi us douces et la réintégration des Vaudois dans la jouissance de leurs biens, de leurs anciens privilèges et de leurs libertés.

Pendant que lord Morland reprenait le chemin de Genève, vers la fin de juillet, le lord protecteur de la Grande-Bretagne envoyait à Turin un nouveau plénipotentiaire, sir Donning, qui, après avoir entendu lord Morland, devait en sa compagnie et avec le chevalier Pell, résidant d'Angleterre en Suisse, se porter en Piémont, afin d'y poursuivre l'arrangement des affaires vaudoises et de les amener à bonne fin.

À la même époque, les états généraux des Provinces-Unies députaient dans le même but M. Van-Ommeren, avec ordre &agir de concert avec l'ambassade anglaise et avec les Cantons évangéliques. Ceux-ci avaient déjà envoyé leurs ambassadeurs dès le commencement du mois. Ils ne rencontrèrent point lord Morland qui revenait à Genève par un autre chemin. Sir Douning et M. Van-Ommeren n'arrivèrent que plus tard en Suisse. L'ambassade des Cantons évangéliques se trouva donc seule pour accomplir une mission si difficile. Ce fat un grand mal. L'absence des commissaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies donna une influence décisive au parti Catholique, représenté par l'ambassadeur du roi de France, et permit la conclusion précipitée d'un arrangement peu avantageux aux pauvres Vaudois.

Sur sa route, l'ambassade suisse reçut l'avis que la médiation du roi de France venait, d'être agréée par le duc pour les affaires vaudoises. Néanmoins, elle continua sa route et fût reçue avec honneur. Elle se composait de MM. Salomon Hirzel, Statthalter de Zurich, Charles de Bonstetten, baron de Vaumarcus, etc., conseiller de Berne, Bénédict Socin, conseiller de Bâle, et Jean Stockar, ancien bailli de Locarno, de Schaffhouse. Sous prétexte que l'acceptation de la médiation du roi de France ne permettait de prendre aucun autre arrangement, la, Pour de Turin n'entra point en matière avec elle; elle consentit toutefois à ce que l'ambassade suivit la négociation et s'intéressât aux Vaudois. Les députés se rendirent, en conséquence, à Pignerol, ville alors française, à quelques lieues des Vallées, et où l'ambassadeur de France, de Servient, avait assigné les parties.

L'arrangement fut laborieux. La première quinzaine du mois d'août se passa en récriminations et explications, en pourparlers très-vifs, en demandes de libertés de la part des Vallées, en propositions insidieuses de quelques délégués de la cour, et en démarches officieuses des commissaires évangéliques (8). Enfin, le 18, l'accord fut conclu et la paix signée. Les conditions eussent été sans doute plus avantageuses aux Vaudois, si les ambassadeurs de la Grande-Bretagne et des Provinces Unies eussent été présents, comme ceux des Cantons évangéliques. Lord Morland, il est vrai, écrivit de Genève à la députation suisse de traîner en longueur et de faire son possible pour renvoyer la conclusion du traité jusqu'à leur arrivée, qui devait être prochaine. Mais il est douteux que ces diplomates eussent été admis à intervenir directement, puisque la médiation du roi de France avait été acceptée par le duc, et que les princes Protestants eux-mêmes avaient sollicité le concours de ce monarque ambitieux, qui maintenant prétendait agir seul. Le déplorable état des Vallées exigeait d'ailleurs un prompt dénouement. Saccagées, en proie à tous les maux de la guerre, elles soupiraient après le repos. Les familles, sans pain et sans asile depuis deux mois, ne pouvaient attendre plus longtemps. Leurs mandataires, le pasteur Léger à leur tête, tous hommes de confiance, crurent bien faire en acceptant des conditions qui, sans être entièrement satisfaisantes, leur assuraient l'habitation dans la majeure partie des anciennes limites, la vente de leurs biens dans les quelques localités qu'il fallait abandonner, et le libre exercice de la religion dans toute l'étendue des nouvelles limites, comme aussi l'exemption de tout impôt pendant un certain nombre d'années. La mise en liberté de tous les prisonniers, y compris les enfants enlevés, et une amnistie complète, furent stipulées en même temps.

Les endroits où il fut interdit aux Vaudois d'habiter, et où ils durent vendre tous leurs biens, furent ces communes, en majeure partie Papistes, de la plaine de, Luserne, signalées dans l'ordre de Gastaldo, savoir : Luserne, Lusernette, Bubbiana, Fenil, Campillon, Garsillana. Le séjour dans la Tour et a Saint-Jean leur fut, accordé, en réformation de l'édit de Gastaldo, mais avec cette réserve que le temple de Saint-Jean serait hors de la commune et que les prêches ne se feraient point dans l'étendue de celle-ci, non plus que dans l'enceinte du bourg de la Tour. Saint-Second fut fermé aux Vaudois, mais la possession de Prarustin, de Saint-Barthélemi et de Rocheplatte leur fut reconnue comme du passé, ainsi que l'exercice de leur religion dans ces villages. L'habitation dans la ville de Briquéras pourrait être concédée, mais par privilège. À part ces changements, les limites restaient les mêmes qu'autrefois. Les autres communes des vallées de Luserne et d'Angrogne, de Pérouse et de Saint-Martin, conservaient leurs privilèges.

Le duc s'était réservé de faire célébrer la messe et d'entretenir des prêtres ou des moines dans les lieux où il le trouverait bon; mais en retour, il avait garanti à tous la liberté de conscience et l'exercice de leur culte dans l'enceinte des nouvelles limites. Un article spécial confirmait les anciennes franchises, les prérogatives et les privilèges concédés et entérinés précédemment. L'acte était revêtu de la signature du duc et de celle de quelques-uns de ses ministres. La nombreuse députation des Vallées le signa également. Il fut entériné par le sénat et la chambre.

Malgré les instances des députés des Vallées, il ne fut nullement fait mention, dans l'acte, de l'intercession de l'ambassade suisse, l'ambassadeur français n'ayant jamais voulu consentir à ce qu'un autre nom que celui de son maître affaiblit son titre de médiateur en le partageant.

Les Vaudois eurent encore deux autres chagrins, celui de se voir dépeints dans la préface du traité sus-mentionné, comme des révoltés à qui le prince faisait gracieusement remise du châtiment que méritaient leurs fautes, et en second lieu, celui de lire, dans l'édition imprimée de cette patente, un article portant le consentement des Vallées à l'érection d'un nouveau fort à la Tour, article interpolé méchamment pour la ruine des pauvres Vaudois. Tous leurs députés ont protesté contre cette insigne tromperie. Les ambassadeurs suisses, témoins du traité, ont déclaré n'avoir aucun souvenir d'un semblable article. Bien plus, durant toute la négociation, ils avaient insisté pour la démolition du fort existant et on la leur avait promise. Ils avaient même un instant manifesté l'intention de ne partir de Turin qu'après avoir appris que la chose était en train d'exécution.

Nous eussions préféré passer sous silence un tel méfait; mais l'intelligence des événements subséquents en a réclamé la mention.

Les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies, retenus en Suisse pour leurs affaires, pendant la négociation de Pignerol, éprouvèrent un sensible déplaisir en apprenant qu'elle était terminée; car ils auraient voulu des conditions meilleures pour les Vaudois. Ils firent leurs efforts pour entraîner les Cantons évangéliques à de nouvelles démarches auprès du duc, tendant à faire revoir et à modifier le traité ou patente de Pignerol. Mais la guerre qui éclata entre les cantons Catholiques et les cantons évangéliques ne permit pas à ceux-ci de se jeter dans de nouvelles complications. Les commissaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies se tournèrent alors vers Paris, et sollicitèrent de Louis XIV la révision du traité dont il avait été le médiateur. Le roi ne s'y refusa pas absolument. Un M. de Bais fut envoyé aux Vallées et à la cour de Turin recueillir de nouveaux renseignements. Mais il ne serait pas impossible que cette mission ne fût pas sérieuse. Ce qui est certain, du moins, c'est qu'elle n'eut aucun résultat.

Louis XIV et Charles-Emmanuel n'étaient que trop bien d'accord.

Il nous reste à indiquer le montant approximatif des valeurs collectées dans les états Protestants, en faveur des Vallées désolées et l'emploi qu'on en fit.

Le 25 juillet, la somme des secours venus de France montait à 200,000 francs. Depuis le commencement de mars 1655 jusqu'au 1er novembre 1656, les Vaudois avaient reçu de France, d'Angleterre, de Hollande et de Suisse, 504,885 francs et une fraction de secours et de la ville de Zurich. seule, 3,778 florins. (Revue Suisse, t. III, p. 273, pour cette dernière somme.)

Il paraîtrait, toutefois, que le chiffre total a été plus élevé encore. Ce qui nous porte à le présumer, c'est le fait rapporté par Léger; que, sur les collectes faites en Angleterre, le protecteur préleva et plaça sur l'état 16,000 livres sterling (9), c'est-à-dire 400,000 francs de France, dont les intérêts devaient être employés à pensionner les pasteurs, les régents, les étudiants des Vallées, etc. (10). Si l'on a pu prélever, pour un but qui n'était pas identique avec celui des collectes, une somme de 400,000 francs sur celles-ci, il faut nécessairement que leur chiffre ait été, pour le moins, aussi considérable et même bien supérieur (11). Et si l'on ajoute à ces 400,000 ou 500,000 francs, qui ont dû être expédiés d'Angleterre, les 200,000 que les Protestants de France avaient déjà expédiés au mois de juillet 1655, a les sommes qui arrivèrent de Suisse, de Hollande et d'Allemagne, on aura une somme qui a dû bien certainement être d'un million et plus.

On a cru, devoir, dans le temps, par des motifs de prudence facilement appréciables, ne pas faire bruit de la somme considérable de dons envoyés par la charité des Protestants. Cependant des comptes dressés avec soin ont été rendus par les consistoires de Genève et de Grenoble, auxquels toutes les sommes avaient été envoyées et qui présidèrent à leur emploi par des commissaires... Ces derniers, d'accord avec l'assemblée générale des Vallées, avaient déterminé la marche à suivre dans les distributions, établi l'échelle de répartition, d'après les pertes essuyées et les circonstances des communes, comme aussi des individus, laissant seulement, aux experts désignés par les communes l'estimation particulière des dommages et l'appréciation, des besoins. Enfin, une commission de quatre membres, tous étrangers aux Vallées, avait employé trois mois entiers à revoir tous les comptes de distribution, se transportant sur les lieux, et là, en présence de la commune assemblée, écoutant les réclamations et jugeant de leur valeur en dernier ressort. La gestion de cette commission avait ensuite été approuvée, et tous les comptes adoptés par les consistoires de Grenoble et de Genève, puis par le synode du Dauphiné, et enfin par le synode national de Loudun.

Néanmoins, des bruits étrangers et calomnieux ont été semés contre l'honneur de ceux des Vallées qui eurent part à la direction de cette affaire. Le principal fauteur de ces mensonges était un nommé de Longueil, ancien jésuite, soi-disant converti à l'Évangile, auquel on avait confié l'école du Villar. Le second était le même Bertram Villeneuve, créature vendue à Pianezza, et qui déjà, en 1653, avait failli amener la ruine des Vallées en proposant l'expulsion des moines du Villar et l'incendie de leur demeure. Ces hommes ourdirent leur trame en silence, conjointement avec deux autres collaborateurs. lis faisaient accroire aux envieux et aux mécontents, toujours en si grand nombre lorsque des partages ont eu lieu, qu'il était resté à l'étranger des sommes considérables que les principaux des Vallées se réservaient, et qui, si elles étaient partagées entre tous, donneraient à chacun un dividende de cinq cents livres au moins, et peut-être même de quinze cents. Les gens crédules que ces fourbes remplirent de mécontentement députèrent en France auprès des synodes quelques-uns des leurs pour se plaindre. Mais là, l'examen qui fut fait à nouveau de toutes les pièces confondit les accusateurs et lava de tout soupçon les accusés. Néanmoins, le soin que les ennemis des Vaudois mirent à colporter cette calomnie l'enracina dans un grand nombre d'esprits défiants., Le public européen, même le public protestant, ne manqua pas d'en croire une partie qui, quelque faible qu'elle fût, nuisit sensiblement aux Vaudois, lorsque de nouvelles désolations fondirent sur eux en 1663 et 1664.

Le malin n'avait eu garde de laisser se fortifier l'intérêt si vif que les Églises réformées avaient toutes ensemble porté dernièrement aux persécutés du Piémont. (V. GILLES, ch. LX à LXII. - LÉGER, II ème part., p. 57 à 260, pour tout le chapitre.)

(1) On n'oublie pas que cette troupe n'avait pas d'autres provisions de bouche que celles qu'elle se procurait par ses excursions.

(2) Cette expédition avait aussi pour but de procurer aux Vaudois du bétail dont ils avaient été privés après les massacres.

(3) Du pays de Vaud s'y était aussi rendu un M. de Barcelona. (Revue Suisse, imprimée à Lausanne, 1840, t. III, p. 270.)

(4) Traînée remarquable de rochers disséminés sur une longue surface formant avec la pente de la montagne, d'où ils se sont détachés, une barrière à franchir.

(5) Le fort, dont il est ici question, n'est pas celui situé au nord du bourg dont on. aperçoit encore les restes; c'était une construction fortifiée, sise dans le bourg même qui avait été élevée pendant la guerre. (LÉGER, II ème part., p. 264.)

(6) Dans la réponse que le duc adressa aux Cantons évangéliques, il accuse les, Vaudois d'un fait qu'on leur imputait calomnieusement ; savoir, d'une farce jouée à la Tour par des enfants, le jour de Noël 1651, dans une mascarade où figurait un âne. Il fut démontré plus tard que ces enfants étaient Papistes, et qu'ainsi les Vaudois n'avaient point offensé leurs voisins dans leur religion. (LÉGER, II ème part., p. 203 à 201.)

(7) Ou de Wyss.

(8) Le narré de la négociation eût été instructif et utile à la cause des Vaudois. Il eût mis au jour les intentions de ces hommes au cœur dur,qui n'avaient d'autre regret que celui de n'avoir pas encore pu se défaire des barbets; mais nous nous sommes abstenus d'en parler au long, parce que notre récit n'est déjà que trop chargé de scènes déchirantes et d'actes odieux, dont la connaissance provoque l'indignation et qui banniraient du cœur toute charité, si on les multipliait.

Le représentant du roi, Servient, chercha même à enlacer les députés vaudois, et à les faire consentir à des propositions dont il leur dissimulait la portée et qui tendaient à les perdre. Voir, par exemple, sa conduite au sujet du fort de la Tour, dans LÉGER, II ème part., p. 264.

(9) M. Georges LOWTHER cité ci-après dit : Plus de douze mille livres sterling. . (10) Cette somme fut perdue, en majeure partie, à l'avènement au trône de Charles Il, qui ne voulut pas reconnaître les engagements de l'usurpateur. .(11) En effet, on évalue à 917,781 fr. de France la somme totale des collectes levées en Angleterre, y compris les 400,000 fr. ci-dessus. (V. le Catholicisme etc., par George LOWTHER, t. I, p. 291 ; publié en 1827.)

CHAPITRE XXIV.
PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION DES VAUDOIS (1656-1686)
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Érection du fort de la Tour. - Vexations commises par la garnison. - Condamnation de Vaudois marquants. - Ordre de cesser tout service religieux à Saint-Jean. - Résistance du synode. - Léger condamné à mort. - De Bagnols. - Us bannis. - Une armée surprend Saint-Jean. - Générosité des Vaudois. - Déroute de l'armée. - Médiation de la France. - Démarche des Cantons évangéliques. - Conférence. - Patente de 1664, dite de Turin. - Arbitrage de Louis XIV. - Jours paisibles. - Révocation de l'édit de Nantes. - Exigence du roi de France. - Édit d'abolition du culte évangélique. - Ambassade des Cantons suisses. - Projet d'émigration. - Indécision des Vallées. - Attaques contre celles-ci par Catinat et l'armée de Savoie. - Soumission des Vaudois. - Leur emprisonnement. - Leidet martyr. - Négociations des Cantons pour la délivrance des prisonniers et leur départ pour la Suisse. État des Vaudois dans les forteresses. - Leur voyage au coeur de l'hiver, et leur arrivée à Genève.

Si la période précédente a mis sous nos yeux un spectacle lamentable et fait entendre à nos oreilles les complots des grands, les cris de fureur des sicaires de Rome, les gémissements et les pleurs des victimes, la période dans laquelle nous entrons ne nous attristera guère moins. Quoique moins sanglante, elle déroulera devant nous de nouvelles preuves de cette haine invétérée que le pouvoir qui s'est intitulé : Conseil pour la propagation de la foi et pour l'extirpation des hérétiques, a nourrie contre de pauvres et paisibles montagnards, haine qui ne pourra s'éteindre que par l'éloignement et la ruine de ceux qui en sont l'objet.

Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse avaient repassé les Alpes, emportant le souvenir consolant des efforts qu'ils avaient faits pour assurer à leurs frères des Vallées une paix supportable. Quelques promesses verbales des agents de la cour leur avaient laissé l'espérance que le traité auquel ils avaient concouru serait exécuté d'une manière large et généreuse. De plus, on était convenu avec eux de la démolition du fort de la Tour, pour un temps aussi rapproché que le permettrait l'honneur du duc, qui ne devait pas paraître fléchir devant ses sujets. Mais les faits ne répondirent nullement aux paroles. Non-seulement les clauses de la patente de Pignerol, les plus défavorables aux Vaudois, furent maintenues dans leur rigueur, mais l'on se hâta encore de mettre à exécution l'article qui avait été trompeusement intercalé dans les exemplaires imprimés et qui, contrairement, aux promesses faites à l'ambassade suisse, statuait qu'une forteresse serait construite sur l'ancien emplacement du château de la Tour, démoli par les Français en 1593. Les députés des Cantons évangéliques n'avaient pas encore quitté Turin que les travaux commençaient déjà, et que l'on jetait les fondements d'une redoutable citadelle, sur le lieu même où les soldats du comte de la Trinité avaient commis tant de violences, et d'où Castrocaro avait commandé en maître sur toute la vallée. Hirzel et ses collègues, avertis à temps demandèrent des explications. Il leur fut répondu que ce qui se faisait ne subsisterait pas longtemps, et même ne serait jamais achevé; que ces travaux n'avaient lieu que pour sauver l'honneur du duc.

Fidèles aux traditions de la loyauté helvétique, les ambassadeurs incapables eux-mêmes de tromper, ne soupçonnèrent pas de mensonge un gouvernement qui leur donnait sa parole. Ils rassurèrent donc les gens des Vallées émus et inquiets, et leur conseillèrent la patience et la soumission (1). Les Vaudois n'étaient certes pas aussi confiants ; l'expérience du passé et le voisinage du danger les éclairaient. Néanmoins ils se soumirent, habitués qu'il étaient à s'incliner devant la volonté du souverain, dans tout ce qui n'était pas du domaine de la foi. Les travaux furent poussés avec tant d'activité, qu'avant l'hiver, la place était en état de défense., et que l'année suivante les fortifications furent achevées.

Si la construction d'une citadelle fut pour les Vaudois une occasion de craintes sérieuses pour leur avenir, la puissante garnison qu'on y plaça devint une cause immédiate et constante d'humiliation, de dommages et de troubles. Les soldats commirent toute sorte d'excès, certains qu'ils paraissaient être de l'impunité dans la plupart des cas. C'était un jeu pour eux que de dévaster les vergers et les vignes, d'entrer dans les maisons, d'y saisir ce qui leur agréait, de s'y gorger de vin et de vivres, de gâter ou de répandre à terre ce qu'ils ne pouvaient emporter, de maltraiter ceux qui voulaient protéger leur bien, et de se conduire avec indécence envers les femmes et les filles. Frapper du sabre, tirer à bout portant, prendre le bien d'autrui, outrager le sexe, étaient des événements journaliers. Le viol et l'assassinat furent même commis. Les plaintes portées restaient sans résultat : Saisissez les coupables et me les amenez, disait le commandant de Coudré, et je vous promets de les punir. Mais lorsqu'un jour des paysans lui amenèrent deux soldats qu'ils avaient arrêtés, tandis qu'ils dévalisaient une maison et en maltraitaient les maîtres, le commandant ne les fit conduire en prison que pour les relâcher sitôt après que les plaignants eurent tourné le dos. Les dénonciations faites au président Truchi ou à l'intendant de la justice, bien qu'accompagnées des pièces nécessaires pour constater le délit et désigner les coupables, restèrent de même sans effet. Aussi vit-on plus d'une fois les Vaudois, irrités de l'audace croissante de leurs mauvais voisins, défendre leur propriété menacée, ou la reprendre de leurs mains, lorsqu'ils se sentaient les plus forts.

À cette cause permanente d'inquiétude s'en joignit bientôt une autre. Des accusations sans motif furent portées contre des personnes marquantes. Le conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation de l'hérésie ne trouva pas de moyen plus sûr pour se défaire des hommes dont il redoutait l'influence, et pour intimider ceux qui auraient eu l'intention de marcher sur leurs traces; Ainsi, tout-à-coup, trente-huit personnages de la vallée de Luserne reçurent l'ordre de se rendre à Turin pour y répondre aux demandes qui leur seraient adressées. Le vaillant capitaine Janavel, le héros de Rora, était du nombre. Les deux premières citations ne renfermaient d'ailleurs aucune explication. La troisième et dernière mentionnait seule le crime qu'on leur imputait et leur dénonçait leur condamnation par contumace s'ils refusaient de se présenter. Cette manière de procéder était contraire aux concessions et privilèges des Vallées, confirmés par la patente de Pignerol. Régulièrement, ils n'étaient pas tenus, soit pour la première, soit pour la seconde instance, au criminel comme au civil, de répondre ailleurs que devant leurs tribunaux. À ce premier motif de ne pas paraître à Turin, l'on peut en ajouter un second d'une importance beaucoup plus grande encore. L'inquisition siégeait à Turin; on connaît le droit qu'elle s'est toujours arrogé de saisir ses victimes où elle les trouvait, malgré les sauf-conduits des princes, et de les enlever à la juridiction de ceux-ci pour les traiter elle-même dans ses cachots selon son bon plaisir. Chacun sait ce qu'était sa justice ou sa miséricorde. Malheur à qui apprenait à connaître l'une ou l'autre. L'on ne s'étonnera donc point que, des trente-huit accusés, un seul, Jean Fina de la Tour, alla se livrer entre les mains du sénat à Turin (2); les autres s'abstinrent. Le jugement par contumace les condamna, les uns aux galères, les autres à la mort. Les biens de tous furent confisqués, leur tête mise à prix. Défense était faite de leur accorder asile; ordre était donné de leur courir sus en masse au son des cloches, lorsque la présence de l'un d'entre eux serait signalée. Ce jugement servit de prétexte aux soldats du fort de la Tour pour violer le domicile de qui ils voulaient et pour commettre mille exactions.

Des ce moment, les Vallées furent dans le trouble et dans l'angoisse.

Jusqu'ici l'exercice de la religion avait eu lieu librement, et les Vaudois satisfaits s'étaient résignés aux maux que nous avons signalés, trop heureux de pouvoir servir Dieu selon leur conscience. Mais les coeurs se serrèrent d'appréhension, lorsqu'en 1657 déjà, ou fit défendre, dans toute l'étendue de l'Église et de la commune de Saint-Jean, tout exercice public de religion, non-seulement les prêches interdits par la patente de Pignerol, mais les catéchismes, les prières et même les écoles. Les Vallées s'alarmèrent à juste titre de cette défense. Les patentes et concessions ducales portaient toutes que les exercices usités étaient maintenus dans tous les lieux où ils étaient pratiqués à la date de la promulgation desdites concessions ou patentes. Or, des vieillards centenaires, comme aussi les actes et procès-verbaux authentiques des conseils généraux, rédigés en présence des seigneurs et des juges du lieu, attestaient que l'Église de Saint-Jean avait joui de tout temps du privilège des services religieux en public, comme dans le reste des Vallées. Il ne s'était élevé jusqu'alors de contestation que sur l'érection d'un temple, construction à laquelle l'autorité s'était opposée, sans nier toutefois aux habitants de Saint-Jean leur droit ancien de s'assembler pour l'exercice de leur religion. Si donc l'Église de Saint-Jean et les autres Églises des Vallées laissaient s'accomplir, sans se défendre, l'anéantissement de tout culte évangélique ou vaudois dans Saint-Jean, que deviendraient bientôt les autres Eglises ? Car, qui pourrait douter que le succès, obtenu sur une des plus éclairées et des plus affermies, n'encourageât le conseil pour l'extirpation de l'hérésie à enjoindre successivement la même défense à toutes les autres.

L'Église vaudoise, dont la vie était mise en question par cette atteinte à ses libertés, se réunit en synode pour délibérer sur les mesures que réclamait sa situation. L'assemblée tenue en mars 1658, à Pinache, décida d'adresser une requête à son altesse royale et d'écrire à ses ministres, pour demander humblement la révocation des ordres sévères, proscrivant tout service religieux dans Saint-Jean. Elle crut devoir aussi réclamer les bons offices de M. Servient, ambassadeur de France, comme médiateur de la patente de Pignerol, et ceux des Cantons évangéliques qui y avaient pris tant d'intérêt. Elle estima, en outre, que le pasteur de Saint-Jean devait continuer à y faire les services religieux usités, de peur que leur cessation ne nuisit à leurs libertés. Enfin, sachant que le Seigneur du ciel et de la terre pouvait seul bénir leur dessein et faire réussir leurs démarches, l'assemblée ordonna un jour solennel de jeune et de supplications, durant lequel, à l'exception des infirmes, nul ne quitterait les temples, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher. Dans cette résolution de défendre la liberté de culte, attaquée dans l'Église de Saint-Jean, disons-le bien, les Églises des Vallées ne furent point entraînées par un esprit étroit ou tracassier, ni par la sourde ambition, ou par la vanité du pasteur Léger, comme leurs adversaires l'ont affirmé. Des sentiments plus relevés les animèrent. Elles estimèrent qu'il ne leur était pas permis de se laisser enlever par les hommes la liberté de servir Dieu selon les règles de leur antique foi.

Ceci dit, nous n'entrerons point dans le détail des requêtes adressées au souverain, ni des mémoires expédiés à ses ministres. La cause de l'Église de Saint-Jean y fut défendue au point de vue du droit, d'après les bases posées par les concessions et patentes ducales. Tout ce qui pouvait être avancé en faveur de l'Église menacée fut dit : mais ce fut en vain. Le parti, il le parait, avait été pris d'avance de ressaisir, par cette voie, l'occasion de troubler les Vallées. Toutefois, il se pourrait qu'on ait hésité en haut lieu sur l'opportunité du moment et sur la manière dont il faudrait procéder ultérieurement contre les récalcitrants. Peut-être aussi, et nous le croirions plus volontiers, que le souvenir de l'intercession récente des états Protestants gêna les mouvements impatients du conseil pour la propagation de la foi romaine. Ce qui nous le ferait penser, c'est la part que l'ambassade des Cantons évangéliques, de retour dans sa patrie, continua à prendre aux affaires vaudoises. Elle écrivit à cet effet, le 30 novembre 1657, à l'ambassadeur de France à Turin, Servient, le médiateur de la patente de Pignerol, et aux deux principaux agents du duc, dans cette affaire, pour recommander à leur justice et à leur équité les malheureux Vaudois.

Pour soumettre la résistance de ces pauvres gens, on chercha d'abord à gagner Léger. Un comte de Salaces se rendit, aux Vallées et lui fit demander un entretien que Léger ne voulut accorder qu'en la présence de députés de son Église et de députés des autres Églises. Cet abouchement, rendu inutile par la fermeté du pasteur, ne larda pas à être suivi des citations redoutées, enjoignant au dit Léger d'aller rendre compte de sa conduite à Turin. La troisième spécifiait le délit. On l'accusait d'avoir fonctionné comme pasteur, d'avoir enseigné des doctrines et tenu école à Saint-Jean dans la maison de commune. Six notables d'entre ses paroissiens furent cités avec lui. Leur crime était d'avoir assisté aux services religieux présidés par leur pasteur. Ceci se passait en mai 1658. La connaissance qu'on avait de la manière dont l'autorité avait coutume de procéder en pareil cas, ainsi que du crédit sans bornes dont jouissaient les juges désignés, presque tous membres du conseil pour l'extirpation des hérétiques, ne permit à aucun des accusés de se rendre à Turin. Nul ami ne le leur aurait conseillé. Les Églises écrivirent en leur faveur à la cour et aux juges. On adressa plusieurs lettres à son altesse elle-même. On eût pu croire à un jugement plus doux. Mais après environ trois ans d'attente, de recours et de députations, une sentence de mort contre Léger, et de dix ans de galères contre les autres accusés fut prononcée, les biens de tous furent confisqués. Sous le poids de cette condamnation, Léger réussit, en se cachant et en changeant sans cesse de refuge, à demeurer encore quelques mois dans sa patrie jusque vers la fin de 1661, que les Vallées le députèrent auprès des Cantons évangéliques et des états Protestants pour les intéresser à leur cause: il reçut pour mandat de les supplier d'employer leur intercession auprès du duc, et leurs bons offices auprès du roi de France en sa qualité de médiateur du traité de Pignerol, pour obtenir de Charles-Emmanuel le consentement d'examiner lui-même les plaintes de ses sujets vaudois et d'en juger, sans mettre ceux-ci à la discrétion du conseil pour l'extirpation des hérétiques.

À peine eut-on connaissance du départ de Léger pour les Cantons et les États évangéliques qu'une sentence de mort plus cruelle fut prononcée contre lui (3). On le pendit en effigie, on rasa ses maisons, on confisqua ses biens qui étaient considérables. On démolit de même la maison du vaillant Janavel alors fugitif.

Le gouvernement ducal se refusa à toutes les tentatives d'accommodement, et quelque conciliantes que fussent les lettres des princes Protestants (4), que le colonel Holzhalb de Zurich, envoyé des Cantons évangéliques, présenta à son altesse royale avec celles de ses chefs, en juillet 1662, elles restèrent sans effet. Charles-Emmanuel répliqua qu'il avait observé exactement envers ses sujets de la religion toutes leurs patentes, et les représentant comme chargés de crimes, il les déclara indignes qu'on intercédât en leur faveur. Il parait que le duc de Savoie, circonvenu par les membres du conseil pour l'extirpation de l'hérésie, croyait agir dans la plénitude de ses droits et s'imaginait que ses sujets des Vallées étaient des rebelles, parce qu'ils ne pouvaient consentir à la perte de quelques-unes de leurs principales libertés religieuses.

D'ailleurs, au moment où Charles-Emmanuel fit cette réponse à l'envoyé des Cantons évangéliques, son ministre Pianezza, tout puissant auprès de lui, venait d'obtenir par ses intrigues un succès qui l'autorisait à persister dans sa politique et à ne rien céder de ses prétentions. Par l'entremise de l'avocat Papiste, Bastie, de Saint-Jean, en qui les Vaudois de cette commune avaient quelque confiance, il avait fait croire à ceux-ci, qu'en faisant acte de soumission, ils obtiendraient la liberté religieuse qu'ils demandaient. Ces hommes, simples et faciles à tromper, avaient à la fin, quoiqu'avec répugnance, écrit et signé deux actes; savoir, une promesse de ne plus faire de catéchisme et autres exercices religieux dans l'étendue de la commune de Saint-Jean, et en second lieu une requête dans laquelle ils demandaient de les pouvoir continuer comme du passé. Ils réclamaient en même temps quelques avantages de commerce et d'autres encore. Bastie leur avait solennellement promis de ne se dessaisir de la promesse que lorsque le décret réclamé dans la requête aurait été accordé et remis entre ses mains. Mais le contraire de ce qu'on leur avait promis avait eu lieu. Pianezza avait retenu la promesse et rejeté avec dédain la requête, dès qu'il en avait lu le second article qui parlait de religion. Sur cela, on avait de nouveau conseillé aux Vaudois de faire une autre requête, dans laquelle il ne serait plus fait mention de religion, leur promettant qu'alors on leur accorderait tout ce qu'ils souhaiteraient et qu'on les laisserait en repos, Mais eux, honteux et navrés de s'être laissés tromper à ce point, se refusèrent à des démarches ultérieures. Ils avaient déjà compromis gravement leur situation par l'imprudente promesse restée entre les mains du premier ministre. Ils ne voulaient pas achever de se donner tous les torts par de nouveaux actes de faiblesse que leurs habiles adversaires sauraient bien faire tourner contre eux.

Si les affaires vaudoises avançaient peu à la cour, Si les efforts de leurs amis y restaient infructueux, la situation ne s'améliorait pas non plus aux Vallées : au contraire, elle se compliquait toujours davantage par le fait des mesures violentes du gouverneur du fort de la Tour et par les représailles que se permettaient les bannis.

Au commandant de Coudré venait de succéder un officier nommé de Bagnols, qui s'était signalé par son zèle cruel dans les massacres de 1655. L'amitié que lui portait le marquis de Pianezza, son parrain, et sa proche parenté avec le comte Ressan, bien connu par sa haine pour les Vaudois et par ses succès contre eux dans la vallée de Barcelonnette, l'avaient fait nommer à ce poste, auquel il convenait si bien. Cet officier répondit tellement à la confiance que ses hauts protecteurs avaient en lui, il se montra si violent et si injuste que le comte de Salaces, dans son histoire militaire, convient que ce gouverneur « a abusé de son pouvoir et » donné aux Vaudois de justes sujets de plainte (4).» À peine arrivé, il emprisonna un grand nombre de malheureux et les traita avec dureté. Il chargea aussi un agent de justice de leur arracher de prétendus aveux et de les forcer en quelque sorte à les signer sous la promesse d'améliorer leur position, mais en réalité pour établir leur culpabilité par des accusations réciproques. De Bagnols lâcha, en outre, la bride à ses soldats, qui se permirent, impunément des violences de tout genre. Il fit plus, il établit à Luserne un bandit fameux, Paol (Paolo, Paul) de Berges, condamné pour meurtres, puis gracié à l'occasion du mariage de son altesse. Cet homme de sang ayant réuni autour de lui environ trois cents mauvais sujets, saccageait la vallée de concert avec les troupes du fort. La crainte qu'inspirèrent bientôt Paol de Berges et de Bagnols fut telle, qu'en cette année 1662, les habitants de Saint-Jean, de la Tour, de Rora et des Vignes de Luserne, épouvantés, prirent la fuite au moment où ils auraient dût faire leurs moissons.

L'on n'était en sûreté nulle part dans le bas de la vallée. Des familles entières se retiraient chaque jour sur les hautes montagnes, dans les bois, ou sur les terres de France, en Pragela ou au Queiras. À leur départ, les soldats du fort enlevaient le vin, l'huile et ce que les fugitifs laissaient de meilleur ; les Papistes voisins emportaient le reste. Puis, comme si, en s'éloignant, les malheureux opprimés s'étaient rendus coupables d'un crime, de Bagnols ordonna, le 19 mai 1663, au nom de son altesse, sous des peines sévères, que chacun eût à réhabiter, dans trois jours et à aller se consigner dans le fort, sans exception d'âge, de sexe ni de condition. Certes, la connaissance qu'on avait des souffrances qu'enduraient tant de victimes, entassées dans le fort de la Tour, ôta à la plupart la pensée de s'y rendre; mais quelques-uns se hasardèrent de réhabiter leurs demeures pour être admis de nouveau à cultiver leurs terres... Ah! combien ils s'en repentirent! Ils se virent immédiatement entourés. Étienne Gay eut la tête coupée, son frère fut blessé et traîné dans le fort avec des femmes et des filles qui y souffrirent des tourments indicibles. Et quelque temps plus tard, lorsqu'un ordre semblable eut été publié, le 25 juin de la même année, et que de crédules pères de famille furent encore rentrés dans leurs foyers, ô perfidie! ils se virent enveloppés et menacés de mort, non-seulement par les troupes du gouverneur, mais encore par une armée accourue pour les écraser.

La vigueur déployée précédemment contre un grand nombre de Vaudois condamnés, par contumace, et, en dernier lieu contre les populations du voisinage du fort, avait forcé les premiers à prendre les armes pour protéger leur vie constamment menacée, et les derniers à se joindre en grand nombre aux bannis dont le courage excitait le leur. Josué Janavel, le héros de Rora, condamné à être écartelé, et sa tête, à être ensuite exposée en un lieu élevé, avait vu se réunir autour de lui les bannis et les fugitifs que son grand courage, son intrépidité, sa prudence et son expérience consommée remplissaient de confiance. Au nombre de deux, à trois cents, par petites troupes, ou réunis, ils opposèrent une résistance armée, redoutable aux bandes de Bagnols et de Paol de Berges. Quelquefois même, se jetant à l'improviste sur leurs ennemis, ils eurent des succès signalés. On les vit aussi, il est vrai, attaquer des populations paisibles à Briquéras, à Bubbiana, par exemple, et piller jusqu'aux églises de leurs adversaires. Aussi fit-on plus d'une fois aux bannis le reproche de vivre comme des bandits. Mais n'oublions pas en les jugeant, qu'ils n'avaient plus ni feu, ni lieu, et que le sentiment de l'injustice dont ils étaient l'objet, ainsi que la perspective de la ruine qu'on avait jurée à leurs Vallées, ne leur laissait pas toujours la liberté de se conduire avec la modération désirable.

Tandis que le commandant du fort de la Tour ordonnait aux familles fugitives de rentrer dans leurs foyers, et que Janavel le leur défendait, mais avant que le 25 juin qui était le terme fatal fût arrivé, et qu'on eût pu s'assurer du nombre de ceux qui avaient regagné leurs demeures, une armée, commandée par lés marquis de Fleury et d'Angrogne, parut à l'entrée de la vallée de Luserne, et enveloppa Saint-Jean. Alors, les Vaudois, indécis jusque-là, ne doutèrent plus de l'intention où l'on était de les détruire, et prirent les armes, après avoir mis leurs familles en sûreté dans les lieux reculés où ils les avaient déjà retirées dans les persécutions précédentes.

Quelque accusation qu'on ait portée contre les Vaudois, quelque apparence d'imprudence qu'ait pu avoir leur conduite, au jugement de certaines personnes, il est dans leur histoire des faits qui démontrent leur probité et leur sincère désir de complaire à leur prince toujours affectionné. Nous en donnerons ici un exemple frappant. Les populations vaudoises en armes fermaient aux troupes du duc le passage qui conduit au fond de la vallée de Luserne, ce qui rendait impossible le ravitaillement du fort de Mirebouc, situé dans. les montagnes, vers la frontière de France, et alors dépourvu de vivres et de munitions. Les généraux du duc rassemblent les principaux des communes et leur demandent de donner au souverain une preuve de leur soumission et de leurs bonnes intentions, en escortant un convoi qui est en route pour le fort, les assurant que, s'ils y consentent, la paix se rétablira bientôt. On le croira difficilement, tant le fait est extraordinaire, l'offre fut acceptée. Les Vaudois dévoués craignirent moins de compromettre leur sûreté que de paraître se défier de leur prince et de se refuser à lui donner, les premiers un gage de leur amour. Ils conduisirent le convoi à sa destination, et la forteresse qui leur fermait le passage en France, fut ravitaillée par leurs propres soins (5).

Leur dévouement fut à peine remarqué par leurs ennemis, accoutumés à ne tenir que peu de compte des meilleures paroles comme des plus nobles actions de ceux qu'ils croyaient dignes de tous maux en leur qualité de prétendus hérétiques. Car, tandis que les Vaudois, se confiant en la promesse qu'on leur a faite, se préparent à redescendre et a ramener leurs familles dans la plaine, de Fleury marche contre le cœur des Vallées avec l'intention d'attaquer les hauteurs de la Vachère, entre Angrogne et Pramol, où sont leurs principales fortifications, leurs meilleurs retranchements (6). Le 6 juillet, au point du jour, l'ennemi gravit les monts par quatre points différents, Saint-Second et Briquéras, la Costière de Saint-Jean et le Chabas (Ciabas). Les deux premiers corps sous les ordres de Fleury, formant un effectif de quatre mille hommes, se joignent sur la colline des Plans (Pians), entre la vallée de Luserne et celle de Pérouse, et s'y fortifient par un retranchement de gazon de hauteur d'homme, avant d'entreprendre de forcer le passage étroit nommé la Porte d'Angrogne, occupé par un détachement de Vaudois (7). Les deux autres corps, de même force, commandés par de Bagnols, gravissant les plateaux abaissés d'Angrogne, du côté de Saint-Jean et de la Tour, poussent devant eux les six ou sept cents, montagnards réunis à, grand peine sur ce point; mais, arrivés vers les rochers et les masures de Roccamanéot, célèbres déjà par plus d'une victoire, les Vaudois se postent avantageusement, arrêtent l'ennemi, le lassent, le déciment, jonchent la terre de ses morts, et dès que le courage commence à lui manquer et qu'il recule, le chargent à leur tour et le poursuivent jusque dans la plaine où ils n'osent se hasarder à la vue des réserves de cavalerie qui y stationnent.

Ayant laissé un parti en observation sur ces hauteurs, ils se dirigent vers les Plans, où de Fleury a retranché sa division. Mais le petit détachement de la porte d'Angrogne ne voit pas plutôt ses frères à ses côtés que deux de ses hommes, Boirat de Pramol et un autre, se traînant sur leur ventre et masqués par un rocher, s'approchent du camp, tuent chacun une sentinelle, franchissent le rempart, massacrent encore quatre ennemis, au cri répété de: Avance! victoire! Les Vaudois, entraînés, s'élancent sur leurs pas avec une ardeur sans pareille. L'armée piémontaise surprise, décontenancée, ne peut se former en bataille et cherche son salut dans la vitesse de sa retraite. Ses chefs, les marquis de Fleury et d'Angrogne, raconte Léger, « craignant la morsure des barbets ne furent pas les derniers à prendre la fuite. » Le nombre des hommes tués dans la déroute fut considérable.

L'armée vaincue prit sa revanche quelques jours plus tard. Elle surprit à Rora et massacra un détachement de vingt-cinq hommes. Elle réduisit en cendres les vingt à vingt-cinq maisons, formant le hameau de Sainte-Marguerite, dans la communauté de la Tour. Toutefois, ces petits succès ne pouvaient compenser les pertes éprouvées à Roccamanéot, aux Plans et en d'autres lieux encore. Le commandement de l'armée fut ôté au marquis de Fleury, et remis au marquis de Saint-Damian. L'armée elle-même fut renforcée. Mais, pendant qu'elle réparait ses pertes et se remettait de ses fatigues, des négociations étaient entamées à Paris et à Turin en faveur des Vaudois.

Le duc de Savoie, mécontent de la tournure peu avantageuse à la gloire de sa politique et de ses armes que prenaient les affaires vaudoises, craignant aussi l'intervention officieuse des puissances Protestantes, paraissait désirer que le roi de France, dont les sentiments contre les évangéliques concordaient avec les siens, et qui déjà, en 1655, avait été, par son ambassadeur, l'arbitre du traité de Pignerol, offrit encore sa médiation dans ces circonstances. Servient, qui avait été chargé de la conciliation précédente, reçut en conséquence l'ordre de se rendre à Turin et de ménager un accommodement entre les parties; c'était vers la fin de l'été de 1663.

Mais les amis des Vaudois ne dormaient point. Les Cantons évangéliques, d'accord avec les puissances protestantes, envoyaient de leur côté des ambassadeurs à Turin, pour prendre en main la défense de leurs frères dans la foi. Les députés suisses, Jean Gaspard Hirzel, magistrat distingué de Zurich, et le colonel de Weiss, du sénat de Berne, arrivèrent dans le courant de novembre 1663 à Turin, où, sans perdre de temps, ils intercédèrent en faveur des pauvres habitants des Vallées, demandant pour eux des conditions acceptables. La cour consentit à leur intervention officieuse, comme amis et défenseurs des Vaudois, mais elle ne voulut point les agréer pour arbitres. Les Vallées, quoique réjouies de la présence de tels protecteurs, hésitaient à envoyer des députés à Turin, où l'inquisition pouvait les saisir malgré leur sauf-conduit. Elles s'y décidèrent toutefois pour ne point perdre une si bonne occasion de négocier la paix.

À leur arrivée, les délégués des Vallées demandèrent une suspension d'armes pour toute la durée de la négociation. Sans la refuser, la cour y mit pour condition la remise à ses troupes des villages de Prarustin et de Saint-Barthélemi, ce que les délégués n'avaient pas le pouvoir d'accorder. On passa donc aux conférences, en laissant indécise une question aussi grave. C'était une imprudence, car huit jours ne se sont pas écoulés que l'on reçoit à Turin la nouvelle d'un combat, livré le 25 décembre, sur toute la ligne de défense des Vaudois. Le marquis de Saint-Damian, fortifié par l'arrivée de troupes fraîches, avait attaqué à la fois tous les points par lesquels on pouvait pénétrer dans le vallon d'Angrogne, depuis Saint-Germain dans le val Pérouse, jusqu'au Taillaret dans la vallée de Luserne. Plus de douze mille hommes en avaient assailli douze ou quinze cents. Les Piémontais avaient été repoussés avec perte dans toutes leurs tentatives de percer dans les montagnes. Malgré leur supériorité numérique, ils avaient toujours été rejetés les uns sur les autres. Mais ils avaient eu un plein succès dans leur attaque des villages situés aux pieds des monts. Ils s'étaient emparés de Saint-Germain du val Pérouse, l'ayant assailli par le territoire français, infraction dont les députés suisses se plaignirent dans la suite dans un mémoire à Louis XIV, et avaient occupé Prarustin, Saint-Barthélemi et Rocheplatte. Cette affaire enlevait aux Vaudois toutes leurs positions dans la plaine, mais elle démontrait, avec la précédente, l'impossibilité de les forcer dans leurs montagnes.

À la nouvelle de ce combat, les délégués des Vallées à Turin demandèrent de rejoindre leurs familles. Les députés suisses, de leur côté, firent de vives représentations aux ministres de son altesse royale, qui consentirent enfin à signer une trêve pour douze jours, trêve qui fut continuée de huit en huit jours jusqu'à la clôture des négociations, deux mois plus tard, en février 1664.

Les conférences commencèrent à Turin, à l'Hôtel-de-Ville, le 17 décembre 1663. Elles se suivirent au nombre de huit. De la part du duc y assistaient le promoteur de la guerre, l'auteur des massacres de 1655, le redoutable et habile marquis de Pianezza et les conseillers d'état Truchi, de Grésy et Perrachin (Perrachino), qui déjà avaient représenté son altesse, aux conférences de Pignerol, neuf ans auparavant. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques y assistaient comme témoins et défenseurs des Vallées, représentées elles-mêmes par huit délégués, dont deux pasteurs (8). Il fut convenu que tout ce qui, de part et d'autre, serait proposé et répondu, serait couché par écrit et signé par un secrétaire de son altesse et par celui de l'ambassade suisse (9). Les ministres du duc firent tous leurs efforts pour convaincre, les Vaudois de rébellion. Dans ce but, ils imputèrent tous les délits commis par les bannis à la population tout entière, affectant de les confondre avec elle. Ils voulaient tout au moins la rendre responsable de toutes leurs violences, alléguant qu'elle aurait dû les livrer si elle les désapprouvait. Cette argumentation était spécieuse, mais rien de plus. Car, si les troupes du duc n'avaient pas su se saisir de ces hommes déterminés, comment des gens paisibles et mal armés l'auraient-ils pu ?

Les ministres de son altesse royale firent aussi un crime aux Vaudois d'avoir quitté leurs maisons, de s'être retirés dans les montagnes, de n'être pas retournés dans leurs domiciles quand ils en avaient reçu l'ordre, enfin de s'être mis en défense et d'avoir pris les armes. Ici, il ne fut pas difficile aux opprimés de démontrer qu'ils avaient été contraints à ces mesures extrêmes par la violence même du pouvoir, et en particulier par les vexations, les injustices et les cruautés du gouverneur de Bagnols et de ses soldats.

Un accommodement entre les parties paraissait difficile à obtenir, les ministres de son altesse ne voulant voir dans les Vaudois que des révoltés, et les Vaudois à leur tour se posant en victimes, que de fortes garanties seules pouvaient rassurer.

Enfin, par les efforts persévérants des ambassadeurs suisses, on tomba d'accord sur quelques points qui servirent de base à l'édit de pacification ou patente que Charles-Emmanuel accorda, le 14 février 1664, à ses sujets vaudois. Dans sa forme et dans ses termes, cet acte est une amnistie. Le souverain consent à pardonner. Cependant, dans l'intérêt de sa gloire et pour le maintien de son autorité, il se réserve une satisfaction et une garantie d'obéissance de la part des Vaudois. Mais, par égard pour les princes et pour les républiques qui ont intercédé pour eux, par respect en particulier pour la médiation du roi de France, son altesse royale consent à remettre la décision de ces deux points à l'arbitrage de sa majesté très-chrétienne, Louis XIV.

Par ce nouvel acte, tous les Vaudois, sauf une liste d'anciens condamnés (trente-six ou trente-sept), sont graciés et remis an bénéfice de la patente de Pignerol (de 1635). Pour plus de clarté, l'art. III de ladite patente relatif à Saint-Jean, et interprété si différemment par les deux parties, est éclairci dans ce sens :

« Tout service religieux, prêche, catéchisme, prière, école, autre que le culte de famille, est défendu dans toute l'étendue de la commune; aucun pasteur n'y peut être admis à domicile; toutefois les familles pourront recevoir sa visite, deux fois l'an, et les infirmes selon leurs besoins; en cas de nécessité, dans une de ces visites, le pasteur pourra coucher une nuit dans la commune. L'école, si les parents n'aiment mieux envoyer leurs enfants à celle que le duc se réserve d'établir, devra être transportée au Chabas sur Angrogne. »

Un article de la patente impose l'obligation d'obtenir l'agrément du prince pour chaque pasteur étranger qu'on appellera aux Vallées, et qui devra d'ailleurs prêter serment de fidélité. Du reste, à ces restrictions près, la liberté de culte est, dans la patente de Turin, comme dans les précédentes, maintenue aux anciennes Églises des Vallées.

On le voit, quoiqu'en apparence le nouvel édit remit les Vaudois dans la même situation que celle que la patente de Pignerol leur avait faite, et qui était déjà inférieure à celle qu'ils avaient eue antérieurement, ils avaient en réalité perdu plusieurs de leurs privilèges. Le culte public évangélique était entièrement et définitivement enlevé à l'ancienne église de Saint-Jean, ainsi que son école. L'admission des pasteurs indispensables pouvait être gênée. Encore si, par ces conditions nouvelles et désavantageuses, les affaires des Vallées avaient été définitivement arrangées; mais n'oublions pas que la patente de Turin remettait au roi de France le soin de déterminer quelle satisfaction et quelle garantie d'obéissance les Vaudois devraient donner à leur souverain.

Ce point important fut débattu dans le courant de mai, après le départ des ambassadeurs suisses, à Pignerol, ville alors française, devant, M. Servient, ambassadeur de Louis XIV, par les ministres de son altesse royale et par les délégués des Vallées. La satisfaction réclamée par le duc de Savoie était pécuniaire. Ses agents présentaient des tableaux de réclamations s'élevant à plus de 2 000 000 de francs, pour frais de guerre et dépenses extraordinaires de l'état, ainsi que pour dommages causés aux communes et a des particuliers Catholiques. Quelle somme pour de pauvres laboureurs et bergers, au sortir d'une guerre qui avait ravagé leurs champs, dispersé leurs bestiaux et incendié plusieurs de leurs villages, à peine relevés depuis leur presque entière destruction, neuf ans auparavant! 2 000 000 pour une population totale de quinze mille âmes ! c'était vouloir sa ruine.

Quant aux garanties d'obéissance réclamées pour l'avenir, elles étaient au nombre de six, dont nous n'indiquerons que trois. Le duc demandait :

1° que son délégué Papiste assistât à tous les synodes et autres assemblées du même genre;

2°, que les ministres cessassent de s'occuper d'affaires civiles, et que les communautés ne pussent plus traiter ensemble de leurs intérêts civils et politiques, mais seulement séparément ;

3° qu'on bâtit, aux frais des Vallées, trois ou quatre tours semblables au Tourras de Saint-Michel, où des soldats en nombre suffisant tiendraient garnison, aux dépens desdites Vallées, pour réprimer les soulèvements, le cas échéant, et maintenir le libre commerce d'une vallée à l'autre.

Lorsque les Cantons évangéliques de la Suisse eurent reçu connaissance des demandes de la cour de Turin et qu'ils eurent appris que toutes les pièces relatives à cette affaire devaient être soumises à Louis XIV lui-même, ils écrivirent à ce monarque en faveur de leurs protégés, et mirent le roi d'Angleterre et les états généraux de Hollande au courant de ce qui se passait, ce qui amena de la part de ces états des démarches semblables à la leur. Un tel zèle et une si haute intervention exercèrent, sans nul doute, une heureuse influence sur le jugement arbitral d'un roi si peu disposé, d'ailleurs, en faveur des Protestants opprimés. Dans son embarras à l'égard du duc, sa décision se fit longtemps attendre et n'intervînt qu'au bout de trois ans environ, le 18 janvier 1667. De plus, quoiqu'il crût devoir poser le principe de la culpabilité des Vaudois, en les condamnant à donner une satisfaction à leur souverain et des garanties d'obéissance pour l'avenir, cependant, dans la fixation de l'indemnité et des preuves de soumission à donner, il rabattit tellement des prétentions du gouvernement du duc que, au fait, le bon droit des Vaudois en ressortit plutôt que d'en avoir reçu quelque atteinte. Au lieu du chiffre de 2,000,000 et plus, auquel on estimait la satisfaction à donner, Louis XIV fixa 50,000 livres de Piémont, payables en dix ans. Quant aux garanties d'obéissance, ce que l'on exigea des Vaudois fut un acte authentique de soumission et une prestation de serment; ils durent aussi consentir à la présence d'un commissaire du duc dans leurs synodes et à quelques autres points de détail.

Au reste, Charles-Emmanuel n'abusa point de sa victoire. Loin de là, mieux éclairé, à ce qu'il paraît, sur les vrais intérêts de son gouvernement, et plus libre, peut-être, depuis la mort de sa mère Christine, de suivre les généreux mouvements de son cœur, ce prince rendit justice à ses sujets vaudois. Il se ressouvint du zèle qu'ils avaient déployé pour sa cause, en 1638, 1639 et 1640, lorsqu'une grande partie de ses états avait pris parti pour ses oncles contre lui. Enfin, la guerre qu'il eut à soutenir, en 1672, contre les Génois, et dans laquelle les Vaudois, volant sous ses drapeaux au premier appel, le servirent avec le plus rare dévouement et le plus grand courage, acheva de ramener son coeur à ses fidèles sujets. Satisfait de leur conduite, il leur exprima sa plus complète approbation, dans une lettre pleine de bienveillance, baume restaurant sur les plaies profondes que le fanatisme et la malice de ses serviteurs avaient faites. Les Vaudois, heureux d'occuper une place dans l'amour de leur souverain, espéraient vivre longtemps en paix sous son sceptre maintenant paternel, quand la mort l'enleva le 3 juin 1678 (10).

Les Vaudois goûtèrent encore quelques années de paix, sous la régence de Madame royale, veuve de Charles-Emmanuel, et sous le gouvernement de leur fils Victor-Amédée Il. C'est dans ce temps qu'ils donnèrent une nouvelle preuve de dévouement au prince, en marchant contre les bandits de Mondovi, et en contribuant pour leur part à les soumettre. Mais à l'heure même où ils pouvaient justement se livrer aux plus douces espérances d'une paix durable, il se virent tout-à-coup menacés des plus grands malheurs et entraînés dans la ruine. Des ordres barbares vinrent jeter l'effroi au sein de leurs Vallées. Ils n'eurent bientôt d'autre choix qu'entre l'apostasie, la mort sous mille formes, ou l'exil. Racontons ces scènes lamentables et leur cause.

Un roi auquel le siècle a donné le surnom de grand, Louis XIV, qui régnait sur les pays au couchant des Alpes piémontaises, sur le puissant royaume de France, essayait d'expier les fautes de sa vie dissolue par la conversion forcée des Protestants de son royaume au Papisme. Une telle œuvre ne pouvait manquer de lui assurer une indulgence plénière de la part de l'ennemi juré des chrétiens évangéliques ; savoir, du Pape siégeant à Rome. Et, tandis qu'il enlevait à ses sujets de la religion réformée tous leurs droits civils, tandis qu'il révoquait l'édit de Nantes qui les garantissait, tandis que par ces mesures cruelles il poussait à l'apostasie on forçait à l'exil les meilleurs des Français, il excitait son voisin, le jeune duc de Savoie, à abolir aussi l'Église vaudoise.

Victor-Amédée, quoique jeune encore, avait assez de pénétration, pour craindre d'en venir à une telle extrémité avec des sujets qui le servaient fidèlement (11). Il résista généreusement et chrétiennement à cette pernicieuse tentation, jusqu'à ce que M. de Rébenac-Feuquières, ambassadeur de France, lui ayant dit un jour que le roi son maître trouverait le moyen avec quatorze mille hommes de chasser ces hérétiques, mais qu'il garderait pour lui les Vallées qu'ils habitaient, il se trouva obligé, sur cette espèce de menace, de prendre d'autres mesures; et jugeant qu'il y allait de son honneur et de son intérêt à empêcher qu'une puissance étrangère vint donner des lois à ses propres sujets, il préféra les persécuter lui-même. Un traité fut conclu dans ce sens. Louis XIV promit un corps d'armée pour les réduire.

Les Vallées pressentirent leur malheur quand, peu de jours après la nouvelle de la révocation de l'édit de Nantes (du 22 octobre 1685), elles entendirent, le 4 novembre, proclamer la défense à tout étranger d'y demeurer plus de trois jours, sans la permission du gouverneur, et à tout habitant de les loger, sous peine de sévères châtiments. Mais quel ne fut pas leur effroi quand tout-à-coup, d'une des extrémités des Vallées à l'autre, retentirent les paroles alarmantes de l'édit du 31 janvier 1686, ordonnant la cessation complète de tout service religieux non romain, sous peine de la vie et de la confiscation des biens, la démolition des temples de là religion prétendue réformée, le bannissement des ministres et des maîtres d'école, et, pour l'avenir, le baptême de tous les enfants par les cures qui les élèveraient dans la religion romaine. Par cet édit se trouvaient annulées toutes les libertés reconnues et confirmées par la maison de Savoie, de siècle en siècle et de règne en règne, depuis que les Vallées avaient passé sous sa domination au commencement du XIIIème siècle. Une terreur indicible oppressa tous les coeurs. Les traditions et les souvenirs ne rappelaient aucun édit aussi inique. Jamais les Vallées ne s'étaient vues menacées d'un aussi grand danger; jamais du moins il n'avait été si imminent. Si elles ne pouvaient fléchir le duc par des prières, il ne leur restait qu'à prendre les armes et à se défendre jusqu'à la mort. Car des Vaudois, des descendants de martyrs, ne pouvaient songer à l'apostasie. Mais ce fut en vain qu'ils supplièrent leur prince. Leur protecteur naturel, établi de Dieu pour défendre les opprimés, pour exercer la justice, resta sourd à leurs cris. Quelques délais dans l'exécution furent tout ce qu'ils purent obtenir. Étant donc sans espoir de fléchir leur souverain, voyant les troupes piémontaises et françaises se concentrer aux abords de leurs Vallées, entendant enfin les insultes menaçantes des Papistes du voisinage, ils prirent quelques précautions défensives; ils se préparèrent à la résistance en cas d'attaque.

Cependant, la nouvelle de l'édit incroyable du 31 janvier excitait, dans toutes les contrées Protestantes, l'indignation et la pitié. Les princes allemands, la Hollande, l'Angleterre en écrivirent au duc. Les Cantons évangéliques de la Suisse, dont l'amitié et la protection éprouvées avaient déjà été si utiles aux Vaudois, ne démentirent point leurs antécédents. Après avoir adressé au duc une lettre restée sans réponse, ils décidèrent clans une assemblée, tenue à Baden, en février 1686, d'envoyer une ambassade à Turin pour prendre en main la défense de leurs frères en la foi. Les conseillers d'état, Gaspard de Muralt, de Zurich, et Bernard de Muralt, de Berne, choisis pour cette mission, arrivèrent à leur destination au commencement de mars. Ils expliquèrent leur intervention, non-seulement par la conformité de leur foi avec celle des Vaudois, mais encore par l'intérêt qu'ils mettaient à ce qui concernait les patentes de 1655 et de 1664, que l'édit du 31 janvier annulait et qui étaient en partie le fruit de leur médiation. Dans le mémoire qu'ils présentèrent, ils firent valoir, en faveur de leurs frères opprimés, de pressants motifs de tolérance. Ils s'attachèrent surtout à faire ressortir le point de vue historique de la question qui était concluant. Ils représentèrent que les Églises des Vallées du Piémont ne s'étaient point séparées de la religion de leur prince, puisqu'elles vivaient dans celle qu'elles avaient reçue de leurs pères depuis plus de huit siècles, et qu'elles professaient avant de passer sous la domination de Savoie; que les ancêtres de son altesse les ayant trouvées en possession de leur religion, les y avaient maintenues par diverses concessions, et principalement par celles de 1561, 1602, 1603, entérinées en 1620, au prix de six mille ducatons, tout autant d'actes établissant, comme loi perpétuelle et irrévocable, le droit des Vaudois à exercer leur très ancienne religion. Ils rappelaient aussi que, malgré l'erreur de Gastaldo et le trouble suscité par son ordonnance, le père de son altesse avait reconnu et confirmé les privilèges des Vaudois par deux patentes solennelles, perpétuelles et irrévocables, des années 1655 et 1664, entérinées en bonne forme. Les ambassadeurs rappelaient enfin les engagements que les prédécesseurs de son altesse avaient à la face de l'Europe lorsqu'ils avaient été sollicités par des rois, des princes et des républiques à confirmer aux Vaudois leur liberté religieuse. Le mémoire démontrait aussi que les Vaudois n'avaient donné aucun sujet de plainte qui pût justifier un tel décret (12).

La réponse que le marquis de Saint-Thomas fit au nom de son souverain au mémoire des ambassadeurs renfermait un aveu humiliant. Ce ministre des affaires étrangères déclara que son maître n'était pas libre de retirer ou de modifier son décret; qu'il avait des engagements qui ne pouvaient se rompre; que le voisinage d'un roi puissant et jaloux de sa considération imposait au duc la ligne de conduite qu'il suivait. Les lettres des princes Protestants ne purent pas davantage détourner Victor-Amédée de la persécution projetée. (V. Histoire de la Négociation.)

Les ambassadeurs suisses avaient reçu ordre de leurs seigneurs, s'ils ne pouvaient faire retirer ou modifier considérablement le décret, d'obtenir pour les Vaudois leur liberté d'émigrer dans d'autres contrées. La cour de Turin, que l'on sonda, ne parut pas s'y opposer, et consentit à ce que les députés en allassent faire la proposition aux Vallées. (V. Histoire de la Négociation de 1686, p. 58 et suiv. - Histoire de la Persécution, etc., en 1686; Rotterdam, 1689, p. 8 et suiv.)

L'assemblée des délégués des communes (13) n'ouït pas, sans un trouble extrême, le rapport que les ambassadeurs lui firent de la situation désespérée de leurs affaires, et la proposition toute nouvelle d'émigrer en masse. Les Vaudois avaient cru que l'Europe réformée leur obtiendrait la garantie de leurs libertés.... Et, au lien de ce secours efficace, on ne leur laisse voir de salut que dans l'abandon de leur terre natale. À quoi se résoudre ? Quel parti choisir ? Ils consultent leurs bons amis, les ambassadeurs. Ceux-ci, en gémissant, leur conseillent l'éloignement certains qu'en présence des forces réunies de la Savoie et de la France, les Vaudois n'ont aucune chance d'échapper à une ruine épouvantable et définitive.

(1) Hirzel écrivait, en 1662, à Léger : Nous n'avons que trop appris par expérience les tromperies de cette cour. (LÉGER, II ème part., p. 265.)

(2) Il resta un an en prison, après quoi il en sortit sans avoir été confronté avec ses accusateurs. (LÉGER, II ème part., p. 268.)

(3) Il devait être étranglé, son cadavre pendu ensuite par un pied au gibet, pendant vingt-quatre heures, puis sa tête séparée du corps et exposée dans Saint-Jean. Son nom devait être inscrit sur le rôle des bannis fameux, ses maisons brûlées, etc. (LÉGER, II ème part., p. 275.)

(4) Les principales lettres étaient de l'électeur Palatin, de l'électeur de Brandebourg, du landgrave de Hesse et des états généraux de la Hollande. Léger n'ayant pu se rendre en Angleterre, le roi de la Grande-Bretagne n'intervint pas. (LÉGER, II ème part., p. 277 à 282.)

(5) Ils consentirent quelques semaines plus tard à conduire un nouveau convoi quoiqu'alors on leur fit la guerre à outrance.

(6) Jamais dans la guerre de 1655, Pianezza n'avait pu les leur enlever.

(7) En forçant ce passage, l'ennemi pouvait prendre à dos les défenseurs de Roccamanéot.

(8) Pierre Baile, ministre à Saint-Germain; David Léger, ministre aux Chiots, vallée de Saint-Martin; Jacques Bastie, de Saint-Jean; André Michelin, de la Tour; David Martinat, de Bobbi; Jacques Jahier, de Pramot ; François Laurent, des Chiots, et son fils David. Dans la suite le ministre Ripert prit la place de Léger.

(9) Ces procès-verbaux ont été publiés à Turin là même année sous le titre de Conférences faites à Turin, en présence, etc.; chez Jean Sinibaldo; Turin, 1664.

(10) Il n'était âgé que de quarante-un ans. C'est lui qui, à son lit de mort, avec un sentiment d'humilité touchante, ordonna qu'on laissât entrer tout le monde dans sa chambre, afin, dit-il, que les peuples apprissent que les princes meurent comme les autres hommes.

(11) C'est Arnaud dont le témoignage certes ne doit pas être suspect, qui nous le dit dans, la préface de son Histoire de la glorieuse Rentrée des Vaudois dans Leurs Vallées, imprimée en 1710, et réimprimée à Neuchâtel, chez Attinger, 1845.

(12) L'historien Botta, qui n'est pas très-favorable aux Vaudois, dit : que non-seulement ils étaient innocents cette fois, mais que même ils avaient bien mérité du gouvernement. (Storia d'Italia, t. VI, p. 340)

(13) Il n'est pas dit où se tint cette assemblée ; mais la correspondance des Vaudois, toujours datée d'Angrogne, indique assez que les diverses assemblées se tenaient en ce même lieu.

CHAPITRE XXIV. (suite)
PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION DES VAUDOIS (1656-1686)
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Projet d'émigration. - Indécision des Vallées. - Attaques contre celles-ci par Catinat et l'armée de Savoie. - Soumission des Vaudois. - Leur emprisonnement. - Leidet martyr. - Négociations des Cantons pour la délivrance des prisonniers et leur départ pour la Suisse. État des Vaudois dans les forteresses. - Leur voyage au coeur de l'hiver, et leur arrivée à Genève.

Pendant que les ambassadeurs retournent à Turin et confèrent avec les ministres de son altesse, les communes vaudoises s'assemblent à Angrogne, les 28-18 mars 1686, et délibèrent. Si la considération des suites d'une guerre disproportionnée et acharnée les persuade d'émigrer, d'un autre côté ils ne peuvent penser sans désespoir à quitter le pays de leurs pères, le sol de leur enfance, la terre des martyrs. L'amour de la patrie, unie aux souvenirs religieux, aux traditions glorieuses et vénérables de l'Église vaudoise, les lie à leurs rochers. Incertains, divisés d'opinions, ils décident d'écrire leurs angoisses aux ambassadeurs et de s'en remettre à leur prudence.

Ayant pris connaissance de cette lettre, les ambassadeurs demandent que les Vaudois soient autorisés à sortir des états de son altesse royale et à disposer de leurs biens. Mais, sans raison nouvelle, par un brusque changement de politique, le duc se refuse à traiter avec l'ambassade et exige des Vaudois qu'ils viennent eux-mêmes faire acte de soumission et demander la liberté d'émigrer. Évidemment la cour, mécontente de la tournure que prenait l'affaire, tenait à ne pas se lier, ce qui aurait eu lieu en traitant avec les Suisses, et à pouvoir imposer, à des sujets suppliants, des conditions qu'on n'aurait pas osé proposer, à leurs défenseurs. Quoique les ambassadeurs eussent pu se regarder comme, offensés par le refus de la cour de traiter de l'émigration avec eux, leur prudence ne les abandonna pas, leur charité les soutint. Ils obtinrent du moins des ministres de son altesse, de régler les termes et les clauses de la soumission. Mais quand ils les eurent proposées aux Vallées, celles-ci se divisèrent et envoyèrent à Turin des députés en désaccord. Cinq d'entre eux étaient autorisés à faire acte de soumission, ainsi qu'à demander la permission de quitter le pays et de vendre leurs biens. Le sixième, député de Bobbi, de Saint-Jean et. d'Angrogne, devait se borner, outre la soumission, à demander la révocation de l'édit du 31 janvier. Les ambassadeurs, se trouvant dans un grand embarras par cette division des communes vaudoises, réclament à la cour un nouveau délai, pendant que le député en désaccord va chercher de nouvelles instructions (1). Mais le temps s'écoule. Les ennemis des Vallées se bâtent, et Victor-Amédée publie, le 9 avril, un nouvel édit déclaré définitif.

Par cet acte, qui mettait fin en effet à toute négociation, ultérieure, puisqu'il réglait d'avance tous les points en discussion, il ne restait aux Vallées qu'à choisir entre une entière soumission à la volonté absolue et arbitraire du prince, et un exil entouré de dangers, d'embûches et d'angoisses. D'après l'édit, il restait loisible à la plupart de demeurer aux Vallées (le prince se réservait toutefois d'en exiler ceux qu'il trouverait bon), mais aux conditions suivantes : Les Vaudois mettraient bas les armes et se retireraient chacun dans sa maison; ils ne feraient plus d'attroupements; ils ne tiendraient plus d'assemblées quelles qu'elles fussent. Les dommages soufferts par les pères missionnaires, par les Catholiques et les catholisés, leur seraient payés au moyen des biens des susdits de la religion prétendue réformée. L'édit du 31 janvier était d'ailleurs confirmé. Quant à ceux qui voudraient sortir des états de son altesse, il leur était accordé d'emporter lès effets qu'ils désiraient, et de vendre leurs biens à des Catholiques, ou de les faire vendre par un petit nombre de mandataires, dans les trois mois, qui suivaient leur départ. Le voyage se ferait par brigades et sous la surveillance de l'autorité. Les lieux de départ et les jours de rassemblement étaient fixés.

Quelle que fût l'intention qui avait dicté ce décret, qu'on eût espéré de diviser les Vaudois ou non en leur offrant deux moyens de sortir d'embarras au lieu d'un, l'abandon des assemblées religieuses, ou l'abandon du sol, toujours est-il que le but fut manqué. Loin de les désunir, le décret les réunit tous dans un même sentiment, celui de rester et de se défendre. Car ils virent, dans les diverses parties de l'ordonnance, l'intention de se défaire d'un certain nombre d'entre eux et de forcer le reste à embrasser le Papisme. Car, pourquoi maintenait-on le décret du 31 janvier qui forçait les Vallées à démolir leurs temples, si la cour consentait sérieusement au départ? Pourquoi se réservait-elle de renvoyer ceux qu'elle voudrait, si elle ne posait pas en fait que le plus grand nombre resterait ? Évidemment, elle ne voulait pas que tous les Vaudois partissent, et, d'un autre côté, elle prenait ses mesures pour que le culte évangélique ne pût plus, être célébré : n'était-ce, pas dire que les intraitables seuls seraient conduits hors du territoire, et que tous les autres seraient contraints à passer au Papisme ? C'est ce que chacun sentit (2). En présence d'une si dure extrémité, on n'eut d'autre choix que la persistance dans une résistance armée. On se prépara donc au combat. Mais auparavant, les ministres furent invités à prêcher au peuple et à lui distribuer la sainte cène le dimanche suivant qui était le jour de Pâques.

Malheureusement, il y avait des principes de désunion parmi les Vaudois. La vallée de Saint-Martin penchait pour la soumission et pour l'exil. L'Église de Villesèche, en particulier, écrivit aux ambassadeurs qu'elle y était décidée, les priant d'obtenir pour elle un sauf-conduit. Le duc le refusa : on ne l'avait pas demandé à temps, répondit-on.

Les ambassadeurs qui, voyant l'inutilité der leur médiation, se préparaient à partir, reçurent encore avant leur départ deux lettres datées d'Angrogne, adressées, l'une aux Cantons évangéliques, au nom des Vaudois, l'autre aux ambassadeurs, au nom des pasteurs, lettres touchantes où la reconnaissance se répandait en excuses sur le peu de fruits des démarches des Cantons et de leurs députés. Assurément, en les lisant, leurs généreux bienfaiteurs ne purent pas se dire qu'ils eussent travaillé pour des ingrats.

Cependant, Victor-Amédée s'était rendu au camp, formé dans la plaine, aux pieds des Alpes vaudoises, où il avait réuni sa garde, toute sa cavalerie et son infanterie, ainsi que les milices de Mondovi, de Bargès et de Bagnol, outre un grand nombre de fourrageurs. Il y passa aussi en revue ayant demandé aussitôt après la promulgation de l'édit, de sortir des états du duc, ne purent l'obtenir, et comme la plupart refusaient d'apostasier on les mit eu prison, où les uns moururent et d'où les autres ne sortirent que neuf mois plus fard avec les autres prisonniers. (V. Histoire de la Persécution... p. 14) les troupes françaises commandées par Catinat. Celles-ci se composaient de quelques régiments de cavalerie, de sept ou huit bataillons d'infanterie qui avaient passé les monts, et d'une partie des garnisons de Pignerol et de Casal.

De leur côté, les Vaudois étaient sous les armes au nombre de deux mille cinq cents. Ils avaient fait dans chacune de leurs vallées quelques retranchements en gazon et en pierres sèches. S'ils eussent concentré leurs forces, au lieu de les éparpiller; s'ils eussent abandonné les postes avancés pour se retirer dans les asiles des montagnes; surtout, s'ils eussent été tous d'un même sentiment sur la marche à suivre ; s'ils eussent eu à leur tête des hommes expérimentés, de cœur et influents, comme un Léger et un Janavel; si, du moins, ils n'eussent pas compté dans leurs rangs des irrésolus, des lâches et probablement dès traîtres, l'issue eut été différente; mais, dans l'état actuel des choses, elle ne pouvait être que désastreuse.

Le 22 avril, l'armée Papiste s'ébranla, divisée en deux corps; les troupes du duc entrèrent dans la vallée de Luserne, conduites par leur général, Gabriel de Savoie, oncle de son altesse. Les troupes françaises, commandées par Catinat, prirent la route des vallées de Pérouse et de Saint-Martin. Nous accompagnerons d'abord celles-ci.

Parties avant jour, elles suivirent la rive gauche du Cluson, en le remontant. Arrivées vis-à-vis du grand village de Saint-Germain, Catinat en détacha une division d'infanterie et de la cavalerie, avec ordre, tandis qu'il continuait sa route, de chasser les Vaudois de cette localité. Ceux-ci, en effet, au nombre de deux cents durent bientôt se replier derrière les retranchements qu'ils avaient élevés du côté de Pramol. Là, le colonel français de Villevieille rencontra une résistance invincible. Les soldats, dans la proportion de six contre un, luttèrent sans succès pendant dix heures et enfin reculèrent. Voyant cela, la petite troupe vaudoise les poursuivit, les épouvanta, les chassa devant elle jusqu'au-delà du Cluson. Villevieille lui-même s'était jeté dans le temple de Saint-Germain avec soixante et dix hommes. Sommé de se rendre, il refusa toujours, même une. capitulation honorable. Il aurait cependant été forcé dans sa retraite, si la nuit n'était, survenue, pendant laquelle de nouvelles troupes vinrent de Pignerol le dégager. Cinq cents morts ou blessés furent regrettés par les Français.

Catinat avait continué sa route et investi le val Saint-Martin. Le lendemain 23, il assaillit Rioclaret qui était sans, défense, comme toute la vallée, les habitants, comptant être au bénéfice de l'édit du 9 avril, puisqu'ils avaient fait dire, par les ambassadeurs, qu'ils se soumettaient et se résignaient à l'exil. Ils ne savaient pas que leur soumission. avait été rejetée. Les Français, irrités de la défaite des leurs à Saint-Germain, défaite qu'ils venaient d'apprendre, ne se contentent pas de piller, de brûler et de violer, ils massacrent sans distinction d'âge ni de sexe, avec une fureur inouïe, tous ceux qui ne se dérobent pas par la fuite à leur barbarie. Catinat, laissant ensuite une partie de ses troupes dans la vallée de Saint-Martin où elles mirent tout à feu et à sang, passe les monts à sa gauche et vient tomber sur le vallon de Pramol, que ses soldats traitent de la même manière. À l'ouïe de ces horreurs, les deux cents Vaudois retranchés en arrière de Saint-Germain vers Pramol, se voyant coupés, se hâtent de quitter un poste maintenant inutile et rejoignent au quartier de Peignaient ceux de leurs frères de Pramol, de Saint-Germain, de Prarustin et de Rocheplatte, qui s'y étaient rassemblés.

Tandis que ceci se passait, l'armée de Savoie attaquait la vallée de Luserne. Arrivée, le 22 avril, à Saint-Jean, elle balaya par le feu de son artillerie et par des charges de cavalerie tous les corps avancés des Vaudois, puis assaillit le vallon d'Angrogne défendu par cinq cents montagnards. Ceux-ci réfugiés dans les retranchements qu'ils avaient relevés, au lieu-dit les Casses (Cassa), et sur les hauteurs de la Vachère, témoins déjà de tant et de si terribles combats, y résistèrent à toutes les forces du duc pendant un jour. Mais le 24, ayant appris que la vallée de Saint-Martin s'était rendue, que les Français déjà maîtres de Pramol allaient les prendre par derrière, les Vaudois parlementèrent. Le général Gabriel de Savoie leur promit de les admettre au bénéfice de l'édit du 9 avril, s'ils se soumettaient. Et comme ils hésitaient encore, il leur écrivit et signa de sa main au nom de son altesse, un billet ainsi conçu :

« Posez promptement les armes, et remettez-vous à la clémence de son altesse royale. À ces conditions, recevez l'assurance qu'elle vous fait grâce et qu'on ne touchera, ni à vos personnes, ni à celles de vos femmes et de vos enfants. »

Sur cette promesse, les Vaudois mettent bas les armes, et l'armée piémontaise occupe leurs retranchements.

Cependant, sous prétexte de les conduire à son altesse pour qu'ils lui fassent leur soumission, on. entraîne tous les hommes valides, à Luserne où on les retient prisonniers. La soldatesque effrénée, maîtresse des hameaux, se livre en attendant à tous les actes désordonnés de la plus honteuse licence et de la plus terrible brutalité. Les mêmes faits se passent au Pradutour, l'antique boulevard des Vallées, où ceux d'Angrogne, de Saint-Jean et de la Tour avaient retiré leurs biens les plus précieux. Là aussi les Vaudois se fient à une parole trompeuse et se voient indignement traités, eux et leurs familles sans défense. Il en fut de même des quinze cents personnes réunies à Peignaient près de Pramol, des réfugiés à Ciamprama et aux Geymets, localités reculées de la Tour, et disons-le pour éviter les répétitions, de toutes les Vallées. Tous les détachements, même ceux qui sont retranchés dans les lieux les plus forts, s'effraient de se sentir isolés, au milieu d'une population qui se soumet successivement. Inquiets sur leur avenir, ils prêtent l'oreille aux douces paroles et aux promesses de leurs ennemis et se livrent les uns après les autres. Ceux de Bobbi se rendirent les derniers et non sans s'être bien défendus. Ils mirent bas les armes sur les rochers du Vandalin.

Nous ne souillerons pas ces pages par les détails des horreurs que les soldats de Catinat commirent sur le sexe à Peignaient, après le départ de ce chef, ni par le récit de celles dont se rendirent coupables les troupes du duc, et surtout les bandes de Mondovi, à Angrogne et dans la vallée de Luserne. Ces indignités, qui ne rappellent que trop celles de la persécution de 1655, ont été énumérées dans l'ouvrage authentique, déjà cité, intitulé : Histoire de la Persécution des Vallées du Piémont... en 1686, imprimé à Rotterdam, en 1689. Il nous suffit de rappeler que les chefs d'armée, dans les guerres contre les Vaudois, ont toujours regardé les femmes et les filles de leurs ennemis comme une pâture à leurs lubriques soldats, les vieillards et les enfants comme des jouets pour essayer leurs épées.

De toutes parts les bandes armées conduisaient à Luserne les prisonniers. On leur avait promis qu'après avoir fait acte de soumission devant son altesse royale elle-même, on les enverrait dans leurs maisons, et que là ils se décideraient pour l'exil ou pour le Papisme. Au lieu de cela, ils se virent séparés les uns des autres, le fils de son père, le mari de sa femme, les parents de leurs enfants, et conduits dans des places fortes. Douze mille (3) personnes, hommes, femmes et enfants, furent en quelques jours arrachées au sol natal et disséminées dans treize ou quatorze forteresses, où nous les verrons bientôt souffrir mille maux. Environ deux mille enfants, soustraits à leurs parents, furent en ce même temps dispersés en Piémont parmi les Papistes.

Plusieurs exécutions eurent aussi lieu. Nous ne citerons que celle du ministre Leidet, de Prali. Après avoir passé plusieurs mois en prison, nourri de pain et d'eau, ayant un pied serré dans de pesants ceps de bois qui l'empêchaient de se coucher, il fut condamné à mort, comme s'il eût été pris les armes à la main, ce qui n'était pas, puisqu'il avait été trouvé sous un rocher chantant des cantiques. Les moines qui ne lui avaient laissé aucun repos, car ils venaient pour ainsi dire, chaque jour le harceler sur sa foi et le provoquer à des disputes, voulurent se donner le plaisir de le tourmenter encore dans ses derniers instants. Ayant assisté à la lecture de sa sentence, que le martyr entendit sans trouble, les moines ne le quittèrent et ne le laissèrent point tranquille de tout le jour, quoiqu'il les en priât, leur disant qu'il désirait prier Dieu avec liberté d'esprit. Bien plus, ils revinrent le lendemain au point du jour pour l'inquiéter encore. Cependant ils ne purent troubler sa paix. En sortant de prison, il parla de la double délivrance qui allait lui être accordée; savoir, de celle de la captivité qu'il subissait depuis longtemps entre d'étroites murailles et de celle que la mort donnerait à son âme, libre dès ce moment de s'envoler vers le ciel. Il alla au supplice avec une sainte joie. Au pied de l'échafaud, il fit une grande et belle prière dont tous les assistants furent extrêmement touchés. Il emprunta ses dernières paroles à son Rédempteur : Mon père, s'écria-t-il je remets mon âme entre tes mains.

Victor-Amédée avait donc vaincu. Des jardins du palais de Luserne, où il était venu savourer la victoire, il pouvait contempler les ravages que son armée triomphante avait faits. Les campagnes étalées à ses yeux étaient désertes, les hameaux sur le penchant des monts, les riants villages avec leurs berceaux de verdure et leurs vergers splendides, ne comptaient plus un seul de leurs anciens habitants; les vallons ne retentissaient plus des cris des troupeaux ni des voix des bergers; les champs, les prés, les côteaux vineux, les pâturages alpestres, toute cette nature autrefois si belle, toutes ces contrées si heureuses le printemps précédent, étaient réduites en une, vaste solitude, triste comme les plus âpres rochers. Plus de saints cantiques ne s'y feront entendre pour célébrer l'auteur de tant de merveilles. Ceux qui cultivaient ces beaux lieux sont, les uns morts, et leurs cadavres couvrent le sol; les autres, entassés dans des prisons, ignorant leur sort réciproque; d'autres, enfin, ce sont des enfants, livrés à la merci d'étrangers, qui ne cesseront de les persécuter que lorsque ces pauvres créatures auront oublié leurs parents, leur patrie et leur religion. Mon Dieu! quel outrage sanglant cette peuplade avait-elle donc fait à son prince, pour être traitée ainsi ? Était-ce une tribu féroce, une race adonnée au vol, au pillage, à l'assassinat ? Tu le sais, Seigneur! ils respectaient ton nom; ils ne demandaient qu'à suivre tes préceptes; ils aimaient leur prince; son honneur et sa gloire leur étaient chers. Fidèles, dévoués, soumis à ses lois, ils ne lui avaient préféré que toi, et n'avaient résisté à sa volonté que lorsqu'il avait essayé de les détourner du culte qu'ils te rendaient depuis des siècles.

Sur les Alpes écartées, dans le fond des bois, dans les creux des rochers, quelques hommes avaient cependant réussi à cacher leur présence, vivant chétivement de restes de provisions et de ce qu'ils pouvaient trouver autour de leurs retraites. Et quand les Français se furent retirés, avec les bandes de Mondovi et une partie des troupes piémontaises, on vit ces infortunés sortir de leurs cachettes. Bientôt réunis, ils s'entraidèrent. Contraints souvent de descendre dans les lieux habités pour y chercher de la nourriture, ils s'y rendirent redoutables. La force armée qui leur donna souvent la chasse ne put, ni les intimider, ni les atteindre. Leur audace s'en accrut d'autant. Ne pouvant se défaire d'eux, on leur offrit des sauf-conduits à condition de passer à l'étranger. Ils n'y consentirent que lorsqu'on leur eut donné des otages qu'une bande gardait tandis que l'autre voyageait, et que l'on eut permis à quelques-uns de leurs parents, prisonniers dans les places fortes, de partir avec eux. Ils arrivèrent en Suisse en trois détachements dans le courant de novembre (4).

Les Cantons évangéliques de la Suisse, quoique leur intervention eût été vaine et qu'ils n'eussent pu sauver leurs frères en la foi de la catastrophe qui les avait atteints, n'avaient pas cessé de s'intéresser vivement à eux. Ils avaient supplié Dieu en leur faveur, dans un jour de jeûne extraordinaire, et ordonné des collectes dans tout leur territoire (5). Ils redoublaient leurs instances auprès de la cour de Turin. Et, comme il leur avait été répondu que le comte de Govon, résident de Savoie en Suisse, avait. reçu des pouvoirs pour traiter avec eux, ils chargèrent de cette mission deux députés, après s'être concertés sur les bases de la négociation dans leur assemblée, à Arau, en septembre 1686. Les mandataires convinrent, sauf ratification, que tous les prisonniers seraient mis en liberté, vêtus convenablement, conduits et défrayés jusqu'aux frontières de la Suisse, aux dépends du duc ; que ceux qui erraient encore sur les montagnes recevraient des sauf-conduits pour la même destination. Les Suisses s'engageaient à leur tour, à les recevoir et à les garder dans le cœur de leur pays, pour qu'ils ne pussent pas retourner en arrière. La ratification de la convention fut immédiate de la part des Suisses; elle fut moins prompte de la part du duc, qui toutefois la signa.

La décision des Cantons évangéliques de la Suisse est au-dessus de tout éloge. Ils se chargent de tout un peuple de malheureux. Ils auront des milliers de gens faibles, souffrants et découragés à nourrir, à loger et à établir. Quel fardeau pour leur médiocrité ! Il est vrai qu'ils peuvent compter d'avance sur les secours des Protestants de l'Europe; mais ils ignorent dans quelle proportion. La source en est tarie en France, d'où les protestants persécutés s'échappent par milliers, réclamant pour eux-mêmes un asile et quelquefois aussi du pain. L'Angleterre, dont le roi Catholique Romain, Jacques II, favorise la religion du Pape, et qui elle-même se débat contre ses prétentions, n'aura peut-être pas assez de liberté pour faire des collectes en faveur de ses anciens protégés. La Hollande et l'Allemagne. seules, quoique fatiguées par des guerres longues et dispendieuses, sont en mesure de secourir encore les malheureux qu'elles ont si souvent soutenus dans leur détresse. Les Cantons leur ont fait savoir leur intention. Ils s'attendent à une réponse favorable. Bientôt l'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, répondra le premier à leur appel; les États de Hollande le suivront, et après eux plusieurs princes allemands qui seront nommés en leur lieu. Pour le moment, payons notre premier tribut d'admiration à ces Cantons suisses que leur proximité des Vallées invitait à donner avant tous leurs frères la preuve de leur sincère charité à des disciples de Christ sous la croix.

L'automne tendait à sa fin, la neige blanchissait déjà les sommités des passages des Alpes; bientôt elle allait couvrir toutes les pentes et menacer de ses avalanches et de ses rapides tourbillons les voyageurs imprudents ou attardés.

Cependant les Vaudois étaient encore en prison. Ils y étaient entrés au printemps, au nombre de douze on quatorze mille, selon les relations. Ils ne pouvaient tous être rendus à la liberté, puisque déjà cinq cents d'entre eux n'étaient plus sous la dépendance du duc. Ce prince, voulant se montrer reconnaissant du secours que le roi de France lui avait fourni, les avait envoyés en présent à sa majesté très-chrétienne qui les avait placés sur ses galères (6), à Marseille. Un grand nombre de ceux qui étaient restés dans les forteresses y étaient morts de chagrin ou de maladie. Un changement de situation si complet avait courbé vers la tombe des hommes habitués au grand air, à la vie des champs et des chalets, et surtout à la liberté. La mauvaise eau, une chétive nourriture, leur entassement dans des salles étroites, sur les dures briques dont elles étaient pavées, on sur une paille en poussière ou même pourrie, la chaleur étouffante de l'été, le froid des nuits aussitôt que vint l'hiver, et la vermine qui couvrait leurs corps amaigris, avaient aggravé la disposition maladive de plusieurs et engendre des épidémies. On compta même jusqu'à soixante et quinze malades à la fois dans une seule salle. Du reste, ils ne recevaient que peu ou point de secours médicaux. On raconte que plusieurs enfants qui avaient la petite vérole périrent, parce qu'on les laissa exposés à la pluie. Si les Vaudois manquaient de secours pour leurs corps souffrants, en revanche ils étaient obsédés par les moines. Toujours est-il que, de douze mille au moins qu'ils étaient à leur entrée en prison, il n'en sortit pour se rendre en Suisse que trois à quatre mille. Qu'étaient devenus tous les autres?

Pour la plupart ils étaient morts ; d'autres s'étaient catholisés (7) ; plusieurs enfants et jeunes gens avaient été soustraits; enfin, un nombre considérable d'adultes avaient été condamnés pour leur vie aux fortifications et aux galères.

Au reste, il est un fait qui achève de prouver l'intention arrêtée où était le gouvernement piémontais de traiter avec la dernière rigueur les misérables restes des Vaudois; c'est le retard qu'on mit à leur départ et la manière dont on l'effectua. S'il est une saison en laquelle, à moins d'y être obligé, nul ne se met en voyage pour franchir les Alpes, c'est l'hiver. Cette observation encore vraie de nos jours, malgré les routes excellentes qui traversent ces hautes montagnes, l'était surtout il y a deux siècles, quand ces moyens de communication étaient en général bien inférieurs à ce qu'ils sont devenus. Un voyage que quelques hommes robustes n'eussent entrepris qu'avec hésitation, à cause des périls de la saison, du gel et des neiges, il était cruel, il était barbare de le faire entreprendre au cœur de l'hiver, au travers des Alpes, à des milliers d'hommes affaiblis, sortant de prison, et dont plusieurs relevaient de maladie, à des vieillards cassés par la souffrance autant que par les années, à des femmes et à des enfants, même de l'âge le plus tendre. C'était consentir d'avance à la mort d'une foule d'entre eux, c'était la provoquer. Esprit de Rome, combien tu as fait de victimes !

L'on dira peut-être, non sans fondement, qu'en choisissant cette saison, les ministres de Victor-Amédée comptaient sur le découragement qui s'emparerait des malheureux exilés, à la vue des souffrances et des périls qui les attendaient, pour les induire à l'apostasie et les retenir dans les états de son altesse royale. Mais le but eût-il été louable, le moyen l'était-il ? C'est ce qu'aucun homme quelque peu humain, et à plus forte raison, c'est ce qu'aucun chrétien n'accordera.

L'intention de retenir dans les états du duc ces pauvres prisonniers qui, pendant huit mois, avaient été privés de leur liberté, parut avec évidence dans les moyens qu'on employa pour amollir leur courage. On proclama, il est vrai, que tous, même ceux qui avaient promis d'abjurer, étaient libres de partir; mais, comme ils l'ont raconté, on essaya de les capter par des promesses et de les effrayer par la description des dangers de toute espèce qui les attendaient sur la route. Plusieurs en effet se laissèrent détourner. Mais rien ne put arrêter l'élan de la masse. Toutefois, l'on empêcha à un grand nombre d'enfants, qui, bien que disséminés en Piémont, eurent connaissance de la proclamation, de rejoindre leurs parents lorsqu'ils essayèrent de le faire. De plus, on ne publia pas la proclamation dans les prisons de Luserne, on l'afficha seulement sur la place; en sorte que les détenus dans ce bourg ne purent pas profiter de la liberté qui leur était, accordée. On retint également les prisonniers qui gémissaient dans les basses fosses d'Asti et leurs parents qui les attendaient dans la citadelle de Turin. C'est dans l'enceinte de celle-ci que l'on gardait également neuf pasteurs avec leurs familles, dont il sera parlé ci-après.

Les Vaudois s'acheminèrent par troupes, escortées par des officiers et des soldats de son altesse. On avait promis de les habiller convenablement; mais on ne leur distribua qu'un petit nombre de paires de bas et de mauvais justaucorps. Les deux faits suivants achèveront de peindre la situation de ces malheureux. À Mondovi, ce fut à cinq heures du soir, à l'époque de Noël, que l'on annonça aux prisonniers leur libération; mais en ajoutant que, s'ils ne partaient sur le champ, ils ne pourraient plus le faire, parce que le lendemain l'ordre serait révoqué. Craignant de perdre l'occasion favorable, ces malheureux, minés par la maladie, se mirent en route, de nuit, et firent quatre ou cinq lieues sur la neige et par un froid des plus intenses. Cette première marche coûta la vie à cent cinquante d'entre eux, qui moururent en chemin, sans que leurs frères pussent leur donner aucun secours.

Autre fait. Une troupe de prisonniers de Fossan ayant couché à la Novalèse, au pied de mont Cenis, quelques-uns d'entre eux, au départ, font observer à l'officier qui les conduit qu'il s'élève un orage sur la montagne. Dans les Alpes, en hiver, on ne s'y expose jamais sans d'amers regrets. Les Vaudois, à qui leur habitude des montagnes révèle le danger, supplient de suspendre la marche, par pitié pour tant de personnes débiles et épuisées qu'ils comptent dans leurs rangs. Si leur demande amène un retard, ils ne réclameront pas de pain. Ils voient moins de danger dans le manque de nourriture, que dans le voyage par un temps pareil.

L'officier refuse... La troupe est contrainte de se mettre en route, et quatre-vingt-six succombent sous la neige en tourbillons et glacée (8) : ce sont des vieillards, des malades, des femmes et de petits enfants. Les bandes qui les suivirent, et des marchands qui passèrent quelques jours après, virent les cadavres étendus sur la neige, les mères serrant encore leurs enfants dans leurs bras. Des commissaires suisses, dont il va être fait mention, prirent, en se rendant à Turin., des mesures pour faire inhumer les cadavres à mesure qu'ils paraîtraient à découvert.

Disons cependant, car Dieu nous garde d'injustice! que tous les officiers ne ressemblaient pas à celui-là. Il en est plusieurs qui déployèrent une grande humanité dans l'accomplissement de leur pénible tâche.

La nouvelle de tant de souffrances dans les prisons et en voyage, apportée par le premier détachement des malheureux Vaudois, ne parvint pas plutôt à la connaissance des magistrats des Cantons que, émus de pitié, obéissant aux inspirations de la charité chrétienne, ils envoyèrent sur les lieux des commissaires chargés de secourir les exilés par tous les moyens possibles. Ces agents, agréés par les autorités piémontaises, s'échelonnèrent dans les premiers jours de février sur la route de Turin; l'un à Chambéry ou Annecy, l'autre à Saint-Jean-de-Maurienne, un troisième à Lansle-Bourg, un quatrième à Suse. C'étaient MM. Roy, châtelain de Romainmôtier, Forestier de Cully, Panchaud de Morges et Cornilliat de Nyon. Leur correspondance avec le gouvernement de Berne montre qu'ils étaient à la hauteur de la commission confiée à leur sollicitude. Chacun, dans sa station, veillait à ce que les infortunés Vaudois eussent, à leur arrivée, pendant leur court séjour et à leur départ, tous les adoucissements que la maladie, la fatigue, l'âge, la faiblesse ou la froidure leur faisaient désirer. Fournir des moyens de transport aux uns, des médicaments, des vêtements chauds à d'autres, de l'argent à un grand nombre, donner à tous des consolations et des encouragements, telle fut la tâche dans l'accomplissement de laquelle ces hommes de cœur s'attirèrent la louange de leurs supérieurs et la reconnaissance profonde des exilés. Par leurs soins, des infirmes, des multitudes épuisées, abattues, reprirent force et courage, et purent rejoindre leurs frères qu'ils n'auraient jamais été en état de suivre, et qu'ils n'auraient par conséquent jamais revus sans eux. Plus d'une fois, ils accompagnèrent eux-mêmes telle ou telle bande jusqu'à sa destination, parce que le soin des malades et des nombreux enfants exigeait leur présence. Leurs recherches et leurs réclamations amenèrent aussi la libération de la plupart des enfants et des filles enlevés à leurs parents pendant le voyage.

Vers le milieu de février, après le passage des principales bandes vaudoises (9), deux des commissaires, MM. Roy et Forestier, se conformant aux instructions de leurs supérieurs, se rendirent à Turin pour solliciter l'élargissement des prisonniers restants, savoir des ministres et de leurs familles, ainsi que de ceux qui avaient été pris les armes à la main. Ils réclamaient aussi les enfants enlevés dès les premiers désastres.

La présence des commissaires bernois souleva des susceptibilités à Turin. Tant d'insistance fut vue de mauvais oeil. La propagande romaine en prit de l'ombrage. Les pasteurs vaudois qui, auparavant, pouvaient sortir quelquefois de leur prison sous la garde d'un employé, n'en reçurent plus la permission (10). Les nombreux laquais barbets ou vaudois, que les seigneurs faisaient figurer, dans un costume particulier, derrière leurs voitures, n'y furent bientôt plus aperçus. Au reste, toutes les réclamations restèrent sans effet. Les commissaires obtinrent seulement de visiter les ministres, et encore en présence de plusieurs officiers. Mais, comme si l'intérêt qu'ils leur avaient témoigné était un motif suffisant de resserrer les liens des reclus, on fit partir, dès le lendemain, pour le château de Nice, trois pasteurs avec leurs familles, en compagnie d'un malfaiteur de Mondovi. Le jour suivant, on expédia pour Montmeillan trois autres pasteurs avec leurs familles. Le malfaiteur de Mondovi ne fut pas oublié. Les commissaires, ayant appris le départ des premiers et des seconds, surveillèrent, dans le voisinage de la citadelle, la sortie des derniers. En tête était le bandit enchaîné, puis venait une charrette avec les enfants et les malades, enfin les trois ministres et leurs femmes à pied, accompagnés d'un sergent-major. Dirigés sur le Pô, on les y embarqua pour le château de Verceil. Les commissaires furent à peine admis à échanger quelques mots avec eux et à leur remettre tout ce qu'ils avaient d'argent sur eux. Le père du ministre Bastie, âgé de soixante-quinze ans, atteint en outre par la maladie, avait dû se séparer de son fils et rester dans la citadelle avec une personne de sa famille pour l'assister (11).

Ce n'est pas que le conseil de son altesse royale eût résolu la perte de ces pasteurs fidèles, il avait même promis de les élargir dans la suite; mais il craignait leur influence sur les exilés et voulait les en tenir éloignés un certain temps encore (12).

Les efforts, pour obtenir le retour des jeunes enfants, enlevés au moment de l'emprisonnement, restèrent sans succès. Les commissaires revinrent dans le courant de mai de l'an 1687, ayant eu la douceur, si ce n'est de sauver tous les malheureux opprimés dont ils s'enquirent, du moins d'avoir empêché de plus grands maux, et d'être devenus pour un grand nombre, des appuis contre le découragement, des soutiens dam la détresse, des guides bravant la tempête, des pilotes habiles dirigeant d'une main amie la barque des naufragés vers le port. Christ, le chef de l'Église, avait ménagé de fidèles protecteurs et des frères compatissants à ses témoins sous la croix. La Suisse était le foyer où, par ses soins, les enfants des martyrs, les descendants des plus anciens chrétiens, venaient s'asseoir à côté des fils de la liberté, dans les demeures des disciples des réformateurs Calvin, Viret, Farel, Zwingle, OEcolampade, Haller, anciens et vénérables amis de leurs pères.

Accourez, montagnards des Alpes vaudoises, rejetés par votre prince; venez, familles ravagées par le fer de vos persécuteurs, parents désolés de la perte de vos enfants arrachés de vos bras par la main cruelle de l'Antéchrist; hâtez-vous, vieillards affaiblis, veuves en pleurs, et vous enfants abandonnés ou orphelins! Au-delà des limites de votre ingrate patrie, Christ, votre chef, votre époux, votre frère, vous attend. Ses frères, qui vous aiment à cause de lui, et parce qu'ils ont reconnu en vous la foi qui est en eux, vous ouvrent leurs bras. Voyageurs fatigués, un jour de repos vous attend, une station bénie, sur le chemin arrosé de larmes qui vous conduit au ciel. (V. les registres de Berne, onglets A, B, C.)

(1) Il revint avec, les mêmes instructions. Les trois communes persistaient dans leur manière de voir.

(2) Un fait confirma leurs soupçons : environ quinze pères de famille.

(3) C'est le chiffre donné par l'Histoire de la Persécution. Arnaud l'élève à quatorze mille, nombre qui correspond mieux à celui indiqué aux ambassadeurs suisses aux Vallées mêmes. (V. Histoire de la Négociation, p. 63.)

(4) DIETFRICI, die Waldenser, p. 136. - BOYER, P. 260. - Histoire de la Persécution, p. 27. - Archives de Genève, registre du 26 novembre 1686, p. 306. On y lit que quatre-vingts hommes, femmes et enfants vaudois viennent d'arriver. Idem pour les autres détachements.

(5) Extrait des registres publics de Berne, Livre des Mandats, p. 726.

(6) Voir DIETERICI,... p. 128.

(7) On avait fait espérer à ceux qui apostasieraient qu'on les réintégrerait dans leurs biens, ce qui n'eut pas lieu. On les dissémina pour la plupart dans la province de Verceil. (Histoire de la Persécution, p. 32.)

(8) Outre les quatre-vingt-six Vaudois, il périt encore six des gardes de son altesse royale avec le tambour. (lettre de M. Truchet dans les archives de Berne, onglet C.)

(9) Les dernières arrivèrent à Genève dans les derniers jours de février. Après quoi les commissaires Panchaud et Cornilliat rentrèrent dans leurs foyers.

(10) Ils étaient au nombre de neuf dans la citadelle de Turin (outre leurs familles comprenant quarante-sept personnes): c'étaient MM. Malanot ; Jahier, de Pramol ; Laurent; Giraud ; Jahier, de Rocheplatte ; Chauvie, Bastie, Léger et Bertrand.

(11) Voir la lettre du 2-12 avril 11687, des commissaires à leurs EE. Onglet C des archives de Berne.

(12) On retrouvera, parmi les pasteurs vaudois après la rentrée, six des ministres dont il est ici question : Bastie, Léger, Giraud, Malanot et les deux Jahier. Les autres ne sont plus nommés nulle part, à notre connaissance.

CHAPITRE XXV.
LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690)
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Leur arrivée à Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et première tentative de rentrer aux Vallées. - Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. - Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart d'entre eux. - Troisième tentative. - Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées. - Difficulté de la situation, mesure cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs, puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. - Désertions. - Forcés successivement se réfugient à la Balsille. - Attaqués en vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. - Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.

Deux mille six cents Vaudois, hommes, femmes et enfants, venaient d'entrer dans les murs de l'hospitalière Genève (1). Environ cent soixante en deux ou trois bandes les y avaient précédés l'automne précédente. Un nombre à peu près pareil, retardé par la maladie, l'enlèvement ou la prison, rejoignit peu à peu la masse qui, malgré ces renforts, ne monta jamais an chiffre de trois mille, faible résidu d'une population de quatorze à seize mille. Encore étaient-ils ou malades ou exténués de fatigue et de besoins, la plupart à peine protégés contre les rigueurs de l'hiver (2) par de vieux vêtements usés dans les prisons. Il y en eut qui trouvèrent la fin de leur vie au commencement de leur liberté, et qui expirèrent entre les deux portes de la ville ; mais, autant les plaies à panser étaient considérables, autant la charité genevoise se montra à la hauteur de cette noble tâche. La population courait au-devant des exilés jusqu'au pont de l'Arve, où était la frontière. Le magistrat dut défendre de sortir de la ville au-devant d'eux à cause des embarras qui résultaient de cet empressement. C'était à qui logerait un de ces chrétiens persécutés. Les plus malades, les plus souffrants étaient ceux qu'on cherchait de préférence (3). S'ils avaient de la peine à marcher, on les portait sur les bras dans les maisons. Leurs hôtes ainsi que l'administration de la bourse italienne pourvurent à l'habillement de tous. Si Genève fit tant pour les Vaudois, c'est qu'elle estima qu'elle recevait de la présence de ces martyrs, en bénédictions spirituelles, plus qu'elle ne leur donnait elle-même en secours temporels.

Une scène, qui se renouvelait toutes les fois qu'une nouvelle brigade d'exilés entrait en ville, fendait le coeur à ceux qui y assistaient, c'était la recherche que les premiers et les derniers arrivés faisaient de leurs parents; c'étaient les questions qu'ils s'adressaient et les réponses qu'ils recevaient sur le sort d'un père, d'une mère, d'un mari, d'une femme, de frères, de sœurs, d'enfants, qu'ils n'avaient pas revus depuis dix mois. On ne sait vraiment quelle réponse était la plus écrasante de celles-ci : Votre père est mort en prison, votre mari s'est fait Papiste, votre enfant a été enlevé, ou, personne n'a plus entendu parler de celui que vous cherchez. Ce n'était donc pas seulement de pain, de vêtements et d'un asile qu'ils avaient besoin, ces enfants des Alpes, c'était aussi d'amis sincères qui pleurassent avec eux et qui les consolassent dans leurs afflictions.

S'ils trouvèrent à Genève des âmes compatissantes, ils en rencontrèrent aussi de nombreuses dans les villes et les campagnes de la Suisse Protestante et de l'Allemagne, où la fraternité chrétienne les accueillit (4); car ils ne purent rester à Genève. Le traité conclu par les Cantons évangéliques avec le duc pour l'émigration des Vaudois spécifiait leur éloignement des frontières. Aussi, à mesure qu'ils se remettaient de leurs fatigues, ils étaient transportés dans le pays de Vaud et de là par Yverdon (5), par les lacs et les rivières dans l'intérieur de la Suisse,

Les Cantons évangéliques, Berne surtout, nourrissaient déjà des réfugiés français (6) par milliers. Ces victimes de la cruauté de Louis XIV étaient pour un quart, ou pour un tiers d'entre eux, assistés par la charité publique et particulière. Les Vaudois, dénués de tout, devenaient donc pour l'état et pour la population l'occasion d'un surcroît de dépense, une charge pesante. Mais de sages mesures avaient été prises. Berne, par exemple, avait fait ses préparatifs, dès l'instant que l'émigration avait été décidée. Cinq mille aunes de toile de lin d'Argovie avaient été réduites en chemises. Une égale quantité de drap de laine commune de l'Oberland avait servi à la confection de chauds vêtements. Des centaines de paires de souliers attendaient dans des dépôts. Les baillis, instruits à temps de la volonté de leurs excellences, avaient stimulé, s'il en était besoin, les sentiments généreux des administrations communales et des particuliers. Un nouveau jeûne, en février 1687, au moment où la plus grande masse des exilés entrait à Genève, avait préparé les coeurs par les inspirations de la religion. Une nouvelle collecte avait été faite en même temps. Les Suisses réformés reçurent à bras ouverts leurs frères du Piémont, comme ils venaient de recevoir ceux de la France, et avec plus de compassion encore, car les Vaudois en avaient plus besoin. Les Cantons évangéliques se les partagèrent dans une proportion déterminée d'avance entre eux. Zurich en prit trente sur cent; Bâle douze; Schaffhouse huit; Saint-Gall, Appenzel extérieur, les Grisons et Glaris en reçurent aussi. Berne se chargea de quarante-quatre sur cent, dont il plaça une partie à Bienne, à la Neuville et dans le comté de Neuchâtel.

La charité n'était sans doute pas égale partout. Avouons même qu'elle était contrainte en quelques endroits, étant provoquée par l'autorité. Quelques réfugiés piémontais se plaignirent. Tous ceux qui les employaient comme ouvriers ne les traitaient pas toujours convenablement. Il se peut cependant que la bonne réception qui leur avait été faite en certains lieux les eût rendus plus difficiles dans d'autres, et surtout que l'ennui, que le mal du pays, ne les disposât quelquefois à la mauvaise humeur ou au découragement. Cependant, la généralité des exilés se montra sensible et reconnaissante.

« Nous n'avons pas d'expressions assez fortes, écrivirent ceux d'entre eux qui partirent plus tard pour le Brandebourg, pour vous témoigner la reconnaissance que nous avons de vos bienfaits. Nos cœurs, pénétrés de toutes vos bontés, iront publier dans les climats reculés cette charité immense dont vous avez recréé nos entrailles et subvenu à tous nos besoins. Nous aurons soin d'en instruire nos enfants et les enfants de nos enfants, afin que toute notre postérité sache que, après Dieu, dont les grandes compassions nous ont empêchés d'être entièrement consumés, c'est à vous seuls que nous devons la vie et la liberté, (7). »

Pendant que les victimes d'une politique fanatique se reposaient sous le toit de l'hospitalité chrétienne, la question de leur avenir occupait activement leurs protecteurs de l'Allemagne, de la Hollande et de la Suisse (8). L'électeur de Brandebourg et plusieurs princes allemands leur ouvraient leurs états. L'on parlait en Hollande de leur faciliter une émigration en masse, au cap de Bonne-Espérance, ou en Amérique (9). L'écho de ces voix amies répétait leurs offres aux oreilles des Vaudois et remplissait leurs cœurs d'inquiétude. Quand, l'année auparavant, les députés suisses leur avaient proposé l'abandon de leur patrie, comme seul moyen d'échapper à de plus grands maux encore, une nombreuse partie d'entre eux s'y était énergiquement opposée. Ils n'y avaient consenti que lorsque, prisonniers depuis des mois dans les forteresses du Piémont, il ne leur était resté, outre l'apostasie, que ce moyen d'en sortir. Maintenant que les cachots et leur éloignement prolongé d'une patrie bien aimée ne la leur ont rendue que plus chère, ils éprouvent une angoisse infinie à la pensée qu'ils pourraient ne jamais la revoir et qu'on voudrait qu'ils y renonçassent à toujours. Assurément, ils rendent grâces à Dieu et bénissent leurs frères de leur avoir obtenu la liberté, de les avoir nourris et consolés, et de leur offrir encore des maisons et des champs. Mais les lieux où l'amour de Dieu et la charité chrétienne leur offrent des asiles ne peuvent prendre dans leur imagination la place du sol natal. La terre étrangère, quelque bienveillants qu'en soient les habitants qui consentent à la partager avec eux, ne saurait être pour eux la patrie, la terre de leurs pères. Ils ne peuvent oublier ces lieux, théâtre de leur enfance, que l'habitude de les voir avait pour ainsi dire identifiés à leur être, cette maison paternelle pleine des souvenirs les plus doux, l'ombrage de leurs figuiers et de leurs châtaigniers, les champs, les coteaux qu'ils ont cultivés, les montagnes majestueuses, aux gras pâturages, sur lesquelles ils ont mené paître les troupeaux; leur âme se complaît dans les images et dans les souvenirs qu'elle a emportés et qui ont doublé de prix à leurs yeux. O chrétiens de Suisse, d'Allemagne, de Hollande et d'Angleterre, bienfaiteurs des Vaudois ne vous irritez pas de cette apparente indifférence pour vos bienfaits, car vous avez aussi une patrie qui vous est chère. Et toi, Seigneur des cieux et de la terre, pourrais-tu désapprouver la préférence qu'ils donnent au pays où leurs ancêtres te restèrent fidèles dès les premiers âges de l'Église de ton Fils ? Leur désir de te servir encore sur le sol de la liberté chrétienne, au milieu des tombes des martyrs, leurs aïeux, et de replacer en ces lieux vénérables le flambeau de ton Évangile, pour que la lumière luise encore dans les ténèbres, pourrait-il ne t'être pas agréable? Que dis-je ? leur dessein même ne viendrait-il pas de toi ? Tu ne veux pas, sans doute, que le témoignage rendu à la vérité par les anciens Vaudois soit affaibli par l'éloignement définitif de leurs fils des contrées où ils te le rendirent.

Le désir des Vaudois de retourner dans leur patrie, bien qu'au fond de tous les cœurs, ne se transforma que successivement en projet, à mesure que l'on pût croire à la possibilité de sa réalisation. Le ministre Arnaud qui, dans la suite, fut le chef de l'entreprise, en fut peut-être l'âme dès son origine; mais, à la première nouvelle qu'on en eut, on l'attribua au zèle bouillant du héros de Rora, l'intrépide Janavel, retiré à Genève, depuis qu'une sentence de mort menaçait sa tête. Genève se croyant compromise vis-à-vis de la Savoie le bannit de ses murs (10). Il y revint bientôt après.

La première tentative des Vaudois de retourner dans les Vallées devait échouer à son début, tant elle fut faite à l'aventure, sans précautions, sans chefs et sans armes, pour ainsi dire. Ceux qui y prirent part arrivèrent tumultueusement de leurs cantonnements de Zurich, de Bâle, d'Argovie et de Neuchâtel, à Lausanne et dans les environs, vers la fin de juillet 1687, n'ayant pris aucune des mesures nécessaires pour une telle expédition. Leur nombre était d'ailleurs peu considérable, trois cent cinquante environ. Arrêtés par le bailli de Lausanne, à Ouchy, où ils cherchaient à s'embarquer, ils se soumirent, en gémissant, à l'ordre de retourner aux lieux d'où ils étaient venus. (Tiré des archives de Berne.)

Pour n'avoir pu réussir, les Vaudois n'abandonnèrent point leur dessein. Ils comprirent qu'ils s'y étaient mal pris, qu'il fallait mûrir un plan, faire des préparatifs, et procéder à l'exécution avec ensemble, en secret, sous la direction de leurs chefs. C'est ce qui eut lieu. Leur premier soin fut d'envoyer trois hommes (11) à la découverte des chemins détournés qu'on pourrait suivre pour retourner aux Vallées. ils devaient éviter les localités populeuses, suivre de préférence les hautes vallées et les cols élevés, passer les rivières vers leur source, puis, parvenus à leur destination, engager des amis à préparer secrètement du pain (12), et à le déposer dans des endroits convenus. Telles furent les principales directions et instructions qu'on leur donna.

Pendant que les trois espions s'acquittaient de leur mission au péril de leur vie, les Cantons, mécontents de la tentative des Vaudois qui pouvait les compromettre vis-à-vis du duc de Savoie, continuaient de précédentes négociations avec des princes allemands pour l'émigration de leurs hôtes devenus incommodes.

L'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, que son siècle a nommé le grand Électeur, prince dont les Vaudois, ainsi que les Protestants français, béniront à jamais la mémoire, ne s'était pas contenté d'intercéder auprès du duc de Savoie, en faveur de ses coreligionnaires opprimés; il s'était montré prêt à recueillir une partie des débris de leur population, et avait écrit, pour des subsides en leur faveur, au prince d'Orange, aux États-Généraux de Hollande, à la ville de Brême, à l'électeur de Saxe ainsi qu'en Angleterre. Il ne s'agissait plus que de déterminer le chiffre des émigrants. Des deux mille six cent cinquante-six Vaudois, répartis dans les Cantons, l'électeur consentait à se charger d'environ deux mille. Les vieillards et les malades devaient rester en Suisse. Tels étaient les arrangements pris à Berlin, de concert avec le député des Cantons, le conseiller Holzhalb de Zurich. Mais les Vaudois, pleins du projet de retourner dans leur patrie, se montraient peu pressés de se rendre dans l'asile que leur offrait la charité du grand électeur à Stendal, dans le voisinage de l'Elbe, au nord de Magdebourg. Ils s'effrayaient de s'éloigner autant de leur ancienne patrie. Le climat et la langue les faisaient aussi hésiter. Des démarches faites par les Cantons évangéliques et par des délégués vaudois avaient aussi incliné les cœurs de l'électeur Palatin, du comte de Waldeck et du duc de Wurtemberg, à mettre des terres cultivables à la disposition des exilés des Vallées. Mais, bien qu'on fût parvenu au printemps de 1688, les Vaudois n'avaient pu se résoudre à se séparer et à s'établir dans leurs lointaines colonies.

« Il semble, que ces pauvres gens, disait Rémigius Mérian, résident de l'électeur de Brandebourg à Francfort, changent tous les jours de dessein et ne peuvent se décider à rien de fixe.... Ils soupirent toujours après leur pays et les leurs.... Ils abusent des faveurs que leur offrent les princes. » (DIETERICI, die Waldenser, etc., p. 145 et suiv.)

Obligés cependant par leur position de se prononcer, ils décident enfin qu'une partie d'entre eux, mille environ, se rendront dans le Brandebourg, mais que les autres se répartiront dans le Palatinat et dans le Wurtemberg, pour n'être pas trop éloignés des états de Savoie; car ils n'ont point oublié leur projet secret. Comment, quand les souvenirs religieux et l'exil vous rendent une patrie doublement chère, comment détourner les regards de dessus les montagnes lointaines qui la cachent? Les captifs, à Babylone, s'écriaient, eux aussi : Si je t'oublie, Jérusalem, que ma droite s'oublie elle-même. Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi. (Ps. CXXXVII, v. 5, 6.)

Le chambellan de Bondelly était arrivé avec mission de conduire les mille Vaudois à leur destination. La mort de son maître, le grand électeur Frédéric-Guillaume, le protecteur des Protestants sous la croix, ne mettait point obstacle au départ, Frédéric III, son successeur, ayant manifesté la volonté de recueillir l'héritage de charité que lui léguait son père.

D'un autre côté, les trois espions étaient de retour (13). Leur rapport sur l'état de leurs Vallées, habitées alors par des étrangers, et sur le chemin qu'on pourrait suivre pour y retourner, engagea les directeurs à tenir un conseil, dans lequel la résolution fut prise de faire une seconde tentative par le Valais, le grand et le petit Saint-Bernard et le mont Cenis. Bex, petite ville à l'extrémité méridionale de l'état de Berne (14), au pied des montagnes, près d'un pont sur le Rhône, fut choisie pour le lieu du rendez-vous. Le moment fixé fut la nuit du 9 au 10 juin 1688.

À la tête du mouvement était un homme dont le nom, qui a retenti au loin de son temps, passera à la postérité la plus reculée, un homme de paix et de guerre (15), humble ministre du Seigneur et chef d'armée, à la parole éloquente et diserte, nourrie de l'Écriture sainte quand il s'agissait d'instruire et d'exhorter, au langage onctueux et fervent, quand, à genoux, il priait le Père des miséricordes pour son Église humiliée, au ton bref et ferme lorsqu' il dirigeait la marche ou qu'il commandait dans la mêlée; cet homme était Arnaud. Né aux environs de Die, en Dauphiné, Henri Arnaud, l'un des pasteurs les plus estimés de l'Église vaudoise, au moment du désastre général de 1686, trop prudent et trop clairvoyant pour se livrer aux troupes du duc, s'était éloigné (16). Et quand le résidu du peuple, auquel il avait consacré sa vie, fut sorti de prison, il le rejoignit. Il séjourna à Neuchâtel avec une partie des siens. Son génie et son caractère résolu le désignèrent aux Vaudois, comme l'homme autour duquel ils devaient se grouper, comme l'âme vivante de leur peuple, comme leur chef, en un mot. Ce fut à lui, en effet, que la confiance générale remit le commandement de l'expédition, depuis longtemps projetée, et qui maintenant était en pleine exécution.

Les Vaudois les plus courageux avaient quitté leurs cantonnements et traversaient la Suisse, de nuit, par des chemins détournés, se rendant à Bex, rendez-vous général (17). Mais, quelque secrète que fût leur marche, elle ne put être cachée aux sénats de Zurich et de Berne, non plus qu'au conseil de Genève, qui apprit tout-à-coup que soixante Vaudois, qui servaient dans la garnison, venaient de déserter et d'entrer dans le pays de Vaud. Leur projet étant éventé échoua. Une barque chargée d'armes n'arriva point à Villeneuve où ils l'attendaient. Le bailli d'Aigle, prévenu par leurs excellences, dut se conformer à leurs ordres et arrêter l'expédition. Celle-ci eût d'ailleurs rencontré des obstacles insurmontables. Les Valaisans, d'accord avec les Savoyards, ayant au premier bruit occupé le pont de Saint-Maurice, la clef du passage, les uns et les autres, par leurs signaux, avaient mis tout le Chablais sur pied et le Valais sur ses gardes. L'ordre fatal de rebrousser chemin fut donné avec tous les ménagements de la charité aux six ou sept cents Vaudois, arrêtés dans leur route et réunis dans le temple de Bex, par le généreux Fr. Thormann, bailli ou gouverneur d'Aigle. Ce fut avec les larmes aux yeux qu'il les harangua, leur démontrant que leur projet étant éventé et leurs adversaires en armes, il serait téméraire de songer à passer outre, que leurs excellences ne le pourraient permettre sans être accusées de rompre les traités. Il rendait justice à leur zèle, et, pour incliner leurs cœurs à la patience et à la confiance en Dieu, au milieu de leurs épreuves, il leur rappelait que le Seigneur, qui est attentif aux requêtes de ses enfants et qui tient les temps dans sa main, saurait bien amener lui-même le moment favorable. Ce discours sensé et bienveillant ayant déjà un peu calmé les esprits, leur pasteur et chef, Arnaud, les soumit entièrement par une prédication sur ces touchantes paroles du Sauveur : Ne crains point, petit troupeau. (Luc, XII, v. 32.)

Les Vaudois dirigés sur Aigle, logés chez des particuliers, prirent congé, avec gratitude, de ce gouverneur humain, qui leur prêta encore 200 écus pour aider dans leur retour ceux qui habitaient aux extrémités de la Suisse. Ils sentirent surtout ce qu'ils lui devaient, lorsqu'il se virent repoussés de Vevey, où on leur refusa même des vivres, et qu'ils se virent traités avec sévérité, sur toute la route, par l'ordre des conseils de Berne, mécontents, on le conçoit bien, d'une expédition qui compromettait leur honneur, puisqu'on ne manquerait pas à Turin de les en croire complices. C'est ce qui arriva en effet, mais les Cantons se lavèrent parfaitement d'une telle imputation.

Quant aux expéditionnaires, relégués pendant quelque temps dans l'île de Bienne (Saint-Pierre), ils reçurent, deux mois plus tard, de l'assemblée des Cantons, l'ordre de reprendre la route du nord de la Suisse, de Zurich, de Schaffhouse, et d'accepter, malgré, l'opposition que plusieurs continuaient à montrer, les offres charitables des princes allemands. Plus de huit cents personnes, hommes, femmes et enfants, s'embarquèrent sur le Rhin pour se rendre dans les états de Brandebourg. Et tandis que le commandant français de Brissac faisait tirer sur leurs bateaux, Frédéric III leur préparait une cordiale réception. Une partie séparée de la ville de Stendal leur fut donnée pour habitation; d'abondants secours leur rendirent la vie facile. Il leur fut accordé, non-seulement d'avoir leurs propres pasteur et régent, mais encore leurs propres magistrats municipaux et juges. Huit cents Vaudois s'en furent, à leur tour, labourer et ensemencer les riches campagnes du Palatinat, que l'électeur, Philippe-Guillaume de Neubourg, avait mises à leur disposition. Sept cents s'établirent dans le Wurtemberg. Quelques centaines restèrent en Suisse, et en particulier dans les Grisons. Arnaud, après avoir présidé à cette dissémination qu'il ne pouvait que déplorer, partit, accompagné d'un capitaine vaudois (18), et s'en fut en Hollande consulter sur son projet secret le prince Guillaume d'Orange, qui était mieux que personne au courant des affaires et de la politique européenne. Ce prince qui devait, l'année suivante, monter sur le trône d'Angleterre, à la place du Papiste Jacques II, encouragea le persévérant Arnaud, lui faisant espérer que les circonstances seraient bientôt favorables à son entreprise. Il lui conseilla, en attendant, de tenir les Vaudois aussi réunis que possible.

En effet, c'est à peine si quelques mois s'écoulent, et déjà les circonstances politiques favorisent l'accomplissement du projet d'Arnaud. La guerre éclate, l'Allemagne est envahie dans l'automne de 1688. La France couvre le Palatinat de ses soldats. Les Vaudois qui s'y trouvent, craignant ces Français qui leur ont fait tant de mal dans leurs Vallées, se retirent devant eux et reprennent le chemin de la Suisse. Une partie de ceux de Wurtemberg en font autant. Les Cantons évangéliques, touchés de leurs souffrances nouvelles, les accueillent avec bonté; Schaffhouse, surtout, dont ils empruntent le territoire. Bientôt on les dissémine dans leurs anciens logements, même dans les contrées de langue française, comme la Neuville et Neuchâtel. L'intercession de la Hollande ne fut peut-être point inutile, en ces jours-là, aux pauvres exilés, ballottés par les orages politiques, loin de leur patrie. M. de Convenant, député par les Etats-Généraux, suppliait les Cantons, au commencement de 1689, de continuer leur protection aux Vaudois jusqu'à ce que sa majesté britannique, Guillaume d'Orange (19), eût pourvu à leur établissement dans ses nouveaux états. Ainsi protégés, les enfants des Vallées attendent l'heure solennelle du départ, en gagnant honnêtement leur vie, par leur travail, la plupart chez des paysans. Partout on a rendu justice à leur activité et à leur probité. Le seul délit dont l'on ait accusé l'un d'entre eux, fut l'enlèvement d'un fusil, restitué plus tard.

L'aurore de la délivrance, si impatiemment attendue, parut enfin sur l'horizon politique, invitant les Vaudois au départ, à la rentrée à main armée dans leur patrie. La Savoie était dégarnie de troupes ; Victor-Amédée les avait retirées en Piémont, où il en avait besoin. La France, attaquée par l'empereur, par la Hollande, et bientôt, on pouvait le prévoir, par l'Angleterre, dont le prince Guillaume d'Orange occupait le trône, la France ayant à se défendre de tous côtés ne pouvait fournir des renforts au duc de Savoie contre les Vaudois qui, une fois dans les retraites de leurs montagnes, sauraient sans doute se défendre jusqu'au jour où leurs puissants protecteurs leur obtiendraient une capitulation honorable.

Rassurés sur le compte de leurs adversaires, il ne restait aux Vaudois qu'à se précautionner contre leurs amis, que la politique contraignait à mettre des obstacles à leur départ. l'entreprise était difficile assurément. Mais si l'on pouvait garder le secret, elle, n'était pas impossible. L'expérience de deux tentatives avortées enseigna le silence et une prudence consommée. Berne conçut cependant quelques soupçons, et donna des ordres à ses baillis de Chillon et d'Aigle, à celui de Nyon et à d'autres encore, pour le cas où les Vaudois tenteraient le passage comme l'année précédente. Berne fit aussi surveiller Arnaud qui résidait à Neuchâtel avec sa femme. Toutefois ce chef entreprenant prit si bien ses précautions, fit ses préparatifs, avec tant d'habileté, et donna des ordres si précis, que, malgré la surveillance de leurs excellences, il réussit parfaitement.

Le lieu de rassemblement, assigné aux Vaudois disséminés, était une assez vaste forêt, nommée bois de Prangins, et située au bord du lac Léman, dans le voisinage de la petite ville de Nyon, aux confins du territoire bernois (20). L'étendue de la forêt, sa position isolée le long du rivage, vis-à-vis de la côte savoyarde, qui n'en est distante que d'une lieue, l'avaient fait préférer à tout autre point. L'époque fixée pour le rendez-vous avait été également bien choisie. L'on avait profité de la solennité d'un jeûne général qui, retenant les populations dans les temples et dans l'intérieur des villages, détournerait les regards de dessus les voyageurs armés, et rendrait très-difficile la mise sur pied des milices de la contrée, au cas où l'autorité voudrait s'opposer au rassemblement ou à l'embarquement.

Le mouvement de plusieurs centaines d'hommes armés ne put être caché si bien que les baillis n'en reçussent avis (21).

Mais les soins que les bandes mirent à dérober leur marche dans les bois, et surtout à séjourner sur les terres écartées, du bailli de Morges, jusqu'au moment décisif, le soir du 16 août, qu'elles entrèrent inaperçues dans le bailliage de Nyon et dans le bois de Prangins, lorsqu'on les en croyait encore éloignées, puisque dans l'intervalle on s'était assuré quelles n'y étaient pas, de telles précautions déjouèrent les mesures que les baillis s'étaient hâtés de prendre. Tous les sujets de craintes n'étaient cependant pas écartés. À peine les principales brigades furent-elles arrivées sur le soir dans le bois de Nyon, qu'elles virent aborder de nombreux bateaux remplis de curieux qui voulaient s'assurer si les bruits en circulation avaient quelque fondement. Cette circonstance qui eût pu leur être fatale, qui les obligea même à s'embarquer plus tôt qu'ils n'avaient compté, avant que tous les leurs fussent arrivés, leur fut d'autre part très-avantageuse, en mettant à leur disposition de nombreux "moyens de transport dont ils manquaient.

Ce fut entre neuf et dix heures du soir, le 16 août 1689, le lendemain d'un jour de jeûne, que Henri Arnaud donna le signal du départ (22), en se jetant à genoux sur le rivage et en invoquant à haute voix le Dieu tout bon et tout puissant, qui, dans leurs détresses, était resté leur sauvegarde et leur espérance. Quinze bateaux démarrèrent portant sur leurs bords la majeure partie de la petite armée. Un coup de vent qui en écarta momentanément quelques-uns leur fit rencontrer un bateau de Genève qui leur amenait dix-huit des leurs. A peine arrivés au rivage opposé, les transports reprirent le large pour chercher ceux qui avaient dû attendre (23). Mais des quinze bateaux, trois seulement touchèrent encore dans la nuit au bois de Prangins et transportèrent un nouveau détachement sur la côte de Savoie (24). Les autres s'éclipsèrent. Par ce contre-temps, deux cents hommes restèrent sur la rive suisse. Il est à présumer que ce n'étaient pas les plus bouillants. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas armés. Arnaud regretta aussi l'absence d'une vingtaine d'hommes qui, relâchés trop tard à Morges où on les avait arrêtés, ne purent rejoindre. Tous ces hommes du moins regagnèrent leur asile dans les Cantons. Mais la perte la plus déplorable fut celle de cent vingt-deux braves, venant des Grisons, de Saint-Gall et du Wurtemberg. Ils furent arrêtés dans les petits Cantons (Papistes) sur la demande du comte de Govon, résident de Savoie, qui avait eu vent de leur voyage, et transférés dans les prisons de Turin d'où ils ne sortirent qu'à la paix. Les Vaudois domiciliés à Neuchâtel, partis le 16 seulement, manquèrent également au rendez-vous, ainsi que le capitaine Bourgeois (25) qui devait commander l'expédition (26).

(1) C'est le nombre indiqué dans la lettre du 19-29 mars 1687, adressée de Suisse au marquis de Saint-Thomas, ministre du duc à Turin. Archives de Berne, onglet C.

(2) Le voyage s'était fait en janvier et février 1687. Le duc n'avait vêtu que bien imparfaitement une faible partie d'entre eux.

(3) Arnaud, dit: « Les Genevois s'entrebattaient à qui emmènerait chez soi les plus misérables. »

(4) Un Vaudois, l'auteur de l'Histoire de la Persécution des Vallées du Piémont, imprimée à Rotterdam, en 1689, et auquel nous avons emprunté la plupart des détails précédents, exprime sa reconnaissance en ces termes : « C'est à l'égard des Vaudois aussi bien que des autres réfugiés que l'on peut dire que le pays de Suisse est un port assuré que la main de Dieu a formé pour garantir du naufrage ceux qui sont exposés aux flots de la persécution, »

(5) M. Louis du Thon, à Yverdon, fut chargé par leurs excellences de Berne de pourvoir aux transports.

(6) Il y avait parmi eux de nombreux Vaudois du Pragela, du Queyras et des autres vallées du haut Dauphiné.

(7) Lettre du 26 juillet 1698, signée au nom des Vaudois recueillis dans le territoire de Lenzbourg, par Daniel Forneron et Jean Jalla. (Archives de Berne, onglet D.)

(8) L'Angleterre gouvernée par un prince Papiste, Jacques II, qu'elle allait bientôt expulser, à cause de ses tentatives d'oppression religieuse, n'était point et ne pouvait pas être alors une protectrice efficace pour les Vaudois.

(9) Lettre du pasteur Bilderdeck aux Vaudois. (Voir Vallées Pittoresques, par BEATTIE ; Londres et Paris, 1838, p. 118.)

(10) Archives de Genève.

(11) L'un de la vallée de Saint-Martin, l'autre du Queyras, le troisième de celle de Pragela. Le fait que, sur les trois, deux étaient français, des vallées voisines de celles de nos amis, nous montre que le nombre des Protestants de ces vallées françaises de Pragela et du haut Dauphiné, qui avaient fui la persécution, était considérable. ils songeaient maintenant à s'établir dans les Vallées piémontaises.

(12) Dans les hautes Alpes, le pain se fait une fois l'an. On le durcit, il devient comme de la pierre et se conserve comme du biscuit.

(13) Ils avaient couru de grands dangers. On les avait arrêtés dans la Tarentaise. ils restèrent huit jours en prison ; mais ils eurent, enfin, le bonheur &être relâchés.

(14) Elle fait aujourd'hui partie du canton de Vaud.

(15) Ad utruinque paratus.

(16) Il était présent au poste de Saint-Germain où deux cents Vaudois firent une si belle défense.

(17) Le 5 mai, Joseph Monastère (Monastier ) était secouru par la commune de Château-d'Oex, où sa femme fit ses couches. (Archives de Château-d'Oex.)

(18) Baptiste Besson, de Saint-Jean.

(19) Le prince d'Orange passa en Angleterre, en novembre 1688, et fut couronné le 11 avril 1689.

(20) Cette contrée fait partie actuellement du canton de Vaud.

(21) Le 11 août 1689, au matin, le bailli de Lausanne, M. Sturler, fut averti que cent quatre-vingts Piémontais armés étaient arrivés à Vidy et s'y tenaient cachés en attendant de s'embarquer. Le major de Crousaz leur fut envoyé pour leur enjoindre de renoncer à leur entreprise et de s'en retourner chez eux. Le major fit retirer trois bateaux qui étaient déjà prêts. Les Piémontais furent irrités ; ils promirent toutefois de rebrousser chemin. - Le même bailli reçut à minuit la déposition de deux paysans de Romanel sur Lausanne, lesquels déclaraient qu'une troupe de cinq cents hommes, conduite par un officier à cheval, Marchant très-vite et en silence, avait passé près de leur village tirant du côté du lac. Il apprit par ses agents que quatre cents de ces voyageurs s'étaient embarqués sur des bateaux venus du côté de Genève. Le lendemain, il sut qu'ils s'étaient dirigés du côté de Nyon. Les autres avaient disparu.

À Morges, ville du bord du lac, à six heures de Nyon, c'est le 15 jour du jeûne, à l'heure du sermon du soir, c'est-à-dire, à une heure que le bailli de cette ville fut averti qu'un grand nombre de Plémontais se trouvaient dans les taillis au-dessous d'Allaman ; il monta aussitôt à cheval avec quelques personnes du lieu et fut s'assurer qu'il y avait là, en effet, environ trois cents hommes armés de bons fusils. Ils avouèrent l'intention de se rendre le soir au bois de Nyon. Le bailli en écrivit à celui de Nyon et voulut les arrêter, mais de cent qu'il crut avoir fait prisonniers il ne put en retenir que dix-sept. Non content de cet essai, il leva des milices et vint au bois de Nyon où il ne trouva personne. Il avait aussi fait séquestrer les bateaux.

Le bailli de Nyon, M. Steiger, qui, d'après les ordres qu'il avait reçus de Berne le mois précédent, avait défendu à tout batelier de conduire aucun Piémontais à Genève ou en Savoie, sous peine de la vie, fut averti, dès le 15 au soir, par le bailli de Morges, du mouvement qui s'effectuait.

Il mit un fort détachement de milices au pont de Promonthoux pour surveiller l'arrivée des détachements de Piémontais qu'on disait être dans un bois de châtaigniers sous Saint-Bonnet et Bursinel ou au bailli d'Allaman, et qu'on avait aussi aperçus près du gibet de Rolle. Cette garde fut renouvelée le lendemain, 16 août. On en mit aussi aux avenues du bois de Prangins. Le 15 au soir, puis surtout le 16, le bailli de Nyon fit avertir toutes les milices du bailliage, même celles de la montagne, avec ordre d'être le lendemain, 17 août, à cinq heures du matin sur la place d'armes de Nyon, pour aller de là faire prisonniers et désarmer tous les Piémontais qui se pourraient trouver dans le bois de chène (de Prangins). Mais, dans la nuit du 16 au 17, les Piémontais, connaissant les mesures prises, s'embarquèrent, quoiqu'ils ne fussent pas tous réunis.

Une lettre des syndics de Genève, du 15 août, annonce à leurs excellences que, la veille, soixante Vaudois étaient partis pour Nyon ou Lausanne, sur divers bateaux. ( Archives de Berne, onglet D. )

(22) Que les voies de Dieu sont impénétrables et difficiles à sonder ! Comment, au milieu d'un tel mouvement en sens opposé, est-il arrivé que les Vaudois, si contrariés, soient partis en nombre le plus convenable, selon toute apparence ! .....

(23) Au nombre de six à sept cents, si l'on s'en rapporte à la déclaration du secrétaire Baillival, qui venait de les surprendre et qui leur adressa force exhortations, reproches et menaces, pour les détourner de leur dessein. (Rapport du bailli de Nyon. Archives de Berne, onglet D.)

(24) Un des bateliers de Nyon, le nommé Signat, natif de Tonneins en Guienne, homme zélé pour la religion et réfugié, fut laissé sur le sol savoyard par les autres bateliers, tandis qu'il prenait congé de ses amis des Vallées. Ce fut en vain qu'il courut sur le rivage appelant ses camarades, ils emmenèrent son bateau. «Viens avec nous, lui dirent ses nouveaux amis, nous te donnerons une bonne maison, au lieu de ton petit bateau ; » et il partit avec eux.

(25) Le capitaine Bourgeois, d'Yverdon ou de Neuchâtel, officier de mérite, qui avait été prié par Arnaud de prendre le commandement de la petite armée vaudoise manqua au rendez-vous. Soupçonné de poltronnerie, il voulut se laver de cette injurieuse accusation et rejoindre Arnaud. Il rassembla mille Plémontais, Suisses et Français ( ceux-ci étaient les plus nombreux ), et passa le lac à Vevey, le 11 septembre de la même année. Il eut quelques succès en Chablais, mais il lui devint impossible de contenir sa troupe indisciplinée, qui se livra à la boisson et au pillage, au lieu de gagner du chemin. Parvenus en Faucigny, ils ne purent passer outre. Les troupes de Savoie gardaient tous les cols de montagne, tous les passages. Rejetés sur Genève et transportés sur le territoire suisse par des barques de cette ville, ils se dispersèrent. Le capitaine Bourgeois, arrêté par ordre de leurs excellences, fut condamné à mort, et eut la tête tranchée sur le port de Nyon, en mars 1690. « Il n'y eut pas d'yeux qui ne fussent baignés de larmes, sinon les siens, » dit un manuscrit. (Gruner, dans VULLIEMIN, Histoire de la Suisse, t. XIII.)

(26) Les sources ou nous avons puisé, pour ce qui précède, sont : les archives de Berne, de Vaud et de Genève. - L'Histoire de la Rentrée des Vaudois, par Arnaud, dont il y a deux éditions, l'une très-rare de 1710, l'autre imprimée à Neuchâtel, en 1815. (DIETERICI, die Waldenser (les Vaudois). Berlin, 1831.)

CHAPITRE XXV. (suite 1)
LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690)
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Les Vaudois, traversent le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées. - Difficulté de la situation, mesure cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs, puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. - Désertions. - Forcés successivement se réfugient à la Balsille. - Attaqués en vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. - Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.

Neuf cents hommes avaient effectué le passage du lac, troupe bien petite pour tenter de se frayer un chemin au travers de populations mal disposées et de soldats par milliers, retranchés derrière les courants d'eau ou dans de fortes positions; troupe, au contraire, bien trop nombreuse pour le peu d'aliments qu'elle trouvera dans les lieux écartés où elle va se jeter; foule inhabile, formée de gens de tout âge, endurcis, il est vrai, par le travail, mais étrangers encore à la discipline et aux manœuvres militaires. Que deviendra-t-elle, exposée comme elle va l'être à des privations et à des fatigues incessantes, à la brûlante chaleur durant le jour et au froid glacé des nuits, sans abris le plus souvent, par la pluie, dans des contrées inhospitalières, dans des gorges profondes, au sein des abîmes, ou sur des rocs voisins des neiges éternelles. Ils savent tout cela, ces héritiers du nom vaudois, de la gloire et des souffrances de leurs pères. Seuls maintenant sur la grève du lac qu'ils viennent de traverser, ils touchent de leurs pieds la terre qu'ils vont baigner de leur sueur et de leur sang. Aucune illusion ne les trompe. La dure réalité avec ses dangers et ses privations est là devant leurs yeux, sévère comme la vérité. Mais aucun ne recule, nul ne s'effraie. L'amour de la patrie les enflamme, l'espérance du retour aux lieux qui les ont vus naître, où de temps immémorial leurs pères ont tenu haut élevé l'étendard de la vérité qui est en Jésus-Christ, les anime d'une confiance inébranlable. Le prix du combat leur parait digne des plus grands sacrifices. C'est une patrie terrestre, au souvenir de laquelle ils rattachent leur foi et leur espérance du salut, par une association (ridées facile à expliquer chez des hommes pleins des traditions religieuses de leurs ancêtres. En partant, les armes à la main, pour la reconquérir, leur cœur est à l'aise; car leur cause est juste. lis ne réclament rien que ce dont ils ont été privés par la ruse et par la violence (1). Israël dut aussi autrefois saisir l'épée et le bouclier pour soutenir son droit à la possession de la Terre-Sainte. Et eux, les fils des Vaudois, auraient-ils pu abandonner sans remords et, sans combat, leurs droits sur la terre des martyrs, leurs ancêtres, sur leur héritage incontestable? Leur présence sur la côte de Savoie, à l'entrée des états de leur prince, est leur réponse, Et, quant aux moyens d'exécution, ils souhaitent de n'en employer que de paisibles. Leurs armes ne sont tirées que pour leur défense, si on les attaque, ou si l'on s'oppose à leur passage. Ils désirent rester sous le regard Au Dieu juste juge, et sous sa sainte protection. Ils espèrent pouvoir répéter dans leur marche et dans toute rencontre, comme les enfants d'Israël : L'Éternel est notre étendard.

C'est entre Nernier et Yvoire, deux bourgs du Chablais, vis-à-vis du bois de Prangins, que Arnaud, le premier, descendit de son frêle esquif avec quatorze compagnons. Poser des sentinelles à toutes les avenues, mettre sa troupe en ordre à mesure qu'elle débarquait, furent ses premiers soins. Il divisa ensuite ses neuf cents hommes en vingt compagnies, dont six étaient composées de Français du Dauphiné (2), voisin des Vallées, et du Languedoc, treize autres de différentes communautés vaudoises (3), et une dernière de volontaires qui n'avaient pas voulu faire partie des précédentes. On en forma trois corps : une avant-garde, le centre, et l'arrière-garde, selon la tactique des troupes réglées, qui fut toujours observée par les Vaudois dans leurs marches.

Deux ministres, outre Arnaud, étaient avec la petite armée, Cyrus Chyon, ci-devant pasteur de Pont-à-Royans, en Dauphiné, et Montoux, du val Pragela. Le premier, Chyon, ne suivit pas longtemps l'expédition ; s'étant rendu avec trop de confiance au premier village (4), pour y obtenir un guide, il fut fait prisonnier et conduit à Chambéry, où il demeura jusqu'à la paix.

La troupe, une fois organisée et en mesure de se défendre, si l'ennemi paraissait, fléchit le genou devant le Seigneur de qui dépendait le succès de l'entreprise, et invoqua avec ardeur son secours tout-puissant. Puis, elle se mit en route dans la direction du sud pour franchir le petit chaînon de montagnes qui sépare le Chablais du Faucigny. Yvoire, menacé, ouvrit ses portes et donna libre passage. Les villages qu'on traversa ne songèrent pas seulement à résister. Quelques gentilshommes, ainsi que des magistrats subalternes, de la personne desquels on s'assura, comme otages, durent suivre et même servir de guides jusqu'à ce que d'autres les remplaçassent. Toutefois, ces mesures de rigueur se firent avec tant de ménagements, la discipline de l'armée fut si sévère que la première crainte des habitants de la plaine qu'on traversait se dissipa, et qu'on vit les paysans avec leurs curés s'approcher, regarder tranquillement défiler la troupe, et la saluer même en disant : Dieu vous accompagne! Le curé de Filly leur ouvrit sa cave, et les fit rafraîchir sans vouloir aucun argent.

Mais bientôt, en gravissant la montagne par le sentier qui conduit à Boëge sur la Menoge, en Faucigny, la rencontre qu'ils firent de gentilshommes que, malgré leur ton menaçant, ils firent prisonniers, puis de deux cents paysans armés, sous le commandement du châtelain de Boëge et d'un maréchal-des-logis, dont la résistance fut nulle, leur montra néanmoins la nécessité de prévenir les populations. Ils comprirent que, si la prise d'armes devenait générale, l'expédition courrait de grands dangers. On usa donc d'un petit stratagème : on fit écrire de Boëge par un des gentilshommes, gardés comme Mages, la lettre suivante :

« Ces messieurs sont arrivés ici au nombre de deux mille; ils nous ont priés de les accompagner, afin de pouvoir rendre compte de leur conduite, et nous pouvons vous assurer qu'elle est toute modérée; ils paient tout ce qu'ils prennent et ne demandent que le passage. Ainsi, nous vous prions de ne point faire sonner le tocsin, de ne point faire battre la caisse et de faire retirer votre monde, au cas qu'il soit sous les armes. »

Cette lettre signée par tous les gentilshommes et envoyée à la ville de Viû, en Faucigny, où l'on arriva à l'entrée de la nuit, fit un assez bon effet; et déjà sur la route on ne trouva plus de résistance; au contraire, on rencontra partout de l'empressement à fournir ce qu'on demandait, jusqu'à des montures et des voitures. Une lettre semblable à la première, envoyée à Saint-Joyre, y prépara une bonne réception à nos voyageurs harassés de fatigue. Toutefois, pour gagner du chemin, ils passèrent outre. Ce ne fut qu'à minuit qu'ils s'arrêtèrent en rase campagne, et se délassèrent un peut malgré la pluie.

La seconde journée ne se passa pas aussi paisiblement. Cluse, ville fermée, barrait le passage étroit entre la montagne au nord et l'Arve impétueuse au midi. Les habitants en armes bordaient les fossés, les montagnards accouraient vociférant des injures. La fermeté des Vaudois, résolus à forcer le passage, et l'intervention des otages qui craignaient pour leur vie, amenèrent une capitulation. Lès portes s'ouvrirent et des Vivres furent vendus. La petite armée continuant sa route au midi, en suivant le bord oriental de l'Arve, au pied de montagnes rapprochées, des pentes desquelles on aurait pu l'écraser, en roulant des fragments de rocs, arriva par Maglan au grand pont de Saint-Martin, vis-à-vis de Salenche. De très-loin déjà elle avait vu, sur l'autre rive, un cavalier courant à bride abattue, et en avait conclu qu'il allait jeter l'alarme dans la ville, chef-lieu du Faucigny. Arrivée à cent pas d'un grand pont de bois, flanqué de plusieurs maisons et facile à défendre, elle s'était arrêtée et rangée en pelotons serrés pour l'attaque. Mais, fidèle à la règle qu'elle s'était faite de n'arracher par la force que ce qu'elle n'obtiendrait pas de gré, elle fit demander le passage sur le pont et par la ville. Le conseil de ville, évitant de répondre avec précision, avait gagné du temps et réuni six cents hommes. À la vue de ces derniers, les Vaudois comprirent ce qu'ils avaient à faire ; et en un clin-d'oeil, ils eurent traversé le pont et rangé leur troupe en bataille. Leurs antagonistes se retirant derrière les haies sans faire feu, nos guerriers de deux jours les laissèrent en paix à leur tour, reprirent leur marche, et, quittant la vallée de l'Arve pour se jeter dans une gorge qui s'ouvre au midi de Salenche, ils vinrent passer la nuit au Cablau, où ils manquèrent de nourriture suffisante, et où ils purent à peine sécher quelque peu leurs vêtements percés par la pluie qui n'avait pas cessé de tomber depuis la nuit précédente. Toutefois, ces pauvres gens bénissaient Dieu de leur avoir fait traverser heureusement, sans combat et sans perte d'hommes, des ponts et des défilés où quelques défenseurs courageux auraient pu leur faire, un mal irréparable, et de leur accorder une nuit paisible après tant de fatigues et d'angoisses.

Le repos leur était bien nécessaire ; car ils allaient se trouver en face de difficultés matérielles, dont la perspective seule pouvait abattre le courage d'un homme frais et dispos, combien plus celui d'hommes qui, depuis un grand nombre de nuits et de jours, n'avaient connu d'autre repos ni d'autre sommeil que, celui dont ils avaient pu jouir dans leurs courtes haltes, exposés aux injures de l'air, et ces dernières dix-huit heures à la pluie, sans parler des inquiétudes qui tenaient incessamment leurs paupières ouvertes. Maintenant, ils sont arrivés au pied des géants des Alpes, de ces masses séculaires, qui bravent les vents et les nuages, dont la tête déchirée s'est ceinte de neiges éternelles, et dont les flancs en précipices n'offrent que çà et là, dans leurs déchirures ou dans leurs escarpements accidentés, quelques sentiers dangereux, par lesquels le voyageur ne s'avance pas sans trouble. C'est sur les flancs du roi des montagnes européennes, du majestueux Mont-Blanc; c'est sur les plis ondulés de son manteau de forêts, et de rochers surmontés de neiges argentées, échancrés par les glaciers éblouissants et par les torrents qui s'en échappent en cascades, que les Vaudois portent leurs pas, non pour admirer les merveilles de Dieu, ni pour récréer leur cœur par un spectacle sublime, mais pour fuir les cités et les hommes, pour y respirer en liberté, en suivant rapidement leur chemin, comme le chamois de roc en roc sur les cimes au-dessus d'eux, ou comme l'aigle qui plane sur leurs têtes. Ils sont parvenus à la place où les Alpes, à l'occident du Mont-Blanc, changent de direction tout-à-coup par un angle Obtus, et, cessant de s'étendre à l'ouest, descendent au sud en zigzag. De nombreuses vallées s'étendent à leur base, séparées les unes des autres par les chaînons latéraux de la chaîne principale. C'est sur ces nombreux chaînons, que, du fond de ces vallées, il faut que nos neuf cents voyageurs s'élèvent pour redescendre bientôt après dans la vallée opposée. Ce labeur fatigant sera leur tâche journalière, pendant huit jours, un seul excepté. Souvent, c'est à peine s'ils trouveront autre chose pour les soutenir que le lait avec les fromages des chalets et Peau glacée des montagnes. La pluie battra fréquemment leur dos courbé par la fatigue, et leurs pieds souffrants glisseront plusieurs fois d'un jour sur les neiges et dans les ravins pierreux. Nous ne raconterons pas en détail leurs souffrances; elles fatigueraient le lecteur. Qu'il nous suffise d'en donner une idée, tout en indiquant la route qu'ils suivirent.

De Cablau, dans les montagnes au midi de Salenche, la petite armée remonta la vallée de Mégève, au pied du Mont-Joli, qui la limite à l'orient et la sépare de celle de Mont-Joie ou de Bonnant, et après avoir passé un premier col, où elle se restaura dans des chalets, elle descendit dans le vallon de Haute-Luce, pour gravir ensuite sur la gauche, à l'orient, une montagne escarpée, dont l'aspect inspire l'effroi, mais qu'on ne peut éviter de franchir, si l'on veut entrer dans la vallée de Bonnant pour traverser ensuite le col du Bonhomme, comme c'était le dessein de nos voyageurs. À la vue de cette horrible montagne (5), qui s'élevait à l'orient et qu'ils devaient franchir, le courage faillit manquer à plusieurs. À diverses places le chemin était taillé dans le roc; il fallait monter et descendre, comme si c'eut été par une échelle suspendue sur des précipices. « Arnaud, dit l'auteur de la Glorieuse Rentrée (6), ce zélé et fameux conducteur de ce petit troupeau, ramena, par ses saintes et bonnes exhortations, le courage de ceux qui le suivaient. » Mais ce n'était pas tout, la descente fut encore plus pénible et plus dangereuse que l'ascension. Pour la faire, ils durent être presque toujours assis, et en se glissant comme dans un précipice, sans autre clarté que celle que reflétaient les neiges et les glaciers du Mont-Blanc qu'ils avaient en face (7). Ce ne fut que tard, dans la nuit, qu'ils arrivèrent à des cabanes de bergers , dans un lieu profond comme un abîme, désert et froid, où ils ne purent faire du feu qu'en découvrant les toits pour en prendre les bois, ce qui, en revanche, les exposa à la pluie qui dura toute la nuit. Tant de souffrances déterminèrent le capitaine Chien, d'une des six compagnies françaises, à déserter en emmenant un cheval. Il était d'une constitution délicate.

Le quatrième jour, la petite armée passa le col du Bonhomme qui sépare la province du Faucigny de celle de Tarentaise, le bassin de l'Arve de celui de l'Isère. Elle gravit la montagne, ayant de la neige jusqu'aux genoux et la pluie sur le dos. Elle n'était pas non plus sans crainte de se voir disputer le passage; car elle savait que l'année précédente, ait bruit de leurs premières entreprises, on avait construit dans ces lieux des fortins et des retranchements avec des embrasures et des couverts, dans mie position si avantageuse, que trente personnes auraient suffi, diront nos amis en les voyant, pour les arrêter et les détruire. Ils louèrent Dieu de bien bon cœur de ce que tous ces ouvrages avaient été abandonnés. Des hauteurs du Bonhomme, ils descendirent dans la vallée de la Versois, où leur air résolu imposa aux paysans rassemblés sous le commandement de leur seigneur pour s'opposer au passage. Arrivés sur le soir à Sey, sur l'Isère, et s'y étant pourvus de vivres en abondance, ils campèrent non loin de là.

La cinquième journée, passée à remonter l'Isère, n'eut rien de remarquable, si ce n'est peut-être le trop d'empressement que des messieurs du bourg de Sainte-Foi mirent à les vouloir retenir et héberger, politesse qui les rendit suspects et qui leur procurait l'avantage de faire route de compagnie avec les autres, otages. Le nombre de ceux-ci était assez considérable; mais leur sort n'était pas tellement triste qu'ils ne répétassent avec bonne humeur leur refrain accoutumé, quand ils voyaient quelque personnage important s'approcher trop : Encore un bel oiseau pour notre cage. Ce soir-là, pour la première fois, depuis huit jours et huit nuits, Arnaud, et Montoux, son collègue, furent logés, soupèrent et reposèrent en paix trois heures.

Le jour suivant, ils. gravirent le Mont-Iséran, où l'Isère prend sa source. Des bergers, qui les régalèrent de laitage sur ces Alpes couvertes de bétail, les avertirent qu'au-delà du Mont-Cenis des troupes exercées les attendaient de pied ferme. Cette nouvelle, loin de les alarmer, les enflamma de courage. Car, sachant que l'issue des combats dépendait de Dieu, pour la gloire duquel ils avaient pris les armes, ils ne doutaient pas qu'il ne leur ouvrit le passage partout où on prétendrait le leur fermer.

Parvenue la veille dans la Maurienne, la petite armée gravit, au septième jour, le Mont-Cenis, où elle enleva tous les chevaux de poste, pour que la nouvelle de son arrivée ne fût pas transmise trop rapidement. Une petite division fit aussi main basse sur des mulets chargés des bagages du nonce en France, cardinal Ange Ranuzzi, qui retournait en Italie. Mais les muletiers ayant porté plainte aux officiers, ceux-ci firent restituer tout ce butin. Une montre seulement échappa aux recherches (8). Ayant terminé cette affaire, l'armée prit la route du petit Mont-Cenis, laissant la plus fréquentée sur la gauche, et descendit par le col de la Clairée (9) dans la vallée du Jaillon, après s'être égarée, sur la neige dont la terre était couverte, et dans le brouillard» Plusieurs passèrent misérablement la nuit dans les bois. Le gros de, la troupe n'eut sur eux d'autre avantage que de se réchauffer et se sécher autour de quelques feux.

Quand, de la vallée du Jaillon, le huitième jour, les Vaudois voulurent pousser sur Chaumont où ils espéraient passer la Doire (Doria Riparia), à une lieue au-dessus de Suse, et que, dans ce but, ils cherchaient à déboucher de l'étroite vallée où ils avaient passé la nuit, ils trouvèrent l'ennemi maître des hauteurs. Une partie de la garnison française d'Exiles, et un grand nombre de paysans, occupaient un poste avantageux qui dominait le sentier par où il fallait passer. Le capitaine Pelenc, envoyé pour traiter, ayant été retenu prisonnier, l'avant-garde forte de cent hommes s'avança ; mais, bientôt repoussée par une grêle de balles, de grenades et de débris de rochers, elle passa à gué le Jaillon et défila. par la rive droite, protégée par un bois de châtaigniers. Cependant, l'examen des lieux inspirant quelques craintes, quant au succès ultérieur, on décida de regagner les hauteurs d'où l'on était descendu. Ce parti extrême jeta les otages dans le désespoir, harassés de fatigue comme ils l'étaient. Mettez-nous plutôt à mort, s'écriaient-ils. On en laissa plusieurs en arrière. Les Vaudois eux-mêmes ne s'en tirèrent qu'avec peine. Une quarantaine d'hommes s'égarèrent, entre autres les capitaines français Lucas et Privat dont on n'a plus entendu parler, et deux bons chirurgiens, Jean Malanot pris par les Piémontais (10), puis conduit dans les prisons de Turin, et Jean Muston pris par les Français et conduit sur les galères de cette nation où il est resté jusqu'à sa mort. En remontant le col de Clairée, les trompettes sonnèrent longtemps pour rassembler les égarés, et indiquer à tous la direction. On attendit même deux bonnes heures. Puis on se remit en route, pressé par le temps, quoiqu'il manquât encore beaucoup de monde.

Du sommet de la montagne où la petite armée évita une rencontre avec deux cents soldats de la garnison française d'Exiles, elle se dirigea par le col de Touille, à l'ouest, contre Oulx, situé aussi dans la vallée de la Doire, mais plusieurs lieues au-dessus de Suse. L'intention d'Arnaud était de passer la rivière au pont de Salabertrand, entre Exiles et Oulx. La nuit les avait déjà surpris qu'ils étaient encore dans la montagne. Près d'un village, à une lieue du pont qu'ils espéraient forcer, un paysan auquel ils demandèrent si l'on pourrait y avoir des vivres, en payant, répondit d'un ton glacial :

«Allez, on vous donnera tout ce que vous voulez, et on vous prépare un bon souper. »

Ces mots leur partirent menaçants. Mais il n'était plus temps d'hésiter. Après s'être restauré dans le village, on se remit en marche, et à une demi-lieue du pont, on découvrit devant soi, dans la vallée, jusqu'à trente-six feux, indice d'un campement assez considérable. Un quart-d'heure après, l'avant-garde donna sur un poste avancé.

Chacun reconnaissant alors que l'heure critique, de laquelle dépendait le succès ou la ruine de l'expédition, était venue, écouta avec recueillement la prière; puis, à la faveur de la nuit, on s'avança jusqu'au pont. Au cri de: Qui vive ! on répondit, ami, réponse suspecte à laquelle l'ennemi ne répliqua que par les cris de tue! tue! et par un feu épouvantable pendant un quart-d'heure, qui ne fit cependant aucun mal, Arnaud ayant ait premier coup ordonné de se coucher à terre. Mais une division d'ennemis qui avait suivi les Vaudois, les ayant pris à dos, ils se trouvèrent ainsi entre deux feux. Dans ce moment redoutable, quelques-uns comprenant qu'il fallait tout hasarder, crièrent : Courage! le pont est gagné! À ces mots, les Vaudois se jetant à corps perdu, le sabre à la main et la baïonnette au fusil, sur le passage désigné à leur valeur, l'emportèrent, et attaquant, tête baissée, les retranchements, ils les forcèrent du même coup. Ils poursuivirent les ennemis jusqu'à les saisir par les cheveux. La victoire fut si complète, que le marquis de Larrey qui commandait les Français, et qui lui-même fut blessé au bras, s'écria : Est-il possible que je perde le combat et l'honneur!

En effet, deux mille et cinq cents soldats bien retranchés; savoir, quinze compagnies de troupes réglées et onze de milices, sans compter des paysans et les troupes qui avaient pris les Vaudois à dos, avaient été défaits par huit cents hommes, exténués de fatigue, aussi bien que novices dans l'art de la guerre. La main de Dieu avait fait cela. Les Vaudois n'eurent que dix ou douze blessés et quatorze ou quinze tués. Les Français avouèrent une perte de douze capitaines, de plusieurs autres officiers et d'environ six cents soldats. Ce combat fut avantageux aux otages qui en profitèrent presque tous pour s'évader. De trente-neuf il n'en resta que six des plus anciens.

La lune s'était levée, les ennemis avaient disparu. Les Vaudois se pourvurent de munitions de guerre et firent du butin. Ils auraient bien désiré de se reposer, mais la prudence parlait pour le départ Arnaud l'ordonna. Après avoir jeté dans la Doire une partie de ce qu'on ne pouvait emporter, on rassembla ce qui restait de poudre, et en partant on y fit mettre le feu. Au fracas épouvantable qui suivit et qui retentit au loin dans les montagnes, se joignit le son des trompettes vaudoises et les acclamations des vainqueurs, jetant leurs chapeaux en l'air en signe d'allégresse et s'écriant: « Grâces soient rendues à l'Éternel des armées qui nous a donné la victoire sur tous nos ennemis! »

Mais si la joie était grande, la fatigue l'était aussi, et elle devint bientôt telle que la plupart tombaient de sommeil. Et cependant il fallait avancer et monter, si possible, la montagne de Sci qui les séparait du Pragela, pour éviter d'être surpris le lendemain par toutes les forces que l'ennemi avait dans la vallée de la Doire. Mais, quelque soin que l'arrière-garde mit à réveiller les dormeurs et à les faire marcher, quatre-vingts hommes restèrent en route et furent faits prisonniers; perte qui, jointe aux quarante égarés dans les ravins du Jaillon, affecta vivement la petite armée, si heureuse d'ailleurs d'avoir obtenu d'aussi grands succès.

Le lendemain, neuvième jour depuis leur départ, était un dimanche. L'aurore parut, comme ils atteignaient le haut de Sci, et quand tous eurent rejoint, Arnaud, le coeur ému, leur fit remarquer dans l'éloignement les cimes de leurs montagnes. Une seule vallée les en séparait, celle de Pragela ou du Cluson jadis amie, toute peuplée de Vaudois dans les temps peu reculés, longtemps unie à celles du Piémont par des alliances, par une organisation ecclésiastique semblable et par un synode commun. Elle avait été naguère encore un lieu de refuge pour eux dans la persécution de 1655. Elle l'eût été encore aujourd'hui, si le grand roi, le roi très-chrétien, n'en eût fait disparaître, depuis quelques années, tous les évangéliques par l'émigration ou l'abjuration. Ce ne fut donc point dans le temple d'aucun de ces villages, autrefois évangéliques, que nos voyageurs purent rendre grâces à Dieu des témoignages nombreux de son infinie miséricorde, ce fut sur le Sci solitaire, sous la voûte des cieux, dans l'enceinte du vaste horizon de montagnes éclairées par les rayons éblouissants du soleil levant. C'est là que le conducteur de ce petit peuple, Arnaud, à genoux comme tous ceux qui l'entouraient, s'humilia avec eux devant l'Éternel et l'adora, en le bénissant pour ses délivrances. Tous, après avoir confessé leurs péchés, regardèrent avec confiance à Dieu, l'auteur de leur salut, et se relevèrent pleins d'un nouveau courage. Quelques heures après, ils passaient le Cluson, se reposaient à la Traverse et allaient coucher au village de Jaussaud, au pied du col du Pis.

La dixième journée s'écoula pour nos voyageurs dans les gorges de montagnes qui unissent la vallée de Pragela à celle de Saint-Martin. Un détachement de soldats piémontais qui gardait le col du Pis prit la fuite, à la vue de notre bande intrépide. Celle-ci, contrainte par les privations à pourvoir aux besoins du moment présent ainsi qu'à ceux de l'avenir, se crut autorisée à capturer un troupeau de six cents moutons qui paissaient sur sa route; elle en restitua toutefois un petit nombre contre quelque argent. Les autres, égorgés le lendemain et mangés sans pain, furent pour elle un régal et un réconfort.

Ce fût le mardi 27 août 1689, que la vaillante troupe, qui avait traversé le lac Léman, onze jours auparavant, et surmonté avec constance et abnégation des obstacles immenses, mit le pied dans le premier village vaudois, la Balsille, à l'extrémité nord-ouest de la vallée de Saint-Martin. Moment solennel! unissant de doux et de douloureux souvenirs du passé aux craintes et aux inquiétudes de l'avenir. Tout leur rappelle des jours heureux qui ne sont plus, qui renaîtront peut-être. Mais, quelle que soit l'issue de leur entreprise hardie, tout leur annonce que, pour un temps long encore, les privations et une lutte à mort les attendent. Ils le, savent, ils s'y sont préparés. La déroute du Jaillon, le glorieux fait d'armes du pont de Salabertrand, et l'épuisement joint au sommeil lors de la montée du Sci, leur ont enlevé près de cent cinquante hommes. Plusieurs blessés au passage de la Doire sont restés en arrière sur la terre de France; des traîtres et des recherches minutieuses les livreront à la vengeance du roi. Enfin, la désertion a enlevé à l'armée pendant la dernière nuit vingt de ses défenseurs (11). Nos héroïques montagnards se trouvent donc réduits au minime chiffre d'environ sept cents, alors que les plus rudes combats contre des milliers de soldats disciplinés les attendent.

Il est important de se faire une juste idée de leur situation, rendue si critique par leur petit nombre, pour pardonner aux Vaudois une mesure cruelle que l'instinct de la conservation leur arracha. l'impossibilité de garder en lieu sûr les prisonniers, ainsi que l'impérieuse nécessité de cacher cependant aux ennemis leurs marches et leur faiblesse numérique, les contraignirent à n'accorder aucun quartier aux malheureux soldats ou paysans que les événements de la guerre jetaient au milieu de leurs bandes armées. Ce fut sur Palpe (12) du Pis que commença la première exécution. Six soldats des gardes de son altesse royale furent mis à mort (13). À la Balsille, quarante-six miliciens de Cavour, outre deux paysans apostats, furent conduits deux à deux sur le pont de la Germanasque, exécutés, puis jetés dans les ondes tourbillonnantes. Disons cependant que, dès-lors, l'armée ne sévit jamais contre des prisonniers aussi nombreux, et que des guides, des paysans suspects ou apostats, des militaires détachés, furent seuls victimes de cette terrible loi.

Du vallon septentrional, dont le village de la Balsille occupe l'extrémité occidentale, Arnaud, avec sa troupe, se rendit en descendant d'abord le long du torrent jusqu'à Macel, dans une autre partie de la vallée supérieure de Saint-Martin, dans le vallon de Prali (ou des Prals), qui touche à la France au couchant, et qui se réunit à l'orient au précédent, au-dessus du Perrier, pour ne plus former, jusqu'au Pemaret, qu'un profond sillon traversé par la Germanasque, avec quelques échancrures sur les deux rives. La petite armée, pour plus de sécurité et pour mieux explorer la contrée, se divisa en deux corps, dont l'un passa par la montagne à Rodoret, et l'autre à Fontaine par le bas de la vallée.

Nulle part on ne rencontra des soldats, mais seulement quelques Savoyards, nouveaux habitants, sur lesquels on fit main basse. Parvenus au hameau des Guigou, ils eurent la joie de trouver encore debout le temple des Prals. Ils en arrachèrent les ornements qu'y avait attachés la superstition. Puis les sept cents guerriers, déposant leurs armes et se pressant dans l'enceinte et devant le portail, entonnèrent le psaume LXXIV qui commence ainsi :

Faut-il, ô Dieu, que nous soyons épars ?
Et que sans fin, ta colère enflammée
Jette sur nous une épaisse fumée ?
Sur nous, Seigneur, le troupeau de tes parcs, etc.

Ils chantèrent aussi le psaume CXXIX :

Dès ma jeunesse, ils m'ont fait mille maux
Dès ma jeunesse, Israël le peut dire,
Mes ennemis m'ont livré mille assauts:
Jamais pourtant ils n'ont pu me détruire, etc.

Pour se faire entendre, tant de ceux qui étaient au-dedans que de ceux qui étaient au-dehors, Arnaud monta sur un banc, placé dans le vide de la porte, et prit pour texte de ses instructions quelques versets de ce dernier cantique.

À la vue de ce temple, à l'ouïe de ces chants sacrés et de cette prédication d'un serviteur de Dieu environné de dangers, plusieurs se souvinrent du, dernier pasteur qui eut prêché en ces lieux, du bienheureux Leydet, surpris par les Papistes comme il chantait des psaumes sous un rocher, et qui mourut martyr, en 1686, en confessant le nom du Sauveur. Tout ici, le présent et le passé, s'unissaient pour donner à l'assemblée une émotion profonde et pour lui faire chercher en haut le secours dont elle éprouvait le besoin.

S'étant assurés que les villages supérieurs de la vallée de Saint-Martin, à peine habités par un petit nombre de Papistes, étaient dégarnis de troupes, nos conquérants du sol natal se hâtèrent de passer dans la vallée de Luserne par le col de Giulian (ou Julian), qu'ils trouvèrent occupé par deux cents soldats des gardes. Les attaquer malgré leurs bravades (14), les forcer dans leurs retranchements, les mettre en fuite, fut l'affaire d'un instant. Cette action coûta la vie à un seul Vaudois. Les fuyards y perdirent leurs munitions, leurs provisions et leur bagage; butin agréable aux vainqueurs, qui leur tuèrent encore trente et un hommes en les poursuivant. Des montagnes, la petite armée, se précipitant dans la large vallée de Luserne, surprit Bobbi qui en occupe le fond et en chassa les nouveaux habitants. Puis passant, pour un jour, des fatigues de la marche et des luttes armées aux séances paisibles, elle se transforma en assemblée religieuse, écoutant avec recueillement les exhortations d'un de ses pasteurs, M. Montoux, ou en conseil national, délibérant sur ses intérêts et s'imposant à soi-même des lois, garantie d'ordre et de justice. Un serment d'union et de fidélité à la cause commune, à celle de leur rétablissement dans les héritages de leurs pères avec l'usage de leur sainte religion, fut prêté devant la face du Dieu vivant par les pasteurs, capitaines et autres officiers à tous ceux de la troupe, et par ceux-ci aux premiers. On jura également de mettre en commun le butin, de respecter le nom de Dieu, et de travailler à retirer leurs frères des liens de la cruelle Babylone. Quatre trésoriers et deux secrétaires furent préposés sur le butin, un major (15) et un aide-major établis sur les compagnies.

Le grand bourg du Villar, au milieu de la vallée de Luserne, fut attaqué comme Bobbi l'avait été; et, d'abord, les ennemis s'enfuirent, les uns dans le val Guichard, sur la rive droite du Pélice, les autres dans le couvent où ils furent serrés de près. Mais un renfort considérable de troupes régulières étant monté à leur secours, les Vaudois se virent forcés de battre en retraite sur Bobbi, et même quatre-vingts des leurs n'échappèrent qu'en se dispersant pour se rejoindre loin du corps principal, sur le Vandalin, limite des Alpes d'Angrogne. Montoux, le second pasteur, séparé des siens dans le trouble d'un pareil moment, fut entouré par les ennemis, puis conduit dans les prisons de Turin, où il resta jusqu'à la paix. Arnaud se crut perdu trois fois; trois fois, il se mit en prière avec six des siens, et trois fois Dieu éloigna le coup fatal. Enfin ce chef, dont la vie était si précieuse, atteignit la cime sur laquelle les quatre-vingts avaient fait halte.

Cette défaite changea la situation. Les huit premiers jours de leur rentrée, les Vaudois, prenant l'offensive, avaient battu successivement tous les corps qui s'étaient trouvés sur leur chemin. Désormais, ils n'attaqueront plus que rarement et seulement des convois, des postes avancés, des colonnes détachées. Réduits à la défensive, ils se retrancheront dans les retraites des montagnes, d'un abord difficile, dans des forteresses naturelles aisées à défendre, tandis que leurs détachements battront la campagne pour se procurer quelques vivres. C'est sur les pentes de leurs monts, au centre de leurs verdoyants pâturages, jadis peuplés de leurs troupeaux, maintenant solitaires, qu'ils vendront chèrement leur vie. Décidés, du moins, à mourir dans leur héritage, sur leur sol veuf et désolé, ils ne poseront leurs armes qu'avec le dernier soupir, ou à la paix, si leur prince leur en offre une honorable.

Abandonnant donc l'espérance de se maintenir dans leurs anciens villages de la riche vallée de Luserne, renonçant même à la possession du Villar et de Bobbi, les Vaudois se retirèrent sur les hauteurs de ce dernier endroit, aux granges du Serre-de-Cruel, localité naturellement forte où ils portèrent leurs malades et leurs blessés. Les quatre-vingts qui s'étaient réfugiés dans les Alpes d'Angrogne, ayant reçu du renfort, formèrent une brigade active et alerte, qui tint constamment la campagne, explora les hameaux et les villages de ce vallon, y livra plusieurs combats, entre autres un près de la Vachère et du mont Cervin. Dans ce dernier, ils tinrent tête à six cents hommes, leur en tuèrent cent et n'en perdirent eux-mêmes que quatre. Mais leurs privations étaient grandes. Plus d'une fois, ils n'eurent pour aliment que des fruits sauvages. Vingt-neuf hommes revinrent un soir n'apportant qu'un pain de noix dont ils durent se contenter. Un détachement qui rejoignit le camp volant, avant le combat qu'on vient de mentionner, avait passé deux jours sans rien manger; encore ne put-on donner à chacun pour le réconforter qu'un morceau de pain à peine gros comme la paume de la main. Le soir de ce même jour, tous ces hommes réfugiés dans les rochers près d'un petit hameau, nommé Turin, (16), s'estimèrent heureux de se nourrir de choux crus qu'ils n'osèrent cuire au feu par crainte d'être découverts. Le lendemain au Crouzet, aussi dans le val Saint-Martin, ils n'eurent pour apaiser leur faim et reprendre des forces qu'une soupe faite avec des choux, des pois et des poireaux, sans sel, sans graisse et sans aucun assaisonnement, ce qui ne les empêcha pas de la manger avec grand appétit.

(1) Qu'on ne dise point que la cour de Turin avait tenu les promesses faites par elle aux Vaudois, lorsque MM. de Muralt, députés des Cantons évangéliques, négociaient les conditions de l'émigration, ni celles que le prince Gabriel de Savoie avait faites au nom du duc, son neveu, pour engager les Vaudois, non encore vaincus, à poser les armes.

(2), Savoir, du val Cluson ou Pragela, du Queyras, de l'Embrunois, etc. Leurs capitainesse nommaient Martin, Privat, Lucas, Turel, Fonfrède et Chien.

(3) Angrogne eut trois compagnies et pour capitaines, Laurent Buffa, Étienne Frasche et Michel Bertin; - Saint-Jean deux, sous les capitaines Bellion et Besson; - la Tour une, sous Jean Frasche; - Villar une, sous Paul Pelenc ; - Bobbi deux, sous les capitaines Martinat et Mondon ; - Prarustin une, sous Daniel Odin ; - Saint-Germain et Pramol une, 80 us le capitaine Robert; - Macel une, sous Philippe Tron-Poulat; Prali une, sous le capitaine Peyrot.

(4) À Nernier probablement.

(5) Que l'auteur de la Rentrée appelle montagne de Haute-Luce, du nom du village qui est à ses pieds, mais qui est, sans doute, ou le col Joli (haut de 7240') ou le col de la Fenêtre (ou Portetta, comme on le nomma à M. Brockedon, qui a visité ces contrées et suivi le même chemin que les Vaudois). (Voir les Vallées Vaudoises pittoresques, par Beattie, p. 168.) Il est difficile, et peut-être impossible, de préciser par lequel des deux cols les Vaudois passèrent ; ils ne pourraient pas le dire eux-mêmes, ayant dû s'en remettre, par l'épais brouillard qu'il faisait, au guide dont ils se défiaient, qu'ils durent menacer, et qui peut-être les conduisit par rancune par les chemins les plus épouvantables.

(6) Il n'est pas probable que Arnaud, à qui on attribue la rédaction de l'histoire de la Glorieuse Rentrée, ait parlé ainsi de lui-même. Mais il se pourrait que ces louanges soient une citation du journal du jeune Paul Renaudin (ou Reynaudin) de Bobbi, que Arnaud aurait reproduites textuellement. L'auteur de la Glorieuse Rentrée reconnaît, en effet, que ce journal, écrit fort fidèlement et avec beaucoup d'exactitude, lui a fourni plusieurs bons mémoires pour son histoire. Le vieillard Josué Janavel, resté à Genève, put entendre avant sa mort la lecture du manuscrit de son jeune compatriote et en reçut de vives émotions. Paul Renaudin avait quitté Bâle où il étudiait, pour prendre le mousquet. Il se remit aux études après la paix et mourut pasteur à Bobbi. (Hist. de la Glorieuse Rentrée, édition de 1710, pages 69 et 175, ou édition de 1845, pages 65 et 131.) Voir aussi la thèse savante sur les Vaudois qui existe à la bibliothèque de Bâle.

(7) C'étaient les sommités et les glaciers du Mage, de Trez-la-Tête, etc. (2) L'auteur de la Rentrée a cru que ces cabanes étaient Saint-Nicolas de Vérose, en quoi il a probablement fait erreur ; car il dépeint le lieu comme profond, semblable à un abîme désert et froid, taudis que Saint-Nicolas est un grand village, dans une situation riante à mi-côte du Mont-Joli. Les cabanes, dans lesquelles nos voyageurs trouvèrent un si triste gîte, étaient peut-être des chalets dépendants de Saint-Nicolas, mais situés plus haut dans la vallée au pied du col du Bonhomme. M. Brockedon cité dans les Vallées Vaudoises pittoresques, par M. Beattie, comme ayant visité ces contrées d'après l'itinéraire vaudois, croit que, ces cabanes dont parle la Rentrée pourraient être les chalets de la Barme.

(8) La correspondance. du prélat disparut aussi. Il paraît qu'elle parvint au roi de France, ce qui causa un déplaisir infini au cardinal qu'elle compromettait. Mais les Vaudois ont toujours déclaré qu'ils étaient entièrement étrangers à cette affaire.

(9) C'est l'opinion de M. Brockedon, qui a exploré avec soin ces lieux. L'auteur de la Rentrée donne un autre nom à cette montagne, celui de Tourlier.

(10) Il paraît que la cavalerie piémontaise du comte de Verrue, qui occupait Suse, se mit aussi en campagne. Mais la majeure partie des troupes étaient françaises. Chaque nation gardait ses prisonniers. (Voir Histoire Militaire, etc., par le comte de Saluces, t. V, 1). 6 et 7. )

(11). probablement des Français du Pragela ou du Dauphiné que le voisinage de leur patrie, de l'entreprise commune.

(12) Les Vaudois appellent Alpes, les hauts pâturages sur lesquels existent des chalets.

(13) Exhortés à prier, ces pauvres papistes ignorants demandèrent comment il fallait faire ? (V. Glorieuse Rentrée.)

(14) Venez, venez, barbets du diable, leur criaient ces soldats, nous occupons tous les passages, et nous sommes trois mille. Leur sentinelle criait à tue-tête - Qui vive ? si vous ne parlez, je tire, je tire. (Voyez Glorieuse Rentrée.)

(15) Ce fut le capitaine Odin ; Arnaud commandait en chef.

(16) Rière Fayet, val Saint-Martin.

CHAPITRE XXV. (suite 2)
LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690)
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Leur arrivée à Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et première tentative de rentrer aux Vallées. - Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. - Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart d'entre eux. - Troisième tentative. - Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées. - Difficulté de la situation, mesure cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs, puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. - Désertions. - Forcés successivement se réfugient à la Balsille. - Attaqués en vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. - Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.

Toutefois la petite armée butinait par ci par là quelques provisions meilleures, qu'elle mettait en réserve, et dont elle se soutenait aussi. S'étant établie aux Prals (Prali) pour deux jours, elle récolta dans les champs tout le blé qu'elle put (1), et se hâta d'en faire moudre aux moulins de ce lieu (2). Au milieu de ces luttes et de ces travaux, les devoirs religieux n'étaient pas négligés. Arnaud distribua la sainte cène aux troupes qui l'accompagnaient. Il se rendit ensuite sur le territoire de Bobbi, pour accomplir le même acte de foi avec les Vaudois qui s'y trouvaient.

La petite, armée était demeurée maîtresse du val Saint-Martin par la retraite des troupes piémontaises du marquis de Parelle qui, en partant, avait incendié le Perrier. Profitant de cet avantage, elle procéda à la récolte en grand des blés sur pied, au battage et à leur transport dans le village reculé de Rodoret, où elle établit son magasin. C'était aussi la saison des vendanges dans le bas de la vallée, ainsi que celle de la récolte des noix, des pommes et des châtaignes (3). Le camp volant, vigilant et actif, captura des convois de denrées et de vin assez considérables, de sorte que, si aucun malheur ne survenait, l'avenir, sous le rapport des vivres n'était point menaçant.

La satisfaction générale fut troublée en ce moment par la désertion du capitaine Turel, français, qui, bien que brave et estimé, abandonna l'espoir du succès final et entraîna quatre amis à fuir avec lui. L'infortuné n'échappa aux privations qu'il redoutait que pour endurer un supplice horrible. Ayant été saisi à Embrun il fut roué vif, à Grenoble, entre douze misérables, dont six furent pendus à sa droite et six à sa gauche (4).

Le corps de Vaudois resté sur les hauteurs de Bobbi et considérablement affaibli par les secours envoyés à la colonne qui parcourait le vallon d'Angrogne, et surtout par la forte division jetée dans la vallée de Saint-Martin, ne resta cependant pas inactif. Il incendia et ruina le couvent abandonné du Villar pour que, au retour de l'ennemi, on n'en fit pas une forteresse. Il mit en cendres Rora, renversa le temple (Papiste), tua plus de trente personnes et emmena beaucoup de bétail. Mais quand les troupes piémontaises, stationnées dans la vallée, eurent reçu des renforts assez considérables pour couvrir de leurs soldats les montagnes, les Vaudois se virent forcés d'abandonner leur refuge du Serre-de-Cruel, après y avoir mis le feu, et de se retirer dans un asile plus sur, aux Pausettes, au pied de l'Aiguille, pic facile à défendre, dans les rochers duquel ils construisirent quelques huttes pour y mettre en sûreté les vivres que l'on apportait des Prals.

Dans plus d'une affaire, les Vaudois, traqués comme des bêtes fauves, firent repentir les agresseurs de leur audace. Quelquefois même ils reprirent l'offensive, comme à Sibaut où les soixante braves qui stationnaient aux Pausettes forcèrent les retranchements derrière lesquels un corps d'égale force montait la garde. Ils jetèrent le capitaine et quelques-uns des siens en bas les rochers et leur firent éprouver une perte de trente-quatre hommes, n'ayant eux-mêmes à regretter la mort d'aucun des leurs. Mais bientôt, perdant courage à la vue de tant d'ennemis, ils abandonnèrent leur nouveau refuge, les fortifications des Pausettes, et enfin le poste imprenable de l'Aiguille (5), laissant toutes leurs provisions d'hiver à la merci des soldats qui en répandirent sur le sol et mirent le feu aux baraques qui contenaient le reste. Leur troupeau même leur fut enlevé. Poursuivis de rochers en rochers, contraints de se cacher dans des gorges horribles, sur des précipices ou dans des cavernes glacées, privés de leurs magasins, ne pouvant se procurer de nourriture qu'au péril de leur vie, ils auraient succombé misérablement, si la Providence n'eût constamment veillé sur eux, et ne les eût enfin réunis au corps principal qui opérait dans la vallée de Saint-Martin.

Comme l'indique ce qui précède, avec l'automne avaient paru dans les Vallées de nombreux bataillons, piémontais et français, les premiers sous le commandement du marquis de Parelle, lieutenant-général, les derniers sous celui de M. de l'Ombraille. Leurs troupes couvraient tous les villages et tous les passages, à l'exception de quelques rares hameaux et sentiers. Le vallon de Rodoret assailli au milieu d'octobre (en même temps que le poste de l'Aiguille), par une troupe d'ennemis, avait été reconnu intenable. La désertion avait recommencé parmi les réfugiés français. Ni la crainte de périr misérablement comme Turel, ni de meilleurs sentiments ne retinrent le capitaine Fonfrède, son lieutenant et vingt soldats, qui s'enfuirent en Pragela où ils furent bientôt arrêtés, puis pendus. La situation de la petite armée vaudoise était des plus critiques assurément, poursuivie sans relâche, comme elle l'était, par des forces vingt fois plus considérables.

Aussi, le 22 octobre, deux mille Français ayant passé du Pragela dans la vallée de Saint-Martin et dressé leur camp à Champ-la-Salse, le petit résidu des Vaudois tint-il conseil à l'entrée de la nuit, à Rodoret, sur le parti qu'il lui convenait de prendre. On reconnut qu'à la longue, en présence de tant d'ennemis, ce poste ne serait pas tenable. Mais, où se retirer ? Dans les montagnes de Bobbi, conseillaient les uns; dans les Alpes d'Angrogne, sur les pas du vaillant capitaine Buffa, soutenaient les autres. Quoiqu'il semblât que ce dernier parti fût le plus généralement goûté, les partisans du premier ne voulaient absolument pas s'y joindre. La division se glissait entre les chefs; l'on courait à une ruine certaine. C'est alors que le pieux Arnaud s'écria, qu'il fallait prier Dieu, et sans attendre de réponse, il invoqua Celui qui donne la sagesse, la prudence et l'union; puis, après avoir exhorté sérieusement et chaleureusement ses compagnons à sacrifier leurs vues particulières au jugement des autres, il leur conseilla un troisième parti, celui de se retirer à la Balsille, proposition qui enleva aussitôt tous les suffrages; si bien que la nuit même, deux heures avant le jour, on était en route pour s'y rendre. Voulant se dérober aux ennemis, on passa par dos lieux si dangereux qu'il fallut souvent se servir des mains autant que des pieds pour assurer ses pas (6). L'attention générale fut si occupée dans de tels moments que les otages s'enfuirent, après avoir corrompu leurs gardes.

Le lecteur se souvient de la position du village de la Balsille, sur la Germanasque, à l'extrémité habitable au nord-ouest du val Saint-Martin, séparé du val Pragela par les cols de Damian (ou Dalmian) et du Pis, dans la même direction, et par celui du Clapier vers l'est. Le groupe principal des maisons est sur le torrent, au pied de montagnes dont les pentes rapprochées regardent le soleil levant. Un pont de pierre, près duquel est un moulin, unit les deux portions du village, situé à l'est, au pied des rochers escarpés du Guignevert qui s'élève vers l'occident et qui est fortement boisé dans sa partie basse. De cette paroi accidentée s'avance contre la rivière et sur les habitations un rocher assez élevé, aplati et abrupte par place, par étages, véritable fortification naturelle. Trois fontaines y fournissent de l'eau. C'est sur ce roc que les Vaudois se postèrent avec la ferme résolution d'y attendre de pied ferme les ennemis, sans plus se fatiguer à courir de montagne en montagne, comme ils l'avaient si souvent fait. Pour s'y maintenir, ils commencèrent à se retrancher, firent des chemins couverts, des fossés et des murailles, et creusèrent plus de quatre-vingts cabanes dans la terre en les entourant de canaux qui en éloignaient l'eau. Après la prière du matin (7), ceux qui étaient désignés allaient travailler aux fortifications. Les retranchements consistaient en coupures l'une sur l'autre. On en fit jusqu'à dix-sept, là où le terrain était le moins en pente, et on les disposa de telle manière, qu'au besoin on pouvait se retirer de l'une dans l'autre, et que si les assiégeants emportaient la première, la seconde restait, puis la troisième, et ainsi de suite jusqu'au sommet du rocher. On retira de la Germanasque la meule que les propriétaires Tron-Poulat y avaient jetée trois ans auparavant, en quittant ces lieux, et on remit en activité le moulin qui rendit de grands services (8). Un fortin fut aussi construit au-dessus du château que nous venons de décrire, sur un roc plus élevé mais attenant, séparé lui-même de la montagne, vers le haut par une déchirure, où l'on fit un triple retranchement. Enfin, sur une arête élancée, dominant leurs ouvrages, ainsi que la vallée, on laissa continuellement un corps-de-garde pour avertir la place du moindre mouvement, des ennemis.

Les Vaudois n'avaient pas commencé ces travaux depuis plus de trois 'ou quatre jours, que les bataillons français qui, ne les ayant pas atteints à Rodoret, n'avaient pu faire main basse que sur leurs abondantes provisions, pénétrèrent dans la vallée, venant des Prals, ainsi que d'autres troupes de la même nation, commandées par M. de l'Ombraille. Bientôt, les Vaudois se virent enfermés de toutes parts. Leur poste avancé de Passet, qui couvrait l'entrée de la Balsille, leur fut en même temps enlevé par stratagème, mais sans perte pour eux, et, le 29 octobre, les ennemis s'avancèrent pour attaquer le château. Dans ce but, ils remplirent les bois, dont la montagne contre laquelle s'appuie la Basille est couverte, de détachements qui les bloquèrent depuis le vendredi au dimanche soir, et qui souffrirent extrêmement, la neige ne cessant pas de tomber. Une chaude affaire, dans laquelle ils perdirent au passage du pont une soixantaine d'hommes tués et autant de blessés, leur démontra enfin l'impossibilité de forcer pour le moment une position aussi bien retranchée et défendue. Toutes leurs sommations de reddition avaient été rejetées. Les Vaudois n'avaient pas perdu un seul homme.

Dans le cours de novembre, comme déjà une partie des troupes françaises se retirait découragée, de l'Ombraille averti par les rapports d'un apostat, qui avait visité la Balsille, que le moulin de Macel était souvent employé par ceux du château, y envoya cinq cents soldats qui ne capturèrent cependant qu'un seul homme et en tuèrent deux. C'étaient des réfugiés français. Le survivant qui n'était. sorti, le jour qu'il fut pris, que pour soigner ses deux amis malades et les ramener au château, dut porter leurs têtes à la Pérouse, au quartier du général. Ses discours édifiants intéressèrent si vivement le juge du lieu que, quoique Catholique Romain, il demanda, mais vainement, sa grâce à l'inflexible l'Ombraille. Sa constance dans la profession de sa foi, sa sérénité en montant la redoutable échelle, firent une profonde impression sur les Pragelains (9), témoins de son supplice, et qui pour la plupart avaient changé de religion par faiblesse. Sa dernière prière leur fit répandre beaucoup de larmes.

Soit que la saison fût trop avancée, soit que la position de la Balsille parût trop forte pour être enlevée par les moyens dont ils pouvaient disposer, les ennemis abandonnèrent les vallons supérieurs de toute la vallée de Saint-Martin, Macel, la Salse, Rodoret et les Prals, brûlant presque toutes les maisons, les granges et les paillers (10), emportant ou détruisant les provisions de blés et de denrées, et criant aux Vaudois de prendre patience jusqu'à Pâques en les attendant. Retirés dans de meilleurs cantonnements, ils avaient leurs postes avancés à Maneille et au Perrier.

Grâce à cette retraite, les Vaudois se sentirent parfaitement libres de leurs mouvements. Les premiers mois de leur retour dans leur patrie s'étaient écoulés, il est vrai, dans la privation et la souffrance, au milieu de combats journaliers; mais du moins, anciens propriétaires du sol, ils en étaient restés les maîtres. Dieu, qui les avait protégés dans le moment des premiers dangers et qui leur faisait atteindre la saison morte, pendant laquelle personne ne s'aviserait de les venir attaquer dans leurs montagnes, ne pourrait-il pas les délivrer encore par la suite ? Ils étaient donc, sinon heureux, du moins reconnaissants et pleins d'espérance. La désertion plutôt que la mort avait un peu éclairci leurs rangs. Toutefois leur nombre, dans la vallée de Saint-Martin, montait encore à quatre cents, sans compter la petite division qui se tenait sur les monts d'Angrogne, et une ou deux petites bandes dans les combes sauvages du val Guichard, ou entre les rocs des Alpes de Bobbi.

Une chose leur donnait à penser; c'était leur nourriture... Où la prendre? L'ennemi, qui avait détruit tout ce qu'il avait pu en se retirant, leur fermait tous les passages vers les lieux habités. La bonne Providence y avait pourvu en recouvrant de neige les champs de seigle, mûri en septembre, que les cultivateurs Papistes en fuite n'avaient pu moissonner, qu'eux-mêmes n'avaient fauchés qu'en partie, et en les soustrayant à l'attention et aux dévastations des soldats. Restés intacts sous cette couche protectrice, ils fournirent un aliment sain et abondant aux reclus de la Balsille qui les moissonnèrent pendant l'hiver. En outre, de forts détachements, passant à l'improviste dans les vallées de Pragela et dit Queyras, en rapportaient du sel, de la graisse, du vin et d'autres provisions (11). Par ces divers moyens leur subsistance fut assurée.

Les plus à plaindre d'entre les Vaudois furent ceux que le cours de la guerre, ou quelque imprudence, avaient jetés loin de leurs frères. Le fait suivant révélera leurs angoisses. Une bande de douze qui s'était retirée dans une balme ou grotte isolée, derrière l'Essart, territoire de Bobbi, se vit contrainte par la faim à en sortir pour se procurer des vivres. Rentrée dans son asile, elle jugea que les traces de ses pas sur la neige pourraient être aperçues, et se décida à en chercher un nouveau dans la balme de la Biava, de difficile accès. À peine en route, elle vit derrière elle une troupe de cent vingt-cinq paysans qui, un quart-d'heure plus tôt, l'aurait surprise et entourée; jetant donc aussitôt son petit bagage, elle fit diligence et atteignit une cime du haut de laquelle elle tira avec tant d'aplomb et de justesse sur les assaillants, que des quinze premiers coups treize portèrent, et que lorsque les paysans eurent demandé à parlementer, et qu'ils eurent consenti à une retraite honorable des deux côtés, ils avouèrent douze morts et treize blessés. Le sang d'aucun des douze n'avait coulé. Leur victoire néanmoins ne les avait tirés de peine que pour un jour et pour moins de temps encore; car, en se rendant vers le soir par des sentiers détournés à la baume de la Biava, ils virent cent fois la mort au fond des abîmes sous leurs pieds. La situation de leur nouveau refuge ne laissait rien à désirer sous le rapport de la sécurité. Ils y eussent pu passer des mois sans s'y voir poursuivis. Mais après deux jours, l'intensité du froid les en chassa. Ils redescendirent donc dans des contrées moins sauvages pour chercher un climat plus doux, ou un meilleur gîte au milieu de nouveaux dangers. Attristés par la souffrance, animés d'une sombre résolution, ils suivaient leur chemin, quand ils rencontrèrent une bande armée. En un clin d'oeil, ils se sont retranchés derrière une maison, et leur feu a tué un homme à l'ennemi, quand, à leur grande douleur comme à leur vive joie, ils reconnaissent dans les arrivants des frères, des Vaudois. Ce fut en versant des larmes qu'ils coururent à eux. Ils passèrent tous ensemble le col Giulian et vinrent chercher au château de la Balsille le repos, le couvert, la subsistance et la sécurité que les douze fugitifs avaient presque désespéré de retrouver jamais.

L'hiver se passa paisiblement à la Balsille, dans les travaux de défense, dans les soins d'approvisionnements et dans les préoccupations de l'avenir, tempérées par la confiance en Dieu que le pieux Arnaud entretenait chez tous par sa contenance, par ses discours et par les exercices du culte. Des visites officieuses et des messages de parents, ou d'officiers au service du duc, interrompirent seuls la monotonie. Toutes ces démarches tendaient au même but, l'intimidation. On désirait amener les Vaudois à négocier leur éloignement définitif du sol natal. À cet effet, on cherchait à les effrayer par des confidences sur le sort qui les attendait. Une nombreuse armée les envelopperait au printemps et les détruirait. S'ils étaient sages, ils accepteraient des conditions pendant qu'on pouvait encore les accorder. On les conjurait de ne pas compromettre davantage la cause de leurs parents détenus dans les prisons, non plus que les intérêts de ceux qui, devenus Papistes, habitaient leurs anciens villages; de penser aussi à leurs femmes et à leurs enfants qu'ils avaient laissés en Suisse, et qui seraient privés de leurs appuis naturels par leur inconcevable et imprudente ténacité. On leur reprochait aussi leur tentative, comme si elle eût été un acte de rébellion, un crime contre leur souverain légitime. Le dernier argument était le seul qui méritât une réponse motivée de la part d'hommes qui, prêts eux-mêmes à tous les sacrifices, ne pouvaient être détournés de leur entreprise par la considération des souffrances de quelques personnes isolées. Arnaud s'expliqua plusieurs fois sur ce point, et en particulier dans une lettre que le conseil de guerre, dont il était le président, écrivit au marquis de Parelle, en le priant d'en soumettre le contenu à son altesse royale. On y lit :

1° « Que les sujets de son altesse royale, habitant les Vallées, ont été en possession des terres (qu'ils réclament et) qui leur appartenaient de temps immémorial, et que ces terres leur ont été laissées par leurs ancêtres.

2° » qu'ils ont de tout temps payé exactement, à son altesse royale, les impôts et les tailles qu'il lui plaisait d'imposer.

3° Qu'ils ont toujours rendu une fidèle obéissance aux ordres de son altesse royale, dans tous les mouvements qui sont arrivés dans ses états.

4° Qu'en ces derniers mouvements (12), suscités contre ses fidèles sujets par d'autres ressorts que celui de son altesse. royale (13), il n'y avait seulement pas un procès criminel dans les Vallées, chacun s'occupant à vivre paisiblement dans sa maison, en rendant à Dieu l'adoration que toutes les créatures lui doivent, et à César ce qui lui appartient, et que cependant un peuple si fidèle, après avoir beaucoup souffert dans les prisons, se voit dispersé et errant dans le monde. On ne trouvera sans doute pas étrange si ces gens ont à coeur de revenir dans leurs terres. Hélas ! les oiseaux, qui ne sont que des bêtes dépourvues de raison, reviennent en leur saison chercher leur nid et leur habitation, sans qu'on les en empêche; mais on en empêche des hommes créés à l'image et à la ressemblance de Dieu. L'intention des Vaudois n'est point de répandre le sang des hommes, a moins que ce ne soit en défendant le leur; ils ne feront de mal à personne; s'ils demeurent sur leurs terres, c'est pour être, comme ci-devant, avec toutes leurs familles, bons et fidèles sujets de son altesse royale, le prince souverain que Dieu leur a donné. Ils redoubleront leurs prières pour la conservation de son altesse royale et de toute sa maison royale, et surtout pour apaiser la colère de l'Éternel, qui parait courroucé contre toute la terre (14). »

Comme les Vaudois ne pouvaient se soumettre sans condition, et que l'heure n'était point encore venue en laquelle leur prince reconnaîtrait la justice de leur cause, la négociation, interrompue après quelques pourparlers, n'eut aucun résultat.

Quand les neiges eurent commencé à fondre dans les vallées supérieures, et que les passages par-dessus les monts purent être considérés comme praticables, on vit les troupes françaises s'acheminer vers la Balsille, du bas de la vallée de Saint-Martin, et de celle de Pragela par le col du Clapier et par celui du Pis. Celles qui pénétrèrent par ce dernier passage restèrent deux jours sur la montagne, dans la neige et sans feu, de peur d'être découvertes. Les soldats furent réduits à se serrer étroitement les ans contre les autres pour se réchauffer, attendant ainsi l'ordre de se remettre en marche et d'investir la place.

Nous avons décrit la position du château et les moyens de défense qu'on avait ajoutés à ceux qu'il devait à la nature. Il en est un cependant que nous n'avons pas encore indiqué, parce qu'il a été organisé pendant l'hiver. L'abord, de la place n'étant possible, avec quelque chance de succès pour les assaillants, que du côté d'un ruisseau qui coule au pied du château où le terrain est moins escarpé, Arnaud avait fortifié avec un soin particulier cette face. Il avait fait planter de bonnes palissades et élever de petits parapets, avec des arbres disposés de manière que les rameaux et les branches étaient du côté des ennemis, et le tronc avec les racines du côté des Vaudois. Et, pour les affermir, on les avait chargés de grosses pierres, en sorte qu'il n'était pas plus facile de les arracher que de les escalader.

L'illustre de Catinat, lieutenant-général des armées du roi de France, commandait les troupes, réunies autour de la Balsille, au nombre de vingt-deux mille hommes, dont dix mille Français et douze mille Piémontais; masse, sans doute, trop considérable pour livrer l'assaut, mais dont les deux tiers devaient être employés à investir la place, à en garder tous les passages, afin de faire prisonniers les cinq cents assiégés, s'ils tentaient de s'enfuir. Catinat, pressé de se porter ailleurs, espérait d'en finir en un jour (15).

Le feu commença le lundi matin, le" mai 1690. Les dragons, campés dans un bois à la gauche du château, traversèrent la rivière et s'embusquèrent le long de ses rives, sous une grêle de balles et avec une grande perte d'hommes. Des centaines de soldats de son altesse royale restèrent immobiles à leur premier poste (16). Le gros des forces ennemies s'approcha des masures de la Balsille au pied du rocher, mais il se retira promptement, laissant beaucoup de morts sur la place et emportant quantité de blessés. Un ingénieur (17) ayant observé les abords du château avec une lunette d'approche, et ayant cru remarquer que l'endroit le plus faible était sur la droite, on détacha un corps choisi du régiment d'Artois, fort de cinq cents hommes pour l'assaut. Sept cents paysans du Pragela et du Queyras devaient le suivre pour arracher les palissades et les parapets. Au signal donné et à la faveur des décharges générales des sept mille soldats entrés en ligne, le bataillon choisi s'élance sur le retranchement désigné, avec une ardeur sans pareille. ils crurent qu'il n'y avait qu'à écarter les rameaux serrés et qu'ils auraient ensuite un chemin ouvert, mais ils s'aperçurent promptement que les arbres étaient inébranlables et comme cloués au sol par la masse de pierres qui les retenaient. Les Vaudois voyant qu'ils n'en pouvaient venir à bout, et les apercevant aussi près d'eux, commencèrent un feu si vif, les jeunes chargeant les fusils que les plus aguerris déchargeaient d'une main sûre, que, malgré la neige qui tombait et qui humectait la poudre, les rangs des assaillants s'éclaircissaient à vue d'oeil. Et quand le désordre se glissa parmi ces victimes de l'assaut, les Vaudois sortirent brusquement de leurs retranchements, poursuivirent et mirent en pièces les débris de cette troupe d'élite, dont il n'échappa que dix ou douze sans chapeaux et sans armes. Leur commandant, de Parat, blessé à la cuisse et au bras, ayant été trouvé entre des rochers, fut fait prisonnier ainsi que deux sergents qui étaient restés fidèlement à ses côtés pour prendre soin de lui. Chose surprenante! les Vaudois n'eurent ni mort ni blessé. Les ennemis consternés se retirèrent le même soir, les Français à Macel, les Piémontais, qui étaient restés tranquilles spectateurs du combat, à Champ-la-Salse.

Trois jours plus tard, les ennemis passèrent sur le territoire français (val Pragela) pour s'y restaurer, bien résolus à revenir pour venger un tel affront et à mourir plutôt que d'abandonner leur entreprise. Le même jour, Arnaud fit une prédication si touchante et fut lui-même si ému, que troupeau et pasteur ne purent retenir leurs larmes.

Au dépouillement des morts, l'on trouva sur eux des charmes ou préservatifs contre les attaques du malin et contre la mort ; précaution jugée indispensable par des hommes à qui l'on faisait croire que les barbets avaient communication avec le diable (18).

Catinat, profondément blessé de l'échec qu'il avait éprouvé, prit toutes les dispositions nécessaires pour en tirer une éclatante vengeance; mais il ne jugea point à propos d'exposer une seconde fois sa personne et ses espérances au bâton de maréchal de France, et il remit l'exécution de l'entreprise à l'ambassadeur du roi à l'a cour de Savoie, M. le marquis de Feuquières.

Le samedi, 10 de mai, la garde avancée signala rapproche des ennemis. Aussitôt les postes extérieurs furent abandonnés, et tout se replia dans le château. On renonça à regret aux exercices de préparation à la sainte cène qu'on s'était proposé de prendre le lendemain, jour de la Pentecôte. Le même soir, les ennemis campaient déjà à proximité; cette fois, au nombre de douze mille soldats seulement et de quatorze cents paysans. Divisés en cinq corps, ils enveloppèrent complètement la place ; deux stationnèrent dans la vallée, au Passet, et au pied de la montagne près de la Balsille; les trois autres sur les hauteurs voisines du fort, l'un au Clos-Dalmian, l'autre en haut sur les rochers, le dernier dans le bois de l'envers du château, au Serre de Guignevert. Rompus avec la tactique des sièges, ils s'approchèrent du château, à la portée du mousquet, en se retranchant derrière de bons parapets. Car, outre les pionniers en grand nombre et les soldats de service au feu ou à la tranchée, tous les autres s'employaient à faire des fascines et à les porter à la queue des travaux. De jour, l'attaque de leurs ouvrages était impossible, car les ennemis apercevaient à peine le chapeau d'un Vaudois qu'ils lui lâchaient une centaine de coups de fusils, sans courir de leur côté aucun risque, protégés comme ils l'étaient par des sacs de laine et par leurs parapets. Mais il ne se passa presque pas de nuit que les assiégés ne fissent des sorties.

Voyant que le feu de la mousqueterie n'aboutissait qui perdre des balles et de la poudre, de Feuquières fit porter du canon (19) à la hauteur du château, sur la montagne du Guignevert ; puis il arbora un drapeau blanc et ensuite un rouge pour faire comprendre aux assiégés que, s'ils ne demandaient pas la paix, ils n'avaient plus de quartier à espérer. lis avaient déjà été invités à se rendre et avaient répondu :

« N'étant point sujets du roi de France, et ce monarque n'étant point maître de ce pays, nous ne pouvons traiter avec ses officiers. Étant dans les héritages que nos pères nous ont laissés de tout temps, nous espérons avec raide de celui qui est le Dieu des armées, d'y vivre et d'y mourir, quand nous ne resterions que dix! Si votre canon tire, nos rochers n'en seront pas épouvantés et nous entendrons tirer. »

Le lendemain 14, le canon tonna en effet toute la matinée. Les boulets firent brèche aux murailles et l'assaut fut ordonné sur trois points. Une colonne monta par le Clos-Dalmian ; une seconde, par l'avenue ordinaire, et la troisième par le ruisseau, sans s'inquiéter du feu des assiégés, ni des pierres qu'ils faisaient rouler sur elles. Les ennemis, d'ailleurs, protégeaient les leurs par une pluie de balles qui cependant, par un miracle de la bonté divine, ne tua personne dans le château. Mais les Vaudois, assaillis à la fois par tant d'endroits et par des forces si disproportionnées, se virent contraints d'évacuer leurs retranchements inférieurs. En les quittant, ils ôtèrent la vie à M. de Parat, leur prisonnier (20).

La Balsille ne pouvait être défendue bien plus longtemps. Le corps-de-garde placé sur un pie élevé eu avait été chassé par les ennemis qui le mitraillaient depuis les rochers voisins. Le fortin comme les retranchements supérieurs du château allaient être bientôt forcés selon toutes les apparences. Heureusement que le jour tendait à sa fin. Il ne restait aux Vaudois qu'un moyen de salut, la fuite. Elle était difficile, car l'ennemi les entourait de toutes parts. S'ils eurent un moment l'espoir d'y réussir pendant l'obscurité, ils le perdirent bientôt en pensant aux grands feux qu'on allumait autour d'eux tous les soirs et qui jetaient un vif éclat. Il ne leur restait qu'à mourir. Les Français se réjouissaient de les voir marcher au supplice. Les cordes pour les lier et pour les pendre étaient toutes prêtes. Mais si la Providence, qui les avait garantis jusqu'alors de la main de leurs ennemis, permit qu'ils arrivassent à une semblable extrémité, ce ne fut que pour leur faire mieux connaître avec quel soin elle veillait à leur conservation. En effet, un brouillard épais survint avant la nuit, et le capitaine Poulat qui était de la Balsille s'étant offert pour guide on se prépara à le suivre. L'examen attentif des postes ennemis, au moyen de leurs feux, avait démontré à ce chef, parfaitement au fait des localités, des mouvements et de l'inclinaison du terrain, la possibilité d'échapper, si Dieu le permettait, mais par un affreux chemin, par un ravin ou précipice qu'il indiqua.

Sans hésiter, on se dévala à la file par une déchirure du rocher, la plupart du temps en se glissant assis, ou en marchant un genou à terre, en se tenant à des branches, d'arbres, à des arbustes et en se reposant par moments. Poulat et ceux qui étaient en tête avec lui tâtonnaient de leurs pieds mis à nu à dessein, aussi bien que des mains, allongeant ou ramassant leurs corps, s'assurant de la nature et de la solidité de l'objet qui allait les soutenir. Tous, à mesure qu'ils arrivaient, imitaient les mouvements de celui qui les précédait. Les abords du château étaient si bien gardés qu'on ne pouvait éviter entièrement de se trouver dans le voisinage de quelque corps-de-garde. C'est ce qui arriva : on passa tout près d'un poste français au moment ou la ronde se faisait. Et, ô malheur ! à ce même instant, un Vaudois, devant s'aider de ses mains, laissa tomber un petit chaudron qu'il portait et qui, en roulant, attira l'attention de la sentinelle. Celle-ci de crier aussitôt : Qui vive ? « Mais, dit plaisamment Arnaud dans son récit, ce chaudron, qui heureusement n'était pas de ceux que les poètes feignent avoir rendu autrefois des oracles dans la forêt de Dodone, n'ayant donné aucune réponse, la sentinelle crut s'être trompée et ne réitéra pas son appel. » Parvenus au pied du précipice, les Vaudois, gravissant les pentes latérales et escarpées du Guignevert, se dirigèrent au sud vers Salse. Il y avait même deux heures que le jour avait paru, qu'ils montaient encore par des degrés qu'ils creusaient dans les neiges. Alors, les ennemis qui étaient campés à Lautiga, sous le rocher où les Vaudois avaient eu leur corps-de-garde de la montagne, les découvrirent et crièrent que les barbets se sauvaient.

On envoya un détachement à leurs trousses. Les Vaudois descendirent aux Pausettes de Salse, de l'autre côté de la montagne, où ils se reposèrent et se réconfortèrent en y faisant de la soupe. Ils firent de même à Rodoret où ils se rendirent ensuite. Et ils ne se furent pas plutôt remis en marche qu'ils aperçurent sur les hauteurs opposées, sur leurs derrières, une colonne ennemie qui prenait le chemin de Rodoret. Devinant son dessein, ils gravirent le sommet de Galmon entre Rodoret et Prali des Prals (21). lis s'y arrêtèrent deux heures pendant lesquelles ils firent une revue, envoyèrent dans une balme, nommée le Vallon,, les malades et les blessés avec le chirurgien de M. de Parat, sous la garde des plus valides. Puis, ils descendirent rapidement du côté de Prali, s'embusquèrent dans le bois de Serrelémi où ils attendirent la nuit. Un brouillard s'étant heureusement élevé, ils se remirent en route et montèrent au casage (hameau) appelé la Majère, où ils s'attristaient de ne pas même trouver de l'eau, quand le ciel ayant pitié de leurs souffrances leur envoya de la pluie qui, dans cette déroute, leur fut aussi utile et secourable que dans d'autres occasions, elle leur avait été incommode et nuisible.

Le lendemain, 16, ils gagnèrent Prayet, puis traversant le vallon au-dessous de Prali par le brouillard, ils se jetèrent dans des montagnes rocheuses et en précipices qui du Rous au midi, s'abaissent vers le nord en se déchirant. Ils passèrent à Roccabianca (roche blanche, belle carrière de marbre) et allèrent coucher à Fayet, vallon latéral de la vallée de Saint-Martin.

Le 17, comme l'ennemi était déjà sur leurs traces, au, Pouèt, ils franchirent la montagne au midi et envahirent Pramol. Ils y livrèrent un combat aux habitants et à des soldats retranchés dans le cimetière de l'église, leur tuèrent cinquante-sept hommes et incendièrent le village. Eux-mêmes eurent à regretter trois blessés et autant de morts sans compter une de leurs femmes (bien peu nombreuses), qui fut frappée au moment où elle portait de la paille pour enfumer ceux qui étaient dans le temple... Ils firent prisonnier le commandant de Vignaux avec trois lieutenants. Le premier de ces officiers apprit à Arnaud, en lui remettant son épée, que Victor-Amédée devait, dans trois jours, se décider pour l'alliance française, ou pour la coalition que l'empereur, une partie de l'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre et l'Espagne avaient formée contre Louis XIV. Arnaud, que ses relations secrètes avec le prince d'Orange, devenu roi d'Angleterre, avaient initié à la politique, d'alors, mais que son isolement dans la Balsille avait privé de renseignements sûrs, saisit à l'instant la portée qu'aurait pour lui et sa troupe la résolution que son altesse de Savoie allait prendre. Il y vit sa ruine ou sa délivrance. Prévoir la détermination du prince était impossible. il l'attendit dans une vive anxiété.

Ce fut déjà le lendemain, 18 mai 1690, jour de dimanche, dans un hameau supérieur d'Angrogne (22), où les Vaudois s'étaient rendus en quittant Pramol, que la décision prise par Victor-Amédée leur fut annoncée et que la paix leur fut offerte en son nom par deux particuliers de Saint-Jean et d'Angrogne, qu'ils connaissaient parfaitement, les sieurs Parender et Bertin,. envoyés dans ce but par le baron de Palavicini, général de son altesse.

Qui pourra se représenter la joie de ces pauvres gens qu'une guerre de neuf mois a épuisés et réduits aux deux tiers de leur nombre primitif, que la famine poursuit et qui, chassés de leur dernier asile, traqués comme des bêtes fauves, de rocher en rocher, de vallon en vallon, n'ont à attendre que la mort ou une prison perpétuelle ? Une nouvelle aussi inattendue eût pu être fatale à plusieurs en excitant trop vivement leur sensibilité et en les faisant passer sans intermédiaire des plus sombres résolutions aux espérances les plus douces, si la crainte qu'elle ne fût prématurée n'eût comprimé les élans de leur joie.

Les événements se chargent de la confirmer peu à peu. La garnison piémontaise du bourg de la Tour fait prisonnier, sous les yeux des Vaudois, le détachement français de Clérambaud qui, en poursuivant ces derniers, y est entré pour s'y restaurer. En même temps des vivres sont distribués, au nom de son altesse royale, à ces pauvres échappés de la Balsille, dont huit jours auparavant on avait conjuré la mort. Le village de Bobbi est remis entre leurs mains; on le confie à leur garde. Ils y voient arriver peu après les ministres Montoux et Bastie, le capitaine Pelenc, le chirurgien Malanot et vingt autres qui, sortis des prisons de Turin, accourent avec des transports de joie vers leurs frères. C'est à qui d'entre eux racontera que le prince les a harangués avec bonté et leur a même dit : « Qu'il ne les empêcherait pas de prêcher partout, jusque dans Turin. » Ils se voient aussi traités avec confiance. Le commandant des troupes de son altesse royale requiert leur coopération, et conjointement avec les troupes ducales, ils passent le col de la Croix, s'aident à battre l'ennemi, incendient Abriés et rentrent chargés de butin à Bobbi. Ils attaquent les troupes françaises retranchées dans les forts de Saint-Michel de Luserne, et, de la Tour - Le succès couronne les armes de leur prince qu'ils sont maintenant heureux de servir.

Un de leurs capitaines ayant fait une excursion en Pragela et y ayant saisi un courrier avec des lettres pour le roi de France, Arnaud qui en avait donné avis au baron de Palavicini reçut l'ordre de les lui porter, et il accompagna ce général en chef auprès de son altesse royale. Victor-Amédée Il reçut la députation vaudoise avec cordialité. « Vous n'avez, lui dit-il, qu'un Dieu et qu'un prince à servir.

Servez Dieu et votre prince fidèlement. Jusqu'à présent nous avons été ennemis; désormais il nous faut être bons amis; d'autres ont été la cause de votre malheur; mais si, comme vous le devez, vous exposez vos vies pour mon service, j'exposerai aussi la mienne pour vous, et tant que j'aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part. »

Si l'intérêt de la politique avait rapproché Victor-Amédée de ses infortunés sujets des Vallées Vaudoises, si la nécessité de défendre sa frontière, jointe au besoin de soldats éprouvés, lui fit confier ce poste d'honneur à ces mêmes hommes dont il avait méconnu le caractère et les sentiments, disons-le, la vue de leur dévouement à sa cause et de leur fidélité exemplaire touchèrent son coeur et leur gagnèrent son affection. Le prince, éclairé sur les dispositions et sur les voeux de ses sujets de la religion, leur rendit son estime, et il ne la leur retira plus. Ce ne fut, il est vrai, que quelques années après (le 13-23 mai 1694) que Pacte de pacification concernant les affaires vaudoises fut proclamé : néanmoins, dès le premier jour où l'offre de paix fut faite, la réconciliation fut sincère et complète de part et d'autre.

La confiance du prince ne se borna pas à remettre la garde des frontières à la troupe des anciens proscrits, ni son estime à accorder le rang de colonel à leur chef, Arnaud, sa justice mit le comble à leurs voeux en consentant au retour de leurs familles aux Vallées ainsi qu'à leur rentrée en possession de leur antique héritage. Dès les premiers jours de juillet, l'on voit l'infatigable Arnaud voler en poste à Milan au-devant des bandes vaudoises qu'on y attend (23). Ce sont, sans doute, ceux des exilés qui étaient restés dans le nord de la Suisse, dans les Grisons et dans le Wurtemberg, et qui, avertis des favorables dispositions de Victor-Amédée, rejoignent leurs frères en leur conduisant les femmes et les enfants que ces derniers avaient confiés à leurs généreux hôtes, lorsqu'ils étaient partis onze mois auparavant pour la conquête de leur patrie. Des hautes montagnes de la Suisse, ils débouchent sur des plaines amies, dont les souverains, comme le leur, font partie de la coalition.

Nous regrettons de manquer de renseignements précis sur le retour des Vaudois, domiciliés dans la Suisse occidentale, de ceux de Neuchâtel, par exemple, qui étaient arrivés trop tard au bois de Prangins pour s'embarquer (24). Mais qu'importe? Qu'il nous suffise de savoir que la généralité des membres de cette grande famille reprît, à peu d'exceptions près, la route du pays de ses pères. Les plus éloignés ne firent point défaut. L'électeur de Brandebourg, qui les avait accueillis avec tant d'amour dans ses états, qui pour les établir avait fait de si grandes dépenses, ne recula point devant de nouveaux sacrifices pour exaucer le vœu de leurs cœurs. Il leur fournit généreusement les moyens de s'en retourner (25).

Pour rendre entièrement justice à la loyauté de Victor-Amédée, nous devons ajouter, que non-seulement il permit la rentrée de tous les exilés, mais qu'il consentit encore à ce que les Vaudois, que la détresse avait asservis pour un temps an culte romain, retournassent à la profession de la foi de leurs pieux ancêtres et de leurs héroïques frères. Profitant de son bon vouloir et usant de leur liberté, un grand nombre de jeunes gens et de filles, entrés forcément au service de riches Piémontais pour sauver leur vie, ainsi que des enfants enlevés lors de l'emprisonnement de 1686 et de l'émigration de 1687, accoururent aussi vers la demeure où ils avaient reçu le jour, chercher des parents et revendiquer une croyance dont le souvenir remplissait encore leur cœur.

Qu'ils sont heureux de se revoir, après quatre années d'une cruelle et douloureuse séparation, sur cette terre chérie qu'ils ont retrouvée et où ils ont cependant tout à rétablir ! Comme autrefois, lorsque Israël, sortant de l'exil, revint au pays de ses pères reconstruire Jérusalem en ruines, relever son temple et son culte, et cultiver ses champs longtemps abandonnés, pour en donner la dîme à l'Éternel, ce faible résidu des anciens Vaudois, sans quitter les armes devenues nécessaires à la défense de son prince, saisit la truelle, la bêche et le manche de la charrue (26), relève ses chaumières, répare les temples de ses villages, reconnaît et ensemence ses jachères, et le cœur reconnaissant rend grâces avec amour au Dieu tout sage, tout bon et tout puissant qui, après ravoir fait passer lui et les siens par de rudes, mais salutaires épreuves, lui a rendu, sur le sol de ses pères, la liberté de le servir d'un culte pur et conforme à sa Parole.

(1) Du seigle qu'on ne récolte à cette hauteur que dans le courant de septembre.....

(2) C'est alors, sans doute, qu'eut lieu l'expédition dont il est parlé dans la II ème partie de la Glorieuse Rentrée (pag. 160 de l'édition de 1710, et pag. 122 de celle de 1845), lorsqu'une cinquantaine &hommes s'en furent dans le Queyras, vallée française, enlever sept à huit cents moutons et quelques génisses dont ils restituèrent une faible partie.

(3) Les châtaignes sont un article important des approvisionnements de l'hiver dans les Vallées du Piémont.

(4) C'est ici que se termine la première partie du livre de la Glorieuse Rentrée qui a été racontée jour par jour (31 jours) jusqu'au 16 septembre, d'après le journal du jeune Renaudin. La seconde partie, si nous ne nous trompons pas, est l'oeuvre originale d'Arnaud lui-même. Le ton général est plus bref; c'est celui d'un chef qui sait apprécier la portée des événements et qui, se plaçant au-dessus des acteurs, se sent en droit de leur distribuer la louange ou le blâme. Les réflexions pieuses sur l'action providentielle du Dieu de miséricorde indiquent aussi un homme profondément pénétré, comme l'était Arnaud, que l'œuvre qu'il avait entreprise procédait de l'Éternel, et ne subsistait que par son constant appui.

(5) Nu milieu d'octobre.

(6) « Qui n'a pas vu ces lieux, s'écrie Arnaud, ne peut pas bien s'en représenter les dangers, et qui les a vus tiendra, sans doute, cette marche pour une fiction et une supposition ; mais c'est cependant la pure vérité. Et l'on peut ajouter que, quand les Vaudois les ont revus de jour, comme cela est arrivé plusieurs fois par la suite, leurs cheveux se sont hérissés, etc. » (V. Glorieuse Rentrée.)

(7) Arnaud faisait deux prédications, l'une le dimanche, et l'autre le jeudi. Chaque jour matin et soir, il rassemblait également ses compagnons, pour la prière qu'on écoutait à genoux et la face contre terre.

(8) On profitait aussi du moulin de Macel quand on le pouvait.

(9) Il fut pendu au château du Bois en Pragela, ce qui ferait croire qu'il était de cette contrée.

(10) Meules de paille, usitées dans ces contrées, même pour le blé en gerbe.

(11) Il est difficile de se faire une idée de tous les obstacles qu'ils eurent à surmonter dans ces hautes régions où les neiges tombent en quantité prodigieuse, etc.

(12) Il s'agit de la persécution de 1686, à la suite de laquelle, comme on l'a vu, ils avaient dû prendre le chemin de la Suisse.

(13) Par les suggestions du roi de France.

(14) L'Europe était déchirée par une guerre générale.

(15) Une lettre écrite par un témoin oculaire, servant dans l'armée ducale et citée dans la Glorieuse Rentrée, parle de Catinat comme ayant dirigé en personne les opérations. Nous serions disposés à le croire ..... Arnaud, qui par respect, peut-être, pour un si grand nom ne le nomme pas en racontant l'assaut, dit cependant quelques pages plus loin : « Catinat, qui avait éprouvé à sa honte, quelle était la valeur des Vaudois, ne jugea point à propos d'exposer une seconde fois sa personne. ( Glor. Rent., p. 306 ; 1710, - et p. 197 ; 1845. )

(16) Sur la montagne à laquelle est adossé le fortin qu'ils devaient attaquer, mais qu'ils jugèrent inexpugnable. Ils firent feu cependant. Catinat attendit leur décharge pour ordonner l'assaut du château.

(17) Selon nous, probablement Catinat lui-même.

(18) La plupart de ces charmes étaient imprimés. Voici le contenu de l'un d'eux: Ecce cru/cem Domini nostri Jesu Christi, fugite partes adversae vici leo de tribu Juda radix David, Allel. Allel. ex S. Anton. De Pad. homo natus est in ea Jesus Maria Franciscus sint mihi salus.

(19) On peut juger du calibre du canon par ce fait. Vers 1811, en remuant la terre sur le plateau du château, on a encore trouvé un boulet pesant environ onze livres de douze onces ; ce qui donnerait le poids de huit.

(20) Averti par eux du sort qui l'attendait, il leur répondit « vous pardonne ma mort. »

(21) Les Prals, usité anciennement, est généralement remplacé par Prali.

(22) Les Bouils peut-être.

(23) Lettre d'Arnaud au gouverneur d'Aigle. (Glorieuse Rentrée.)

(24) La femme d'Arnaud était à Neuchâtel, comme on le voit par la lettre ci-dessus.

(25) Leur passeport est daté de la fin d'août 1690. (V. DIETERICI, P. 290.) Neuf cent cinquante-quatre partirent. lis n'étaient arrivés qu'au nombre de huit cent quarante-quatre, et quelques-uns de ces derniers restèrent dans leur nouvelle patrie ; entre autres deux prédicateurs, un Jacob et un David Bayle. (DIETERICI, loco citato. ) Cette différence entre le nombre de ceux qui partent et de ceux qui étaient arrivés soulève naturellement cette question : D'où provenait cette différence ? Entre les conjectures que l'on peut faire pour y répondre , celle-ci paraît la plus simple et la plus probable ; c'est que plusieurs de ceux, qui d'abord avaient répugné a partir pour le Brandebourg s'y étaient décidés plus tard.

(26) Les Vaudois, comme leurs voisins, dirigent leur charrue avec le manche et non avec les cornes.

CHAPITRE XXVI.
LES VAUDOIS AU XVIIIème SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (1690-1814)

Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince. - Leur rétablissement dans leurs héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. - Exil des Protestants français domiciliés aux Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. - Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides étrangers. - Siège de Turin, en 1706. - Victor-Amédée aux Vallées. - Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. - Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. - Édit du 20 juin 1730. - Abrégé des édits concernant les Vaudois. - Effets de la révolution française. - Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes soupçons sur leur fidélité. - Projet de massacre déjoué. - Arrestations. - Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit révolutionnaire en Piémont. - Abdication de Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. - Blessés français. Bagration. - Réunion du Piémont à la France. - Misère aux Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM. Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise.

Servez Dieu et votre prince fidèlement: tel avait été le passage principal et sommaire de l'allocution de Victor-Amédée II, aux chefs des Vaudois, en leur annonçant qu'il rendait son affection, comme sa protection, à leur peuple. Paroles douces à leurs oreilles ; car, si elles remettaient devant leurs yeux un devoir qui, dans leur dernière lutte à main armée, avait subi une interruption forcée, elles mentionnaient au premier rang celui qui avait dû lui être préféré. Le duc lui-même plaçait la fidélité à Dieu avant celle qui se rapportait à sa personne. Leur conduite passée recevait ainsi sa justification, au jugement même de celui qui était le plus intéressé, après eux, à ce qu'un cas de conflit entre les deux devoirs ne se renouvelât pas. L'avenir à son tour leur offrait quelque sécurité, puisque le prince de son propre mouvement assignait aux deux grands devoirs, qui régissent la vie du chrétien-citoyen, l'ordre même dans lequel les Vaudois les avaient toujours placés, quand ils les énonçaient en s'appuyant sur les enseignements d'un grand apôtre : Craignez Dieu, honorez le roi. (1 PIERRE, II, 17.)

Les Vaudois, reconnaissants envers leur souverain pour le retour de sa bienveillance, s'attachèrent à lui donner des preuves palpables de leur fidélité. Et d'abord en versant leur sang pour lui. Ils volèrent sous ses drapeaux au premier appel et ne s'épargnèrent point. «Ils furent d'un grand appui au duc de Savoie, lorsque la guerre avec la France eut éclaté » dit un auteur piémontais, Charles Botta, qui est loin d'être prévenu en leur faveur (1). Le comte de Saluces, dans son Histoire militaire du Piémont, s'exprime à leur sujet comme sait :

« Ces montagnards coururent se joindre au marquis de Parelle qui les avait attaqués naguère, et les petits combats qu'on livra dans ces montagnes coûtèrent plus de mille hommes à l'ennemi qu'on chassa de Luserne, etc. (2). » Le marquis Costa de Beauregard, dans ses Mémoires historiques sur la maison de Savoie (3), parle de la bravoure des barbets qui se rendirent redoutables aux Français. Il fait encore l'éloge de leur conduite au siège de Coni l'année suivante. « Cette forteresse, dit-il, investie depuis le commencement de la campagne, ne fut longtemps défendue que par ses propres habitants et par quelques troupes de paysans des terres voisines, entre autres par huit cents Vaudois sous le commandement d'un chef célèbre parmi eux. »

Pendant que le bataillon des Vallées se distinguait à la défense des villes, comme sur les champs de bataille (4), et répondait ainsi au voeu exprimé à leur chef Arnaud par leur prince (5), celui-ci s'intéressait selon sa promesse à l'établissement des familles vaudoises, et donnait les ordres nécessaires pour cela. La reprise de possession de leur ancien héritage n'était cependant pas aussi facile juridiquement que le fait matériel pouvait l'être, car ces biens avaient changé de maîtres. Une partie avait été cédée à des corporations religieuses ; une autre vendue à des particuliers; une troisième avait été remise à bail. Maintenant il fallait transiger à l'amiable avec les divers tenanciers. Le prince y pourvut.

C'est ici que l'on désirerait savoir en quel nombre les Vaudois s'établirent dans leurs villages incendiés ou à moitié déserts. Mais les données exactes nous manquent. Tout ce qu'on sait, c'est que, pendant les années qui suivirent, le nombre des Vaudois en état de manier les armes ne surpassa point mille à onze cents (6). Ce qui, en tenant compte de la minime proportion d'enfants, à leur arrivée, relativement aux adultes, ne supposerait guère une population que de trois à quatre mille personnes. Toutefois, elle ne tarda pas à s'accroître rapidement par l'effet de nombreux mariages et de naissances multipliées, comme en font foi quelques registres paroissiaux (7). Au chiffre des Vaudois., il faudrait encore ajouter, pour avoir le nombre réel des évangéliques qui étaient venus repeupler les Vallées, quelques milliers de Français du Pragela, du Dauphiné et d'ailleurs, dont quelques-uns avaient mérité cette faveur en combattant dans les rangs des Vaudois, sous la conduite d'Arnaud, et dont les autres, attirés par leurs frères et amis, s'étaient joints à eux, désireux qu'ils étaient de vivre dans des contrées rapprochées des lieux dont Louis XIV les avait chassés.

Victor-Amédée qui regrettait de s'être privé, par une persécution aussi injuste qu'impolitique, d'un peuple courageux, et qui maintenant souhaitait de le voir reprendre quelque consistance, permettait cet établissement d'étrangers qui s'assimilaient à ses sujets.

Le manifeste qui devait fixer la position des Vaudois dans l'étal, reconnaître leurs droits à la possession du territoire et leur assurer l'exercice de leur religion, était pour le pouvoir, on le concevra facilement, une pièce aussi difficile à rédiger qu'à promulguer, à cause de l'opposition constante de leurs ardents ennemis Papistes, des prêtres surtout, et de leurs agents. Cependant les services réels qu'ils avaient rendus à leur prince, dans cette guerre, étaient trop récents, et ceux qu'on attendait encore de leur zèle éprouvé trop nécessaires, pour qu'on pût leur refuser cet acte authentique. On publia donc un édit de pacification; mais on se garda d'accorder aux Vaudois aucun avantage nouveau. On les remit sur le pied où ils étaient avant les événements qui avaient amené leur exil. L'édit, qui est du 13-23 mai 1694, contient en substance la reconnaissance de leur légitime établissement sur la terre de leurs aïeux et dans leurs biens héréditaires, la révocation des édits de janvier et d'avril 1686, une amnistie générale et complète et la promesse de la faveur de leur prince. Il reçut d'ailleurs toutes les sanctions légales d'enregistrements nécessaires pour déployer ses effets (8). Ce qui prouve cependant que ce ne fut pas sans rencontrer d'obstacles que les Vaudois obtinrent leur réintégration, c'est que le Pape Innocent XII, dans une bulle du 19 août de la même année 1694, déclare l'édit ducal, concernant les Vaudois, nul et non avenu, et qu'il ordonne à ses inquisiteurs de ne point y avoir égard dans la poursuite de ces hérétiques. Mais le sénat de Turin, fort de la volonté du prince, confirma, par son rescrit du 31 août, le droit d'exécution de l'édit du 13-23 mai et prohiba la bulle du Pape. (V. DUBOIN. - RACCOLTA, t. Il, p. 157 à 262.)

Quel que fût le mauvais vouloir de certains hommes, la colonie vaudoise aurait marché vers une rapide prospérité, en se relevant de ses ruines, protégée comme elle l'était par la bienveillance du souverain, si la politique, avec ses moyens obliques, ses appas et ses réserves cruelles, ne lui avait porté un coup fatal. Victor-Amédée, séduit par les offres brillantes de Louis XIV, qui lui restituait des provinces perdues et qui lui demandait la main de sa fille pour son petit-fils, héritier présomptif de la couronne de France, consentit à rompre ses engagements avec ses alliés et à se replacer sous le patronage du grand roi. Si, dans le règlement des conditions du traité, Victor-Amédée resta fidèle à sa parole donnée de maintenir les Vaudois dans leur héritage, et s'il les protégea contre leur ardent ennemi, contre le vrai auteur de leurs affreux malheurs de 1686, il consentit, hélas ! à des mesures de rigueur contre les Français réformés établis aux Vallées, avec lesquels il n'avait pris sans doute aucun engagement, mais que cinq années d'établissement avaient pu autoriser à se regarder comme ses nouveaux sujets. Il fut stipulé dans ce traité, conclu en secret à Lorette, au commencement de 1696 :

1°que les habitants des Vallées Vaudoises n'auraient aucun commerce ni aucune relation avec les sujets du grand roi, en ce qui concernait la religion ; et

2° que les sujets du roi très-chrétien réfugiés dans les Vallées en seraient bannis. (V. DUBOIN, locis citatis.)

Conformément au traité, ceux des Français réformés, établis aux Vallées, qui servaient dans le bataillon vaudois, au service du duc, durent quitter le camp de Frescarole et passer en Suisse. Ils arrivèrent au commencement d'août dans la partie française du canton de Berne. D'autres les suivirent au mois de septembre (9). Ce ne fut cependant que dans le courant de 1698 que le traité reçut sa pleine exécution. Dans l'intervalle, à part les efforts faits pour ramener au Papisme, en les effrayant, ceux qui étaient revenus à la foi vaudoise, pour détourner les biens des familles par des mariages avec des Catholiques Romains et pour empêcher que la vallée de Pérouse ne se repeuplât de Vaudois, les Vallées ne se seraient guère aperçues d'un changement (10). Or, le 1er juillet 1698, le duc de Savoie publia le double décret que lui arrachait son puissant voisin; savoir, la défense aux Vaudois d'avoir aucun rapport, pour cause de religion, avec des sujets français, et l'ordre à ceux-ci de sortir des Vallées, dans l'espace de deux mois, sous peine de mort et de confiscation. Cet édit éloignait de force sept pasteurs, originaires du Pragela et du Dauphiné: Montoux, le compagnon d'Arnaud, Pappon, Giraud, Jourdan, Dumas, Javel, et enfin Henri Arnaud lui-même. En effet, Arnaud était Français, des environs de Die. Il ne l'eût pas été, qu'on eût peut-être trouvé quelque raison de se débarrasser de sa personne ; car la jalousie et la calomnie le poursuivaient de leur langue empoisonnée. On renouvelait méchamment contre lui l'accusation de vouloir former une république, bien que son rôle se bornât, dans les affaires civiles, à concilier quelquefois les différents que faisaient naître dans les familles la reconstruction des maisons, le partage des propriétés au retour de quelque parent que l'on n'attendait plus. Sa personne était trop vénérée, ses conseils trop respectés et suivis avec trop de promptitude pour qu'on ne prit pas ombrage d'un homme aussi influent parmi son peuple adoptif. Son nom, rehaussé par le souvenir de ses exploits, par son génie entreprenant, par sa fermeté héroïque, ainsi que par ses talents et ses vertus comme pasteur, le faisait paraître redoutable au parti sans générosité, qui, dans les conseils du prince, excitait sourdement à la haine contre les évangéliques. C'est le coeur serré que l'ami, le chef, le héros, le pasteur chéri des Vaudois quitta pour jamais ces Églises auxquelles il avait consacré sa vie, et pour la restauration desquelles il n'avait pas craint la mort dans les combats. Trois mille Français, réfugiés du Pragela, du Dauphiné et d'ailleurs, s'éloignèrent avec lui des Vallées, où, après de cruelles persécutions, ils avaient trouvé un demi-repos pendant quelques années.

Genève, qui avait accueilli les malheureux Vaudois douze ans auparavant, reçut encore avec charité ces nouveaux hôtes jusqu'à leur départ pour la Suisse et l'Allemagne. Arnaud entra dans ses murs le 30 août 1698. Les brigades des autres exilés suivirent durant les premiers jours de septembre. (Archives de Berne, onglet E. Correspondance de Genève.)

Toujours aux avant-postes, Arnaud, à peine arrivé, partit pour solliciter des cours Protestantes de l'Allemagne un asile pour ses frères. De Stouttgart, il eut la joie d'annoncer aux magistrats bernois que le duc de Wurtemberg se montrait favorable aux exilés et leur ouvrait ses états.

Ils partirent, et cette fois sans espérer plus de retourner jamais dans leurs inhospitalières Vallées. L'amour du Seigneur et la charité chrétienne soutenaient leurs pas chancelants. Dans une de leurs haltes, à Knittlingen, sur la route du Rhin à Maulbronn, à quelques lieues seulement de leur destination, ils prirent possession du sol, en y déposant la dépouille d'un de leurs fidèles pasteurs, nommé Dumas, à qui la mort ne donna guère que le temps d'arriver au lieu du refuge pour y mourir (11). C'est au couchant et au nord de Stouttgart que les émigrés des Alpes Vaudoises s'établirent et qu'ils fondèrent des colonies auxquelles, par un souvenir plein de tristesse et de charme tout à la fois, ils donnèrent les noms de villages aux vallées de Pérouse et de Pragela qu'ils avaient dû quitter. Dans le district de Maulbronn, Villar (12) (plus communément Gross-Villar, soit Grand-Villar), Pinache et Serres (13), Luserne ou Wourmberg, le Queyras, quartier de Dürrmenz (14), et Schœnberg, auquel Arnaud qui s'y fixa et qui en fût le pasteur, donnait le nom des Mûriers (15). - Pérouse (16), dans le district de Léonberg; - Neu-Hengstett, qu'ils appelaient Bourset (17), dans celui de Calw; - Mentoule (18), aujourd'hui Nordhausen, dans celui de Brachenheim; - la Balme, de nos jours Palmbach avec Moutschelbach, entre Pforzheim et Dourlach; - Waldensberg, dans le comté de Waechtersbach (Isembourg). - Un certain nombre de familles s'établirent à Waldorf, village de l'ancienne principauté d'Isembourg. - Le landgrave de Hesse-Darrnstatt offrit aussi un asile à quelques-uns des compagnons d'Arnaud dans Rohrbach, Wembach et Hahn, ainsi qu'à Kellersbach ; - le prince de Hesse-Hombourg, à Dornholzhausen, et le comte de Hanau dans sa résidence même.

Sur le sol germanique, ces victimes de la haine fanatique de Louis XIV ne connurent plus jamais de douleurs semblables à celles qu'ils avaient endurées. Protégés par d'augustes princes de leur religion, traités par eux avec justice et bonté, aussi bien que leurs autres sujets, ils ont vécu dans la prospérité et dans la paix. Jusqu'au commencement du siècle actuel, les colonies vaudoises du Wurtemberg se régirent elles-mêmes, pour ce qui concernait les affaires ecclésiastiques, par l'organe d'un synode presbytérien. Conformément aux traditions de leur Église, elles pourvurent, à leurs propres frais, au culte et à l'instruction, à l'entretien des temples, des cures et des bâtiments d'école, aussi bien qu'au traitement des régents et des pasteurs, charge considérable pour leur pauvreté, qui leur fut cependant allégée par les subsides de la charitable Angleterre. Elles eurent longtemps la joie d'être desservies par des pasteurs de leur sein ou de la mère-patrie, et d'entendre leurs exhortations dans la langue de leurs ancêtres. Mais, depuis quelques dizaines d'années, elles ont été agrégées, à contre coeur, pour la plupart, et soumises avec quelque contrainte an consistoire supérieur de Stouttgart. Dès-lors, la langue du culte et des écoles est l'allemand, c'est dire que l'élément national se perd. Dans peu leur histoire particulière sera close, si elle ne l'est déjà. Le patois vaudois s'oublie, quoiqu'il soit encore en usage dans un certain nombre de villages (19). Bientôt, il est à craindre, les noms de familles (20), ceux des villages et des localités particulières, rappelleront seuls l'origine de ces hommes du Midi que leur teint basané et leurs cheveux noirs ne suffiront plus à faire remarquer.

C'est dans une de ces colonies, à Schoenberg, près de Dürrmenz, que le héros des Vaudois termina sa carrière. Préférant l'exercice de ses devoirs pastoraux aux honneurs et à la gloire, Henri Arnaud résista aux invitations pressantes de Guillaume III, roi d'Angleterre, qui lui avait envoyé un brevet de colonel et offert un régiment. Il vint oublier, dans un humble presbytère, l'art de la guerre et du commandement avec le souvenir de ses exploits. Tout entier à l'œuvre du ministère, à la prédication de l'Évangile, à la consolation du pauvre et de l'affligé, il s'appliqua à conduire le troupeau confié à sa garde, non plus dans son ancienne patrie, comme lorsqu'il avait reconquis le sol vaudois à la tête de 900 vaillants hommes, mais vers les demeures célestes sur les pas du Chef et Sauveur de l'Église.

Marié deux fois, père de trois fils et de deux filles, il mourut à Schoenberg, le 8 septembre 1721, âgé de quatre-vingts ans, ne laissant qu'une très-minime succession à ses enfants, preuve évidente que, dans ses rapports avec les grands de la terre, ainsi que dans ses entreprises, il s'était oublié pour ne chercher que le bien-être général.

Dans l'humble enceinte du temple, aux murailles d'argile, surmontées d'un clocher qui ne dépasse guère les cerisiers du village, la reconnaissance et le respect ont assigné une place honorable à la dépouille mortelle du grand homme, pour qui la modeste houlette de berger des âmes eut plus d'attrait qu'un grade élevé dans l'armée, que l'honneur, que la gloire et que les faveurs des cours. Ses cendres reposent au pied de la table de communion. Une gravure, suspendue sous le pupitre de la chaire (1), reproduit les traits qui distinguèrent le héros de Salabertrand et de la Balsille; tandis qu'une inscription latine gravée dans la pierre qui recouvre sa tombe rappelle ses exploits. Nous traduisons : « Sous cette pierre repose le vénérable et vaillant Henri Arnaud, pasteur des Vaudois du Piémont, aussi bien que colonel. - Tu vois ici ses restes mortels; mais qui pourra jamais le dépeindre ses hauts faits, ses luttes et son courage inébranlable. Seul, le fils de Fessé combat contre des milliers de Philistins, et seul, il tient en échec et leur camp et leur chef, Il mourut le 8 septembre 1721, dans la 80e année de son âge (21). »

La population vaudoise des vallées de Luserne, d'Angrogne, de Pérouse et de Saint-Martin, considérablement diminuée par l'émigration forcée des trois mille Français dont la présence pendant plusieurs années avait comblé les vides immenses que leur avait faits la persécution, eut à souffrir elle-même de mesures parfois rigoureuses et vexatoires, aussi bien que préjudiciables à sa prospérité. Quoiqu'il parût certain que le coeur de Victor-Amédée n'était point défavorable aux Vaudois, on leur faisait une guerre sourde et cachée. Contrairement aux termes de l'édit de rétablissement, on travaillait ceux de leurs enfants qui avaient été disséminés dans le Piémont, et on les détournait de la foi par des promesses de mariage, par d'autres moyens de séduction,, comme aussi en les effrayant par des menaces. Sous prétexte d'incompatibilité de religion et à l'instigation de la France qui était limitrophe (22), on s'opposait à ce que les Vaudois de la demi-vallée de Pérouse rentrassent en possession de leurs biens sur la rive gauche du Cluson et s'y établissent. On réclamait en plein de leur pauvreté le paiement des tailles et des impôts depuis leur expulsion en 1686, et par conséquent pendant le temps qu'ils avaient passé à l'étranger lorsque leurs biens étaient possédés par d'autres. Il était aussi question d'anciennes dettes qu'on croyait éteintes, qu'on faisait ascender, grâce à quelques additions nouvelles, à 450,000 francs de France (23), dont on exigeait l'intérêt au trois pour cent. Par surcroît de malheur, les impôts avaient été considérablement augmentés et on les levait avec rigueur. Tandis qu'il en était qu'on n'exigeait pas des Catholiques, on dépossessionnait sans retard les Vaudois qui ne pouvaient les acquitter. Des missionnaires Papistes parcouraient les villages et les montagnes, s'attachant surtout aux familles pauvres qu'ils ne réussissaient que trop souvent à entraîner dans l'apostasie. Parfois le bruit vague d'une nouvelle et prochaine émigration forcée se répandait de lieu en lieu, et sentait l'angoisse dans les cœurs; tandis que, dans d'autres moments, on les calmait et on les consolait, en répétant que le duc était plein de bonne volonté pour ses sujets vaudois. Toujours est-il qu'on ne leur permettait pas de réparer oui de rebâtir les églises renversées ou dévastées, et que les mesures sévères, prises contre les Français, les avaient privés de prédicateurs en nombre suffisant. Ils en auraient manqué, si le canton de Berne ne leur en avait envoyé avec l'agrément de son altesse royale (24).

Sur la fin de 1698, la situation des Vaudois paraissait tellement précaire qu'un de leurs pasteurs, Blachon, exprimait dans une lettre sa crainte qu'un tel état de choses ne pût durer encore une année, et pour ce qui le concernait, il ne voyait de salut que dans une émigration. Les Vaudois, à cette époque, après le départ des Protestants français, étaient réduits au nombre de mille à onze cents hommes en état de porter les armes. Tel était le fruit du retour de Victor-Amédée à l'alliance de la France. L'intérêt de sa politique l'emportait sur les sentiments de son coeur. Les Vaudois étaient victimes de ses plans d'agrandissement. (Extrait des archives de Berne, onglet E. Correspondance de l'ambassadeur des Pays-Bas, Walckenier. - Et DIETERICI, die Waldenser.),

Un revirement de politique de la cour de Savoie, au commencement du XVIII éme siècle, amena une légère amélioration à la situation des Vallées. Victor-Amédée échappa à l'influence de Louis XIV, à l'occasion de la succession d'Espagne, et se ligua avec l'empereur d'Allemagne et deux grandes puissances Protestantes, l'Angleterre et la Hollande, pour faire la guerre au monarque français. On peut supposer que, dans les correspondances des cabinets coalisés comme dans les entretiens des ambassadeurs, il fuit question des Vaudois, et que l'intercession des cours Protestantes ne leur fut point inutile. On confirma sans doute les articles secrets du traité d'alliance précédent, signé à la Haye en 1691, par lesquels le duc de Savoie avait garanti aux Vaudois l'exercice de leur religion. Ce prince approuva également la protection, accordée par ces deux puissances, aux Églises des Vallées, et permit l'envoi des subsides étrangers destinés à subvenir à leur pauvreté. C'est ici le lieu d'en dire un mot.

La reine Marie, femme de Guillaume III, roi d'Angleterre, avait fondé un capital, dont le revenu appelé alors et encore aujourd'hui, le subside royal, était destiné à salarier les pasteurs des Vallées et meule ceux de la colonie du Wurtemberg(25). Les Etats-Généraux de Hollande employaient les revenus d'un fonds, obtenu par des collectes dans leurs états, ainsi que le montant de collectes annuelles, au paiement des honoraires des maîtres d'école, à des gratifications aux pasteurs émérites, aux veuves de pasteurs, au soulagement des pauvres de chaque église, comme aussi à l'entretien d'une école latine. Et puisqu'il s'agit des dons de la charité chrétienne faits en ces temps-là, ou déjà quelques années auparavant, aux Vaudois dans la souffrance, n'oublions pas les bourses, affectées par les Cantons évangéliques de la Suisse, aux étudiants des Vallées dans quelques-unes de leurs académies; savoir, une à Bâle, cinq à Lausanne et deux à Genève. Dans cette dernière ville., l'une était payée par l'état sur les fonds de l'hôpital général (26); la seconde provenait d'un don fait par M. Clignet, maître des postes à Leyde, et confié à l'administration de la bourse italienne (27).

Tandis que les Vallées, par l'effet du retour de leur prince dans la coalition contre la France, se sentaient moins pressées par les étreintes du fanatisme haineux que cette puissance déployait alors contre les chrétiens évangéliques, leurs milices appelées sous les drapeaux se comportaient de leur mieux. La guerre que Victor-Amédée eut à soutenir contre son ancien allié fut longue et désavantageuse à ses armes. Son courage personnel, sa persévérance dans la lutte et de grands efforts, ne l'empêchèrent pas d'être comme écrasé sous les coups de son redoutable voisin. Il se vit enlever la plupart de ses places fortes, et enfin, en 1706, il fut investi dans Turin sa capitale. Le récit des vicissitudes de ce siège ne rentre point dans le plan de cette histoire; cependant nous devons en mentionner un épisode qui se lie étroitement à notre sujet. Les travaux d'attaque furent brusquement interrompus par la fuite du duc de Savoie qui sortit de la ville à la tête d'un corps de cavalerie. Le général français, duc de la Feuillade, le poursuivit avec une partie des assiégeants, comptant s'emparer de sa personne. Plus d'une fois, en effet, Victor-Amédée, serré de près, se vit dans un danger imminent. Atteint près de Saluces, il se porta sur la gauche du Pô, et vint se jeter dans les montagnes chez ses fidèles Vaudois. Citons le comte de Saluces, qui n'est cependant pas grand ami de ces derniers. « Le but de Victor Amédée était, dit-il, d'animer 31. de la Feuillade à courir après lui. Il se replia à Luserne. Les Vaudois le joignirent eu grand nombre. Il se fortifia si bien dans la position qu'il choisit, que le général français, après s'être avancé jusqu'à Briquéras, renonça au dessein de le combattre (28). »

L'historien piémontais signale le fait du séjour de Victor-Amédée au milieu des Vaudois et le zèle de ces derniers à entourer sa personne pour la défendre jusqu'à la mort; mais ce qu'il ne dit pas, ce que toutefois nous ne saurions passer sous silence, c'est que le duc vint reposer sa tête sous le toit d'un Vaudois, au sein de l'humble population vaudoise de Rora. C'est dire que ce prince éclairé appréciait et estimait, à leur valeur, l'honnêteté et la parfaite fidélité de ses sujets, évangéliques, que la perfidie romaine et la haine de Louis XIV s'étaient si longtemps attachés à lui représenter comme des ennemis de sa personne et de son royaume, et qu'il avait traités avec une rigueur excessive vingt ans auparavant. Cette confiance de Victor-Amédée fait autant d'honneur à son jugement qu'aux hommes simples et fidèles, à qui elle fut donnée. La famille Durand-Canton, à qui échut le privilège d'offrir l'hospitalité à son souverain, en conserve des preuves irrécusables; savoir, le gobelet et le service d'argent dont il se servait, qu'il laissa en souvenir de son passage, ainsi qu'un acte authentique autorisant la famille qui l'avait reçu à ensevelir ses morts dans son jardin.

Dans la retraite des Français, battus enfin par le prince Eugène sous les murs de Turin et contraints de fuir après avoir levé le siège de cette ville, les Vaudois donnèrent une seconde marque de dévouement à leur souverain, en ne s'épargnant pas à leur poursuite. « L'armée française », dit le comte de Saluces, prit la route du Dauphiné, où elle » n'arriva pas sans éprouver de nouvelles portes, ayant été » continuellement harcelée dans sa marche par les Vaudois » armés, sous la conduite du colonel de Saint-Amour (29). » (V. Histoire Militaire,... t. V, p. 212. )

La paix d'Utrecht de 1713, si avantageuse à Victor-Amédée, dont elle agrandissait les états, en ceignant sa tête d'une couronne royale, celle de Sicile, échangée un peu forcément quelques années plus tard contre celle de Sardaigne, eut pour effet inévitable de reporter à l'intérieur l'attention et l'activité, déployées à l'extérieur par une lutte de la plus sérieuse gravité. La politique se préoccupa derechef de l'existence, dans les états de sa majesté sarde, d'une confession religieuse différente de celle de la généralité. Les ennemis secrets des Vaudois et de la religion dite réformée poussèrent le gouvernement à quelques mesures vexatoires et même injustes. Au nombre des premières, on peut citer l'obligation imposée à toutes les Églises vaudoises de chômer les nombreux jours de fêtes ordonnées par l'Église romaine, contrairement aux anciens usages et malgré l'absence de dispositions légales antérieures; de même encore les difficultés ou plutôt les empêchements, mis par la douane à l'introduction des livres nécessaires à l'exercice de la religion, comme aussi le refus d'admettre les Vaudois à l'office de notaire; tout autant de griefs qui se sont constamment reproduits dès-lors (30). Comme mesure évidemment injuste, prise contre les Vaudois, on peut citer celle qui contraignait les parents vaudois, dont l'enfant aurait passé au Papisme, à lui fournir les aliments ou à lui délivrer la légitime qui devait lui revenir en meubles et en immeubles; mesure injuste, car elle tendait à dénaturer l'autorité paternelle, à favoriser les enfants vicieux et rebelles, et à réduire à l'indigence les vieillards en les privant de biens dont ils ne pouvaient se passer pour vivre.

Ces exigences et ces rigueurs arrachèrent des plaintes à la population des Vallées. Elle recourut à la justice et à la bienveillance de son souverain; mais, quelques démarches qu'elle fît, quelque suppliantes que fussent les requêtes qu'elle adressa, elle ne put réussir à les faire modifier.

C'est dans ces conjonctures qu'un monarque, dont l'auguste maison n'a cessé de donner aux Vaudois des preuves de sa bienveillance éclairée et chrétienne, Frédéric-Guillaume 1er, roi de Prusse, intercéda en leur faveur au commencement de l'année 1725 (31). La réponse de Victor-Amédée, quoique évasive, exprima des dispositions amicales envers eux. Elles se firent jour dans un acte subséquent, dont il sera bientôt question, sans qu'il soit possible de dire qu'elles aient beaucoup modifié la situation des victimes des préjugés Papistes, ni qu'elles aient affaibli considérablement l'antagonisme d'une religion jalouse, qui ne cessait de dépeindre au prince, comme des sujets dangereux, des hommes dont le sang avait récemment coulé à son service. Les principes d'une large tolérance n'ont jamais prévalu dans l'administration des affaires vaudoises, et il pouvait alors d'autant moins en être sérieusement question que le gouvernement se disposait à prendre des mesures très-sévères contre les chrétiens évangéliques d'une autre partie des états de sa majesté; savoir, du Pragela annexé au territoire piémontais par le traité d'Utrecht.

Malgré les fureurs de Louis XIV, et l'émigration violente à laquelle il avait contraint, en 1698, plus de trois mille Protestants de cette contrée, il était resté dans la vallée de Pragela quelques centaines de personnes qui, quoique moins ferventes dans leur foi et moins disposées à lui sacrifier leur existence, en s'exilant ou en confessant ouvertement leur religion, avaient néanmoins conservé en secret les espérances, les croyances et le culte évangéliques. Passés sous la domination de Savoie, en 1713, et voyant que leurs coreligionnaires et voisins des vallées de Luserne et de Saint-Martin jouissaient de l'exercice de leur religion, ils avaient repris courage, mis fin à leur dissimulation et étaient venus s'édifier fréquemment dans les temples de leurs frères. Pendant quelque temps, on ferma les yeux sur leur retour à la foi de leurs ancêtres, vaudois aussi bien que leurs voisins.

Mais la susceptibilité romaine et la politique traditionnelle du gouvernement piémontais s'effarouchèrent bientôt de leur hardiesse et y mirent un terme en 1730. Un édit les contraignit à choisir entre une nouvelle abjuration ou l'exil.

Une démarche amicale du roi de Prusse auprès du roi de Sardaigne ne put détourner le coup (32). Trois cent soixante individus, relevés de leur première chute, animés de l'amour du Seigneur, ne se sentant pas libres en leur conscience de renier leur foi, prirent ce dernier parti. Le pays de Vaud les vit arriver dans le courant de mai 1730. Le gouvernement de Berne les y accueillit avec la même charité qu'il avait déployée envers leurs malheureux frères le siècle précédent. Une partie d'entre eux s'y fixa (33); les autres rejoignirent leurs parents établis dans les colonies du Wurtemberg ou ailleurs.

Tous les Pragelains, amis de l'Évangile, n'émigrèrent pas. Les faibles dissimulèrent de nouveau et allèrent à la messe. En secret, ils continuèrent à lire la Parole de Dieu. À la fin du siècle, l'auteur de cet ouvrage, alors étudiant, ayant demandé l'hospitalité dans une maison de la vallée, s'y vit accueilli avec affection en sa qualité de futur ministre de l'Évangile : Nous avons la Bible, nous la lisons, lui dit-on ; et on alla chercher le précieux et antique volume qu'on mit sous ses yeux. Il n'y a pas très-longtemps que l'autorité Papiste, jalouse du livre sacré, fit saisir et brûler tous les exemplaires qu'elle put découvrir dans la vallée. Dernière victoire sur la vérité, brûler la Bible au XIX ème siècle ! l'esprit de Rome est toujours le même .....

Cette même année, 1730, Victor-Amédée II, pressé par la cour de France de sévir contre les Protestants français qui s'étaient réfugiés aux Vallées, et par le Pape Clément XII, de punir les relaps et les renégats, avec menace, s'il n'était fait droit à sa demande, de rompre un concordat avantageux à la cour de Turin, publia, le 20 juin, un édit sévère contre ces trois classes de personnes, dans lequel se trouvaient, aussi quelques dispositions de détail concernant les Eglises des Vallées. Les Protestants français que le voisinage et la tolérance accordée aux Vaudois avaient attirés, devaient sortir des états de sa majesté dans les six mois, sous peine de fustigation, et ensuite de cinq années de galères. Les Vaudois qui leur donneraient asile seraient passibles de l'estrapade (34) pour une première fois, puis de la fustigation publique. Les Catholiques passés au Protestantisme, et les Vaudois Catholisés qui étaient retournés à leur première profession, étaient atteints par une sentence semblable. Les mêmes menaces étaient faites à ceux qui les cacheraient chez eux. En vain le monarque compatissant qui régnait sur la Prusse demanda une pleine tolérance en faveur de ces convertis du catholicisme, revendiquant en leur faveur l'édit de pacification de 1694, Victor-Amédée demeura inflexible (35). Environ cinq cents prosélytes, affermis maintenant, loin de fléchir devant l'exil, prirent, à l'entrée de l'hiver de 1730, le chemin de Genève où ils arrivèrent dans le courant de décembre. (V. même DIETERICI.)

(1) Storia d'Italia,... t. VII, p. 20.

(2) Histoire militaire, t. V, p. 13.

(3) Tom. III, 1). 38 à 41.

(4) A la Marsaille, bataille perdue, il est vrai, par le duc et ses alliés, les capitaines vaudois se nommaient Imbert, Peyrot, Combe et Caffarel. Storia di Pinerolo ; 1836, t. IV, p. 140.)

(5) Si, comme vous le devez, vous exposez vos vies pour mon service, j'exposerai aussi ma vie pour vous, et tant que j'aurai un morceau de pain, vous en aurez votre part. (V. plus haut.)

(6) Lettre traduite du hollandais, envoyée de Zurich à leurs excellences de Berne. (Archives de Berne, onglet E.)

(7) On lit dans le registre des naissances de l'église d'Angrogne que, depuis le mois d'août 1690 au 1er janvier 1697, il se fit 95 mariages et qu'il naquit 143 enfants dans cette commune fort grande. On y voit aussi qu'à cette dernière date, il restait dans la commune 38 ou 40 hommes qui avaient été à la Balsille ; que 100 personnes d'Angrogne étaient revenues du Piémont, et qu'il était mort pendant ces six ans 70 personnes de tout âge et sexe. (On ne dit pas dans ce document, s'il était revenu de Suisse des femmes, des enfants et d'autres personnes.)

(8) Ce fait n'est pas sans importance. Le passé nous a fait voir que plusieurs décrets de son altesse royale ne déployèrent point leur effet pour n'avoir pu être enregistrés dans les matricules du sénat. (Pour l'édit, voir Storia di Pinerolo, t. IV, p. 141, et surtout DUBOIN. - RACCOLTA, etc., Turin, 1826, t. Il, p. 109 à 278, qui contiennent les édits sur les Vaudois.)

(9) Archives de Berne, onglet E.

(10) Lettre d'Arnaud datée de la Tour, 1697, à M. Walkenier, ambassadeur des Pays-Bas en Suisse. (Archives de Berne, onglet E.)

(11) Nous devons ce détail ainsi que plusieurs autres sur les colonies vaudoises dans le sud-ouest de l'Allemagne, à l'obligeance de notre compatriote et ami, M. P. Appia, pasteur de l'Église française de Francfort-sur-le-Main. Les Vallées du Piémont le comptent au nombre de leurs fils les plus dignes et de leurs conseillers les plus dévoués. Que ce serviteur de Dieu si humble et si fidèle consente à supporter cette expression publique de si justes sentiments; car elle nous est inspirée par l'estime et par la vérité.

(12) Par la suite, ce village compta jusqu'à 1000 Vaudois; ce qui lui valut, sans doute, la désignation de Grand-Villar, en allemand, Gross-Villar. Aujourd'hui le village est bien moins populeux, et se compose pour un tiers, on même pour une moitié de familles de race allemande. Le dernier pasteur vaudois qu'ait eu cette paroisse était un Mondon, au commencement de ce siècle. Il était né dans les Vallées.

(13) Ce dernier endroit est quelquefois appelé Sarras.

(14) À Dürrmenz, les émigrés bâtirent, en 1700, une rue en ligne droite, qu'ils nommèrent le Queyras, en souvenir de la vallée de ce nom du haut Dauphiné d'où ils étaient originaires. L'annexe de la paroisse est un hameau nommé Sangach, que les Vaudois prononçaient Sinach.

(15) Actuellement Schoenberg n'est plus qu'une annexe de Dürrmenz.

(16) Actuellement village de 500 âmes, où, si ce n'était les noms de famille et de localité (tels que le Sartaz, Pinadella, les Grands-Ordons, les Petits-Ordons), rien n'indiquerait une colonie vaudoise.

(17) Neu-Rengstett n'est plus qu'une pauvre commune d'environ 400 lames, tous cultivateurs. Le dernier pasteur vaudois qu'ait eu cette église était un Geymonat, dont beaucoup de personnes se souviennent encore. Il y était venu des Vallées.

(18) Fondé par les Vaudois de Mentoule, de Fénestrelles et de Usseaux en Pragela ; ceux-ci ne pouvant tomber d'accord sur le nom définitif de la colonie, le prince de Wurtemberg l'appela Nordhausen.

(19) En 1820, un régent originaire de la colonie de Serres s'entretenait à Lausanne dans le patois qui lui était habituel avec des étudiants des Vallées Vaudoises et en était compris. M. le pasteur Appia, dans deux voyages qu'il a faits dans les colonies vaudoises du Wurtemberg, en 1815 et 1846, s'est assuré que si, dans plusieurs villages, tels que Serres et Pinache, toutes les familles parlent encore leur ancien idiome, ailleurs comme à Pérouse, il est entièrement oublié.

(20) Ce sont des noms bien connus dans les Vallées Vaudoises et en Pragela : ceux de Rivoire, Mondon, Geymet, Vole, Poèt, Peyrot, Clapier Pascal, Jourdan, Carrier, Jouvenal, etc.

(21) Inscription autour de la pierre :

VALDENSIUM PEDEMONTANORUM PASTOR, NEC NON MILITUM PREFECTUS,
HENRICUS ARNALDUS SUB HOC TUMULO JACET.

Au centre du monument:

CERNIS HIC ARNALDI CINERES, SED GESTA, LABORES,
INFRACTUMQUE ANIMUM PINGERE NEMO POTEST.
MILLIA IN AILOPHILÛM JESSIDES MILITAT UNUS;
UNUS ET AILOPHILÛM CASTRA DUCEMQUE QUATIT.
OBIIT VIII SEPT : ET SEPULTUS EST MDCCXXI.
ANNOS LXXX.

(22) Il ne faut pas perdre de vue que la France possédait alors la vallée de Pragela, la partie orientale du val Pérouse et Pignerol

(23) 300,000 francs de Suisse; l'écu d'empire a 4 francs.

(24) C'est dès-lors qu'on vit figurer parmi les pasteurs des Vallées un Jacob Dubois, un Philippe Dind, un Isaac Senebier, un Joseph Decoppet, un Philippe Dutoit, un Abram Henriod. (Extrait des registres paroissiaux des Vallées.)

(25) Il a été dit que, dès les guerres du commencement de ce siècle, les pasteurs des colonies vaudoises du Wurtemberg ont cessé d'être salariés par l'Angleterre. Ceux des Vallées le sont encore pour une partie de leur traitement. Ajoutons qu'en 1770, des collectes abondantes, faites dans la Grande-Bretagne, permirent d'augmenter l'appointement des pasteurs des Vallées. Les intérêts de ce dernier fonds portent le nom de subside national, pour les distinguer du subside royal fourni par la couronne.

(26) Cette bourse a cessé en 1798. Celles de Lausanne ont été interrompues en partie, puis rétablies pour un temps.

(27) Ces détails sont extraits d'un petit ouvrage, le Livre de famille Genève, 1830, de l'ancien modérateur des Églises vaudoises, P. Bert bien placé assurément pour les connaître.

(28) Histoire Militaire T. V, P. 189

(29) Les Vaudois se signalèrent encore par d'autres faits d'armes, dans la première moitié du XVIlle siècle.

(30) Voir recueil des édits.

(31) Lettre du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, au roi de Sardaigne :

« MONSIEUR MON FRÈRE,

Touché comme je suis du triste état où se trouvent présentement les Églises Protestantes dans les vallées du Piémont, je n'ai pu me dispenser de vous écrire celle-ci en leur faveur, espérant que Votre Majesté l'aura d'autant moins pour désagréable, qu'elle jugera aisément par l'affection qu'elle a envers ceux qui professent la même religion avec elle, que je dois avoir la même tendresse pour les Églises susdites, et que leur conservation et tranquillité ne me sauraient être indifférentes.

Je ne puis croire que les plaintes de ces pauvres Églises soient parvenues jusqu'à Votre Majesté, ou si cela est, qu'on lui en ait représenté toute la justice; car tout le monde sait que Votre Majesté est trop généreuse pour qu'elle pût refuser de remédier aux griefs d'un peuple qui, en plusieurs occasions importantes, a répandu son sang et sacrifié ses biens pour le service de Votre Majesté, et cela avec tant de bravoure et de fidélité que Votre Majesté en a toujours paru satisfaite.

Fondé sur ces témoignages, je me promets que Votre Majesté voudra bien, comme je l'en prie instamment, continuer sa protection et bienveillance royales aux dites Eglises Protestantes, et les faire jouir paisiblement des édits publiés ci-devant en leur faveur, et surtout de celui du 23 mai 1694, contre la disposition duquel on veut obliger, sous de rigoureuses peines, lesdites Eglises Protestantes d'observer toutes les fêtes ordonnées par l'Eglise Romaine; ce qui est une chose directement contraire à la liberté de conscience dont, comme Votre Majesté le sait, aucun prince ne peut priver ses sujets sans commettre une extrême violence, et sans empiéter même sur les droits réservés à la Majesté divine, à laquelle seule appartient le règne sur les coeurs et les consciences des hommes.

L'ordonnance publiée sous le nom de Votre Majesté, que les Protestants vaudois doivent fournir à leurs enfants qui auraient abjuré la religion de leurs pères, les aliments, ou leur délivrer la légitime qui leur est due sur les biens et effets meubles et immeubles de leurs parents, ne serait pas moins dure ni moins contraire que la susmentionnée aux lois divines et humaines, puisqu'elle inspire aux enfants Protestants des sentiments de libertinage et les distrait de l'obéissance due à leurs pères et mères, réduisant en même temps ceux-ci à l'impossibilité de pouvoir subsister, surtout lorsque leurs biens ne consistent qu'en fonds de terre, ou qu'ils sont contraints de séparer plusieurs portions de leurs biens pour les assigner à leurs enfants, qui auront été séduits à abandonner la religion Protestante.

Si l'on ajoute aux deux griefs susdits les deux suivants ; assavoir : qu'on arrête à la douane de Votre Majesté les livres qui sont nécessaires pour l'exercice de la religion protestante, et qu'on ne veut plus admettre à l'office de notaire aucune personne qui ne professe la religion romaine, quoique de temps immémorial les Vaudois aient ou des notaires de leur religion, on ne peut juger autrement de toutes ces procédures, sinon que l'unique but de ceux qui ont porté Votre Majesté à faire les ordonnances susdites est de renverser tous les priviléges des Eglises Protestantes dans le Piémont, et même d'y extirper entièrement cette religion; ce que la justice de Votre Majesté et sa bonté envers ses fidèles sujets, à ce que j'espère, ne voudront jamais permettre.

Je prie aussi Vôtre Majesté d'être bien persuadée que, de toutes les marques d'amitié qu'elle me pourra donner, celle d'avoir égard à mon intercession pour lesdites Églises Protestantes me sera toujours la plus agréable et dont je lui serai le plus sensiblement obligé. Aussi profiterai-je avec plaisir de toutes les occasions où j'en pourrai témoigner ma vive reconnaissance, et prouver à Votre Majesté la sincérité et la parfaite considération avec laquelle je suis, etc.

Berlin, 6 janvier 1725.
FRÉDERIC-GUILLAUME. »

( V. DIETERICI,... p. 396. )

(32) V. DIETERICI,... p. 398, 399.

(33) Nous trouvons dans les listes qu'a publiées M. DIETERICI, P. 404, des noms encore existant dans le canton de Vaud et dans ceux du voisinage : les Bermond, Guyot, Papon, Jannin, Perrot, Turin, Chailler, etc. Plusieurs autres noms sont les mêmes dans le canton de Vaud (tue dans les Vallées Vaudoises; tels sont ceux de Gonin, Buffa, Chauvi, Gonnet, Borloz, Bonnet, Bonjour, Blanchod, Odin, Malan, Combe, etc.

(34) Supplice dans lequel on élevait le patient par les mains liées derrière le dos, pour le laisser redescendre par petites secousses, une fois, deux fois, etc., selon le cas.

(35) Correspondance de leurs majestés de Prusse et de Sardaigne dans DIETEBICI,... P. 398.

CHAPITRE XXVI. (Suite)
LES VAUDOIS AU XVIIIème SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (1690-1814)

Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince. - Leur rétablissement dans leurs héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. - Exil des Protestants français domiciliés aux Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. - Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides étrangers. - Siège de Turin, en 1706. - Victor-Amédée aux Vallées. - Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. - Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. - Édit du 20 juin 1730. - Abrégé des édits concernant les Vaudois. - Effets de la révolution française. - Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes soupçons sur leur fidélité. - Projet de massacre déjoué. - Arrestations. - Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit révolutionnaire en Piémont. - Abdication de Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. - Blessés français. Bagration. - Réunion du Piémont à la France. - Misère aux Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM. Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise.

Quant aux dispositions de l'édit du 20 juin, concernant les anciennes Églises des trois Vallées Vaudoises, il était dit que, conformément à l'édit de 1620, leurs membres jouiraient du droit de travailler dans leurs maisons, à huis clos, les jours de fêtes Catholiques, et qu'ils pourraient, de temps à autre, obtenir des magistrats de cette religion la permission de vaquer à des ouvrages publics, lorsqu'elle serait accordée aux Catholiques; que l'acquisition et la. vente de meubles et d'immeubles leur était loisible dans l'intérieur des limites, et que, quant à leurs propriétés hors de celles-ci, le sénat en déciderait, selon la raison et la justice (1); que les cimetières des Vaudois seraient éloignés des habitations, à distance des chemins publics et sans clôture ; que cependant il ne serait rien changé à l'état de ceux de Rora, la Tour, Villar et Bobbi. Un article postérieur statua, que les convois funèbres pourraient être aussi nombreux qu'on le voudrait ; qu'aucun nouveau temple ne pourrait être construit, leur nombre devant rester le même qu'avant 1686, que toutefois la cabane, c'est le nom que l'édit donnait au temple de Saint-Barthélemi, pouvait rester debout, mais sans, être agrandie ni réparée; que le pasteur n'habiterait point dans son voisinage, mais qu'il retournerait se fixer à Rocheplatte comme anciennement (2) ; que les Vaudois étaient autorisés à avoir des maîtres d'école, pris parmi eux et de leur religion, pourvu qu'ils n'admissent an nombre de leurs écoliers que des enfants vaudois, sous peine de vingt-cinq écus d'or d'amende pour chaque enfant Catholique qu'ils y admettraient, et du bannissement en cas de récidive, pourvu encore que les susdites écoles fassent tenues dans les quartiers où habiteraient le moins de Catholiques; enfin, dans un dernier article, il était absolument défendu d'admettre dans les temples des Vallées les gens du Pragela.

On a pu se convaincre, par ce qui précède, que Victor-Amédée II, quoique personnellement revenu de ses préjugés contre les Vaudois, et convaincu de leur fidélité ainsi que des autres qualités morales qui les distinguaient, ne leur accorda pas de beaucoup plus grandes libertés que ses prédécesseurs. S'il ne montra pas une entière tolérance, s'il établit des restrictions de plusieurs sortes à l'extension, plutôt encore qu'au maintien de la foi chrétienne et à l'accroissement de la population évangélique, dans les trois anciennes Vallées et dans celle de Pragela, disons-le, ce fut par l'obsession des éternels ennemis des Vaudois et, par les exigences de son belliqueux et puissant voisin de France. Reconnaissons que, s'il ne put faire davantage pour des sujets dont on méconnaissait les services et, les qualités, il a eu du moins le mérite de fixer définitivement, d'une main ferme, la position civile et religieuse des Vaudois, en confirmant les anciens édits qui la précisaient et en eu promulguant de nouveaux. Par ces mesures, si la condition des descendants des martyrs resta inférieure, humiliée et gênée, cependant elle échappa, il faut espérer, pour toujours à l'arbitraire et à l'incertitude.

Sous le règne de Charles-Emmanuel III, qui monta sur le trône par l'abdication volontaire de son père, Victor-Amédée II, l'an 1730, le sénat de Turin publia, en 1740, un abrégé des édits concernant les Vaudois, en vingt-six articles, pour servir de direction aux autorités judiciaires et administratives. Cette publication peut être considérée comme un nouveau bienfait royal. Car, si elle signalait aux magistrats les restrictions apportées à la liberté civile et religieuse des Vaudois, elle constatait en revanche les droits qui leur étaient concédés par le souverain ; et par là elle rendait leur position toujours plus stable.

Dès-lors, sous le règne de Charles-Emmanuel III, puis sous celui de Victor-Amédée III, qui prit la couronne en 1773, jusqu'aux jours de la révolution française, peu d'événements saillants interrompirent le cours de la vie uniforme des habitants des Vallées. On peut cependant citer, comme titre a la faveur de leur souverain, le brillant courage, dont ils firent preuve au siège de Coni, en 1744, et à la bataille de l'Assiette perdue, en 1747, par les Français : actions d'éclat, qui leur méritèrent les éloges des chefs militaires (3), ainsi que l'estime de Charles-Emmanuel III, qui les appelait ses braves et fidèles Vaudois (4). Pourquoi faut-il ajouter que, malgré les preuves d'amour et de dévouement de la part des sujets, et d'estime de la part du souverain, les Vaudois se virent fréquemment enlever leurs enfants par les ruses des prêtres et des moines, quelquefois même par la violence, sans qu'il fût possible d'obtenir justice, et qu'ils durent contribuer aux frais du culte romain, payer des dîmes, des prémices et d'autres choses encore aux curés (5), contrairement au texte des édits royaux qui les dispensaient de semblables prestations.

Tels étaient les succès qu'avait obtenus aux Vallées l'esprit romain, quand en 1789 le retentissement des premiers pas de la révolution française se fit sentir en Piémont. Les Alpes ne purent arrêter l'élan des idées nouvelles qui, longtemps en fusion et menaçantes, s'étaient fait jour par une explosion subite. Des théories attrayantes et entraînantes, des promesses de liberté et de bonheur, proclamées assez haut pour être entendues partout, enflammèrent les esprits et bercèrent d'une douce illusion les cœurs. Dans les conversations dans les réunions d'amis il ne fut bientôt plus question que des événements qui s'accomplissaient au-delà des Alpes. Un pasteur des Vallées se permit d'y faire allusion, dans un sermon qu'il prononça devant le synode assemblé, l'automne de cette même année 1789. Ses confrères, inquiets des résultats qu'un discours aussi imprudent pourrait exercer sur l'opinion, autant que des maux qu'il pourrait attirer sur la population vaudoise de la part de l'autorité, usèrent de leurs droits de discipline et suspendirent de ses fonctions, pour six mois, l'orateur indiscret. Cette décision était aussi sage que juste, car le prédicateur avait manqué à son devoir, soit comme sujet du roi, en attirant l'attention sur des questions antipathiques à son gouvernement, soit comme pasteur, en introduisant la politique dans la chaire chrétienne.

Ce fait met au jour, mieux que beaucoup de paroles, l'esprit qui animait les Vallées à cette époque critique. Les instincts du coeur parlaient en faveur des principes nouveaux proclamés en France, mais le devoir envers l'autorité défendait au sujet fidèle de les accueillir et de les propager. Le coeur l'emporta chez quelques-uns sur une soumission traditionnelle. Cependant, on ne s'éloigne pas de la vérité, en disant qu'il eût été difficile, en de telles circonstances, que des hommes aussi peu favorisés du pouvoir que les Vaudois l'avaient été, fissent preuve de plus de prudence et de modération qu'eux. Sentant combien leur position était délicate, ils mirent tous leurs soins à prévenir et à éviter tout ce qui aurait pu les compromettre.

Cette conduite leur conserva la confiance de leur souverain, qui, en 1792, les appela sous les armes pour la défense de leurs frontières. Et quand, l'année suivante, Victor-Amédée III, dépouillé par les Français de deux de ses plus belles provinces, la Savoie et Nice, se résolut à prendre l'offensive et à attaquer l'ennemi, il confia la garde des vallées de Luserne et de Saint-Martin à la fidélité des Vaudois, commandés par un de leurs officiers, le colonel Maranda, sous les ordres lui-même du général Gaudin, Protestant aussi, et suisse de nation (6).

Les Français, qui n'ignoraient pas combien la position de ce pauvre peuple avait été précaire et exceptionnelle, crurent qu'ils n'auraient pas de peine à le pousser à se révolter, à leur livrer les passages et à faire cause commune avec, eux. lis se trompaient. Les Vaudois estimèrent la fidélité au serment, même dans nue condition inférieure, préférable, aux splendides espérances de liberté religieuse, civile et politique, acquise par un parjure. Cette belle conduite, ne put cependant faire taire la calomnie, ni étouffer tout soupçon. Comment croire que des hommes, souvent maltraités à cause de, leur religion, renonceraient à se venger et refuseraient l'émancipation qu'on leur promettait? On les accusa donc de prêter l'oreille aux propositions de l'ennemi. Quelques faits malheureux accréditèrent ces bruits. Les milices vaudoises cédèrent sur quelques points. Le fort de Mirabouc, au fond de la vallée de Luserne, dans les gorges du seul passage qui conduise en France, se rendit (7), et quoique l'enquête ordonnée à cette occasion fit ressortir de la manière la plus évidente l'innocence des habitants des Vallées (8), l'exaspération, fruit de ces soupçons, alla tellement en augmentant que, le fanatisme y aidant, elle aboutit, chez les Papistes des environs, à l'odieux projet d'une seconde Saint-Barthélemi, dont les Vaudois de Saint-Jean et de la Tour devaient être les victimes.

Tous les hommes de ces deux communes, en état de porter les armes, étaient sur les montagnes occupés de la garde de la frontière ; il ne restait dans les habitations de la plaine que les femmes, les enfants, les vieillards, les infirmes : faibles défenseurs ! L'entreprise n'était donc point périlleuse. Dans la nuit du 14 au 15 mai 1793, une colonne d'assassins, réunis à Luserne, devait, à un signal donné, fondre sur ces deux contrées et y mettre tout à feu et à sang. Le complot avait été si mystérieusement tramé, que pas un Vaudois n'en avait eu connaissance. Ce furent des Catholiques : un prêtre, le respectable Brianza, curé de Luserne, et le capitaine Odetti, de Cavour, qui le leur révélèrent. Ce dernier arrivant à la maison de son ami, M. Paul Vertu, à la Tour, dit en entrant :

« Je viens ici pour vous défendre, vous et les vôtres, jusqu'à la dernière goutte de mon sang. »

Puis, il leur détailla l'affreux complot auquel il avait refusé, de s'associer. Aussitôt des messagers furent expédiés, coup sur coup, à la montagne, où étaient les maris et les frères des victimes désignées. Le général Gaudin, sollicité de les laisser voler à la défense de leurs familles, refusait de croire au projet, tant il le trouvait odieux. La liste des conjurés, au nombre de plus de sept cents, mise sous ses yeux, ne lui permit plus de douter. Mais si, d'un côté, il ne pouvait se résoudre à priver de leurs défenseurs naturels tant de créatures innocentes, de l'autre, il ne savait comment détacher de sa division des forces suffisantes, sans s'exposer à être forcé par les Français, ou comment, laisser les Vaudois s'éloigner sans éveiller les soupçons des troupes piémontaises, avec, lesquelles ils se trouvaient. Un stratagème le tira d'embarras. Le soir de la nuit fatale, au déclin du jour, une fausse alarme est donnée ; sur les hauteurs retentit le cri : Les Français, les Français! suivi bientôt de celui de : Sauve qui peut! Les Vaudois quittent les premiers leurs postes élevés, et, au milieu d'un feu de mousqueterie très-vif, ils battent en retraite comme si l'ennemi les poursuivait. Voyant cela, les troupes piémontaises, échelonnées entre eux et le bas de la vallée, commencent à leur tour un mouvement rétrograde et se jettent dans la Tour et Saint-Jean, qu'elles occupent pour la nuit. Les conspirateurs, effrayés de la prétendue agression des Français, abandonnèrent leur projet infernal. Gaudin, appelé à Turin pour rendre compte de sa conduite, se justifia en présentant les preuves de la conspiration et la liste des conjurés. Les pièces de convictions ne pouvaient être récusées ; il fut absous. Mais il fut en même temps éloigne des Vallées, et un peu plus tard renvoyé du service. Son excès d'humanité lui avait fait perdre la confiance de la cour. Des assassins, pas un ne fut puni; aucun ne fut même recherché.

Le gouvernement inquiet et soupçonneux, s'imaginant que les Français avaient des intelligences aux Vallées, crut devoir y déployer une grande sévérité. Un Vaudois, David, officier d'ordonnance du colonel Frésia, qui avait succédé au général Gaudin dans le commandement, fut livré par son maître à un conseil de guerre et pendu comme traître. Les deux militaires les plus élevés en grade dans les milices vaudoises, le colonel Maranda et le major Goante, furent aussi jetés en prison. On parlait de nouvelles arrestations comme proclamés lorsqu'il fut possible aux deux prévenus de démontrer leur innocence, comme celle de leurs amis et compagnons.

La libération de Maranda et de Goante, leur réintégration dans leur place, ainsi que le remplacement du colonel Frésia, détesté depuis le supplice de David, par un officier suisse, le général Zimmermann (9), calmèrent aux Vallées les esprits agités ou craintifs, en donnant, la preuve que le gouvernement, mieux instruit de la vérité, renonçait à ses injustes soupçons ou du moins à ses rigueurs. La confiance se rétablit bientôt. Zimmermann, quoique Catholique romain, sut gagner l'affection générale.

Alors les Vaudois, profitant du moment favorable où la cour était convaincue de leur innocence, acceptèrent l'offre que le général leur avait faite d'être leur interprète auprès d'elle. Par son office, ils transmirent à leur souverain une requête dans laquelle, après les justes protestations d'attachement à sa personne et à sa dynastie, ils demandaient le redressement de certains abus, et quelque amélioration dans leur condition politique. La démarche eut un certain succès. Le duc d'Aoste, fils aîné du roi, résidant, alors à Pignerol, à la tête d'une division de l'armée, transmit aux pétitionnaires une réponse (10) des plus gracieuses, dans laquelle il était dit, que les preuves constantes et distinguées qu'ils avaient données de leur attachement et de leur fidélité à leurs souverains, et les sentiments récents qu'ils avaient mis au jour, en s'offrant de concourir avec tout le zèle possible à l'armement ordonné pour repousser l'ennemi, disposaient leur roi à accueillir favorablement leur mémoire. Néanmoins, la solution de la demande de droits politiques, égaux à ceux des autres sujets, était renvoyée à la paix (11). Dès ce moment, du moins, on leur octroyait généreusement la permission d'avoir des médecins de leur religion; on promettait de prendre des mesures contre les rapts d'enfants si fréquents, comme aussi contre l'introduction de Catholiques incapables dans les conseils de commune, et l'abolition de charges ou impôts grevant les seuls Vaudois. On le voit, les faveurs royales ne dépassaient pas les exigences les plus ordinaires de la simple justice, et cependant le prince et les Vaudois eux-mêmes les considérèrent comme de gracieux dons, tant était grande l'habitude de ne traiter les Vaudois que comme des intrus tolérés à regret, et de regarder comme des bienfaits extraordinaires la participation aux principaux avantages dont jouissaient tous les autres sujets.

La paix survint au printemps de 1796, paix désastreuse (12), qui enlevait au roi quelques-unes de ses plus belles provinces et le courbait sous l'influence écrasante de la république française et de son jeune général en Italie, Napoléon Bonaparte. Un nouveau roi, Charles-Emmanuel IV, monta sur le trône ébranlé de son défunt père, le 10 octobre 1796. C'était le moment d'accorder à de fidèles sujets l'égalité politique qu'ils revendiquaient et qu'ils avaient méritée par de loyaux services. L'ambassadeur britannique saisit cet instant pour la réclamer à leur profit ; mais tout ce qu'il obtint fut une confirmation des minimes concessions faites trois ans auparavant. Nous nous trompons : le billet royal, c'est le nom que portait cet acte officiel, renfermait une grâce nouvelle; il permettait de réparer les temples!.... de les agrandir même si cela est nécessaire, et, le croira-t-on ? car la générosité était grande, de les transporter dans des sites plus commodes, pourvu cependant qu'on n'en augmentât pas le nombre et qu'on avertit l'intendant de la province, afin qu'il put donner les directions nécessaires (13).

Il était impossible que la présence de l'armée française (l'on sait que celle d'Italie comptait dans ses rangs les révolutionnaires les plus fougueux) n'excitât pas les Piémontais à l'affranchissement des servitudes féodales et à la conquête de tous les droits politiques proclamés en France, comme inhérents à la personnalité humaine. À une sourde agitation succédèrent rapidement des mouvements tumultueux, des entreprises révolutionnaires, dans les villes et dans les campagnes, jusqu'à Moncalier, aux portes de Turin. La vérité exige de nous l'aveu que les Vallées n'y restèrent pas entièrement étrangères. Une troupe de révolutionnaires de la vallée de Luserne (14) se rendit à Campiglion, au château du marquis de Rora, l'un de ses principaux seigneurs, et lui demanda ses titres féodaux pour les anéantir : « Mes amis, leur répondit-il avec une présence d'esprit et une aménité admirable, si ce ne sont que mes titres que vous voulez, je vous les abandonne tous très-volontiers, à l'exception d'un seul que vous ne m'arracherez pas, je veux parler de mon titre d'ami des Vaudois, de ma vieille affection pour mes chers et braves Vaudois! » Ce mot dit à propos suffit pour les désarmer. Ils se retirèrent sans commettre le plus petit désordre.

Le général Zimmermann, envoyé aux Vallées en apparence pour écouter les voeux des communes, en réalité pour reconnaître la situation, reçut, peu après son arrivée, l'ordre d'opérer des arrestations. En Piémont, la cour avait recouru aux exécutions pour l'exemple. L'homme de guerre se montra amide la paix; dans son rapport il recommanda l'emploi de la douceur, et il eut la satisfaction de se voir approuvé. Les Vallées échappèrent aux emprisonnements et aux supplices.

La situation compliquée et les difficultés des temps rendirent insupportable à Charles-Emmanuel le poids de sa couronne. Il abdiqua par un acte solennel, le 9 décembre 1798. La France lui laissait la possession de la Sardaigne. Dès ce jour, le Piémont fut considéré et administré comme une province française. Cet événement, auquel d'ailleurs les Vaudois n'avaient pris aucune part, leur faisait une position comme ils n'en avaient jamais eue, comme ils n'auraient jamais osé espérer de l'obtenir. D'un jour, et comme par enchantement, ils voyaient tomber toutes les lois prohibitives, humiliantes et exceptionnelles, sous lesquelles ils avaient gémi si longtemps. La barrière qui les enfermait dans d'étroites limites, qui les condamnait à s'entasser dans quelques vallons isolés, était rompue. Un libre champ était ouvert à leur industrie, à leur activité, jusqu'alors entravée. De parias méprisés, de barbets haïs et tenus à l'écart comme des êtres malfaisants, ils se voyaient placés sur un pied d'égalité avec leurs persécuteurs les plus hautains. Ceux qu'on regardait comme des intrus, qu'on tolérait à bien plaire, étaient devenus citoyens aussi bien que les autres. Les hommes qu'on traitait comme s'ils eussent été les bâtards de l'état, avaient enfin obtenu la reconnaissance de leur légitimité. En un seul jour, et par un acte unique, étranger à leur volonté, tous les genres de liberté leur restaient acquis. Et, ce qui devait leur être plus précieux que tout le reste, ils allaient jouir sans entraves quelconques de cette liberté religieuse, du droit de servir Dieu, selon, leur conscience, pour lequel ils avaient lutté et versé leur sang depuis des siècles.

Mais, comme pour les avertir que la conservation ou la prospérité de la vie chrétienne ne devait pas cependant dépendre des circonstances politiques, à peine la domination française s'était-elle établie en Piémont qu'elle courut les plus grands dangers. L'armée d'Italie, attaquée au printemps de 1799 par Souwarow à la tête des Russes et des Autrichiens, fut forcée à battre en retraite précipitamment, au milieu d'une population excitée contre elle et bientôt fanatisée. Dans ce moment difficile, les Vaudois restés fidèles au pouvoir, alors légitime, durent, par ordre supérieur, se porter dans la plaine avec d'autres troupes, et assaillir Carmagnole où les insurgés s'étaient concentrés. L'action s'ouvrit par un feu terrible, et quoique ces derniers se fassent retranchés dans un couvent et eussent illuminé la madone (15), ils furent écrasés par la bravoure des Vaudois et des troupes réglées. Le général Freissinet leva une contribution de guerre. On a fait un crime aux Vaudois de cette expédition, on les a accusés de sacrilège et de pillage. Mais, comment les rendre responsables d'un combat qu'ils ne livrèrent que par le commandement de l'autorité militaire qu'ils reconnaissaient encore. Quant au sacrilège, pourrait-on les en accuser sérieusement? Auraient-ils donc du se retirer sans combattre et recevoir le feu meurtrier qui sortait du couvent sans riposter, parce qu'une madone illuminée avait été placée au-devant? Pour ce qui regarde la contribution forcée, levée par le général français, on ne saurait la leur imputer. Si c'est d'actes particuliers qu'il est question et qu'ils aient en lieu, tous les Vaudois les regretteront.

Un second fait leur a été imputé à crime : que le lecteur en juge. Le voici, raconté sans commentaire. Trois cents blessés français, venant de Cavour et fuyant devant les Autrichiens, arrivèrent vers la fin de mai sur des charrettes, au village de Bobbi, extrême frontière du val Luserne, du côté de la France, dans un état affreux de dénuement et de misère. Le pasteur de l'endroit, Rostaing, respectable vieillard, aidé de sa femme, subvient selon ses ressources aux besoins les plus pressants de ces malheureux. Un veau, vingt-cinq pains, du vin, tout ce que renferme son presbytère, leur sont apportés par ses soins. Les paroissiens suppléent de leurs faibles moyens à ce qui manque. Les plaies des blessés sont pansées et bandées, après quoi des centaines d'hommes les transportent en France à bras ou sur leurs épaules, l'espace de dix lieues, par-dessus un col élevé, le long des précipices, au milieu des neiges qui rendaient impossible la marche des bêtes de somme (16). Les Vaudois ne les quittèrent qu'après les avoir déposés en sûreté entre les mains de leurs compatriotes. Ce fait fut signalé à l'armée française dans un ordre du jour du général Suchet (17), qui en envoya un double au pasteur charitable ainsi qu'une lettre des plus flatteuses.

Cette action dévouée, jointe à la vigoureuse résistance que les Vaudois, fidèles à leurs serments, opposèrent jusqu'à la fin à l'envahissement des Austro-Russes et à la défense du gouvernement réfugié au Perrier, auraient attiré sur eux les plus grands malheurs, si Dieu ne leur eût envoyé du fond de la Russie le prince Bagration pour les protéger. Au milieu des clameurs furibondes des réactionnaires piémontais, qui demandaient à mettre tout à feu et à sang dans ' les Vallées, ce prince, aide-de-camp de Souwarow, sut démêler la vérité (18); il comprit et apprécia la conduite que les Vaudois avaient suivie. « Ils sont sous la protection du maréchal (Souwarow), répondit un officier russe,au Chef du conseil suprême à Turin, qui chargeait de reproches et menaçait les députés des Vallées, nous n'avons que faire de vos haines piémontaises. »

Loin de rien entreprendre contre eux, on leur laissa même leurs armes, pour se défendre en cas d'attaque; on n'exigea d'eux que la simple promesse de ne pas les employer contre les troupes coalisées.

Les Vaudois, pendant une année environ, restèrent placés entre les armées belligérantes. Les échos de leurs montagnes répétèrent les marches étrangères, et plus d'une fois de vives fusillades. Ils échappèrent cependant à de plus grands maux qui les menaçaient.

L'an 1800 parut. Le premier consul de la république française, nouvel Annibal, franchissant les Alpes à la tête d'une grande armée, vint se jeter sur les Autrichiens et les Piémontais en sécurité, leur arracher la victoire à Marengo (19), et avec elle la possession des plus riches provinces. Le Piémont passa de nouveau sous la domination de la France, et les Vaudois jouirent immédiatement des privilèges qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir.

Mais ce retour à la liberté ne fut pas, tant s'en faut, un retour à la prospérité et au bien-être. Toute la plaine et les Vallées aussi offraient en ce temps-là un spectacle plus misérable qu'on ne peut imaginer. Une extrême disette, jointe au pillage des soldats et à la rapacité des commissaires, tant français qu'autrichiens, avaient porté les vivres à un prix si excessif, que c'est à peine si les riches parvenaient à s'en procurer. Les pauvres végétaient dans la misère, plusieurs mouraient de faim.

La position financière des pasteurs devint des plus critiques au milieu de ces circonstances. Le subside royal anglais, qui formait la meilleure partie de leurs faibles honoraires, leur avait été retiré depuis qu'ils étaient sujets de la France. Le subside national anglais continuait à leur parvenir, mais irrégulièrement; la part de chacun montait à environ 500 francs. C'était tout leur salaire, assurément insuffisant pour les besoins d'une famille. Le dévouement des paroissiens s'efforçait d'y subvenir. Dans plus d'une localité, l'on vit les anciens de l'Église parcourir les maisons, quêtant le pain dont manquait leur pasteur. À l'ouïe de si grandes nécessités, la commission exécutive du Piémont prit des mesures bien intentionnées, mais peu politiques. On se rappelle que des paroisses Catholiques Romaines avaient été formées dans toute l'étendue des Vallées, malgré l'extrême rareté des ouailles. Des biens et des rentes étaient assignés aux cures qui les desservaient. La commission exécutive pourvut d'une autre manière à leur traitement, et remit l'administration de ces biens et de ces rentes, quelque peu réduits, aux modérateurs vaudois pour servir aux besoins du culte et de l'instruction. Elle leur remit également celle de l'hospice des catéchumènes vaudois à Pignerol (20) et de ses dépendances, pour leur être un gage que, désormais, les évangéliques des Vallées n'auraient plus à redouter les séductions et les violences Papistes, et aussi pour donner une petite satisfaction à la susceptibilité vaudoise, en mettant les persécutés en possession de la maison de leurs oppresseurs spirituels. Il est fâcheux qu'il ait été pourvu de cette manière à la subsistance des pasteurs et des régents; les Catholiques y ont vu une spoliation et un acte d'hostilité. Ce jugement est injuste, sans doute, puisque c'est le pouvoir régulier, composé d'ailleurs de Catholiques, qui l'a prononcé et non les Vaudois; mais, quoiqu'il fût certainement loisible à l'autorité de donner une satisfaction à une Église chrétienne longtemps opprimée, il eût mieux valu que c'eût été d'une manière moins provocatrice envers celle qui était ainsi humiliée. Du reste, pendant tout le temps de la domination française, les pasteurs et les troupeaux n'ont jamais donné lien aux curés, ni aux ouailles de ceux-ci, de se plaindre de leur conduite. C'est une justice qu'on leur doit.

L'administration ecclésiastique aux Vallées resta la même pendant les premières années de la réunion à la France; elle était comme par le passé entre les mains des consistoires, du synode et de la Table ou commission supérieure exécutive. Ce ne fut qu'en 1805, lors du passage de l'empereur à Turin, que l'assimilation de ces Églises aux autres Églises Protestantes de l'Empire Français fut projetée (21), et quelques mois plus tard définitivement arrêtée par un décret du 6 thermidor an XIII (22). D'après ce décret on groupa, les différentes Églises en trois consistoriales ; savoir, celles de la Tour, de Prarustin et de Villesèche. La première comprenait les paroisses de la Tour, le Villar, Bobbi et Rora. La seconde, celles de Prarustin, Angrogne et Saint-Jean. La troisième, celles de Villesèche, Pomaret, Saint-Germain, Prali, Maneille et Pramol. Cette organisation dura autant que la domination française, dans les Vallées.

Pendant cette période les Vaudois, resserrés autrefois dans leurs étroites limites, en sortirent et acquirent des propriétés dans la plaine. Les temples qui tombaient en ruines furent réparés. Saint-Jean, où tous les lieux destinés au culte et à l'instruction avaient été fermés depuis 1658, se construisit un temple.

Ce vaste et bel édifice était à peine terminé qu'il souffrit de grands dommages du tremblement de terre qui, en 1808, jeta la consternation dans les Vallées et dans la province de Pignerol, et qui se fit sentir en divers lieux de la France et de l'Italie. Durant quatre mois, du commencement d'avril à la fin de juillet, des secousses plus ou moins fortes ne cessèrent d'ébranler le sol et les constructions de toute espèce. Les dommages ont été tels, qu'on les a estimés à deux ou trois millions pour l'arrondissement de Pignerol et des Vallées. Des nuages d'un aspect inaccoutumé et sinistre avaient, été comme les avant-coureurs de ce fléau. La veille des premières secousses, le baromètre baissa extrêmement. Une crue d'eau subite et très-considérable fût remarquée dans les torrents de la vallée de Luserne. L'eau des puits devint blanchâtre. Un vent froid et violent commença de souffler. La première secousse, suivie de plusieurs autres, coup sur coup, se fit sentir dans l'après-midi du 2 avril. De toutes, ce furent les plus terribles. Des églises, des maisons s'écroulèrent; celles qui restèrent debout furent toutes assez gravement endommagées. De grands quartiers de rocs se détachèrent du sommet des montagnes et roulèrent avec fracas dans la vallée. Les communes du bas furent celles qui souffrirent le plus, entre autres Saint-Jean, la Tour et Luserne; celles du haut ne s'en ressentirent que faiblement; mais partout la consternation était grande. Presque personne n'osait habiter dans les maisons. La population vivait sous des tentes; quelques individus dans de vieilles futailles, ou dans d'autres demeures légères et improvisées par la détresse. Ces lieux naguère si paisibles offraient l'image d'un camp où tout était confusion. Plus d'agriculture, plus de commerce, plus de travaux. La peur avait tellement saisi tous les esprits qu'on ne songeait qu'aux moyens d'avoir la vie sauve. A cet égard, chacun éprouva la protection de la divine Providence, car pendant tout le temps que dura le fléau, on n'eut à déplorer au plus que trois morts, et les lettres du temps sont remplies de récits de délivrances vraiment miraculeuses (23).

Les années qui suivirent jusqu'en 1814, si fertiles en événements politiques et guerriers, ne présentent, dans la,sphère de notre récit, aucun fait qui mérite une attention particulière. Mais, avant de passer à une nouvelle et dernière période de cette histoire, il importe de rechercher ce que fut l'esprit religieux des années que nous venons de parcourir.

La fin du XVIII ème siècle s'était quelque peu ressentie aux Vallées du déclin de la pensée religieuse, généralement affaiblie partout. Là, comme ailleurs, on aurait pu remarquer que l'esprit chrétien, si vif, si fécond au XVI ème et au XVIl ème siècles, s'alimentait avec plus de lenteur à la source pure de l'Évangile. Une raison orgueilleuse, un sens humain, commençaient à revendiquer une place dans la théologie, et en voulant rendre la religion plus accessible et moins choquante dans ses dogmes, la décoloraient et tendaient à la défigurer. Les candidats au saint ministère n'acquéraient plus pour la plupart, dans les académies étrangères où ils allaient s'y préparer, qu'une froide orthodoxie ou les germes dissolvants du socinianisme (24). Les premières années du XIX ème siècle n'apportèrent aucune amélioration. La vertu fut souvent prêchée et exaltée plus que l'œuvre du Christ, plus que la foi, plus que l'amour du Seigneur. Le titre de philosophe fut placé à côté de celui de chrétien (25). Le représentant vaudois de cette tendance fut M. Mondon, mort pasteur à Saint-Jean, homme de talent, instruit dans la littérature grecque et latine, ainsi que dans l'histoire profane, d'un caractère singulier, capricieux, mais courageux et plein de franchise. Sa croyance a été attaquée et avec raison, car elle était loin d'être évangélique; c'est lui qui, dans une réponse manuscrite à une lettre pastorale de l'évêque de Pignerol, résuma les fruits de l'Esprit, énumérés par saint Paul, dans l'épître aux Ephésiens, chapitre V, et dans celle aux Galates, chapitre V, par ces mots : « En substance, voici leurs noms : humanité, justice et raison (26). » C'était d'ailleurs un homme austère et d'une conduite approuvée.

M. Pierre Geymet, pasteur à la Tour, et modérateur pendant douze ans, se fit remarquer aussi à cette époque, mais moins par ses opinions théologiques et par la prédication que par le rôle qu'il joua dans les affaires politiques. Appelé à faire partie d'une consulte piémontaise, à Turin, il s'y fit remarquer, et gagna l'estime de plusieurs personnages influents par la chaleur avec laquelle il prit la défense de la religion, attaquée dans cette assemblée. Lors de la réunion du Piémont à la France, il fut nommé sous-préfet de Pignerol et exerça treize ans ces honorables fonctions (27). S'il rendit des services à ses coreligionnaires, il sut conquérir le respect et l'attachement de tous ses administrés. Il a laissé dans ce chef-lieu, tout Catholique romain, une réputation intacte de probité, à une époque où les hauts fonctionnaires en avaient généralement si peu. À la restauration, Geymet se retira à la Tour, si pauvre et si modeste à la fois, qu'il ne dédaigna pas, lui qui était, quelques jours auparavant, le premier magistrat des Vallées, d'accepter l'humble place de maître de l'école latine, dont le traitement ne dépassait pas 700 francs, et à laquelle il consacra ses dernières forces Jusqu'aux approches de sa mort, en 1822.

Mais le pasteur dont le nom a le plus attiré l'attention, du moins à l'étranger, c'est Rodolphe Peyran, mort pasteur au Pomaret, après avoir été modérateur des Églises vaudoises, de 1801 à 1805, et de 1814 à 1823. Il mérita sa célébrité par son érudition vraiment prodigieuse, dont on a pour preuve des lettres restées manuscrites, sur tous les sujets, adressées à toutes sortes de personnes, et dans lesquelles se révèle un esprit capable de grandes choses, si le sentiment religieux et moral se fût uni à son génie pour les produire. Quoiqu'habile controversiste, il profita peu pour lui-même de l'excellence des doctrines qu'il défendit victorieusement. Il se ressentit toujours de la vie agitée de sa jeunesse. Le meilleur souvenir qu'il ait laissé de sa personne parmi ses compatriotes, c'est celui d'un esprit fécond. en saillies et plein d'originalité.

Ce n'est pas être trop sévère, que de dire que la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci enfantèrent aux Vallées des germes de décadence religieuse. Si la tiédeur ou les erreurs de quelques ministres de l'Évangile, victimes eux-mêmes de l'esprit du temps, contribuèrent pour une part à l'affaiblissement de la foi et de la vie chrétienne dans quelques localités, reconnaissons que le plus grand mal vint des circonstances politiques, du contact forcé avec les hommes de la révolution française, avec les zélateurs de l'impiété. Tout alors tendait à détourner l'âme de la vie intérieure, cachée avec Christ en Dieu. La puissance de l'intelligence humaine, unie à la force matérielle, s'était faite la régénératrice du monde. Il n'était question que d'organisation sociale, de conquêtes matérielles, d'intérêts purement humains, de gloire mondaine. Il ne restait pour ainsi dire plus de place sur la terre pour les intérêts du ciel. Les regards se portaient sur l'homme extraordinaire, dont la grandeur obscurcissait l'éclat de tout ce que les siècles antérieurs avaient admiré. Napoléon concentrait l'attention de chacun, sur sa personne et sur son empire. Attirés par sa voix, entraînés par son génie, les fils des Vaudois, soumis d'ailleurs à la conscription, coururent se ranger sous ses drapeaux, verser pour une nation étrangère un sang précieux, et dépenser une vie que leurs aïeux, les martyrs, consacraient à la prospérité et à la défense de l'Église. Moissonnés par la mort dans les combats ou dans les hôpitaux, peu d'entre eux revirent leur patrie. Quelques-uns acquirent de la réputation et un rang dans l'armée. Le nom du colonel Olivet est populaire aux Vallées; son portrait lithographié est dans toutes les chaumières. D'autres Vaudois se distinguèrent, comme M. Geymet, dans la carrière de l'administration.

Mais, tandis que la jeunesse et les hommes dans la force de l'âge étaient plus ou moins soulevés et entraînés par le torrent des idées nouvelles, les vieillards, les hommes simples, les caractères sérieux, les montagnards des hameaux reculés, les mères de famille et de respectables pasteurs conservaient les moeurs antiques, les traditions vaudoises, par le récit des souffrances de leurs ancêtres, par la lecture et par l'enseignement de la sainte Écriture (28).

(1) C'est-à-dire, selon qu'il le jugerait convenable.

(2) Ces restrictions concernant Saint-Barthélemi ont cessé.

(3) Histoire Militaire, par le comte de SALUCES,... t. V, p. 213.

(4) Cette expression royale fut rappelée avec les faits que nous signalons, dans une requête présentée, en 1811, au comte Cerutti, ministre dû sa majesté sarde.

(5) Tableau du Piémont, par MARANDA ; Turin, l'an XI, p. 32. - Mémoires et requêtes présentées en 1814 au comte Cerutti .....

(6) Il était de Nyon sur le lac Léman.

(7) Un officier suisse, nommé Mesmer, y commandait. Il était malade, la place mal armée ; un des deux canons sauta quand, à l'approche de l'ennemi, on y mit le feu. La garnison se composait d'une demi-compagnie de Vaudois et d'une demie d'invalides piémontais. Mesmer se laissa intimider et capitula. S'il fut faible, il agit cependant avec bonne foi; car, après la reddition du fort, il partit pour Turin, afin d'y expliquer sa conduite. Il y laissa sa tête. (V. Tableau du Piémont ... p. 166.)

(8) Musset, le seul officier vaudois qui fut dans le fort, s'opposa autant qu'il put à la capitulation. Il croyait possible la défense du fort.

(9) Lucernois, auparavant colonel aux gardes suisses à Paris. Il avait échappé au massacre du 10 août, et depuis peu il était entré au service du Piémont.

(10) Du 4 juin 1794.

(11) On se demande naturellement ici: Cette concession, dans les temps où nous vivons, faite à une population toujours dévouée à son souverain et réduite à voir annuellement se disperser au loin son active jeunesse, ne serait-elle pas politiquement plus utile à l'état que fâcheuse ou dangereuse ? Serait-elle à redouter religieusement, lorsqu'on voit partout ailleurs les Catholiques et les évangéliques vivre ensemble en paix?

(12) Un armistice fut d'abord conclu le 28 avril 1796, à Cherasco, par le général Bonaparte vainqueur, et les fondés de pouvoir du roi. La paix fut signée peu après. Le roi cédait à la France le duché de Savoie et le comté de Nice; il consentait à la destruction des forts de Suse et de la Brunette, et accordait à la France, pendant la guerre, l'occupation des places de Coni, Tortone et Alexandrie, ainsi que le libre passage des français sur ses routes. (Hist. de la Révol. franç., par THIERS.)

(13) Billet royal du 26 août 1797.

(14) Cette troupe, au reste, se composait aussi bien de Catholiques que de Vaudois.

(15) Une madone est une image de la sainte Vierge. Est-il besoin d'ajouter que les Catholiques romains rendent un culte aux images, et regardent comme un sacrilège le mal qu'on pourrait leur faire.

(16) Le colonel Maranda revendique dans son ouvrage, Tableau du Piémont, l'honneur de l'idée exécutée par le pasteur Rostaing, d'après ses ordres, dit-il. C'est possible, c'est probable, puisqu'il le réclame. Toutefois, le dévouement du pasteur et des gens de Bobbi n'en est pas moins admirable.

(17) il est daté du quartier général de la Pietra 3 frimaire an VIII.

(18) Il ne serait pas impossible que l'Angleterre eût recommandé les Vaudois à la protection des généraux des puissances alliées.

(19) Le 14 juin.

(20) C'est dans cet hospice qu'on instruisait pour le Papisme les enfants vaudois enlevés à leurs parents, ainsi que tous ceux qu'on entraînait par divers moyens à la foi romaine. Depuis la restauration, il a repris sa destination primitive, du moins pour ce qui concerne ces dernières personnes.

(21) Le modérateur Rod. Peyran obtint alors une audience de Napoléon.

(22) Le décret est daté du palais de Saint-Cloud. Un autre décret, confirmant les concessions des biens fonds, faites par la commission exécutive pour l'entretien des pasteurs vaudois, était daté de Boulogne. Quant au surplus du traitement, on y pourvoyait conformément à la loi de germinal an X.

(23) Correspondance vaudoise, ou recueil de quelques lettres des Vallées sur le tremblement de terre de 1808, etc. Paris, 1808.

(24) Essentiellement à Lausanne la froide orthodoxie, et à Genève le socinianisme.

(25) Lettre d'un pâtre des hautes montagnes d'Angrogne, le 19 mars 1819, Manuscrit.

(26) Réponse d'un pasteur (M. Mondon) à l'évêque de Pignerol. Manus.

(27) L'auteur de cet écrit peut attester qu'au milieu de ses occupations multipliées, ce bon père trouvait des heures spéciales à consacrer à l'instruction de ses nombreux enfants.

(28) Pour ce chapitre, on a consulté les histoires du temps, le Tableau du Piémont, par Maranda ; Turin, an XI ; quelques manuscrits et les souvenirs de plusieurs contemporains.

CHAPITRE XXVII.
LES VALLÉES VAUDOISES DEPUIS LA PAIX GÉNÉRALE (1814-1846)

La restauration. - Conduite des Vallées vaudoises en 1814 et 1815. - Déception. - Édit qui les replace dans leur ancienne condition. - Mesures qui en sont la conséquence - Temple de Saint-Jean. - Question des rentes du clergé romain. - Traitement alloué aux pasteurs. - Lettres pastorales des évêques de Pignerol. Charles-Félix. - Charles-Albert. - Cessation d'abus - Restrictions. Étrangers, bienfaiteurs des Vaudois. - Frédéric-Guillaume III. - Le comte de Waldbourg. - Chapelle évangélique de Turin. - Fondation de deux hôpitaux. pour les Vallées vaudoises. - Collectes. - Bourses créées à Berlin. - Bienfaiteurs anglais. - Collège de la Tour. - Écoles. - Comité Wallon. - Cantons suisses. - Érection du couvent de la Tour. - Inquiétudes aux Vallées vaudoises. - Visite de Charles-Albert à ses sujets.

Le temps marqué par la sage Providence pour la fin du règne de Napoléon parut. Son ambition démesurée prépara un immense tombeau à ses armées dans les neiges glacées de la Russie. L'oeuvre que le Seigneur des seigneurs lui avait donnée à faire était accomplie ; les rois et les peuples avaient reçu des leçons salutaires. L'empereur des Français fut vaincu et dut abdiquer. Rentré pendant cent jours en possession d'une partie de ses états, il tomba de nouveau, et laissant pour toujours à d'autres le soin de gouverner le monde. Il s'en fut, prisonnier de l'Angleterre, achever à Sainte-Hélène, dans de pénibles réflexions, sa vie humiliée.

Le souverain légitime du Piémont rentra en possession de ses états agrandis des dépouilles de son ennemi. Victor-Emmanuel reçut l'hommage des anciennes et des nouvelles provinces de sa monarchie. Les Vallées Vaudoises ne furent pas des dernières à reconnaître son autorité, et à promettre à leur prince une fidélité entière.

Cependant, si la chute de Napoléon fut un bénéfice pour l'Europe épuisée autant que décimée, elle fut bien plutôt une perte pour les Vaudois qui, d'égaux à tous les autres membres de la famille piémontaise, et de libres sous l'empire des lois, redescendirent à le. condition de sectaires, soumis à un régime exceptionnel. Ils espéraient mieux. Ils avaient confiance en Victor-Emmanuel, parce qu'il avait habite Pignerol dans leur voisinage, en 1794, parcouru leurs Vallées et commandé leurs milices lorsque, alors duc d'Aoste, il était à la tète d'une division de l'armée qui couvrait leurs frontières. L'attente qu'ils fondaient sur lui était si grande, qu'ils renoncèrent, à l'époque du congrès de, Vienne, à l'emploi de moyens qui auraient pu lui déplaire. On assure qu'un ami des Vaudois avait préparé les voies à ce que leur émancipation fût imposée au roi, comme clause des avantages territoriaux qui lui étaient faits. Une démarche des Vallées auprès du congrès en aurait été l'occasion. Un mémoire fut rédigé; mais, au moment de l'envoyer, la Table vaudoise, craignant de mécontenter un monarque qu'elle croyait généreux, ne jugea pas convenable de lui donner cours. On se contenta de faire parvenir au gouvernement du roi les vœux de la population, et d'y intéresser deux officiers supérieurs des puissances alliées, le comte de Bubna, général autrichien, gouverneur militaire du Piémont, et lord Bentink, commandant des forces britanniques dans la Méditerranée et alors à Gênes. Leurs demandes se résumaient à la liberté de conscience et de culte, à une existence politique entièrement pareille à celle des autres sujets du roi, à l'abolition (déjà réelle depuis 1800) de toutes les restrictions, humiliantes, mises autrefois à l'exercice de ces avantages, enfin à quelques vœux particuliers, tels que le salaire des pasteurs, et une protection efficace contre le rapt des enfants vaudois.

C'était trop attendre d'une cour politique, dévote et peu disposée à innover. Rétablir les affaires vaudoises sur l'ancien pied était à ses yeux la décision la plus prudente. Ce fut celle à laquelle elle s'arrêta. Un des premiers actes présentés à la signature de Victor-Emmanuel, après son retour dans sa capitale, fut l'édit qui rétablissait les Vaudois sous l'empire de toutes les ordonnances restrictives en vigueur durant le règne des prédécesseurs de sa majesté, avant la domination française. On se représentera facilement la surprise, la douleur, l'abattement produits aux Vallées à cette nouvelle. Après quinze ans d'une pleine jouissance des avantages de la liberté religieuse et de l'égalité politique, il paraissait dur de devoir remettre les intérêts généraux des Églises sous la tutelle inquiétante d'un gouvernement dominé par les prêtres, et de se voir renfermés dans d'étroites limites, comme des coupables dans une prison, ou restreints à un petit nombre de métiers, à l'exclusion d'occupations plus honorables, comme des hommes indignes de considération.

Le premier usage que l'autorité fit de cet édit restrictif, fut de faire fermer le temple de Saint-Jean, bâti aux Blonats, centre de la paroisse, pendant l'occupation. Il fallut rouvrir l'ancien édifice, situé hors de la commune, sur Angrogne.

Un second cas se présenta bientôt après : les cures, biens et rentes, assignés aux curés des Vallées avant la domination française, et remis pendant celle-ci par la commission exécutive entre les mains de la direction ou Table vaudoise, furent réclamés par les anciens usufruitiers. Il n'y avait rien à objecter. Mais, non contents d'être remis en possession de leurs anciens bénéfices, les curés prétendaient au remboursement des intérêts et revenus dont les pasteurs avaient joui. Exigence injuste, puisque la Table vaudoise n'avait administré ces biens que par ordre de l'autorité, alors légitime.

Cependant, si le pouvoir avait refusé aux Vaudois la position qu'ils eussent désiré obtenir dans l'état, il ne pensait nullement à sanctionner des réclamations aussi ridicules que celles du clergé romain des Vallées. Par son ordre, sans doute, le comte Crotti, intendant de la province de Pignerol, magistrat dont le souvenir est encore révéré (1), assembla les intéressés et les invita à débattre leurs droits devant lui. Bien que modérée dans la forme, la discussion était tenace; chaque parti abondait dans son sens; elle ne paraissait pas tourner vers une solution, quand le plus jeune des prêtres, qui comme tel prit la parole après ses confrères, émit un avis différent du leur :

« Les ministres, dit-il, ont administré non-seulement légitimement, mais encore loyalement, ils nous ont conserve nos biens intacts et en parfait état. Nous ne devons rien réclamer d'eux. »

Ce prêtre équitable justifia avec tant de franchise et de vérité sa manière de voir qu'elle prévalut, et termina le différend à la grande satisfaction du digne Intendant qui, au nom du roi, avait entrepris de l'arranger.

L'intention du souverain, en replaçant les Vaudois sous l'empire d'une législation exceptionnelle et surannée, n'était pas, on le voit, de pousser les choses au pis. Aussi, à l'égard du temple de Saint-Jean, accorda-t-il, après une année, la permission d'y faire le service religieux. Toutefois, car il fallait bien accorder quelque victoire au prêtre qui se disait lésé, offusqué, incommodé par la vue de ceux qui y entraient, ainsi que par le chant. des cantiques qui retentissaient par la porte souvent laissée ouverte, il fut ordonné de faire une construction qui masquât celle-ci. On obéit en élevant une paroi en planches (2). Par une large tolérance, le souverain a également consenti à ce que le pasteur conservât son domicile dans la paroisse, et à ce que les écoles y fussent aussi tenues. Ainsi prit fin l'exception qui, depuis 1658, privait Saint-Jean d'un culte et d'écoles sur son territoire, comme de la présence de son pasteur. Ce redressement d'abus, cette large tolérance sont dûs au nouvel esprit qui parait se faire jour, quoique lentement, dans le gouvernement, en ce qui concerne les affaires vaudoises.

Les Vallées vaudoises reçurent d'autres preuves encore des dispositions bienveillantes de sa majesté. Par le retrait des biens et rentes assignés au culte et aux écoles, sous le gouvernement français, les pasteurs, les régents et l'administration se trouvaient dans la pénurie. Les subsides étrangers avaient bien repris la route des Vallées avec la paix, mais la somme en était moins" élevée que précédemment. Le subside royal anglais ne parvenait plus par l'effet d'une cause connue des Vaudois. Les capitaux de Hollande, diminués d'un tiers, sous l'administration française, ne rendaient plus que dans cette proportion. Ces besoins ayant été exposés à sa majesté, elle daigna s'en occuper, ainsi que de quelques autres demandes; et, le 9.7 février 1816, elle publia un édit, par lequel elle octroyait trois grâces à ses sujets vaudois :

1° un traitement fixe, annuel, aux pasteurs (3) ;

2° la permission de conserver les biens acquis hors des limites sous le gouvernement français;

3° la licence d'exercer, outre les arts vulgaires, ceux de chirurgien, d'apothicaire, d'architecte, de géomètre et ceux pour lesquels la licence de docteur (laurea) n'est pas exigée, toutefois après avoir subi les examens prescrits, et en se conformant aux règlements.

Un nouvel esprit, celui d'une tolérance plus large, présidant aux actes du gouvernement, le clergé romain changea aussi de système dans sa vieille lutte contre l'Église vaudoise.

La violence ou l'oppression n'étant plus de ce siècle, il eut recours à un moyen déjà souvent employé dans les siècles précédents; savoir, la discussion, mais en lui donnant une forme radoucie, celle de lettres pastorales. Ce fut l'Évêque de Pignerol, Mgr Bigex, qui se chargea de ce soin. Ses mandements fort bien écrits réuniraient toutes les qualités requises pour persuader, si le nombre et l'arrangement des arguments, si l'art de les présenter pouvaient suppléer à la faiblesse du fond. Tout ce qu'on peut dire, pour attirer des disciples du Sauveur dans le grand établissement dont le centre est à Rome, fut répété; l'erreur fut palliée, les fausses doctrines colorées ou atténuées. À l'apparition de la première de ces pastorales, en 1818, le public vaudois, soit à cause de la nouveauté du fait, soit par crainte des conséquences, s'en émut. Cependant, on put bientôt reconnaître que, là où a soufflé l'esprit de la réforme, ou plutôt l'esprit des anciens Vaudois, qui est l'esprit de Dieu, l'esprit de Rome ne peut plus égarer l'intelligence; que, là où la Parole de Dieu est non-seulement prêchée, mais à la portée et dans les mains de tous., l'erreur Papiste, le culte des saints et les pratiques de la messe ne trouvent plus que des partisans isolés. Néanmoins plusieurs pasteurs crurent devoir répondre par des réfutations manuscrites qui, copiées à un grand nombre d'exemplaires, circulèrent de famille en famille; on remarqua surtout celles de MM. Geymet, Rod, Peyran et Mondon. Le sérieux des unes et l'excellent choix des arguments contrastent avec le ton un peu trop léger de quelques autres. Une parole toujours digne eût dû être le caractère de toutes.

La faiblesse de la cause des adversaires et l'excellence de la sienne ne sont pas des raisons suffisantes, quand au fond il s'agit de l'Évangile et du règne de Dieu, pour s'abandonner au plaisir d'un bon mot, d'une personnalité ou d'une malice. Cette guerre de plume après quelque vivacité se calma, sans autre résultat que le bruit qu'elle avait fait. Elle a été essayée de nouveau, mais sans succès par les évêques successeurs de Mgr Bigex, par Mgr Rey, en 1826, dans une lettre pastorale dénuée de toute démonstration persuasive, et dernièrement surtout par l'évêque actuel, Mgr Charvaz, dans des pastorales et dans des écrits nombreux, composés avec habileté, où l'érudition est déployée au profit de l'erreur avec un art infini. Par ces publications imprimées et répandues dans le diocèse, en Piémont et ailleurs, on s'efforce de donner le change à l'opinion, comme si les Vaudois, réduits au silence, succombaient sous les coups des arguments du système romain. Certes, les Vallées comptent à cette heure parmi leurs pasteurs des hommes de talent, versés dans la science biblique et dans l'histoire de l'Église, capables assurément de relever le gant qui leur est jeté. Mais, indépendamment du peu d'importance qu'il y a à réfuter des objections cent fois faites et cent fois renversées, et à démentir des assertions dont la fausseté est généralement reconnue, surtout dans les Vallées, il est difficile, il est même presque impossible, que les conducteurs spirituels de ces Églises le fassent par le moyen de l'imprimerie, parce que leurs écrits seraient biffés ou arrêtés par la censure, et qu'eux-mêmes pourraient être pris à partie, sous prétexte d'injures faites à l'Église romaine.

Les préventions et la répulsion que les suggestions der, prêtres inspirent aux Catholiques Romains contre les Vaudois ont eu des représentants sur le trône. Charles-Félix, devenu roi après l'abdication de Victor-Emmanuel, en 1821, refusa de recevoir à son audience la députation vaudoise, chargée par les Vallées vaudoises de présenter leurs hommages à sa majesté. Ses préjugés religieux lui inspiraient cette sévérité. Il tint à en faire connaître la cause. « Dites-leur, s'écria-t-il, qu'il ne leur manque qu'une chose, c'est d'être Catholiques. » La fidélité, en effet, ne leur manquait pas; car, lorsque, en 1821, tout le Piémont, pour ainsi dire, adhérait au soulèvement révolutionnaire, les Vaudois presque seuls restaient attachés à l'ordre légal, à la légitimité.

Par l'élévation à la royauté du prince de Carignan, Charles-Albert, actuellement sur le trône, les préventions qui s'y étaient assises avec son prédécesseur en sont bannies aujourd'hui. Intelligent, généreux, père de ses sujets, Charles-Albert a mis fin à plusieurs rigueurs et humiliations dont on abreuvait les Vaudois. L'avancement leur était refusé dans l'armée; depuis la domination française, il ne s'y était fait aucune nomination de Vaudois à des places d'officiers; Charles-Albert a réparé cet oubli volontaire. La superstition refusait à Aoste une sépulture honorable à un Vaudois, ancien militaire, le major Bonnet; Charles-Albert, écoutant de justes réclamations, imposa silence à la voix de l'intolérance et munit de pouvoirs un de ses sujets vaudois, le chapelain des ambassadeurs Protestants, à Turin, pour transporter avec honneur la dépouille du vieux guerrier dans un des cimetières des Vallées. On ne saurait nier, néanmoins, que par quelques mesures ce prince n'ait paru revenir parfois à la politique défiante et restrictive de la plupart de ses prédécesseurs. Ainsi son gouvernement a voulu remettre en vigueur, il y a quelques années, les édits qui repoussaient dans les Vallées tous les Vaudois, et ne leur permettaient pas de séjourner plus de trois jours de suite dans une localité hors des limites, si ce n'est peut-être à Turin. De même, on a paru vouloir contraindre les Vaudois propriétaires de biens fonds sur territoire Catholique, à les vendre dans un court espace de temps. Hâtons-nous d'ajouter que sa majesté, sollicitée au nom de la tolérance et de l'équité, n'a pas donné suite à la première mesure, et qu'elle a modifié la seconde de la manière suivante: Les biens possédés hors des limites par des Vaudois ne seront pas vendus forcément, et pourront passer en succession aux héritiers; mais, le cas d'aliénation échéant, ils devront être vendus à des Catholiques Romains.

Ces restrictions nuisibles au fisc augmentent le malaise qu'une population trop forte., pour l'étendue des limites, cause aux Vallées. Une partie des vingt mille Vaudois, resserrés entre les cimes neigeuses, les rochers stériles et la plaine qui leur est fermée, ne fait que végéter. L'activité se consume pour néant et s'éteint. L'émigration devient la seule ressource des non propriétaires, car le commerce est presque nul et l'industrie n'est guère plus florissante. La France et la Suisse s'accroissent des pertes d'hommes que font les Vallées vaudoises. Marseille, Nîmes, Lyon et Genève en renferment un grand nombre, qui, du reste, tend à s'augmenter de jour en jour, par le fait de la politique défiante qui prive le Piémont de sa population la plus morale.

Le système Papiste, il est vrai, se trouve bien de cette gêne, car elle lui fournit des sujets de conquête. C'est surtout parmi les pauvres dans la détresse et chargés de famille, et parmi les gens démoralisés, que la religion de Rome trouve accès, de temps à autre, à prix d'argent. Quinze à vingt personnes ont eu passé de cette manière au Papisme, dans une seule année.

Les besoins croissants de la population vaudoise ont, depuis la restauration, attiré de nouveau, comme dans les siècles précédents, l'attention et l'intérêt des Protestants de l'Europe. Un souverain, le glorieux roi de Prusse défunt, Frédéric-Guillaume III, leur a témoigné une vive sollicitude. lis ont trouvé, dans le clergé de l'Angleterre et dans de nombreux gentlemans de cette noble nation, des bienfaiteurs infatigables. La Hollande et la Suisse ont ajouté de nouveaux secours aux anciens. D'autres étais y ont pris part.

Pendant une longue suite d'années, le pieux Frédéric-Guillaume III se fit représenter à Turin par le comte de Waldbourg-Truchsess, muni, sans nul doute, d'instructions spéciales concernant les colonies vaudoises (comme il appelait les Vallées). Le noble comte en fut le constant appui. Il les visita, séjourna au milieu d'elles, prit connaissance de leurs besoins, s'occupa activement de l'amélioration de leur sort, parla souvent en leur faveur à leur souverain, et prit leur cause à cœur dans plus d'une circonstance. C'est par ses soins, unis à ceux des ambassadeurs d'Angleterre et de Hollande, qu'a été établie à Turin, avec l'approbation du roi, une chapelle évangélique, desservie régulièrement par un pasteur vaudois, résidant, et ouverte à la population Protestante et Vaudoise, assez nombreuse dans la capitale.

C'est encore au comte de Waldbourg qu'appartient l'idée première d'un établissement dont la charité protestante a doté les Vallées vaudoises; savoir, d'un hôpital pour les malades. Frappé des misères et des maux que le manque de secours et de soins médicaux laissait incurables, navré surtout de voir qu'aucun Vaudois n'était admis dans les maisons de santé sans s'y voir obsédé d'instances pour changer de religion, l'ambassadeur intéressa son auguste maître à la fondation de rétablissement désiré; des demandes furent faites auprès de tous les états évangéliques, à l'effet d'obtenir la permission de faire des collectes dans ce but. L'agrément du roi de Sardaigne fut demandé et accordé avec bienveillance. C'était en 1825. L'on collecta en Prusse, en Angleterre, en Hollande, en France, en Suisse (4), dans toute l'Allemagne protestante, et jusqu'en Danemarck, en Suède et en Russie (5). Les fonds recueillis sont conservés à l'étranger. lis ont été assez abondants, pour qu'on ait pu construire et doter deux hôpitaux au lieu d'un : l'un à la Tour pour la vallée de Luserne, l'autre au Pomaret pour les deux autres vallées. La bénédiction des malades, de leurs familles et des Vallées tout. entières, repose sur les auteurs d'un si grand bienfait.

Un troisième service signalé rendu aux Vallées par le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, est la création de deux bourses en faveur d'étudiants vaudois, à l'université de Berlin. Par ce moyen, l'élément scientifique se fortifie aux Vallées; les candidats au ministère, formés sous les yeux du roi, par les leçons d'un Auguste Neander, par les conseils paternels d'un Dieterici, ne peuvent, avec la bénédiction de Dieu, qu'avancer la prospérité spirituelle des chrétiens des Alpes.

Le monarque de la Prusse, qui se plut à avancer le bien temporel et spirituel de ses humbles frères des Vallées, a rendu son âme à Dieu sans avoir reçu des preuves de la reconnaissance qu'on lui avait vouée. Elles ont été données en retour à son représentant, plus d'une fois de son vivant, et en dernier lieu à sa dépouille mortelle. Son excellence le comte de Waldbourg-Truchsess avait ordonné de déposer ses restes au milieu de ses chers Vaudois, car c'est ainsi qu'il les appelait. Le 18 août 1844, les chefs de la famille vaudoise reçurent sa dépouille, l'accompagnèrent, les yeux en pleurs, au cimetière de la Tour, et la déposèrent parmi les cendres de leurs morts. Tous les pasteurs, les consistoires., des députés de toutes les communes, le, collège, les écoles, une foule de deux à trois mille personnes témoignaient de la vénération que le peuple ressent, pour ses bienfaiteurs pieux.

Après le comte de Waldbourg et son souverain, il appartient à l'Angleterre de nommer, parmi ses fils, les plus chauds amis des Vaudois, les révérends Sims et Gilly, M. George Lowther Esqr., le, colonel Beckwith et d'autres encore. Par des publications, par leur correspondance et par leurs discours, ils ont excité dans leur patrie un vif intérêt pour les descendants des confesseurs du pur Évangile avant la réforme. Plusieurs d'entre eux ont ensuite concentré leurs efforts sur l'amélioration des écoles. Quant à l'instruction supérieure, jadis un seul maître, stipendié par le comité Wallon de Hollande, en avait toute la charge, sous le nom de recteur de l'école latine. Le révérend Gilly et ses amis ont appliqué les fonds réunis par eux à développer cette première institution, du consentement de la direction hollandaise, et avec l'approbation de sa majesté sarde.

Deux places de professeurs ont été ajoutées à celle qui existait déjà à la Tour ; leur réunion a constitué un collège où le latin, le grec, le français, l'italien, la géographie, l'histoire et les mathématiques sont enseignés. avec la religion. Un bâtiment spacieux, destiné aux classes et à la bibliothèque, a été construit au sortir de la Tour, sur le chemin du Villar, dans une belle, situation, aux frais des communes vaudoises, avec l'aide d'un don généreux. Des, bourses ont été également fondées en faveur des élèves. L'ancienne école latine du Pomaret, dans la vallée de Saint-Martin, par le fait d'une augmentation de traitement à l'instituteur, a aussi pu être confiée à un homme plus capable. Excitées par l'exemple des chrétiens anglais, les communes ont augmenté le salaire des régents de paroisse, dans l'espérance que leurs jeunes gens qui entreraient dans cette utile carrière s'y prépareraient par des études plus étendues et plus solides, qu'auparavant.

Plusieurs, en effet, sont allés se former dans l'école normale du canton de Vaud, qui leur a été ouverte avec empressement par une autorité bienveillante. Les habitations des régents et les salles d'école ont été mises sur un pied uniforme. Il est impossible, en partant de tant d'efforts et de tant d'améliorations, d'oublier le nom vénéré, aux Vallées, du colonel Beckwith, anglais, dont la charité éclairée s'est plue à faciliter, par des subventions abondantes, la réparation ou la construction de plus de quatre-vingts écoles, petites ou grandes, de quartier ou de paroisse.

Une école supérieure pour les jeunes filles manquait encore, elle a été créée sous le nom de pensionnat par le même bienfaiteur. Des maîtresses d'école et d'ouvrages de femmes ont aussi été établies, en divers lieux, par de généreux secours. S'il nous. était permis, nous nous plairions à nommer parmi les bienfaitrices une noble dame prussienne, la comtesse F.....

Les Cantons suisses continuent à donner des subsides aux quelques étudiants vaudois des académies de Lausanne et de Genève.

La bienfaisante Hollande, dont l'appui moral et matériel fut si précieux aux Vallées, dans leurs détresses, ne discontinue pas de leur rendre des services signalés par ses subsides pour le salaire des régents et du recteur de l'école latine, par ses secours aux pasteurs émérites et à leurs veuves, ainsi que par ses dons aux étudiants recommandables.

Il était impossible que des marques aussi visibles de l'intérêt, accordé aux Vallées par les Protestants de l'Europe, n'attirassent pas l'attention et n'excitassent pas quelque peu la défiance de l'autorité, quoique, en y regardant de près, on pût aisément s'assurer que rien de ce qui était fait n'avait l'apparence d'un antagonisme déclaré ou caché, et que toutes ces améliorations tendaient uniquement au plus grand bien des Vallées. Aussi, pensa-t-on que le pouvoir avait voulu mettre un contre-poids à ce développement, en permettant de fonder aux portes de la Tour, au chef-lieu et au centre de ce mouvement, un établissement de mission romaine, pour huit pères, sous le nom de Prieuré de la sacrée religion et de l'ordre militaire des saints Maurice et Lazare. Durant la construction de ce couvent et de sa vaste église, le peuple des Vallées, inquiet, soucieux, ne pouvait penser sans émotion aux intentions qu'elle annonçait. Ceux qui connaissaient l'histoire de leur patrie se souvenaient que, plus d'une fois, les troubles, suivis de mesures cruelles contre leurs pères, avaient été occasionnés par l'introduction des moines au centre des populations vaudoises. On craignait que l'établissement de ceux-ci ne devînt l'origine de maux depuis longtemps inconnus. À l'approche du jour de l'achèvement des travaux et de la consécration, l'anxiété s'accroissait.

Telle n'était pas l'intention de sa majesté. On est du moins autorisé à le penser, d'après la preuve qu'elle a donnée alors de sa bienveillance et de sa confiance en ses sujets vaudois. Charles-Albert, en sa qualité de grand-maître de l'ordre des saints Maurice et Lazare, avait consenti à assister à la dédicace du temple neuf de la Tour. Le commandant militaire avait déjà donné des ordres pour loger des troupes de ligne dans cette ville pour la garde de sa majesté. On les attendait quand le bruit se répand que Charles-Albert s'y est opposé, qu'il a même fait reprendre le chemin de Pignerol à un demi-escadron de carabiniers royaux, destinés à l'accompagner, qu'enfin les marquis de Luserne et d'Angrogne ont proposé au roi d'être reçu par les milices vaudoises et que cette offre a été agréée. Cette nouvelle dissipa les sombres pensées amoncelées dans bien des murs. Ils s'épanouirent complètement, lorsqu'on apprit que sa majesté avait répondu à ceux qui la pressaient de laisser marcher des troupes : « Je n'ai pas besoin de garde au milieu des Vaudois. » Tous conclurent instinctivement que le roi n'avait que les meilleurs sentiments pour eux, puisqu'il ne voulait pas d'autres défenseurs que leur amour. L'espérance se leva de nouveau dans leur cœur, comme le soleil qui, dès l'aube, le 24 septembre 1844, dorait les montagnes, après les deux jours de pluies incessantes qui avaient glacé les membres des Catholiques, accourus le 22, pour la dédicace.

Tous les hommes valides de la vallée de Luserne, d'Angrogne et de Prarustin, sous les armes, formèrent la haie pour le passage du roi, qui, au milieu d'un silence solennel, se rendit au nouveau temple romain faire ses dévotions. Pendant ce temps, les milices réunies en compagnies gagnèrent Luserne, éloigné d'une demi-lieue, et quand le roi eut quitté la Tour, marchant à pied, entouré d'une foule compacte qui le saluait avec amour, et que, remonté en voiture, il se fût éloigné, l'on entendit, dans la direction de Luserne, les vivat répétés, les cris de joie des milices vaudoises qui accueillaient son arrivée. Le roi, ému dune réception si cordiale, se plaça sur le seuil de la porte du palais de Luserne et fit défiler en parade les milices par compagnies, selon leurs communes et avec leurs drapeaux. Il salua chaque étendard, et chacun put voir un sourire bienveillant errer sur ses lèvres, alors même qu'un porte-enseigne, non content d'incliner la bannière devant son souverain, le saluait encore en tirant son chapeau. La Table, ou direction vaudoise, se présenta à son tour à l'audience et remporta le souvenir d'une réception distinguée. Charles-Albert, tout entier au peuple des Vallées, refusa d'admettre aucune autre députation. Et quand, après avoir remis au syndic de la Tour un don généreux pour les pauvres des deux communions, il reprit, à la nuit, le chemin de Turin, il vit de loin la Tour illuminée et les noires montagnes qui l'entouraient couvertes de feux de joie, comme pour éclairer encore aussi loin que possible le départ d'un prince qui avait su gagner le cœur de ses sujets.

À ce qu'il paraît, ce n'est pas dans les cœurs des seuls Vaudois que la journée du 24 septembre 1844 a laissé des traits ineffaçables. Charles-Albert, par une attention charmante, en a conservé le souvenir sur la pierre. Il a fait élever, à l'entrée du bourg de la Tour, une belle fontaine avec cette inscription: Le Roi, Charles-Albert, au peuple qui l'a accueilli avec tant d'affection (6).

Rien depuis lors n'a interrompu la confiance entre le souverain et ses fidèles sujets vaudois. Puisse-t-elle durer toujours et s'affermir dans son auguste maison, comme la fidélité à Dieu et au Roi dans les cœurs des habitants des Vallées!

UN MOT À MES CHERS COMPATRIOTES DES VALLÉES VAUDOISES.

Arrivé au terme de cette histoire de l'Église vaudoise, depuis son origine, et des Vaudois des vallées du Piémont, jusqu'à nos jours, je ne puis me séparer de vous, pour qui principalement j'ai écrit cet ouvrage, sans vous adresser une parole d'adieu. C'est celle d'un vieillard connu de tous vos pasteurs dont la plupart ont été ses élèves, dont plus d'un sont ses parents. Je puis vous dire aussi à tous comme Abraham à Lot : Ne sommes-nous pas frères ? Écoutez donc ma voix.

Le coin de terre que, vous habitez, sous la voûte des cieux et sous le regard du Tout-Puissant, a été de temps immémorial le berceau de notre Église vaudoise. Notre origine, comme chrétiens évangéliques, remonte aux premiers âges de l'Église chrétienne. On a cherché à flétrir par le ridicule la juste prétention qui fait notre gloire. L'erreur a voulu vous forger une fausse histoire. Comme enfant des martyrs ainsi que vous, comme descendant des plus anciens confesseurs de la vérité, j'ai cru devoir vous retracer les faits, mettre sous vos yeux les témoignages sur lesquels repose notre histoire; je l'ai fait sans art, guidé que j'étais par l'amour de la vérité.

Descendants des Vaudois, aspirez à ressembler à vos pères. Vous avez reçu de génération en génération le glorieux héritage de la saine doctrine, transmettez-le intact à vos enfants. C'est dans vos Vallées reculées, que, dans des temps de ténèbres, l'Éternel conserva la lumière qui s'éteignait ailleurs; gardez-la soigneusement, aujourd'hui qu'elle brille de nouveau avec éclat dans d'autres lieux, sous d'autres climats. À la foi au Père, au Fils et au Saint-Esprit, joignez la preuve de votre sincérité, une vie de renoncement au péché, de dévouement entier à votre céleste Berger, au souverain Rédempteur de vos âmes. Que votre lumière luise devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes œuvres., ils glorifient votre Père qui est dans le ciel.

Mais pour cela, chers compatriotes, gardez-vous de dire avec complaisance, comme l'Église de Laodicée : Je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien. Craignez la tiédeur et l'indifférence religieuse, car derrière ces fatales dispositions se cache la mort. La vie de l'âme, que Dieu seul donne, comme celle du corps, a besoin d'aliment ainsi que celle-ci. Donnez-lui la nourriture qui lui convient, et vous vivrez. Jésus est le pain de vie. Cherchez-le dans votre Bible, par des lectures assidues; cherchez-le au ciel, par vos prières; cherchez-le dans l'Église, qui est son corps, par la fréquentation des fidèles, des saintes assemblées, et en vous approchant avec foi et repentance de la table du Seigneur.

Maintenant, chers compatriotes, je prends congé de vous et de vos familles, en implorant sur vos personnes comme sur ce, travail la bénédiction divine.

Votre frère en la foi comme en la chair,
Ant. MONASTIER, Pasteur.

Lausanne, ce 13 octobre 1846.

(1) Dans un long exil parmi les Protestants, il avait appris à les estimer, et traita toujours les Vaudois avec égard.

(2) Cette paroi tombée de vétusté, il y a peu d'années, a dû, sur l'instance du même prêtre, être remplacée par un tambour à l'intérieur, qui a été agrée comme suffisant.

(3) Ce traitement est de 500 livres (ou francs de France) pour chacun des treize pasteurs anciens, payable par les receveurs de l'état, et levé par des sols additionnels sur les biens fonds des Vaudois. Cette allocation annuelle a permis plus tard d'établir, avec l'approbation royale, deux nouveaux postes de pasteurs, l'un à Rodoret ancienne annexe de Prali, l'autre à Macel annexe de Maneille. Le traitement de ces deux pasteurs est inférieur: il y est pourvu entièrement au moyen d'une partie du subside royal britannique, resté sans emploi par l'honoraire assigné par sa majesté aux treize pasteurs anciens.

(4) Le canton de Vaud a recueilli 500 louis.

(5) Le buste de l'empereur Alexandre, conservé dans l'hôpital, rappelle un dont généreux.

(6) Il Re, Carolo Alberto, al popolo che l'accoglieva con tanto affetto.


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